Chapitre I. Edmond Jabès et « le risque d’un nom1 »
p. 47-100
Texte intégral
Ma vie, depuis le livre, aura donc été une veillée d’écriture dans l’intervalle des limites, sous le signe resplendissant du Nom imprononçable2.
Homologuer l’absence / divine. Écrire le texte / de cette absence lue3.
Écriture et judaïsme
1Comme Mallarmé avant lui, Edmond Jabès s’est voué à l’interminable recherche de ce qu’il a nommé le Livre des livres : « Toute œuvre, affirme-t-il, ne répond jamais que de ce désir. » (DL, p. 120.) Mais le Livre qu’imagine cet écrivain, né en Égypte de parents juifs puis exilé en France à la suite de la crise du canal de Suez en 1956, diffère sensiblement de celui dont avait rêvé son précurseur. Compte pour beaucoup l’héritage judaïque de l’auteur, référence incontournable d’une œuvre fragmentée et volumineuse, qui rassemble – et disperse pêle-mêle, sous la dictée de rabbins imaginaires4 – aphorismes, poèmes, récits, lois, légendes, contes, débats, dialogues et essais. En effet, la réflexion sur l’écriture dans Le Livre des Questions, Le Livre des Ressemblances, Le Livre des Marges et Le Livre des Limites, est entièrement traversée par une réflexion sur le judaïsme, toutes deux pliées à la tâche de penser l’innommable sans porter atteinte à son altérité.
2Ainsi, alors que le Théâtre qu’avait imaginé Mallarmé dans ses essais en appelait au mystère de la transsubstantiation dans l’espoir de capter la « présence réelle » du Livre originel5, l’œuvre de Jabès, toute pétrie de l’iconoclasme judaïque, repoussera expressément une telle incarnation de l’indicible. C’est justement cette conscience de l’inévitabilité de l’échec qui préserve la quête de Jabès des obstacles qu’avait rencontrés Mallarmé : « Qu’est-ce que fait un écrivain ? Il essaie d’imiter un livre mythique qu’il n’écrira jamais. Toute l’écriture, c’est cela. Ce livre, nous ne le ferons jamais, parce que le jour où nous le ferons, il n’y aura plus rien... ce serait la mort6. » En prolongeant le projet mallarméen qui envisageait le Livre comme Rien, Jabès cherchera aussi à le dépasser, en refusant de faire de cette négativité une entité pure qui soit à son tour contemplable du dehors ou accessible du dedans7. Il conçoit au contraire, comme il l’explique dans ses entretiens avec Marcel Cohen, « un livre hors du temps – comme [lui] apparaissait soudain l’Égypte – et qui intégrerait la rupture à tous les niveaux ; un livre où les mots mêmes seraient confrontés à l’infini qui les mine. » (DL, p. 80.)
3À ces fins, la fiction jabésienne initie ses lecteurs à une pensée et à une pratique de l’écriture que l’on pourrait qualifier de négatives, visant à faire advenir l’indicible plutôt que de le dire (façon sans doute de contourner, tout en le respectant, l’interdit de la représentation qui pèse ici de tout son poids). Cette évocation toute en nuances, voire en silences, nous invite à une patiente fréquentation de l’œuvre et à l’infini travail de son déchiffrement.
Un certain judaïsme
4Étant donné le rôle central que joue le judaïsme au sein de l’œuvre, il n’est nullement étonnant que tant de lecteurs aient tenté de rattacher celle-ci aux traditions de l’herméneutique rabbinique. D’autres encore auront pris appui sur les textes pour se prononcer sur la « judéïcité » de l’auteur, en concluant soit à son athéisme, soit à sa réinscription, hors de toute doxa, dans le judaïsme. Si je convoque à mon tour la pensée judaïque, c’est d’abord parce qu’elle remplit l’office d’une « fiction » profondément féconde pour la réflexion de Jabès sur l’écriture, sur l’époque postmoderne et sur l’indicible – et, à plus forte raison, sur l’écriture postmoderne de l’indicible. Le judaïsme fournit à l’écrivain non seulement matière inexhaustible à métaphores pour dire le Rien, mais lui lègue de surcroît une consigne toute spéciale, une démarche à suivre pour affronter l’innommable qui sans cesse échappe à toute emprise. Cette conjonction qu’opère Jabès entre l’écriture postmoderne et le judaïsme n’est d’ailleurs pas inédite. L’émergence de l’herméneutique juive dans la théorie littéraire contemporaine n’a pas manqué de souligner la profonde complicité de ces deux pensées8. Et avec raison : solidaires d’un refus du mythe fondateur et de la communauté extatique, toutes deux entretiennent un rapport singulier au Livre, au langage et au signe.
