III. La douleur et son apaisement
p. 67-103
Texte intégral
Deux inoa n’ont rien de personnel, absolument tout ce qui est à l’un est à l’autre. D’autres fois on donne son nom, et avec lui, la terre que l’on possède.
Journal des îles1
1Dans la mathématique imaginaire des Immémoriaux, c’est le personnage de Térii qui se situe au point de rupture. Sa définition sociale dans l’ancienne société maohi est l’expression d’une discordance puisque, tout en assumant le rôle d’un haerepo, il est aussi le fils présumé d’un arioi, Paofaï Térii-fataü. Désireux lors de la célébration pour le départ du dieu Oro vers le royaume des morts de donner à la famille royale des Pomare la garantie d’une généalogie sans faille, il est de plus victime d’une omission durant le long récit des filiations. Dans une société qui ne connaît pas l’écriture et dont l’identité et la propriété reposent sur la mémoire orale, le trou de mémoire est une faute grave. Selon Jacques-Antoine Moerenhout, 1’haerepo « qui prétendait aux honneurs de la profession, était préalablement examiné en public par les maîtres de l’art. Le moindre mécompte, la plus légère hésitation, le faisait non seulement refuser avec dédain, mais encore huer par le peuple et par les examinateurs2 ». La faillite de la mémoire est perçue comme une menace identitaire. Celui-là qui voulait magnifier l’origine de la famille royale trouve la déchéance. On chute dans un trou de mémoire comme dans la cité interdite les concubines indésirables disparaissent dans l’œil noir des puits. « Terii a Paraürahi », « le chef au grand parler » qui s’annonce dès la première page des Immémoriaux, devient désormais celui « qui Perdit les mots ».
2Toute la suite de l’œuvre peut se comprendre comme l’exercice d’une réparation. Chaque fois il s’agit de trouver une réponse convenable pour soigner et prévenir la douleur que provoque l’interruption de la généalogie. Le premier acte qu’invente Victor Segalen et que désire son personnage, c’est l’accomplissement d’un prodige3. La seule réponse possible à la déchéance, c’est la déification. Pour empêcher la rupture de la filiation, il faut devenir dieu soi-même. Quelqu’un qui incarne l’origine ne saurait être la victime de la succession des générations. C’est à nouveau dans l’ouvrage de Jacques-Antoine Moerenhout que Victor Segalen trouvera matière à son désir. Dans un chapitre intitulé « Inspirés ou Prophètes », le futur consul de France prodigue des informations sur ces hommes qui simulent la divinité et se font « appeler dieu »4.
Ces représentants des dieux étaient, par avance, ou devenaient, au besoin, des inspirés [...]. Leur extérieur ne cessait pas d’être celui de l’homme ; mais, tant que durait l’inspiration, leur esprit était divin ; et, par conséquent, leurs paroles, leurs actes, étaient ceux des dieux mêmes.
Il y avait toujours, dans toutes les îles, quelqu’individu représentant ou personnifiant la Divinité [...] à O-taïti, on a vu, depuis 1800 jusqu’à l’époque de l’adoption du christianisme, l’inspiré Tini obtenir, des chefs comme du peuple, une espèce de culte. [...] Aux Marquises, et dans plusieurs autres îles, ces usages existent encore. Il s’y trouve, presque toujours, des individus qui, constamment inspirés, prennent le titre d’Atouas et reçoivent des sacrifices en cette qualité5.
3Victor Segalen utilise directement ces informations pour créer dans Les Immémoriaux un personnage d’inspiré, Tino. Le vocabulaire qui caractérise ces mystiques s’adapte facilement à une définition de l’acte poétique conçu comme la transcendance d’une inspiration. La figure est aussi séduisante que celle de l’haerepo dont l’apprentissage se construit dans le pas à pas d’une déambulation nocturne. Aussi, échappant à la foule hargneuse, Térii longe le rivage et, malgré le tapu qui en interdit l’accès, se réfugie dans la grotte Mara. Il entre dans « la demeure de Tino l’inspiré6 » et un dialogue s’engage entre les deux personnages. Aux questions du premier, le second, figé dans une durable immobilité, répond : « “J’obéis à Oro-atua. Je me change en pierre7” ».
4Cette mutation lithique est à comprendre dans le mode de représentation des dieux de la religion maohi. Les objets qui les incarnent sont transitoires et, comme l’indique Jean Guiart, « les représentations divines sculptées ne correspondent pas à une solution systématique [...] Si l’on fait le recensement des pièces sculptées dont on est sûr qu’elles représentent un personnage mythique, après avoir éliminé tous les cas douteux, la liste est courte [...] D’autres formes de représentations divines étaient apparemment aussi satisfaisantes : nattes fines à Tikopia, rouleaux de tapa, paquets de fibres de coque de noix de coco (le dieu Oro à Tahiti), plumes rouges, herminettes8... ». Le personnage de l’inspiré trouve sa place dans cette énumération, il est l’image du dieu vivant, mais Victor Segalen lui demande d’abord d’en être la statue de pierre, presque l’image d’un dieu mort. Cette entreprise métamorphique ne peut que séduire un être en rupture. Le retour à une origine minérale qui élimine définitivement la sensation est attirant, même si la morbidité d’une telle régression ne permet pas une véritable renaissance.
Des échos le hantaient aussi de sa rencontre, sous la grotte, avec l’inspiré de Oro. « Je me change en pierre », avait proclamé la voix. Térii se souvint que les hommes, sous le secours des dieux, peuvent dévêtir la forme humaine et se parer de telle autre image. Ainsi, disait-on, pendant une saison de dure famine, le vieux Téaé, prêtre et Arioï, s’était offert à sauver son peuple. Oro l’avait transfiguré, après des rites, en un grand arbre fécond. [...]
Pourquoi donc, espérait Térii, ne pas tenter aussi quelque aventure prestigieuse, et se remettre en grâce auprès du peuple toujours accueillant aux faiseurs de prodiges ? [...]
« Je me change en pierre », avait crié la voix sous la caverne. Il désira se changer en arbre9.
5L’arborescence vient ici réparer le défaut de généalogie. On soigne la défaillance d’un nom dans le double mouvement d’un enracinement et d’une ramification. Le désir de Térii est une réponse directe à l’omission qui a provoqué sa chute. Le « vieux Téaé » auquel il se réfère répondait à la famine de son peuple par une nécessaire métamorphose, Térii agit en écho à une généalogie tronquée. Au cœur de l’imaginaire maohi, Victor Segalen plante l’arbre de Jessé10. Il attribue à son personnage un désir qui n’est compréhensible qu’à la lumière d’une exégèse occidentale. Certes, la tradition maohi explique l’existence de certains arbres par la transformation d’un dieu ou d’un ancêtre. Dans l’ouvrage de Teuira Henry publié en 1928 et dont l’écrivain n’avait pas connaissance, on trouve ainsi le récit de ces métamorphoses :
Le uru ou arbre à pain jaillit d’un homme, le tronc était son corps, les branches étaient ses membres et les feuilles ses mains, le fruit était sa tête et à l’intérieur de celui-ci se trouvait la langue (le cœur du fruit).
Le haari ou cocotier jaillit de la tête de l’homme ; la coque était le crâne, la bourre les cheveux et les rainures de la coque étaient les sutures du crâne qui se rejoignent à la base de la noix ; les deux petits trous étaient les yeux, le grand trou d’où s’élance la jeune pousse était la bouche. Les larmes devinrent l’eau contenue dans la noix et le cerveau devint le uto, matière spongieuse qui pousse à l’intérieur, absorbe l’eau et nourrit la jeune plante. Les côtes devinrent les feuilles et le sang devint la sève de l’arbre11...
6Chacun de ces récits concerne un arbre nourricier. Ce qui est à la charge du dieu ou de l’ancêtre, c’est de nourrir ses descendants. À aucun moment le mode de l’arborescence ne vient représenter la succession des âges. Le fruit est un présent du dieu aux hommes et l’affirmation de la fertilité se donne seulement à lire dans cette activité nourricière. La représentation de la généalogie maohi n’utilise pas l’image de l’arbre. Chez ce peuple insulaire dont l’activité migratoire est ancienne et dont la vision du monde se saisit dans l’émiettement des archipels et dans la vastitude de l’océan – ce qu’Édouard Glissant appelle une pensée archipélique12 – l’enracinement ne rend pas compte de la succession des générations. L’objet qui matérialise les généalogies se nomme le tao mata13 Michel Panoff, dans l’exposition qu’il consacre aux îles Marquises en 1995, en donne la description suivante :
Ces objets cylindriques, tressés avec de la bourre de coco, pu’u, et prolongés par des cordelettes nouées de brins de tapa, étaient utilisés par des spécialistes pour compter les générations lorsqu’ils récitaient et enseignaient les généalogies14.
7La matérialisation de la succession des âges n’utilise ni l’enracinement ni la ramification mais les figures du lien et du nœud. Chaque naissance vient se nouer sur le lien des générations, mais l’objet reste mobile à l’image de l’origine migratoire des populations qu’il recense et des territoires fragmentés dont il raconte le peuplement. De cette opposition à l’arborescence, on pourrait être tenté de rapprocher le tao mata du rhizome tel que Gilles Deleuze et Félix Guattari le caractérisent dans Mille plateaux. Cependant, par le jeu de ses ramifications transversales, le rhizome est, à leurs yeux, « une antigénéalogie15 ». Bien au contraire, l’objet polynésien porte la mémoire des âges et concrétise la généalogie en échappant à la notion d’enracinement. Le déroulé du temps reste aussi voyageur que la traversée de l’océan.
8Pourquoi aller chercher aux îles Marquises ce qui concerne les îles de la Société ? C’est que Victor Segalen découvre le tao mata le 12 août 1903 à Hiva Oa. Dans un passage qu’on peut considérer comme une des scènes à l’origine des Immémoriaux, Victor Segalen assiste chez le pasteur Vernier au récit des généalogies :
Scandant son dire monotone, une vieille femme, la seule dont la mémoire ait encore conservé de telles vieilles choses, nous récite, chez M. Vernier, les Origines [...] Tioka, l’ami de Gauguin, commente les vieux dires [...]
Suit une longue généalogie, transmise par Aumia, vieille marquisienne : Soixante et onze noms de père en fils (à vingt-cinq ans de moyenne par génération, on obtient mille sept cent soixante quinze ans).
Tout cela débité, avec, comme repère, l’incessante et attentive manipulation d’une tresse de fibres de nape d’où s’échappent des efflorescences qui sont des modes de souvenir, et compliquée de nœuds qui rappellent et évoquent les noms ou les dicts récités16
9Cette rencontre est primordiale. Dans un même lieu sont associées la découverte des généalogies et l’ombre de Paul Gauguin en la personne d’un Marquisien, Tioka. De son voyage aux Marquises, Victor Segalen ramènera une caisse contenant les dernières affaires du peintre et la conception d’une culture orale qui préserve l’ancestralité par le récit des Origines. Les Immémoriaux s’écriront à partir de ce double héritage et, en Océanie, Paul Gauguin devient immédiatement le grand ancêtre de l’écrivain comme si la succession du peintre prenait la place d’une autre, celle du nom de famille.