5Rappelons brièvement le contexte dans lequel s’élabore l’écriture de Jabès. On sait que le Dieu de la théologie classique juive, à la différence du Dieu chrétien, n’est jamais défini selon une ontologie de la présence. Bien au contraire, l’interdit de la représentation – « Tu ne feras point d’image taillée » (Exode, XX, v. 4) - est censé Le soustraire d’office à cette idolâtrie. Le tabou de spécularité empêche ainsi le juif de penser la transcendance sous la domination de l’image ou du concept.
6Ce même interdit frappe l’entreprise de Jabès, pour qui « écrire, en dernier ressort, ne serait que sacrifier – sacrifice par le feu – toutes les images dont la vie est saturée, à une seule : celle inconcevable de la mort. » (P, p. 97.) Par là, comme le note Helena Shillony, s’explique le rapport subversif de l’écrivain à la rhétorique :
Les procédés rhétoriques, qui frappent tout lecteur attentif du poète, s’accompagnent chez Jabès d’une charge subversive : les métaphores, au lieu de donner à voir, ne font qu’effacer les contours du monde visible, les chiasmes disent le déséquilibre plutôt que la symétrie classique, les anagrammes comme NUL/L’UN mettent en évidence des équations négatives9.
7Désertique entre toutes, cette écriture refuse systématiquement l’image pour ainsi dire visible, qui n’est que mirage, quitte à nous livrer d’autres images – imprenables et inimaginables, celles-là – de la viduité, du manque et de la disparition.
8« Dire Dieu, », en somme, « c’est dire Son absence » (UE, p. 88). Seule une approche par la via negativa permettra de préserver la définition, retorse à toute définition, de Dieu. S’il est Absence suprême, et si par conséquent, comme le résume Derrida, « le propre de Dieu, c’est de n’avoir pas de propriétés (il est tout sauf ce qu’il a)10 », il faudra se contenter, pour toute description, d’énumérer Ses attributs dits absents. On peut songer à ce titre au Nom de Dieu, dont il est strictement interdit de faire quelque chose d’écrit ou de perceptible aux sens. Le principe de cet interdit est d’une élégante simplicité : si le Nom faisait partie de la chaîne signifiante du langage, il ne serait plus absolu ; il ne saurait donc demeurer unique et impartageable que tant et aussi longtemps qu’il n’est pas nommé. Car donner un nom à quelque chose revient à lui donner la vie et, du coup, la mort : « De révéler l’objet en le nommant, le mot inaugure une existence mortelle. » (RL, p. 375.) Vouloir nommer Dieu (ou, pour l’écrivain, dire l’indicible), c’est tenter de rendre présent ce qui ne se (re)présente pas, et donc reconduire la logique que l’on souhaite congédier.
9« J’ai voulu, ô mon amour, t’appeler d’un nom qui échappe à la mort, un nom inviolable, aux verrous divins » (RL, p. 375) : ces verrous divins auxquels fait référence Yukel, double de l’écrivain dans Le Livre des Questions, se multiplient dans la pensée juive en vue de barrer l’accès au Nom divin. Le Tétragramme YWVH, nom « explicite » de Dieu, signifié par quatre lettres écrites en feu, est imprononçable et illisible. La porte est même fermée à double tour : l’usage astucieux de « SurNoms » (tels qu’Adonaï et Elohim, que l’on ne doit pas prononcer en vain), désigne par commodité provisoire, « sous rature » diraient Derrida et Heidegger, ce même Tétragramme. De toute évidence, ces nombreuses contraintes liées au Nom ont pour but d’entraver la concrétisation de l’impensé en objet pour la pensée. Mais elles nous rappellent par ailleurs la vérité de notre condition, à savoir qu’en tant qu’êtres faits de langage, nous sommes dans l’inadéquat et la médiateté. Impossible d’oublier, dans de telles circonstances, qu’il s’agit seulement de métaphores, recouvrant d’autres métaphores, et ainsi de suite indéfiniment.