10Du récit des généalogies, Victor Segalen retient donc l’idée et l’objet. Celui-ci apparaît dès les premières pages des Immémoriaux, lors de l’initiation de Térii :
Pour aider sa mémoire adolescente, il recourait aux artifices tolérés des maîtres, et il composait avec grand soin ces faisceaux de cordelettes dont les brins, partant d’un nouet unique, s’écartent en longueurs diverses interrompues de nœuds réguliers. Les yeux clos, le récitant les égrenait entre ses doigts. Chacun des nœuds rappelait un nom de voyageur, de chef ou de dieu, et tous ensemble ils évoquaient d’interminables générations. Cette tresse, on la nommait « Origine-du-verbe », car elle semblait faire naître les paroles17
11Face au profond désarroi généalogique qui anime les écrits de Victor Segalen, hantés par des idées de décadence, de rupture, de défaillance et donc désireux d’une identité forte et magnifiée, que vaut une tresse de coco ? Face à la membrure puissante de l’arbre des ans et des âges telle que la rêve l’écrivain, la vaste ramure d’une identité accomplie, que vaut une tresse de coco ? On comprend que l’objet soit discrètement déficient au moment où, dans le récit des généalogies, le silence d’un nom menace Térii d’un flot d’imprécations : « Il se raidit, crispa la main pour chercher, du geste accoutumé, les nœuds secourables de la tresse-origine18 [...]. ».
12La transformation en arbre se substitue ainsi à l’objet de mémoire, à l’objet qui garde les noms et porte la genèse d’un monde, parce que sur l’une des cordelettes se trouve un noeud qui reste silencieux et refuse obstinément de se métamorphoser en nom. Elle échoue pareillement. Si l’œuvre de l’écrivain accorde une place à la cosmogonie maohi, elle ne cède en rien au merveilleux. La pensée magique a pour seul effet de formaliser une nouvelle appréhension du monde. Térii attend les manifestations de la métamorphose et, à mesure que l’attente se prolonge en toute inutilité, son désir décroît face à une appétence de liberté et de mouvement : « [...] étreint d’une peur sans nom, il bondit hors du trou, creva le fourré derrière lui, s’y vautra, heureux de manger le sol et de courir et de vivre encore et enfin19 ».
13La seconde réponse à la défaillance généalogique qu’il nous faut désormais considérer comme le point nodal de la déliquescence d’une lignée maohi et d’une lignée bretonne procède du désir de Paofaï, arioi et père présumé de Térii. Celui-ci, pour se protéger de l’arrivée des étrangers sur l’île, décide de partir « vers les pays originels, vers Havaï-i dont Raïatéa, l’île aux Savoirs-nombreux20 » constitue la première étape, et emmène Térii, « peut-être son fils21 ». Havaï-i désigne ici l’île Savaii qui appartient actuellement aux Samoa occidentales, le berceau polynésien. En effet, la mise en place du peuplement océanien est établie selon un axe qui part des môles asiatiques et aboutit à l’île de Pâques. À l’intérieur du triangle polynésien, l’archipel des Samoa constitue un point de pénétration vers les îles de la Société, le peuplement de l’ensemble se faisant presque en étoile à partir de ce dernier point. Dans l’histoire du peuple polynésien, l’île Savaii s’impose comme un point d’origine et s’estime encore aujourd’hui dépositaire de l’esprit de l’ancienne Polynésie, au même titre que l’archipel des Tonga22. C’est la terre des ancêtres. Pour soigner la déficience de la généalogie, il est nécessaire d’en prendre le chemin. La régression vers l’origine a ici une vertu profondément curative. Savaii est le lieu d’une pharmacopée. Tout le travail de l’œuvre de Victor Segalen est dans ce cheminement vers une origine pour y trouver un soin et un sens, ou plus exactement dans le fantasme, dans le désir de ce cheminement, comme si cela était possible, comme si on pouvait échapper au cours du temps, comme si la source pouvait assainir le fleuve ou en modifier la course. C’est évidemment la construction, l’architecture que l’écrivain invente pour se réciter à lui-même l’histoire qui le façonne tandis qu’il propose au lecteur celle d’un peuple étranger et lointain. Le défaut d’origine est la pièce maîtresse de cet imaginaire. Il n’y a là ni vérité, ni fausseté, simplement c’est ainsi que Victor Segalen se comprend et d’une certaine manière s’invente et s’imagine à partir de tout ce qui le définit, c’est le sens qu’il construit pour rendre compte de lui-même dans un jeu complexe de dissimulations et d’évidences dont il est à la fois le meneur et l’acteur. S’il n’y avait pas la douleur, la souffrance, l’amour, la joie, le plaisir, la haine, tout ce qui fait que la vie excède l’exercice d’une écriture et échappe à la construction d’un imaginaire comme la puissance d’un flot excède les digues qui l’enserrent, on pourrait même croire que cela n’est qu’un jeu.
14Victor Segalen dresse la carte du périple de ses personnages avec la rigueur et la précision d’un apothicaire. Leur itinéraire les conduit tout d’abord sur l’île de Raiatéa. Cette première halte ne peut se comprendre qu’en relation avec le rôle et l’historique du marae dans la civilisation maohi. Le marae se présente comme une vaste esplanade de pierres couchées et dressées qui en constituent à la fois le pavement, les entablements et l’enclos. Lieu sacré, il s’inscrit dans une unité territoriale plus vaste, le mataeinaa. Philippe Bachimon nous explique que « le mataeinaa correspond à la cellule de base et à l’unité politique primaire de l’organisation spatiale maohi. Il s’étend sur une portion d’île allant d’un sommet central à l’océan et regroupant des milieux complémentaires. [...] Le découpage communal qui a été fait à Tahiti en 1971 a repris celui des chefferies de la colonisation calquées sur les mataeinaa. Aujourd’hui on continue de se définir selon son appartenance à tel ou tel district23 ». Chaque district était gouverné par « un chef unique et absolu, propriétaire au-dessus des autres, des terres, descendant des fondateurs du premier établissement et par ce biais affilié aux divinités de la cosmogonie24 ».
Un marae dit « national » vient concrétiser ce droit. [...] Il établit les droits fonciers de l’arii et de ses ayants droit. Il est un témoignage de l’origine du peuplement, dans la mesure où sa « pierre de fondation » qui lui confère son caractère sacré, lui vient du marae de l’île, ou du district, dont est originaire, ou prétendument originaire, la famille arii régnante. [...]
Tout marae acquiert son caractère sacré initial d’une pierre dite « pierre de fondation », prise dans un temple originel et placée dans le nouveau temple. Pour signifier cette sorte de morphogénèse par segmentation, le nouveau temple prend dans un premier temps le nom de celui auquel il se rattache par sa pierre de fondation. [...]
Au sommet de la hiérarchie se trouve le district d’Opoa à Raiatea, île atteinte la première par les Maohi et à l’origine du peuplement de l’archipel. Le marae Tapatapuatea symbolise à la fois l’antériorité du peuplement de cette île et est le sanctuaire des dieux les plus importants.
(Philippe Bachimon, Tahiti entre mythes et réalités, Paris, Éditions du CTHS, 1990, p. 59-73.)
15Le marae est à la fois un acte de propriété et le témoin immobile de la succession des âges. Il est au même titre que le tao mata marquisien l’un des éléments qui concourent à la préservation de l’identité d’un peuple. Victor Segalen ne l’ignore pas et il conduit le personnage de Térii sur l’île de Raiatea à Opoa, au « maraè père de tous les autres maraè25 ». Dans des termes identiques, Paofaï désignera bientôt la terre Havaï-i « père de toutes les autres îles26 ». Le cheminement vers l’origine s’énonce clairement comme la quête d’une figure paternelle. Une identité paternelle fait défaut là où la disparition d’un nom marque l’effondrement des généalogies et, tel le spectateur d’un carrousel, nous voyons à nouveau passer le récit d’une paternité manquante, celle de Victor Tréguier. Quoiqu’on fasse, ça raconte toujours la même chose et les variations de la lumière du jour nous proposent toujours la même montagne Sainte-Victoire, comme si l’œuvre de l’écrivain était l’immense variation d’un court et même refrain. Lors de la vente aux enchères des affaires de Paul Gauguin, Victor Segalen se porta acquéreur pour la somme de sept francs d’une toile que le commissaire priseur identifiait sous le titre des « Chutes du Niagara ». À l’endroit, elle révéla l’image d’un village breton sous la neige : « quelques maisons de chaume épaulent la ligne d’horizon et se pressent autour du clocher »27 L’œuvre de l’écrivain nous semble propice au même renversement, et face à l’excellence d’un exercice d’exotisme, il nous faudra souvent répondre à la question suivante : qu’en est-il du village breton ?
16Victor Segalen choisit de placer sur l’île de Raiatea à Opoa le personnage d’un prêtre, Tupua. Il le conçoit disciple de « Tupuïa, qui naviguait si sûrement entre les terres que l’on voit, et les terres que l’on ne voit pas28 ». Ce grand prêtre effectivement originaire de Raiatea est célèbre dans l’histoire polynésienne pour avoir, lors du deuxième voyage de James Cook, dressé une carte des îles à bord du navire le Resolution29. En se faisant le cartographe du découvreur anglais, Tupuïa fit acte de soumission mais affirma en même temps la force du savoir ancestral de son peuple. C’est de cette carte que se déduit par exemple l’excellence des techniques de navigation polynésiennes. Le vieillard à l’article de la mort que crée Victor Segalen est donc l’héritier de ces savoirs ancestraux et, dans cette succession, Térii prend place à la troisième génération.
17À l’héritier du cartographe, la demande initiale du personnage est celle d’un chemin : « “Moi, je voudrais partir aussi. Mais je ne connais pas les routes de la mer. [...] je n’ai pas de Nom, pour guide [...]. [...] enseigne-moi les routes de la mer30”. » Il manque un « Nom » et celui-ci s’écrit avec une majuscule comme si son unique existence englobait toutes les nominations à la manière d’un dieu absent. La demande ne porte plus seulement sur un itinéraire mais bien sur une identité. En réponse, Térii obtient le récit des origines. Nous sommes là pleinement en accord avec le titre de l’ouvrage de Marie Ollier sur Les Immémoriaux : « L’invention des origines »31 Pour la nécessité de son récit et surtout de son imaginaire, Victor Segalen invente à partir des sources dont il dispose une littérature originelle. On sait désormais que ces récits sont soumis à de nombreuses variantes et qu’il n’est pas possible d’aligner les fluctuations inventives et capricieuses d’une culture orale sur la permanence monolithique des textes fondateurs d’une culture écrite32.
18Sur l’île de Raiatea, Victor Segalen invente l’équivalent d’une Genèse. Il utilise pour cela deux sources : Jacques-Antoine Moerenhout et Edmond de Bovis. Dans Voyages aux îles du Grand Océan, il trouve dans le chapitre consacré à la cosmogonie la « définition de Taaroa, dieu créateur » et le récit de la « création »33. Fidèle à sa méthode, il accole les deux textes et en retouche la formulation. La logique de l’origine le conduit à adopter ces sources sans la distance critique d’un ethnologue ou d’un historien. À partir du même chapitre, il avait déjà composé le début du récit des généalogies tel que Térii l’avait créé pour le chef Pomare : « Dormait Taaroa avec la femme... »34. Pour réparer la défaillance de la généalogie, il est ainsi nécessaire d’en revenir à la conception du dieu lui-même, ce qui dans l’ordre du texte de Moerenhout se trouve tout simplement au chapitre précédent : « Il était : Taaroa était son nom ; il se tenait dans le vide35 ». Le nom de Dieu est ici en coïncidence avec la création et, dans la perspective du récit, il s’agit d’une première réponse à la quête de Térii.
19Dans l’ouvrage d’Edmond de Bovis36, Victor Segalen trouve la traduction d’une formule qui le fascine et que Jean-Jo Scemla considère comme « le cœur de l’œuvre37 » : « Dans le principe – Rien – Excepté : l’image du Soi-même38 ». Deux ans avant sa mort, l’écrivain avouera préférer la tournure « l’image de soimême », marquant par là-même l’importance qu’il accorde à cette phrase qui semble condenser l’idée même de sacré. Voilà en effet une formule qui a la force d’un discours originel, une phrase première, une essence, quelque chose qui semble échapper à l’analyse et se tenir dans l’espace immuable des vérités éternelles en offrant la rassurante permanence d’une identité forte. Victor Segalen prend en note les diverses traductions du mot « Ihoiho » : « Bovis traduit “Ihoiho” par vide, plutôt que par “image de soi-même” – Fornander hésite et préférerait “mânes, fantômes, ou souvenir des morts39” ». Connaît-on en français un concept où s’unissent le néant, l’identitaire et la mémoire des morts comme si l’identité se construisait toujours face à une béance, comme si nous n’étions que le court passage d’une ressemblance, le laps d’un identique et d’une variation, la course d’un nuage sur le miroir de l’eau ? L’image de soi-même est ici hantée par le fantôme des ancêtres comme l’œuvre de l’écrivain laisse transparaître les mânes d’une histoire de famille et cela, à la limite, pourrait bien se réduire à rien.
20Disons qu’il n’y a plus rien, plus d’hospice de Brest, plus de Marie-Charlotte, plus de nom de famille, plus de père plus de mère, plus de déterminismes, mais un être qui se situe en dehors de toute identité, au point d’origine, avant la construction d’un sens, dans la douce régression d’une obscurité où la mort et la naissance se fondent hors des limites définitivement infranchissables du sens, de l’acte de naissance à l’épitaphe, littératures extrêmes en deçà et au-delà desquelles tout se tait comme ces inscriptions mortuaires que Victor Segalen relèvera minutieusement quelques années plus tard sur les tombeaux chinois, écriture dernière portée sur la béance nocturne d’un silence. L’origine et la mort se donnent ici la main parce qu’elles établissent les bornes du sens. D’un côté on met en marche le projecteur, de l’autre on regarde la bobine tourner à vide sur elle-même tandis que l’écran reste blanc. Le voyage vers l’île originelle qu’accomplissent Paofaï et Térii dans Les Immémoriaux les conduit à une limite équivalente à celle des voyages archéologiques que Victor Segalen entreprendra en Chine. Dans la mathématique imaginaire de l’œuvre, l’île Savaii et le tombeau de Qin shi huangdi sont rigoureusement à égalité.
21La correspondance est si précise que l’île ne sera jamais atteinte. Il en est de l’origine comme de la mort, le franchissement des frontières du sens se fait sans espoir de retour, on ne voyage pas impunément sur les territoires du néant.
Elle parut : très haute, escarpée de roches, bossuée de montagnes, creusée de grandes vallées sombres, arrondie à mi-versants de mamelons courbes. On cria : Havaï-i ! Havaï-i !
[...] La mer bondit encore, plus harcelante : car les vagues nouvelles s’épaulaient contre la houle établie. Dans le soir qui s’avançait, dans les rafales plus opaques, dans la tempête reprenant courage et livrant une autre bataille, les errants, en détresse, virent disparaître cette Île première, où nul vivant ne pourra jamais atterrir40
22L’île originelle est une île interdite par la force des éléments, une île inabordable, une île où la mort vous attend, une île qui ressemble étrangement à un tombeau. Ainsi, chaque fois qu’il faut réparer la carence généalogique, on bute sur une menace de mort, comme si cette réparation exigeait une victime, comme si sa véritable demande était sacrificielle. Devenir l’arbre vous mène à mort, toucher le rivage vous condamne.
23Étrangement, et l’adverbe a dans cette œuvre la résonance d’un destin, Victor Segalen modifie l’enjeu métaphorique de l’île première, l’île originelle, à mesure qu’elle se révèle inabordable et menaçante, c’est-à-dire à mesure que la tempête s’accroît. L’île de l’origine devient progressivement l’île du désir :
[...] on devina qu’il passait par l’éclaircie l’arôme d’une terre toute proche, d’une terre mouillée de pluie chaude, grosse de feuillées, et fleurant bon le sol trempé : et cette haleine était suave comme le souffle des îles parfumées d’où l’on s’était enfui. [...] On embrassait d’un regard de convoitise la rive désirée : ainsi, disait Paofaï, ainsi fait un homme, privé de plaisirs pendant quatorze nuits, et qui va jouir enfin de ses épouses [...]. Le navire dérivait à distance infranchissable des vallées savoureuses, qui, l’une après l’autre, bâillaient et se fermaient41
24Désormais située dans l’archipel des Samoa, la nouvelle Cythère de Bougainville devient une île inabordable. En même temps que l’origine, quelque chose du désir se refuse. La terre d’Aphrodite est une île interdite, une île dont l’abord en passe par un voyage à travers la mort. Les Immémoriaux, fortement, volontairement, presque obstinément inscrits dans la réalité cosmogonique et historique d’un peuple, semblent raconter aussi l’aventure d’un désir, un rêve éveillé dont chaque étape, chaque personnage accomplissent le débat. La syntaxe de l’exobiographie est aussi celle du désir.
25À cette articulation du récit, parce que l’origine et l’ancestralité font toujours défaut, l’une inabordable et l’autre rompue, apparaît le concept d’inoa que Victor Segalen découvre dans un Rapport de la commission sur la réglementation de la propriété foncière aux Marquises daté de 1901. Peu importe ici l’exactitude de la source ou la réalité ethnologique du concept. L’écrivain est immédiatement fasciné par cette idée et nous nous limiterons à ce qu’il en propose, tant le concept nous semble condenser une part des enjeux de l’œuvre, tant il nous semble adapté à dire l’indicible. Il est entendu que l’écrivain trouve dans la langue maohi une langue étrangère apte à dire ce que le français ne peut pas dire, à la fois parce que les idées ne s’y trouvent pas et parce que cela doit rester étranger. C’est donc aux Marquises, le lundi 3 août 1903, qu’il prend en note le passage suivant :
Parenté :
Un enfant à sa naissance est quelquefois donné comme père à un vieillard. On peut devenir le inoa de quelqu’un, c’est-à-dire confondre sa personnalité avec celle d’un autre individu. Deux inoa n’ont rien de personnel, absolument tout ce qui est à l’un est à l’autre. D’autres fois on donne son nom, et avec lui, la terre que l’on possède42.
26Le concept d’inoa concerne davantage les relations entre les individus que le système de la parenté. Il intéresse l’administration parce qu’il n’obéit pas à la définition occidentale de la propriété et surtout de l’identité. D’un point de vue administratif, l’inoa est une anomalie dont il faut se préserver. Du point de vue de l’écrivain, c’est un concept qui excède la notion d’identité et permet de devenir l’autre sans cesser d’être soi. Vous cédez votre nom, vous cédez votre propriété, vous cessez de porter votre propre histoire, la frontière entre l’autre et vous-même s’efface, votre territoire devient le territoire de l’autre sans qu’il soit possible d’en tracer la limite, vous ne vous appropriez rien puisque tout se confond. Victor Segalen inscrit l’idée dans la rubrique de la parenté et la place immédiatement à la suite d’une référence à la paternité. Ici, l’enfant devient le père et la tradition maohi voit effectivement des chefs abdiquer à la naissance de leur fils parce qu’ils se considèrent désormais gestionnaires d’un pouvoir qui ne leur appartient plus43. Celui qui devait transformer par sa naissance le fils en père inverse le cours de la généalogie et devient presque l’auteur de ses jours.
27L’accolement des deux coutumes dans le même paragraphe de notes est troublant. D’un côté on donne comme père et de l’autre on donne son nom. Le don du nom étant en Occident la marque symbolique de la paternité, le voisinage de ces deux traditions les apparente dans l’esprit de l’écrivain. D’un côté on échappe au poids de la filiation, de l’autre on échappe à son identité. Du point de vue occidental, l’ordre de la parenté et les exigences identitaires semblent s’inventer des déviations. Or, dans le périple de Terii et de Paofaï, l’inoa apparaît précisément au moment où tout a échoué. Le silence qui symbolise seul l’effondrement de la généalogie et l’exil impératif des deux personnages, aucune métamorphose, aucun ressourcement n’en auront fait un nom de roi.
Si l’on te demande : « Où vas-tu, toi, maintenant ? » Ne réponds pas encore, ou bien, faussement. Attends d’avoir échangé ton nom avec les chefs de la terre nouvelle. [...]
Enfin, quand parvenu auprès du chef, tu auras changé ton nom pour le sien, et que vous serez tous deux Inoa, alors dis ce que tu veux, non plus faussement.
Ainsi Paofaï devient le inoa de Atumosikava, chef des guerriers de Lano, dans la terre Uvéa. Cependant que le haèré-po, dont le parler est moins brillant, échange sa personne pour la personne de Féhoko, sacrificateur de rang infime44
28Dans l’itinéraire des deux personnages, l’inoa sera le dernier simulacre pour la reconquête d’une identité. La narration ne modifie pas le nom des personnages qui se séparent bientôt. Paofaï part en quête d’une écriture sur l’île de Pâques tandis que l’errance de Terii le ramène une vingtaine d’années plus tard dans la baie de Papeete. La brève référence à la coutume marquisienne a cependant introduit la figure primordiale du changement de nom dont on a mesuré l’importance dans la biographie de Victor Segalen et qui symbolise dans la suite du récit la soumission à la culture chrétienne. La disparition d’un nom entraîne le changement d’un autre et, spectateurs désormais coutumiers de notre carrousel, nous voyons passer à nouveau les figures familières de Victor Tréguier, des employés de l’hospice de Brest et de Marie-Charlotte. L’œuvre de l’écrivain continue à écrire l’acte de naissance de son propre père, l’acte de naissance du nom de famille, l’héritage et la douleur.