10Ce Nom innommable de Dieu, métaphore par excellence du silence dont le langage est issu, trame, en la trouant, toute l’écriture de Jabès : il en est à la fois une origine diffuse et un obsédant point de fuite. La démarche paradoxale de Jabès face à l’indicible recoupe, dans cette veine, l’œuvre du kabbaliste. Que l’on soit définitivement et absolument séparé du Nom inviolable de Dieu n’empêche pas que celui-ci fasse l’objet d’une quête sans trêve – même si, comme le démontre Jabès, c’est en transgressant d’une certaine façon l’interdit de l’indicible que l’on parviendra à mieux le respecter.
Un double indicible
11Pur nom vide, le mot « Dieu » provoque la chute du sens et la défaite de la représentation. Aussi les narrateurs jabésiens butent-ils sur l’irruption gênante de ce « vocable inquiétant » (P, p. 55) qui pulvérise le texte qu’ils écrivent ensemble. L’usage qu’en fait Jabès dans ses Livres ne manque certainement pas de souligner que c’est sur cet abîme que le sens et le langage s’édifient.
12Or il faut signaler d’entrée de jeu que le statut de Dieu, déjà précarisé par son absence et sa vacuité dans la pensée juive, redouble d’ambiguïté chez Jabès. Car selon lui, ce « mot-trou » (pour employer le langage de Duras) est désormais indissociable d’un autre nom hors nomination, devant lequel la pensée et le regard restent tout aussi interdits : Auschwitz. « J’écris à partir de deux limites./ Au-delà, il y a le vide./En deçà, l’horreur d’Auschwitz. Limite-réel. Limite-reflet. » (P, p. 95.) À l’égal du Nom imprononçable de Dieu, ce « mot blessé » d’Auschwitz happe tous les textes de Jabès. C’est dire que l’indicible se serait en quelque sorte dédoublé dans l’intervalle depuis Mallarmé : il se propage dorénavant des deux côtés de la limite en recouvrant et le transcendantal et l’empirique. Jabès exploite à dessein l’image du funambule pour décrire le rôle on ne peut plus délicat de l’écrivain, tenu d’osciller entre deux « lignes de silence le long desquelles, comme l’équilibriste sur sa corde, la pensée redoute, à la moindre défaillance, de basculer dans le vide » (SD, p. 109).
13Inextricablement liés dans l’univers jabésien, le mot d’Auschwitz finit par entacher celui de Dieu, en ce sens qu’il nous oblige à reconnaître que les cris des Job de ce monde, mis à l’épreuve par le mal radical, sont poussés dans le néant. Aucune transcendance ne les récupérera : « Mais nos larmes, mes frères, qui les assumera ? » (LQ, p. 102.) L’espace désolé de l’écriture jabésienne dévoile, souvent impitoyablement, notre déréliction sans bornes. Hors de l’humanité, point de salut : il n’est pas d’instance supérieure pour rédimer l’atroce souffrance des déportés, pas de sacrement pour transfigurer leur douleur en expiation mystique du péché. Pas de récit, non plus, qui puisse conférer un sens à ces outrages subis sans raison. C’est donc aussi une certaine conception de Dieu, celle qui en faisait l’intervenant protecteur et consolateur des justes, qui est mise à mort dans les chambres à gaz. Qu’est-ce à dire, sinon que le génocide des juifs opère pour Jabès la suspension décisive du mythe de Dieu comme garant du sens ? Son écriture endeuillée ne cesse de circonscrire cet abîme, dans la conscience tourmentée et l’éternel ressassement de la séparation d’avec l’Origine.
14Il importe donc de noter que l’œuvre s’alimente, comme son auteur l’a précisé, d’un judaïsme après Dieu. Il s’agit bien d’une écriture postmoderne au sens où l’entend Lyotard : quoique la Bible juive et son exégèse modulent profondément le rapport de Jabès au Livre (elles en dessinent l’horizon thématique de même qu’elles lui prêtent la forme atomisée du Midrach), son œuvre fait pourtant coupure avec tout grand Récit. Faute de répondants qui légitimeraient le Livre, les textes de Jabès, orphelins de divinité, se disloquent et s’éparpillent en livres ponctuels.
15C’est dans la déchirure de la parole, au sein de cette rupture angoissante avec l’Origine, que s’entrecroisent les deux grands pans de l’œuvre jabésienne, comme le résume cette phrase sans doute la plus citée de l’auteur : « Le judaïsme et l’écriture ne sont qu’une même attente, un même espoir, une même usure. » (LQ, p. 136.) Juif et écrivain se rejoignent dans « le tourment d’une antique parole » (RL, p. 398, souligné dans le texte) dont ils se savent retranchés de toute éternité. C’est cela, au fond, l’éjection d’Eden, jardin de la parole pleine : la perte de la langue adamique et l’exode du sujet dans le désert d’une langue divisée. Être écrivain ou juif serait donc « à la fois, s’exiler dans la parole et pleurer son exil » (E, p. 203). L’écriture et la lecture se confondent ici avec l’espace vital du juif et de l’écrivain. Partis à la recherche d’une Terre promise qui se retranche toujours hors de portée, tous deux élisent demeure dans un Livre qui les confine à une errance sans fin. Et ce Livre, pour leur avoir conféré leur identité, ne les rend pas moins étrangers à eux-mêmes.
16Cette analogie du juif et de l’écrivain, autour de laquelle se développe toute l’œuvre de Jabès, peut toutefois porter à confusion. L’auteur lui-même a remarqué que « certains ont pu déduire [qu’il avait] fait, du juif, un écrivain et, de tout écrivain, un juif ; alors [qu’il s’était] simplement autorisé à souligner leur relation commune au texte » (P, p. 89). Mais quelle est la nature véritable de ce rapport ? S’agit-il, comme semble le suggérer Jabès, d’une simple métaphore, ou plutôt d’une « longue métonymie11 », ainsi que le soutient Derrida ? La figure du juif ne servirait-elle qu’à illuminer celle de l’écrivain, la seule qui vaille ? Est-il même possible de dégager le sens « figuré » et le sens « propre » de l’œuvre ? Car à examiner l’articulation des rapports entre le judaïsme et l’écriture dans l’œuvre de Jabès, on se rend compte que ces deux réflexions non seulement participent d’une même approche de l’indicible mais découlent l’une de l’autre, voire s’engendrent mutuellement. Ce n’est qu’en faisant la traversée de l’une que l’on parvient à tracer le passage de l’autre, et inversement. L’écrivain ne constitue pas à lui seul le noyau fixe de l’œuvre. C’est plutôt dans la torsion de cette figure avec celle du juif – entre ces deux pôles si l’on peut dire – que circule le sens, à la manière d’un chiasme.
17La figure du chiasme (du grec khiasma, le croisement) semble tout à fait idoine pour décrire cette stratégie d’insertion réciproque qui sous-tend toute l’entreprise jabésienne en la faisant constamment jouer sur deux plans simultanés. C’est ainsi que toute la question de l’écriture et du Livre sera traitée par le biais d’une méditation sur Dieu et le juif, tandis que l’opposition du nazisme au judaïsme sera décrite en termes de conceptions fondamentalement incompatibles du langage et du signe. L’interpénétration des pensées et la complexité de l’architecture textuelle produiront la richesse indéniable de la lecture, certes, mais aussi la difficulté, non moins considérable, du commentaire, dès lors qu’on essaie de départager les deux « modes » d’une œuvre qui demande toujours à être lue dans les deux sens et à double sens.
18Il y a lieu de parler ici de modes d’écriture. Tout se passe comme si, pour se maintenir en équilibre entre les deux limites de l’écriture (Dieu, Auschwitz), l’œuvre jabésienne assignait une tâche particulière à chacun des modes qui porte ces réflexions. Celle sur le Dieu des juifs a plutôt valeur de ce que Deleuze a nommé un percept : cette métaphore qui tient place et lieu de l’innommable chez Jabès rend ainsi plus tangible une interrogation des enjeux de l’écriture qui risquerait éventuellement de sombrer dans l’abstraction la plus complète. À travers une longue tradition midrachique confrontant les textes « à l’infini qui les mine » (DL, p. 80), l’écrivain essaiera de faire partager à ses lecteurs l’expérience charnelle à la fois du Dieu comme silence et du silence de l’écriture.