29Il nous semble cependant que, loin d’être une référence marginale à l’occasion d’une escale aux Marquises et de la lecture d’un rapport administratif, le concept d’inoa condense une part des enjeux de l’œuvre. Dans l’itinéraire de l’écrivain sa découverte coïncide avec celle des cahiers de Gauguin et du récit des généalogies. Du peintre dont l’écrivain se dira « l’héritier45 » dans une lettre à Saint-Pol-Roux, utilisant ainsi un terme qui convient idéalement à notre propos, Victor Segalen empruntera la vision et la compréhension d’un monde. Les Immémoriaux résultent de cet héritage et Victor Segalen écrit dans une lettre à Daniel de Monfreid du 29 novembre 1903 : « Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin46 ». De l’œuvre de l’un à l’œuvre de l’autre, les échanges sont si étroits et si forts qu’on a parfois l’impression d’un territoire partagé dont il n’est pas possible de tracer la frontière. Dans l’imaginaire segalenien, Paul Gauguin occupe immédiatement la place du mort, celui dont on hérite. L’histoire de famille et l’héritage du peintre se confondent, et la rencontre est d’autant plus forte que les toiles de Gauguin font surgir la Bretagne sur les îles Marquises. Paul Gauguin occupe la place de l’absent, celle que Victor Tréguier laisse définitivement vacante. Les premières pages du Maître-du-Jouir énoncent clairement : « Il importe assez peu que cet homme soit appelé d’un nom ou d’un autre47 ». Victor Segalen opère seul une transformation équivalente à celle que décrit Marcel Granet dans le rituel funéraire de la Chine classique : « Par des gestes appropriés et faits aux époques utiles, le mort, source d’impureté, principe de malaise, d’affaiblissement, d’exclusion, va être, grâce à l’effort collectif de ses proches, transformé en un ancêtre, puissance tutélaire, titre de noblesse, principe de confiance et de rayonnement48 ». Paul Gauguin devient le parfait ancêtre et répare d’une certaine manière la défaillance généalogique de la lignée des Tréguier. Le témoin le plus sûr de cette élection réside dans la sanctification dont l’écrivain honore la figure du peintre en dépit des réalités. Le Maître-du-Jouir élève Gauguin au rang d’un dieu et célèbre son apothéose : « [...] j’eus la sensation de deux grandes épaules de géant s’offrant à mes poignets d’homme humain et puis, se redressant, m’emportant, accroché à lui, si ferme et si robuste49 [...]. » Aux yeux de l’écrivain, Gauguin permet aux Maohi de renouer avec leur passé, il est celui qui combat la déliquescence d’un peuple :
Il ne fit point effort pour remonter aux Maoris des temps oubliés : il se retrouva en eux, très proche d’eux, et naturellement peignit l’homme des anciens jours [...]50.
30Cette glorification parfois outrancière rend l’œuvre de Victor Segalen suspecte aux yeux des biographes du peintre. Bengt Danielsson, dans l’ouvrage qu’il consacre à l’itinéraire de Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, considère avec méfiance les articles de l’écrivain : « Bien qu’il soit arrivé sur les lieux quelques mois seulement après la mort du peintre, sa demeure était déjà vide et la description détaillée que Ségalen en a faite est en réalité une reconstitution en partie erronée51 ».
31Dans l’œuvre de l’écrivain, Gauguin n’entre pas en tant qu’homme mais en tant qu’objet d’un imaginaire. Sa mort et l’héritage qui en résulte sont si importants que Victor Segalen, dans l’hommage qu’il lui rend, résume le séjour du peintre à Tahiti et aux îles Marquises d’une formule nécrologique : « douze ans avant son cadavre52 ». De même, la visite de la Maison du Jouir que met en scène l’article publié dans le Mercure de France en juin 1904, « Gauguin dans son dernier décor », décrit la découverte d’un mausolée : « Ce décor, il fut somptueux et funéraire, ainsi qu’il convenait à une telle agonie53 ». La célébration de la jouissance est ici une oraison funèbre. L’île d’Hiva-Oa s’apparente à un vaste cimetière : « ces vallées somptueuses apparaissent alors chemins funéraires54 ». La Maison du Jouir est le premier tombeau vide de l’œuvre de Victor Segalen, et sa description est à rapprocher de la minutie archéologique de celle des tombes chinoises et des piliers funéraires dans Feuilles de route. La Maison du Jouir est le premier tombeau. La phrase est terrible mais elle est juste. L’œuvre établit un lien étroit entre l’ancestralité, la jouissance et la mort. L’île originelle de Savaii dans Les Immémoriaux était à la fois l’île de la mort et l’île du désir. L’origine, le désir et la mort s’associent et cette association est très proche de la notion chrétienne de faute originelle. Dans la Genèse, la découverte du désir et de la connaissance est immédiatement l’apprentissage de la mort et de la douleur. Les tombeaux vides, ce sont des paradis à l’abandon, la jouissance est au tombeau et dans la Maison du Jouir, sur l’île d’Hiva-Oa, il y a l’ancestral accouplement entre le fils d’un marchand de vin et une serveuse de bar, l’acte d’un désir et d’une jouissance, un rut chaotique et créateur qui échappe à toutes les conventions sociales et chrétiennes, un plaisir impératif, festif, exigeant, inconséquent, dont le médecin de la marine dans la rigidité de ce col empesé qui contraint son visage enfantin sur les photographies porte toujours la charge symbolique et qu’il continue à signer de son nom de famille.
32On ne peut comprendre cette perméabilité entre la glorification et la morbidité qu’en admettant que Paul Gauguin occupe dans l’imaginaire de l’écrivain une place nécessaire, une place réparatrice, la place du parfait ancêtre. Comme le dit Henri Bouillier, Paul Gauguin est « un grand mort55 » et c’est à ce titre qu’il entre dans l’œuvre de Victor Segalen. D’autres lui succéderont : Claude Debussy, Paul Claudel, les empereurs de Chine, Édouard Chavannes, Gustave-Charles Toussaint... À l’origine de chacun des textes de Victor Segalen s’affirme une influence déterminante, avouée, reconnue, désirée. Il y a dans son œuvre un piédestal devant lequel il célèbre et admire chacun. Cette glorification présente toutefois un léger défaut : elle célèbre la mort du héros. Paul Claudel le pressent et garde ses distances. L’accueil qu’il réserve à l’écrivain au consulat de Tientsin est assez mesuré et à aucun moment il n’accepte d’entrer dans le jeu de l’hommage. Le résultat est rapide et Victor Segalen écrit à sa femme le 21 juillet 1909 : « [...] je le tiens toujours très haut dans mon ciel des artistes. Mais je crois – à moins d’entrer absolument dans son intimité – avoir épuisé dès le début ce que nous avons à nous dire pour longtemps56 ».
33Claude Debussy ne s’y trompe pas non plus mais témoigne à la fois d’une grande bienveillance et d’une indéniable fascination. La relation entre les deux hommes s’établit depuis leur première rencontre le 27 avril 1906 jusqu’à la mort du musicien en 1918, et se coordonne autour de la figure mythique d’Orphée. Victor Segalen prend soigneusement en notes chacune de leurs conversations et, le 10 octobre 1907, Claude Debussy approuve la formule de l’écrivain : « Orphée c’est la Musique même57 » C’est évidemment dans cet acquiescement que réside la mise en échec de l’élaboration commune du drame lyrique. Il suffit de lire Orphée-roi pour comprendre que la gloire de la musique suppose ici la mort du musicien. Au terme de l’acte V, tandis que les Ménades déchirent Orphée et « dépècent sa voix toute vivante58 », lui survivent une lyre et une « VOIX PREMIÈRE59 », « qui règne au plus haut des cieux chantants60 ». Dans le poème d’Ovide, la tête du poète passait outre la mort, ici seule une voix survit. Pierre Brunei a beau souligner que « la musique survivant au défunt constitue la plus importante des victoires61 », le point de vue du musicien ne peut être le même. Dès l’origine du projet Claude Debussy avait mesuré la gravité de ce parcours et, faisant suite à la « mise en scène lyrique et mimée du drame Orphée Triomphant62 » par l’écrivain, le dialogue qui s’engage entre les deux hommes en témoigne :
D. – C’est très beau, ça c’est très beau. C’est une très belle matière. Je vois beaucoup de choses là-dessus, tel que c’est là. [...] C’est dur à tenter, mais ça mérite de l’être. Nous nous y casserons peut-être les os, mais il faut l’essayer... J’y vois précisément ce que je veux faire en musique... quelque chose de plus... Ce serait ainsi mon Testa ment musical...
S. – Je vous avoue qu’il y a deux ans je ne l’aurais pas conçu, et que maintenant si j’en vois la réalisation, c’est bien à travers vous, même au point de vue littéraire... à travers votre personne même...
D. – N’allons pas trop loin.
S. – Allons assez loin. Il n’est pas question de vous ou de moi. Mais ce sont des choses nécessaires à dire pour l’œuvre elle-même63.
34L’un reçoit l’œuvre de l’autre comme un exercice testamentaire tandis que le second déifie le premier : « à travers votre personne même ». Cette traversée de l’autre correspond à la définition de l’inoa polynésien : « confondre sa personnalité avec celle d’un autre individu64 ». C’est aussi l’une des clés du concept d’exobiographie tel que nous le pensons à l’œuvre dans les écrits de Victor Segalen. Revenons à cette rencontre et à ce qui l’a provoquée : pourquoi ces deux hommes se retrouvent-ils face à face le 27 avril 1906 ? Victor Segalen a écouté les compositions du musicien et qualifie sa démarche d’« inévitable65 ». Il confie à Claude Debussy un essai sur la musique polynésienne et ce dernier écrit : « J’ai lu “Voix mortes”... c’est extrêmement curieux, aucun essai de ce genre ne m’a autant intéressé66 ». L’accord se joue dans cette reconnaissance mutuelle.
35La réflexion que consacre Vladimir Jankélévitch à l’œuvre de Claude Debussy peut nous aider à comprendre la teneur de cette reconnaissance. Le philosophe identifie dans l’œuvre du musicien une « fascination de la profondeur », la « tentation du naufrage ».
Le « nocturne » d’Ibéria, à cet égard, est peut-être la musique la plus troublante qu’un homme ait jamais écrite : les sons et les parfums tournent dans l’air de la nuit ; la douceur plus douce que le sommeil, plus profonde que la mer, plus captivante qu’une nuit d’été, la douceur de se perdre et de disparaître dans les ténèbres fait défaillir la merveilleuse phrase chromatique des Parfums de la nuit ; la lassitude infinie prend possession de l’homme et le persuade de se confondre avec la forêt, avec les parfums et les musiques du silence. Cette phrase dépressive, repliée vers le bas, tentée par le mystère de la perdition, on la retrouve partout : dans Khamma, la Sonate de violoncelle, La neige danse, et surtout dans la Sonate pour flûte, alto et harpe67.
36Les compositions auxquelles Vladimir Jankélévitch fait référence sont postérieures à la rencontre des deux hommes, mais l’analyse vaut pour l’ensemble de l’œuvre. Le lecteur de Victor Segalen reconnaît constamment dans les propos du philosophe sur l’esthétique debussyste les enjeux de l’œuvre de l’écrivain, comme si les écrits de l’un se voyaient effectivement à travers les compositions de l’autre. C’est cette « mort continuée », le « vertige du langoureux naufrage »68 qui auront séduit Victor Segalen dans l’œuvre de Claude Debussy. Les deux hommes se présentent l’un à l’autre en miroir. Dans l’article de Victor Segalen, Voix mortes : musiques maori, le compositeur trouve l’équivalent littéraire de sa phrase musicale, un mouvement qui suscite la vie joyeuse et les instruments qui l’animent pour les conduire doucement vers leur disparition, à la manière d’une oraison funèbre : « Des chants maori et des danses, s’il en pouvait naître désormais, ne seraient plus que des danses autour d’un mort, et des chants pour les funérailles69 » Les deux hommes se rencontrent ainsi autour de la fascination de la mort, une fascination sans violence, aussi douce qu’une fumée d’opium, la fascination de leur propre mort. C’est ce qu’écoute Victor Segalen, c’est ce que lit Claude Debussy. On pourrait presque dire qu’ils sont l’un pour l’autre le visage de leur propre mort.