19Pour aborder l’innommable d’Auschwitz, le problème est tout autre. Ici, le langage ne peut pas prendre en charge l'affect qui le fait défaillir. Pris entre le silence insoutenable et un cri assourdissant, le symbolique ne peut faire écran à l’horreur des camps. Une réflexion plus théorique sur le langage offrira pourtant, avec le recul, la possibilité et les moyens de poser ce problème fondamental. (La sobriété et l’économie du style jabésien cachent, il est vrai, un fond affectif extrêmement puissant.) Ainsi, ces deux régimes se convoquent, se suppléent et se relancent aux moments d’excès – de vide ou de trop-plein – où la pensée atteint son dehors : « Écrire serait, dans ce cas, se tenir sur le fil de la coupure [...] ou mieux, au sein même de la rupture sans laquelle je n’aurais, quant à moi, jamais accouché d’une ligne » (DL, p. 135).
20L’exploitation du rapport chiasmatique entre l’écriture et le judaïsme permettra simultanément à Jabès d’interrompre le mythe fondateur et d’entreprendre la périlleuse exploration de l’indicible. En un premier temps, l’écrivain poursuivra l’ébranlement du mythe – tâche qui lui paraît de première urgence au lendemain du nazisme – en s’appuyant sur la conception hébraïque du Livre, du langage et du signe. Absolument postmoderne, si l’on peut dire, la logique judaïque du signe maintient vis-à-vis de l’indicible un écart infranchissable. La logique chrétienne du signe, en revanche, cherche à outrepasser les limites qui séparent l’être humain aussi bien de l’autre et du langage, que de l’origine et de la mort. En explicitant le délire nazi comme sinistre tentative de nommer l’innommable, Jabès nous donne à lire le nazisme et les camps comme inversion diabolique de la conception chrétienne du signe. Il s’inspirera de la vigilance juive à l’égard de l’indicible pour réaffirmer, dans sa propre pratique de l’écriture, l’autonomie indomptable du signifiant et la rupture insurmontable avec l’origine.
L’interruption du mythe : le Sans-Visage et le Christ
21Pour aborder la critique jabésienne du mythe, il faut de nouveau remonter jusqu’à la conception de Dieu telle qu’elle est formulée dans les religions juive et chrétienne. Dans le christianisme, on sait que la présence absolue de l’Origine est incarnée en Jésus-Christ. Par le biais de cette synthèse que réalise le Christ (à la fois notre semblable et Dieu), le chrétien peut saisir sa ressemblance avec Dieu le Père et communier avec Lui. C’est ce corps mystique qui apporte, de surcroît, le salut de la vie éternelle aux croyants : « Si nous sommes entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous y serons aussi entés par la ressemblance de sa résurrection » annonce saint Paul dans son Épître aux Romains (VI, v. 5).
22Il n’y a rien de tel dans la pensée juive. L’interdit de la représentation distingue rigoureusement le dit de l’indicible et l’étant de l’être. C’est tout au plus sous forme de vide que « s’incarne » ce deus absconditus d’absence et de silence : « Le vide n’est pas invisible. Une image aurait pu lui convenir ; fût-ce celle de son invisibilité./ Il est l’impertinence de la non-représentation du Rien. » (P, p. 102.) Cette impertinente vacuité divine fait violence à l’imagination. Elle représente à coup sûr une rude épreuve pour le peuple élu, maintes fois châtié dans les pages du Pentateuque pour avoir cédé aux charmes plus éclatants du veau d’or. Le désir de soumettre la foi à l’épreuve de la vision et de rabattre l’indicible sur le dicible, s’avère d’une telle force que Jabès choisit quelquefois de substituer dans ses textes le mot « Dieu » par son homonyme « D’yeux », « pour marquer combien la tentation est grande de chercher Dieu avec les yeux. Car Dieu, n’est-ce pas, c’est l’exigence ultime du regard » (DL, p. 136).
23Aussi les interlocuteurs imaginaires qui se relaient l’écriture mettent-ils constamment en garde contre l’anthropomorphisation de la divinité, preuve de l’outrecuidance humaine. « Un double miroir [...] nous sépare du Seigneur ; de sorte qu’en cherchant à nous voir, Dieu Se voit et que cherchant à Le voir, nous ne voyons que notre visage. » (LY, p. 231-232.) Or ce genre de commentaire apparemment sibyllin semble laisser entière l’énigme de la ressemblance entre Dieu et l’homme qu’il a créé à son image. Comment imaginer celle-ci sans, justement, s’en faire une image, c’est-à-dire sans basculer dans l’idolâtrie12 ?
24La pensée par voie négative, une des grandes clefs de l’œuvre de Jabès, nous aide à résoudre de telles énigmes. La satisfaction qu’on en retire est cependant bien fugitive, puisqu’elle conduit la pensée à son point de dissolution. À force de sonder les propos des rabbins, on devinera que « l’image » commune de Dieu et de l’homme doit être appréhendée sous sa forme négative, dans la similitude irreprésentable du rien avec le rien. La seule et unique ressemblance entre Créateur et créature se parachève dans le néant dont la créature est issue et vers lequel elle s’achemine :
Nous aurons suivi le chemin percé, pour nous, par la parole juive. Deux phrases nous auront, dans l’errance, accompagnés. Pour la respiration : « Dieu a créé l’homme a Son image » ; pour l’expiration : « ... car poussière, tu fus, et poussière redeviendras. » (P, p. 105, souligné dans le texte.)
25Étrange ressemblance que celle qui rompt avec la ressemblance : à la place d’une synthèse positive (la ressemblance avec le Christ, par exemple), le lecteur de Jabès achoppe invariablement sur un tiers terme neutre (ici, le retour à l’abîme primordial). C’est ce qu’illustre formellement ce chiasme, véritable signature de Jabès en ce qu’il établit une correspondance entre l’être humain et Dieu, précisément en niant toute correspondance possible : « Visage du non-visage. /Non-visage du Visage » (UE, p. 62). L’anonymie divine fait pendant à l’anonymat humain.
26Cette ressemblance « négative » divise plus sûrement que toute différence. En plus d’interrompre l’identification narcissique avec la divinité, elle déstabilise la communauté. L’absence de visage est lourde de conséquences pour la rencontre avec l’autre :
Je serais, en ce cas, responsable d’un visage qui n’est pas le sien et qui pourrait très bien être le mien./Le vrai visage est une absence de visage : visage de celui à qui on a arraché le visage – absence de visage devenu visage de ma responsabilité. (UE, p. 61-62.)
27Elle s’avère tout aussi ruineuse pour la subjectivité. On apprend ainsi que la seule coïncidence durable entre un être humain et son image n’est pas à cerner dans son reflet, mais plutôt dans son ombre, « qui est reflet et sacrifice d’un reflet, qui est le double et la négation de l’homme » (LQ, p. 86-87).
28Ce visage humain que la mort littéralement dévisage donne lieu à toute une série de jeux de mots troublants qui exposent sa fondamentale ambiguïté. La mort, à bien y penser, nous démasque. En effaçant nos traits, en arrachant ce que nous avions pris jusque-là pour le signe le plus sûr de notre unicité, elle nous rend notre vrai visage. Voilà qu’au lieu d’authentifier l’identité, le visage en consomme plutôt la perte :
Dieu a créé l’homme à Son image puis a effacé celle-ci en S’effaçant./L’homme, n’ayant pas connu le visage de Dieu, ne connaîtra jamais, a fortiori, le sien. Il sait seulement la douleur de la perte. Il sait que ce qui passe pour être son visage n’est, au fond, que la nostalgie d’une absence de figure./L’image de Dieu, ne serait-elle que celle d’un infini effacement ? (PLS, p. 58.)
29De même que le surgissement du Nom imprononçable de Dieu donne à voir, soudainement, l’infondable de la langue, de même le non-Visage de Dieu accuse-t-il la précarité de notre propre identité. Ainsi cette écriture qui affirme l’inviolabilité de l’innommable finit-elle par fragiliser, pour le coup, tout le nommable. Car si les choses ne sont pas représentables, comme le soutiennent les rabbins des Livres, il s’ensuit que toute préhension de la réalité est illusoire. Celle-ci « passe par un ineffaçable, un inaperçu qui la tiennent toujours à distance » (DL, p. 66), distance que l’écriture jabésienne tendra à révéler au sens photographique du terme : « “Dans le livre, la réalité apprend et révèle ce qu’elle est ; une irréalité visible que nous confrontons avec elle-même, à sa base dans le vocable convoqué” » (RL, p. 437).