37Commence alors entre les deux hommes un long ballet ponctué de correspondances, de rencontres et d’évitements jusqu’à la mort de Debussy. Victor Segalen propose initialement au musicien l’adaptation en drame lyrique de la pièce de théâtre qu’il vient d’écrire : Siddhârtha. Claude Debussy écarte la proposition : « [...] je ne connais pas de musique capable de pénétrer cet abîme70 ! » Mais il ajoute, tenté par la nouvelle Dans un monde sonore qu’il a lue dans le Mercure de France : « Ne pensez-vous pas qu’il y aurait quelque chose d’admirable à faire avec le mythe d’Orphée71 ? » Ce jeu de chaises musicales entre Siddhârtha et Orphée est capital car les deux figures n’ont d’autre point commun que de se croiser là, au carrefour de l’imaginaire de ces deux hommes. Le choix de Claude Debussy serait à interroger à la fois dans le cadre d’une histoire de l’art lyrique en France et dans celui de l’évolution de son œuvre. Victor Segalen n’a pas choisi Orphée, il a choisi Siddhârtha.
38Que signifiait ce choix ? Dans l’itinéraire de l’écrivain, il correspond à une escale prolongée de La Durance à Colombo sur l’île de Ceylan qui, depuis 1972, a retrouvé officiellement son nom précolonial de Sri Lanka. Victor Segalen débarque le 7 novembre à Colombo et quitte le territoire le jeudi 10 novembre 1904 à neuf heures du matin. Le lendemain, à cent cinquante milles de là, au sud du cap Comorin, La Durance est stoppée : « L’un des paliers de l’arbre a cédé, puis la butée, puis l’embrayeur, et l’arbre a fouetté dans sa chambre, crevant des parois de soutes et faisant voler des panneaux72 » Le 15 novembre, le navire est à quai et le séjour obligatoire de ses passagers se prolongera jusqu’au 22 décembre. Victor Segalen débarque dans un lieu que l’idéologie bouddhique présente comme le conservatoire de la foi, l’« île de la doctrine »73 Éric Meyer nous apprend que l’histoire de la société antique du Sri Lanka est relativement bien connue « grâce à une chronique continue depuis le IIIe siècle avant notre ère » : « Selon la chronique, un groupe d’indiens se proclamant Fils de lions (Sinhala, d’où Singhalais) aurait débarqué sur l’île le jour même de la mort du Bouddha (483 av. J. C.) »74 Cette origine légendaire du peuplement de l’île renforce la conception d’un territoire insulaire qui préserve la parole du Maître. On sait que, traditionnellement, les textes pâlis du bouddhisme du Sud (Hinayâna) sont réputés plus proches de la tradition primitive que les textes du bouddhisme du Nord (Mahâyâna) empreints de merveilleux et d’idolâtrie. Victor Segalen se plonge dans un enseignement qui l’avait attiré dès le début de son séjour et auquel il consacre de longues heures de travail et d’interrogation. Il devient le familier du collège bouddhique de Vidyodaya dont la fondation remonte au mois de juin 1874 et s’inscrit dans le cadre de la renaissance de l’enseignement du bouddhisme sur l’île de Ceylan au XIXe siècle75 « Ses discussions avec des moines cinghalais à Colombo et ses lectures des textes hinayanistes, ou d’ouvrages sur le bouddhisme inspirés par les sources en pâli l’amènent à rejeter toute divinisation du Bouddha et à ne voir en lui qu’un homme76 » Tout en adoptant un point de vue évhémériste, l’écrivain est fortement séduit par l’imposante figure tutélaire du Bouddha : « un homme à la formidable Pensée »77 Sans doute à proportion de l’influence de l’enseignement du Maître, l’ensemble de cet apprentissage s’achève sur une puissante dénégation :
Ma conclusion bouddhique de mon séjour à Ceylan sera : que si j’étais malheureux je serais volontiers bouddhiste. [...] Mais je récuse avant tout sa première « noble vérité » : la vie n’est pas souffrance. La vie est joie, le désir est joie, la sensation est bonne à sentir... Et cela sera l’éternel conflit78.
39L’écrivain attaque vigoureusement ici le point de départ de la doctrine bouddhique, le fondement du sermon de Bénarès durant lequel le Bienheureux s’adresse à ceux qui deviendront ses premiers disciples :
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce qu’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé, les cinq sortes d’objets de l’attachement sont douleur79.
40« Tout est douleur (sarvam duhkham), tel est le point de départ de la doctrine bouddhique80 ». L’enseignement du bouddhisme s’articule entre le constat de la douleur, son origine et sa cessation : « Tout ce qui est soumis à la loi de l’origine est soumis à la loi de cessation81. » La douleur, ça ne parle que de ça, la douleur et son apaisement, ça en parle avec tant d’insistance que la parole du Bouddha vaut pour une reconnaissance de l’existence de la douleur qu’il est bien malaisé de contredire. Dire que la naissance n’est pas douleur, que la vieillesse n’est pas douleur, que la mort n’est pas douleur, que la séparation d’avec ceux que l’on aime n’est pas douleur, c’est bien difficile à soutenir. Dire à Victor Joseph Ségalen, le père, que la naissance n’est pas douleur, que la séparation d’avec ceux que l’on aime n’est pas douleur est tout aussi difficile. Dire à Marie Charlotte Ségalen que la vie est joie est impossible. L’existence de la douleur est indifférente à sa récusation. Lui opposer un « Tout est joie » est inutile. La critique que l’on peut opposer au bouddhisme n’est pas de reconnaître l’existence et la force de la douleur mais d’en faire le fondement d’un ordre symbolique que domine la bienveillance et la bonhomie du Bienheureux. Le bouddhisme reconnaît en chacun une souffrance et propose aussitôt le chemin de son apaisement. Le sage « sonde l’existence de l’homme, plongée dans la douleur, et, en même temps qu’il apprend à connaître cette douleur, il découvre le chemin qu’il faut suivre pour la supprimer82 ». Victor Segalen combat les deux étapes, la reconnaissance et le cheminement. La vie n’est pas souffrance, la vie est joie, il n’y a nul besoin d’apaisement. Cela est si vrai que l’écrivain consommera de l’opium toute sa vie, qu’il passera d’une dépression à une autre, qu’il se délabrera progressivement avec la conscience aiguë d’un médecin qui voit son malade empirer. Cela est si vrai que sa mort mystérieuse dans « cette région boisée de l’Argoat peuplée de toutes les anciennes légendes de Bretagne83 », au Huelgoat, sera immédiatement comprise par ses amis les plus proches comme un suicide84 et que ses parents n’assisteront pas à son enterrement comme ils l’avaient déjà fait pour celui de Marie-Charlotte. Cela est si vrai qu’il entreprend l’écriture de Siddhârtha dès son retour en France et choisit de retracer précisément l’itinéraire de ce jeune homme, fils de la tribu des Sâkyas, qui découvre la souffrance en rencontrant successivement un vieillard, un malade et un mort et en élabore l’apaisement : « VOIX DES ÊTRES VIVANTS. – Toi qui as trouvé la fin de la Douleur, Maître du savoir ! l’Illuminé ! le Buddha85 ! »
41Pour l’écrivain, accepter le fondement du sermon de Bénarès aurait été reconnaître sa propre douleur, donner la parole à sa propre souffrance, en interroger l’origine, interroger la souffrance de son propre père, ébranler l’édifice paisible d’une bonne conscience familiale et chrétienne, menacer un équilibre complexe de culpabilités et de dénégations, d’amour et de haine, de douleurs et de silences. Pour quelqu’un qui a déjà choisi les voyages et l’opium, l’exil d’une histoire intérieure dans la pensée et dans l’histoire des autres, la démarche est impossible. L’œuvre en signale régulièrement la direction comme celle d’un chemin à suivre – et c’est bien l’enjeu de la métaphore qui fait de l’empire de Chine l’empire de soi-même – mais à aucun moment l’écrivain ne l’emprunte. Il n’y a là rien de glorieux et ce chemin-là nous conduit à l’hospice de Brest, à l’acte du 5 mars 1849 du registre des naissances conservé aux archives départementales du Finistère, à cette irréparable souffrance qui conduit peut-être l’écrivain à punir, à meurtrir en lui-même l’acte irresponsable d’une jeune femme trop immature pour en saisir la gravité. Le 15 avril 1914, dans le cadre d’une mission archéologique subventionnée par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sur l’itinéraire qui le conduit un mois durant de Guangyuan à Chengdu, Victor Segalen visite le « Fong-kong miao86 », « le temple de l’honorable fonctionnaire Fong, qui fut fait dieu87 ». Au terme de la visite, il ajoute au-dessous de la description minutieuse du site :
Ce qu’on raconte de Fong K’ouen est assez obsédant. Chaque année, au3e mois, son Père et lui, filant dans les profondes eaux de la rivière, rentrent en esprit et en âme, chez eux. Quand ils émergent, le peuple et les mandarins les saluent, leur font des rites. Je serais donc obligé de rentrer une fois l’an, chez moi, à Saint-Martin de Brest [...]. Comme il n’y a pas de rivière, je devrais suivre les égouts. Là, un fonctionnaire local, conseiller municipal, m’accueillerait au sortir de la bouche, et me ferait une manière de rite rationnel républicain88.
42C’est le prix à payer d’un retour à la source : la traversée d’un égout, la traversée de l’un de ces lieux obscurs et répugnants où s’éloigne ce dont on ne veut plus, ce qu’on chasse, ce qu’on oublie et que la langue française a doté d’une bouche comme si dans le rebut magmateux de l’ordure étaient ensevelis aussi de longs silences. Dans René Leys, c’est là que se trouve le nom de « Pei-king » :
– Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Pei-king se nommait Pei-king ?
– Jamais.
– Pei-king, « Capitale du Nord ! » Ça n’est pas le nom officiel. La préfecture « administrative » s’appelle toujours sur les papiers : Chouen-tö fou.
– C’est exact.
– Quand les gens des provinces parlent de se rendre à « Pei-king », qu’est-ce qu’ils disent ?
– C’est vrai. Ils disent seulement qu’ils vont à la Capitale. Ils n’ajoutent jamais qu’il s’agit de la « Capitale du Nord ».
– Alors d’où vient le nom de Pei-king ? Où est-il écrit ?
[...]
– Les deux caractères « Pei-king » sont inscrits, quelque part, dans la ville.
– Où donc ?
– Dans la ville « Intérieure », sous la route qui mène du Péi-t’ang au Péi-t’a...
– Oh ! j’y suis passé...
[...]
– C’est bien là. C’est à ce même endroit que les deux caractères « Capitale du Nord », Pei-king, sont inscrits. Mais je dois vous prévenir que le déchiffrage est difficile. D’abord, on ne peut rien voir en été : les eaux sont trop hautes.
– Quelles eaux ?
– Vous n’avez pas senti que la route à cet endroit passe sur l’aqueduc qui alimente le Palais ?
[...]
Il m’initie [...] : il existe une Cité souterraine, avec ses redans, ses châteaux d’angles, ses détours, ses aboutissants, ses menaces, ses « puits horizontaux » plus redoutables que les puits d’eau, potable ou non, qui bâillent en plein ciel...
[...]
– [...] J’ai donné ordre de murer cet aqueduc. J’ai dit que l’eau qui passait par là était sale [...].
(René Leys, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, vol. 2, p. 545-546.)
43La syntaxe de l’imaginaire segalenien nous est désormais assez familière pour décrypter immédiatement l’enjeu de ce dialogue essentiel. Un nom connu de tous tire son origine de quelque chose qui est dissimulé à tous. Le même nom est à la fois public et souterrain et la cité chinoise se nomme par la vertu de ce qu’elle dissimule. L’inscription est presque inaccessible et difficilement déchiffrable. L’été, il y a la crue, l’hiver, c’est le gel et ceux qui menacent le pouvoir impérial empruntent ce chemin. Alors, on ferme l’accès au nom et on ferme l’accès au pouvoir. L’origine du nom est désormais inaccessible, le nom reste connu de tous mais ce qui l’authentifie restera ignoré. De l’égout à l’eau polluée il y a toujours quelque chose d’imbuvable, quelque chose d’empoisonnant. Ce dispositif assez complexe – un nom à l’identique constitue l’identité de ce même nom et ce qui est indéchiffrable est déjà connu de tous – plaît tellement à Victor Segalen qu’il y fait à nouveau référence dans le dernier poème de Stèles sous le titre « Nom caché » :
Le véritable Nom n’est point lu dans le Palais même, ni aux jardins ni aux grottes, mais demeure caché par les eaux sous la voûte de l’aqueduc où je m’abreuve.
[...]
Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du cœur, – où le sang même ne roule plus, – sous la voûte alors accessible se peut recueillir le Nom.
Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance89 !
44Il nous est désormais possible d’écouter la douleur de ce vide qui ressemble à la mort sans en porter le nom. Il nous est désormais possible de comprendre la relation qui s’établit entre le symbole de l’amour et la signification d’un nom à la fois caché et connu de tous. Cette « Connaissance » qui nous est refusée, c’est bien évidemment celle du « Maître du savoir90 », du Bouddha : « sur ces idées, dont personne auparavant n’avait entendu parler, mes yeux s’ouvrirent : ainsi s’en ouvrit pour moi la science, la connaissance, le savoir, l’intuition91 ». La révélation qui nous est interdite et que Victor Segalen s’interdit peut-être à lui-même, ce n’est pas celle du bouddhisme ou du sermon de Bénarès mais celle de la douleur et de son origine. Le nom caché le restera, la douleur restera muette, qu’on ne cherche pas à comprendre, la vie est joie.
45La vie est joie comme l’eau vive, la douleur est dégoût, « la sensation est bonne à sentir92 ». C’est la définition que Victor Segalen donnera de la notion d’exotisme dans son projet d’écriture d’un Essai sur l’exotisme : « L’exotisme [...] comme la loi fondamentale de l’intensité de la sensation, de l’exaltation du sentir ; donc de vivre93 ». À l’intérieur du chapitre qu’il consacre à Victor Segalen dans le cadre d’un ouvrage sur « la réflexion française sur la diversité humaine », Tzvetan Todorov remarque : « [...] peut-on enchaîner sans plus de précaution “sentir donc vivre” ? Dans cette conception animale de l’humanité, il n’y a pas de place pour la pensée, pas plus que pour la joie et la souffrance intérieures. On peut douter que Segalen lui-même eût accepté toutes les implications de ses propres formules94 ». La joie, certainement pas, la souffrance à coup sûr. La douleur est un héritage dont on se défait volontiers et la sensation d’exotisme est le jeu de cette défection. « Le pouvoir d’exotisme95 », c’est « le pouvoir de concevoir autre96 »... « l’être pensant se retrouve face à face avec lui-même [...] il n’ignore point qu’en se concevant, il ne peut que se concevoir autre qu’il n’est97 ». L’exotisme ainsi défini offre la possibilité de rendre l’identité introuvable. Comme pour le concept d’inoa, on ne peut plus tracer la frontière entre l’autre et soi-même, l’identitaire se définit à proportion d’une altérité à la fois intérieure et extérieure : « L’Exotisme n’est donc pas [...] la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. Partons donc de cet aveu d’impénétrabilité98 ». L’accolement de ces deux idées, la conception d’une altérité et son hermétisme essentiel, est incompréhensible si on ne l’accepte pas comme l’expression d’un désir, d’une tension : on se conçoit autre pour se rendre impénétrable à soi-même. On construit en soi un tombeau inviolable et on y enterre les bâtisseurs et la douleur. La vie est joie, la douleur est dégoût. La théorie de l’exotisme est une théorie de l’apaisement, une pharmacopée, la célébration d’une sensation qui vous invente d’autres chemins, d’autres lieux, d’autres yeux. Face à ce désir, le Maître du savoir, le Bouddha, se dresse comme l’incarnation conjuguée de la douleur et de son apaisement. Siddhârtha retrace le cheminement d’un apaisement tandis que le bouddhisme devient, dans la suite de l’œuvre, l’image d’une douleur indicible et à ce titre la cible d’une dépréciation constante.
46En effet, le séjour de Victor Segalen en Chine l’amène progressivement à désirer une pureté ancestrale dont il découvre, le 6 mars 1914, l’une des manifestations dans le « cheval nu piétinant un barbare Hiong-nou » du tombeau de Huo Qubing : « l’unique statue qui nous soit jusqu’à ce jour parvenue de l’art des premiers Han »99. À l’opposé la statuaire bouddhique est systématiquement dépréciée, ce dont le sinologue Vadime Elisseeff, dans l’introduction qu’il consacre aux travaux de l’écrivain, s’étonne : « L’apport bouddhique, qui pourtant fut un élément constituant de la pensée chinoise et qui, dans un courant de syncrétisme, produisit le néoconfucianisme, est nié et même accablé. Peut-on pareillement rejeter le christianisme hors de notre culture occidentale et de nos arts parce qu’il naquit en Orient ? [...] La passion de la pureté doit-elle aller jusqu’au bout au risque de se perdre100 ? » C’est que le désir d’un apaisement vous rend définitivement haineux envers tout ce qui reconnaît et accroît l’existence de votre douleur. Il faut « considérer le Bouddhisme en Chine comme une maladie de la pensée chinoise ; comme une maladie des Formes chinoises101 ». « L’art d’où procèdent ces statues et toutes celles qui en découleront est d’origine si lointaine, si exotique, si déclinante, que les mettre en valeur ici eût été déjuger gravement et compromettre le parti principal de ce livre qui est d’exalter dans ce qu’il eut de pur, [...] le génie de la Chine antique102. » « C’est un art de dégénérescence103. » On l’aura compris, le sourire du Bouddha cache la douleur du bâtard, toute la caractérisation de la statuaire bouddhique repose sur l’accusation implicite de bâtardise. Victor Segalen détaille l’influence hellénistique sur l’art du Ghandhâra, il retrace les étapes de l’invention d’un style mais les influences qu’il devine établissent nécessairement une identité dégradée. Parce que le bouddhisme pose le principe de l’origine de la douleur, il représente la bâtardise aux yeux de l’écrivain. Bouddha hérite de l’histoire de famille. Victor Segalen visite ainsi le 3 février 1914, près de Luoyang dans la province du Henan, le site de Longmen104 dont l’ampleur et le gigantisme témoignent de l’apogée de la pénétration du bouddhisme en Chine entre la fin du Ve et la fin du VIIe siècle de notre ère. Dans l’œuvre de l’écrivain, ces grottes deviennent l’orchestration immobile et titanesque d’une douleur indicible, irreprésentable, interdite, la symphonie de la laideur et du dégoût : « En somme, dans cette grotte, tout ce qui est bouddhique pur est laid105 » « La taille matérielle des statues, le manque d’air, de recul, les proportions inhumaines [...], la mollesse des contours [...], le convenu sans grâce, enfin, remplace la piété possible ou l’espérable beauté statuaire. [...] Les formes ne décèlent que l’amplification, la tuméfaction sans puissance d’autres figures, celles-ci originales, qu’il faut chercher bien loin d’ici106. ». De même, le 30 mars 1914, l’itinéraire de la mission archéologique amène Victor Segalen au pied de la Falaise aux Mille Bouddhas à proximité de Guangyuan :
Voici donc le « temple », beaucoup plus laid à cet abord d’aval en amont, et dans la lumière. Ce n’est pas un monument, ou alors le plus fragmentaire, caillouteux, squameux des « monuments ». C’est une maladie de la peau des roches. Une teigne, une vérole creusante. – Il faudrait, pour en donner méthodiquement l’aspect, le vocabulaire d’un artiste ès maladies de peau.
[...]
Les fonds sont rouges, les liserés des manteaux vert-acide. Les faces blafardes comme des lunes ou des figures de pitres. Les bouches peintes, les sourcils « faits » – mais tout pleure et se détrempe, les formes sous leurs contours pleurant sur eux-mêmes107...
47Le 15 juin 1914, au nord de Kiating, l’écrivain contemple cette fois la statue géante d’un Bouddha :
Je n’ai jamais rien vu qui, – pouvant être vraiment aussi beau, aussi grand, aussi bien situé, aussi bien encadré de deux grandes parois verticales, aussi bien couronné de frondaisons dont chaque rameau est un grand arbre, aussi bien tourné sur un espace confluent, vivant, aussi animé par un rapide tourbillonnant dans le creux d’une robe entre des pieds grands comme des monts ; aussi contemplateur d’une belle montagne, Omi chan noblement cambrée, sein altier et aigu dans les nuages – fût aussi laid ; et si grotesquement célèbre108.
48Derrière la force et la calme sérénité du Bouddha, Victor Segalen ne cesse de lire la laideur et le dégoût d’une douleur qui s’écrit en termes de tuméfaction, de teigne, de vérole, de maladies de peau et de pleurs. Le contraste avec les propos d’Édouard Chavannes dans l’ouvrage qu’il consacre à la sculpture bouddhique est saisissant. L’origine de l’art bouddhique en Chine nous est ainsi présentée comme le résultat d’un « prodigieux cheminement à travers toute l’Asie109 » : « Les statues du Buddha s’éclairent du calme et mystérieux sourire où, dans un reflet de l’art grec, rayonne la pensée hindoue110. » À aucun moment le sinologue ne stigmatise la laideur des statues, signalant seulement les dom¬ mages créés par la réfection de certaines : « Les figures de ces statues ont beaucoup souffert et ont dû être refaites en grande partie avec du torchis111 » ; « ces sculptures ont été faites pour la plupart à la fin du sixième siècle de notre ère ; mais elles ont été si souvent et si indiscrètement réparées, recouvertes de torchis et repeintes qu’il est bien difficile d’en tirer des renseignements pour l’histoire de l’art112 ». La dégradation des sites n’est pas interprétée comme une dégénérescence mais comme une perte de lisibilité. Face au site de Longmen, le projet d’Édouard Chavannes est de nous faire entendre « à travers les formules d’une sagesse lointaine, une des réponses les plus notables que l’homme ait jamais données à l’énigme de sa destinée113 ». C’est la raison pour laquelle il procède méthodiquement à l’estampage et à la traduction des inscriptions présentes dans les grottes. Certaines sont des textes sacrés traduits en chinois, d’autres répondent au vœu d’un donateur qui souhaite se garantir certains avantages spirituels :
D’après la doctrine bouddhique, l’individu parcourt indéfiniment le cycle des naissances et des morts ; il est chargé de tout le poids des actes commis dans ses existences antérieures et c’est ce passé qui détermine sa condition future. [...] ce qu’il faut souhaiter, c’est de franchir définitivement l’océan des souffrances que représente le cycle des naissances et des morts et d’atteindre à l’autre rivage, c’est-à-dire à la plage bénie où les conditions du monde sensible sont supprimées ; [...] cette grâce, le donateur ne la demande pas le plus souvent pour lui-même ; dans la grande majorité des cas, il fait une œuvre pie pour le bénéfice des morts114.