Le rapport (sans rapport) à l’Origine
30Récapitulons : autant le Dieu des juifs se dérobe à notre désir de le représenter (car nommer, entendre, voir, c’est déjà inaugurer une présence, une image, un corps, un visage et une voix), autant l’être humain est impuissant, de son vivant, à échapper au corps et aux sens qui le séparent nécessairement de l’Origine : « “Là où un regard peut encore se poser, où une oreille peut encore entendre, où le nez peut encore sentir, où les doigts peuvent encore surprendre, un mur s’élève.” » (LQ, p. 108). Car l’indicible, quand bien même il se laisserait dire, demeurerait inaudible : « – Si je parlais la langue de Dieu, reprit Yukel, les hommes ne m’entendraient pas ; car Il est le silence de toute parole. » (LY, p. 288.) Là réside, en effet, la double contradiction dont vit toute écriture de l’indicible : « La vérité de Dieu est dans le silence./Devenir, à son tour, silencieux dans l’espoir de se fondre en elle./Mais nous ne pouvons en prendre conscience qu’à travers la parole./Hélas, celle-ci, à chaque fois nous éloigne du but » (LP, p. 17).
31On aurait donc tort d’imaginer que l’indicible est tout simplement caché derrière un voile qu’il nous suffirait de lever – si seulement nous en avions les moyens – pour voir clair. Les personnages reviennent sans cesse sur ce point : l’indicible n’est pas accessible hors du langage ; il ne peut être expérimenté qu’à travers l’écriture. Bref, nos limites (nos sens, le langage) constituent notre unique mode d’aborder l’indicible. L’écart entre nous et l’innommable est, à proprement parler, essentiel. C’est ce que soutient également Maurice Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible, ouvrage qui serre de très près la pensée jabésienne :
[...] c’est comme si le secret où [...] sont [ces vérités] et d’où l’expression littéraire les tire était leur propre mode d’existence ; ces vérités ne sont pas seulement cachées comme une réalité physique que l’on n’a pas su découvrir, invisible de fait que nous pourrons voir un jour face à face, que d’autres, mieux placés, pourraient voir, dès maintenant, pourvu que l’écran qui les masque soit ôté. Ici, au contraire, il n’y a pas de vision sans écran : les idées dont nous parlons ne seraient pas mieux connues de nous si nous n’avions pas de corps et pas de sensibilité, c’est alors qu’elles nous seraient inaccessibles [...]13.
32Qu’on se le tienne pour dit, il y a danger certain à vouloir transgresser nos limites : « “Regarder au-delà, c’est tenter de regarder par-delà le voile de la vie ; c’est espérer mourir” » (RL, p. 426). La lisibilité est forcément posthume. De là, l’interdit biblique de ne jamais regarder Dieu sous peine de perdre la vie. En dehors de la mort qui nous rappelle à l’abîme primordial, nul ne peut entrer en relation immédiate avec l’indicible.
33Au lieu d’occulter le caractère étranger de la transcendance afin qu’elle tienne en nous, il incombe donc de la respecter dans son absolue différence. Le peuple de Moïse, comme aime à le rappeler Jabès, sera ainsi amené à découvrir que l’alliance entre lui et Dieu se forge non pas dans la fusion et la révélation extatique d’une incarnation, mais plutôt dans la séparation et la déchirure d’une parole demeurée parole : « Le face-à-face avec le texte a remplacé le face-à-face avec Dieu. » (P, p. 84.) Pour Maurice Blanchot, qui a fait du judaïsme l’objet de plusieurs essais dans L’Entretien infini, cette conception d’une parole faillible qui préserve la distance avec l’autre constituerait le « grand fait d’Israël » :
Admettons que la pensée juive ignore ou refuse la médiation et la parole comme médiatrice. Mais précisément son importance est de nous apprendre que parler inaugure une relation originale, celle par laquelle les termes en présence n’ont pas à expier cette relation, ni à se renier en faveur de quelque mesure dite commune, mais demandent et reçoivent l’accueil en raison même de ce qu’ils ont de non commun. Parler à quelqu’un, c’est accepter de ne pas l’introduire dans le système des choses à savoir ou des êtres à connaître, c’est le reconnaître inconnu et l’accueillir étranger, sans l’obliger à rompre sa différence14.