49Aux yeux du sinologue les inscriptions des grottes de Longmen sont les traces antiques d’un amour filial, fraternel, familial : « ces inscriptions peuvent sembler parfois bien arides et bien monotones ; pourtant il y a en elles une vie plus intense que dans les livres les mieux informés115 ». L’œuvre de traduction ressuscite un monde antique et disparu, « la multitude des petites gens qui apportaient leur humble offrande116 ». Pour Victor Segalen, cette dévotion qui relie le mérite, la famille et les ancêtres ajoute certainement au déni général du bouddhisme en Chine. À ses yeux le sourire calme et mystérieux du Bouddha, la bonhomme santé du Bienheureux sont l’affirmation d’une douleur dissimulée, d’une maladie cachée, quelque chose d’autant plus insupportable qu’on en signifie l’évanescence et la disparition. La bienveillance du Bouddha est un leurre impardonnable, un mensonge implacable.
50L’écrivain affirmait au départ de Ceylan : « si j’étais malheureux, je serais volontiers bouddhiste117 ». Les attaques portées contre le bouddhisme en Chine ne traduisent-elles pas le désir de détruire l’idée même du malheur ? Le visage du Bouddha n’est-il pas la suggestion irritante d’une douleur originelle, première, fondatrice ?
51Cette association est si étroite dans l’œuvre que l’entreprise d’accablement et de dépréciation qu’elle motive s’était affirmée quatre ans plus tôt dans une explosion de haine et d’agressivité qui laisse entrevoir la violence intérieure du débat identitaire travaillant à nos yeux l’ensemble de l’œuvre de Victor Segalen. On peut prendre en haine la douleur qui vous fonde au point d’en confondre la destruction et l’apaisement, il y a dans la douleur un chemin vers la barbarie. Qu’est-ce que le suicide sinon cette haine de soi portée à son point d’incandescence et, à travers soi, la haine de ce qui vous fonde et vous identifie ? Cette violence a pour cadre une nouvelle, La Tête, écrite en 1910 et s’inspirant d’un incident survenu au cours de l’expédition en Chine centrale de 1909 : la décapitation à l’arraché de la statue d’un Bouddha par Victor Segalen et Gilbert de Voisins. Dans le double jeu du simulacre et du sacrilège, cet acte a suffisamment impressionné l’écrivain pour qu’il en conçoive le récit.
52Dans cette nouvelle, un voyageur de retour de Chine raconte à un cercle d’amis une aventure qui prend place sur « le massif de Wou-t’ai, à cinquante lieues dans l’ouest de Pékin118 ». Le narrateur découvre une « statue, noire de boue119 » et décide d’en garder la tête : « c’était un bon service à lui rendre que de la détacher du mauvais corps qui lui donnerait sa pourriture et sa fange120 ». L’un des auditeurs commente : « Vous partiez comme un adepte, [...] mais je m’étonne seulement de votre premier geste : vous commencez par couper la tête à un dieu121... » La majeure partie de la suite du récit relate l’acharnement meurtrier de ce voyageur pour réussir, au moyen d’une hache, à décapiter le Bouddha. Après bien des meurtrissures et des humiliations la tête disparaît finalement dans l’une de « ces crevasses énormes [...] plus vide que le ciel noir »122 La narration quitte alors le mode du réalisme pour atteindre celui d’un lyrisme fantastique :
La Face est toujours au milieu de toute la nuit. Mais l’espace se dissipe, et tout s’harmonise. Les ors s’éteignent, les ombres s’éclairent, jusqu’aux petits plis de la lèvre, jusqu’à la fossette courbée en nacelle sous le menton. La Face approche, dans l’accalmie parfaite de sa lumière plate ; elle approche, elle approche, elle grandit jusqu’à l’extrême où un œil humain peut voir, et doucement elle devient virtuelle, retournée sur ma face, front sur front et bouche contre bouche... Je dois fermer les yeux, alors, puisque ses yeux ont franchi les miens.
[...] la connaissance [...] n’est plus en dehors de moi. Elle est sortie du puits noir pour pénétrer toute mon intelligence [...]...
[...] je touche aux confins de la douleur qui s’évade, à la durée qui s’arrête...123.
53Le chemin de la Délivrance passe par la destruction du Bouddha, la destruction de « Celui qui a connu et enseigné à la terre l’affranchissement de toute la douleur124 ». On éradique le mal à la racine du bien parce que la loi des contraires les associe inéluctablement. Pour éliminer la douleur, on élimine celui qui en a identifié la force, celui qui en symbolise l’origine et l’apaisement. C’est un acte violent, sacrilège, haineux, c’est aussi un acte de foi : l’acte d’une religion sacrificielle qui préfère à la compassion le choix d’une victime. Le texte de Victor Segalen organise le passage d’un objet extérieur à une réalité intérieure : la face du Bouddha devient l’intérieur du visage du narrateur, « ses yeux ont franchi les miens ». À Debussy, Victor Segalen avait dit : « à travers votre personne même125 ». On perçoit mieux désormais l’agressivité latente de cette phrase bien étrange ; le musicien l’avait immédiatement comprise : « N’allons pas trop loin126 ! »
54Pourtant, en ce début d’année 1907, en proposant Siddhârtha à Claude Debussy, Victor Segalen lui apportait le récit et le désir d’un apaisement, l’élaboration naïve et lyrique de l’évanescence de la douleur. Les voix mortes de Polynésie font face à la voix des êtres vivants qui célèbrent le Bouddha : « Toi qui as trouvé la fin de la Douleur127 ! » Bien avant l’utilisation du mot dans le répertoire esthétique, l’écrivain invente une écriture kitsch saisie tout entière du désir infini d’un bonheur simple et lumineux que suggèrent aussi certaines représentations populaires du Bouddha : « Siddhârtha, transilluminé, et reculé jusqu’aux confins des mondes envolés, apparaît très lointain dans l’espace de Lumière rose où plus rien des Visions tombées ne subsiste128 » Sept ans plus tard, l’écrivain note dans Feuilles de route :
Ré-écrire sous forme de drame comique et satirique, – à l’encontre du Bouddhisme évidemment, mon Siddhartha Gautama (qui aurait ainsi, telle une « semble » Tentation, ses deux versions, l’une d’une « naïveté » juvénile, l’autre d’une ironique maturité). – Car je ne puis décemment, désormais, réécrire sous forme sérieuse et convaincue, voire même seulement publier le récit des étonnements de Siddhartha effarouché par la vie, et concluant à la bonté pratique dans la vie... Il y aurait comme un goût que je connais ; – on ne vomit pas deux fois la même vomissure129.
55De la vomissure à l’illumination, du dégoût à la joie, de l’abandon à l’apothéose, de la laideur à la beauté, de la douleur à l’apaisement, l’œuvre de l’écrivain s’élabore dans ce cheminement incessant et épuisant, dans ce désir, dans cette tension, comme si la souffrance dont il était l’héritier l’obligeait soit à désirer un monde premier, lisse et beau, soit à décrire par le jeu du sarcasme et de l’ironie la réalité décevante d’un monde dégradé.
56En attendant, en ce début d’année 1907, l’écrivain souhaite que la joie soit chantée. Claude Debussy et Victor Segalen se rencontrent autour de la fascination de la mort mais le second désire sincèrement une version lyrique de sa découverte du bouddhisme et du Nirvana. Il est le premier dans l’histoire littéraire à avoir l’idée de retracer la vie du Bouddha à partir de sources hinayanistes, et il est en droit de penser qu’il peut y réussir. En réponse il obtient le royaume des morts. Certes, à la force d’un homme qui transforme la douleur en sagesse, se substitue celle d’un autre qui transforme la douleur en musique et en chant. Mais à l’élévation du Bouddha se substitue une descente aux Enfers. À l’apothéose de Siddhartha se substitue une plongée dans les entrailles de la terre. À l’affranchissement de la douleur se substitue la traversée du passé. On demande du céleste, on obtient de la boue. On demande l’évanescence de la douleur, on obtient la disparition de la femme aimée. Victor Segalen accepte Orphée mais prévient Debussy : « Vous ne pouvez supposer combien il y entrera de vous-même130 » Et il écrit le long récit d’une mise à mort. La fin d’Orphée-roi est comparable à celle de Siddhartha. D’un côté comme de l’autre le héros connaît son apothéose. Mais pour Siddhartha c’est la découverte d’une sagesse et d’un enseignement, tandis que pour Orphée ce sera la furie meurtrière des Ménades et l’éternité d’une voix.
Alors commence un chœur universel. Sourdes rumeurs qui montent, très proches, très immédiates, venant du monde angoissé qui subsiste encore pour le spectateur 131 .
Et voici que, dans cette ascension fulgurante, le Chant s’affirme, et c’est LA VOIX PREMIÈRE D’ORPHÉE – dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, – qui règne au plus haut des deux chantants 132.
57Claude Debussy s’est depuis longtemps désintéressé du projet mais Victor Segalen, par le biais de la correspondance, l’accompagne jusqu’à la mort. La dernière lettre que le musicien adresse à l’écrivain, le 5 juin 1916, fait coïncider la relecture d’Orphée et l’annonce de sa propre disparition : « [...] ce n’est pas sans émotion que j’ai relu Orphée... [...] Connaîtrai-je encore l’état d’homme bien portant ? je n’ose plus l’espérer133 » L’association était déjà présente dans une lettre de Victor Segalen à Jean Lartigue du 11 mars 1916, où la butée malencontreuse d’un point-virgule suggère fugitivement le désir de meurtre dans la douleur du deuil :
Je vais de nouveau me trouver libre. Pour le dernier acte d’Orphée sans doute [...]. Une grande tristesse actuelle, inexprimée à tous, me vient de la maladie, que je crois fort grave, peut-être fatale, de Claude Debussy.
Il m’est parfois angoissant jusqu’aux larmes de sentir qu’il vit encore ; qu’il ne vivra peut-être plus l’an prochain, que je suis là, vivant à 600 km, à la veille du silence noir de celui qui m’a fait entendre134.
Notes de bas de page
1 Éditions Fata Morgana, p. 82-83.
2 Jacques-Antoine Moerenhout, Voyages aux îles du Grand Océan, Paris, Adrien Maisonneuve, 1959, p. 501 (reproduction de l’édition princeps de 1837 par la librairie d’Amérique et d’Orient).
3 Le chapitre IV « Le prodige » est le premier texte des Immémoriaux écrit par Segalen et peut-être le seul rédigé à Tahiti. La première version porte la date du 7-8 août 1904.
4 Jacques-Antoine Moerenhout, op. cit., p. 479.
5 Ibid., p. 480.
6 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, vol. 1, p. 142.
7 Ibid., p. 142.
8 Jean Guiart, « Océanie. Religions et mythologies », Dictionnaire des mythologies et des religions des sodétés traditionnelles et du monde antique, Paris, Flammarion, 1981, p. 187-188.
9 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 144-145.
10 Esaïe, XI, 1 ; XI, 10.
11 Tahiti aux temps anciens, cité par Philippe Bachimon, dans Tahiti entre mythes et réalités, Paris, Éditions du CTHS, 1990, p. 36.
12 Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
13 Selon Marie Ollier, Victor Segalen lui donne le nom de tootekoo qui signifie « origine de la parole ». Jean-Jo Scemla orthographie le même mot tootetekao mais en propose une traduction identique.
14 Michel Panoff (sous la dir. de), Trésors des îles Marquises, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p. 129.
15 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 18.
16 Journal des îles, Fontfroide, Fata Morgana, 1989, p. 90-92.
17 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 109.
18 Ibid., p. 135.
19 Ibid., p. 150.
20 Ibid., p. 162.
21 Ibid., p. 163.
22 Benoît Antheaume, Joël Bonnemaison, Océanie, Éditions Belin/Reclus, 1995.
23 Tahiti entre mythes et réalités, op. cit., p. 58.
24 Ibid., p. 59.
25 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 166.
26 Ibid., p. 171.
27 Hommage à Gauguin, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 371.
28 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 166.
29 Jean-Jo Scemla, Le Voyage en Polynésie, Paris, Robert Laffont, 1994.
30 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 166.
31 L’Écrit des dits perdus. L’invention des origines dans Les Immémoriaux de Victor Segalen, Paris, L’Harmattan, 1997.
32 Jean Guiart, directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme, insiste dans l’article « Mythes et croyances en Océanie » qu’il écrit en 1985 pour les éditions Lidis-Brepols sur ce qu’il appelle « les problèmes de la recherche » : « En plus de l’imperfection naturelle résultant de la traduction des faits par un esprit occidental, il y a le problème persistant de l’appropriation de chaque “variante”, variante du mythe ou de l’institution. Chacun a la sienne, mais connaît l’existence des autres versions. [...] Il n’y a rien de plus dangereux, scientifiquement, que de croire possible la synthèse de toutes les informations publiées, sans l’enquête nécessaire pour s’assurer les moyens d’une critique sérieuse des sources de façon à savoir pourquoi telle chose a été dite, à telle date, à tel Européen par tel Océanien. » Le même auteur, dans un autre article écrit pour le Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, ajoute : « Combien de textes polynésiens ont-ils perdu, quand ils ont été recueillis, les quelques mots-clé permettant de connaître leur raison d’être ? Peut-être tous. »
33 Voyages aux îles du Grand Océan, op. cit., p. 419.
34 Ibid., p. 423.
35 Ibid., p. 419.
36 Edmond de Bovis, Etat de la société tahitienne à l’arrivée des Européens, Revue coloniale, 1855.
37 Jean-Jo Scemla, Les Immémoriaux de Victor Segalen, Tahiti, Éditions Haere Po No, 1986.
38 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 169.
39 Ibid., p. 262 : note correspondant à la page 169, alinéa 2.
40 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 176.
41 Ibid., p. 175-176.
42 Journal des îles, op. cit., p. 82-83.
43 « [...] à la naissance de son premier fils, l’arii nui perd le pouvoir et le mana à son profit. Devenu régent, il a pour devoir de garantir les droits de l’arii en titre dont le marae est la mémoire matérielle. » (Philippe Bachimon, Tahiti entre mythes et réalités, op. cit., p. 67.)
44 Les Immémoriaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 177.
45 Lettre de Victor Segalen à Saint-Pol-Roux du 15 octobre 1906, Correspondance (1901-1918), Limoges, Olivier de Rougerie, 1975, p. 80.
46 Gauguin dans son dernier décor, Fontfroide, Fata Morgana, p. 18.
47 Le Maître-du-Jouir, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 294.
48 « Le langage de la douleur d’après le rituel funéraire de la Chine classique », Études sociologiques sur la Chine, Paris, Presses universitaires de France, 1953, p. 230.
49 Le Maître-du-Jouir, op. cit., p. 317.
50 Hommage à Gauguin, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 362.
51 Bengt Danielsson, Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Tahiti, Les Éditions du Pacifique, 1975.
52 Hommage à Gauguin, op. cit., vol. 1, p. 362.
53 Gauguin dans son dernier décor, op. cit., vol. 1, p. 287.
54 Ibid., p. 291.
55 Henri Bouillier, Victor Segalen, Paris, Mercure de France, 1986, p. 77.
56 Lettres de Chine, Paris, Plon, 1967, p. 97.
57 Entretiens avec Debussy, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 634.
58 Orphée-Roi, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, 1995, p. 701.
59 Ibid., p. 702.
60 Ibid., p. 702.
61 Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988, p. 1138.
62 Entretiens avec Debussy, op. cit., vol. 1, p. 633.
63 Ibid., p. 633.
64 Journal des îles, Fontfroide, Fata Morgana, p. 82-83.
65 Entretiens avec Debussy, op. cit., p. 620.
66 Ibid., p. 622.
67 La vie et la mort dans la musique de Debussy, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1968, p. 17.
68 Ibid., p. 37. Dans l’ouvrage de Jankélévitch, ces expressions caractérisent Pelléas et Mélisande.
69 Voix mortes : musiques maori, Œuvres complètes, op. cit., p. 549.
70 Entretiens avec Debussy, op. cit., p. 627.
71 Ibid.
72 Journal des îles, op. cit., p. 150.
73 Éric Meyer, « Sri Lanka. Histoire, société, politique », Encyclopædia Universalis.
74 Ibid.
75 Colette Caillat, « Pâli. Langue et Littérature » Encyclopædia Universalis.
76 Muriel Détrie, « Le Bouddha dans les littératures occidentales », Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Éditions du Rocher, 1988, p. 249.
77 Journal des îles, Jeudi 22 décembre 1904, Fontfroide, Fata Morgana, p. 156.
78 Ibid.
79 Hermann Oldenberg, Le bouddha : sa vie, sa doctrine, sa communauté, traduction A. Foucher, Paris, Librairie Félix Alcan, 1934, 4e édition française, p. 146-147.
80 André Bareau, Bouddha, Paris, Éditions Seghers, 1962, p. 21.
81 Ibid., p. 92.
82 Flermann Oldenberg, Le bouddha : sa vie, sa doctrine, sa communauté, op. cit., p. 230. L’ouvrage fondamental d’Hermann Oldenberg, publié en langue allemande en 1881, entre dans la catégorie des ouvrages de vulgarisation inspirés des premières traductions de textes du Canon pâli appartenant au Hinayâna ou Petit Véhicule, jugés plus proches de la réalité historique parce que plus anciens. Ce livre bientôt traduit en anglais puis en français fera pendant longtemps autorité. Oldenberg adopte un point de vue évhémériste ; il considère que l’existence historique du Bouddha ne peut être mise en doute et qu’il faut, pour reconstituer sa vie et son enseignement, débarrasser la littérature bouddhique de tous ses éléments mythiques et légendaires. (Muriel Détrie, Le bouddha dans les littératures occidentales, op. cit.)
83 Gilles Manceron, Segalen, Paris, Éditions J.-C. Lattès, 1991, p. 469.
84 Ibid., p. 478 : « En apprenant la nouvelle de la mort de Segalen, plusieurs de ses amis pensèrent à un suicide. Ce fut le cas de Max Prat, qui l’avait vu quelques jours avant, mais était à Paris au moment du décès ; de Daniel de Monfreid et d’Henry Manceron, alors en mission pour la Marine dans le port espagnol de Vigo. [...] Quant à Claudel, il nota d’abord dans son Journal, après avoir reçu une lettre d’Yvonne, qu’“il se serait coupé le pied sur un rocher et aurait en vain essayé d’arrêter le sang avec un mouchoir” [...] il rectifia ensuite ce témoignage en écrivant dans la marge : “En réalité suicidé”. »
85 Siddhârtha, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 616.
86 Feuilles de route, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, 1995, p. 1063.
87 Ibid., p. 1064.
88 Ibid., p. 1064-1065.
89 Stèles, Éditions Robert Laffont, 1995, p. 124.
90 Siddhârtha, op. cit., vol. 1, p. 616.
91 Hermann Oldenberg, Le bouddha : sa vie, sa doctrine, sa communauté, op. cit., p. 146.
92 Journal des îles, Jeudi 22 décembre 1904, op. cit., p. 156.
93 Essai sur l’exotisme, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 774.
94 Nous et les autres, Paris, Éditions du Seuil, 1989, p. 360.
95 Essai sur l’exotisme, op. cit., p. 749.
96 Ibid.
97 Ibid., p. 781.
98 Ibid., p. 751.
99 Chine. La grande statuaire, Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 760.
100 Vadime Elisseeff, « Introduction au Cycle archéologique et sinologique », Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 743.
101 Feuilles de route, op. cit., p. 975.
102 Chine. La grande statuaire, op. cit., p. 825.
103 Ibid., p. 829.
104 Édouard Chavannes, dans l’ouvrage qu’il consacre à la sculpture bouddhique, en donne la description suivante : « Le défilé de Longmen ou “porte du dragon” est situé à 25 li au sud de la ville de Ho-nan fou ; il est formé par deux chaînes de petites montagnes entre lesquelles coule la rivière Yi ; de là vient le nom de Yi k’iue “les piliers de Yi” sous lequel on désigne dans la littérature les deux montagnes et, par suite, le défilé lui-même. Dès l’année 516 avant Jésus-Christ, ce défilé est mentionné sous le nom de K’iue sai “la barrière des piliers”. » (Mission archéologique dans la Chine septentrionale, Paris, Ernest Leroux, 1915, p. 320.)
105 Feuilles de route, op. cit., p. 979. Victor Segalen décrit ici à l’extrémité septentrionale du défilé l’une des trois grottes appelées Pinyang dans l’enceinte du temple Tsien-k’i.
106 Ibid., p. 998.
107 Feuilles de route, op. cit., p. 1041-1042.
108 Ibid., p. 1138.
109 Mission archéologique dans la Chine septentrionale, Paris, Ernest Leroux, 1915, p. 293.
110 Ibid., p. 292.
111 Ibid., p. 324.
112 Ibid., p. 574.
113 Ibid., p. 561.
114 Ibid., p. 559-560.
115 Ibid., p. 561.
116 Ibid.
117 Journal des îles, Jeudi 22 décembre 1904, Fontfroide, Fata Morgana, p. 156.
118 Imaginaires, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 797.
119 Ibid., p. 799.
120 Ibid.
121 Ibid., p. 800.
122 Ibid., p. 807.
123 Ibid., p. 808-809.
124 Ibid., p. 807.
125 Entretiens avec Debussy, op. cit., p. 633.
126 Ibid.
127 Siddhârtha, op. cit., p. 616.
128 Ibid.
129 Feuilles de route, op. cit., p. 1003.
130 Entretiens avec Debussy, op. cit., p. 628.
131 Siddhârtha, op. cit., p. 616.
132 Orphée-roi, op. cit., p. 702.
133 Entretiens avec Debussy, op. cit., p. 665.
134 Ibid., p. 664.
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