34« [N]ous ne pouvons aborder l’infini d’une parole à lire qu’à travers les insupportables limites d’une parole lue » (P, p. 78) : c’est dire combien la tâche du juif, comme celle de l’écrivain, est ardue. Tous deux ont à penser l’Un, non point à partir des repères rassurants d’une unité ou d’une présence, à savoir d’un Nom prononçable, d’un Visage incarné ou d’un Livre achevé, mais dans le foisonnement effréné de ressemblances, d’analogies, de mises en abyme, de fragments et d’échos.
Signe et circoncision
35De cette opposition entre un Dieu absent qui ne se concrétise qu’à travers sa Loi, et un Dieu incarné et rédempteur, naissent deux approches bien distinctes du langage et du Livre. Celles-ci se fondent (ou débouchent, l’origine jabésienne étant toujours réversible) sur deux logiques du signe. Ce contraste des conceptions hébraïque et chrétienne du signe constitue le fond sur lequel se détache la critique jabésienne du mythe aryen. Il faut remonter jusqu’à la Bible, et plus précisément au « débat » lancé dans le Pentateuque et les Épîtres de saint Paul, autour du thème de la circoncision. La polémique biblique vise en effet à dégager le rôle de deux termes constitutifs du signe : la Lettre et l’Esprit de la Lettre. Cette problématique de la Lettre et de l’Esprit (qui est aussi, mutatis mutandis, celle du livre et de l’image), constitue la préoccupation permanente et le grand catalyseur de l’écriture de Jabès : « Je crois avoir perçu que l’écriture juive ne saurait être, dans sa relation à l’éternité, qu’écriture issue du farouche combat du livre opposé à son image : le mot de l’image face à l’image du mot. Combat dont cette écriture accrédite l’inconstatable terme. » (P, p. 102-103.)
Une chair faite texte et le Verbe fait chair
36Commençons, comme il se doit, par la Genèse. C’est ici que l’alliance conclue entre Dieu et son peuple élu est signée, ni plus ni moins, par la circoncision des mâles dès le huitième jour. On notera que ce lien est noué à même une coupure : « Le bistouri strié de sang scelle l’alliance avec Dieu ; secrète coupure dans la blessure constatée. » (RL, p. 402.)
37Cette circoncision du juif marque un engagement qui ne tirera son plein sens qu’en fonction de la circoncision du cœur, c’est-à-dire par le respect des commandements de Dieu gravés à la fois sur les Tables et dans le cœur (Deutéronome, VI, v. 6 ; X, v. 16). Quoique le pacte mise sur l’équivalence des circoncisions physique et spirituelle, il admet d’avance le libre jeu du signe, et donc la possibilité de divergence entre la Lettre (la circoncision du pénis) et l’Esprit de la Lettre (celle du cœur). Le risque de détournement du sens s’inscrit donc d’emblée dans cette autonomie que l’alliance assure à la Lettre.
38Dans la fiction jabésienne, ce libre jeu de la Lettre et de l’Esprit s’illustre sur le plan thématique par l’enchevêtrement du corps et du texte. Pour le peuple du Livre, « toute lettre du livre est le squelette d’un juif » (A, p. 309). Les corps qui portent la marque de l’alliance se muent en « feuillets de chair et de lumière » (LQ, p. 63), les pores, en encriers naturels (LR, p. 49) et les larmes, en encre juive (LR, p. 121). Les rares personnages féminins subissent également cette textualisation, parfois, comme Yaël désincarnée en pure parole, jusqu’à s’y confondre. La peau de Sarah s’imbibe d’encre-sang : « Les mots collent à ma chair comme à un buvard » (LQ, p. 155), et son corps entier devient mot dans l’acte d’écrire : « J’épouse chaque syllabe au point de n’être plus qu’un corps de consonnes, une âme de voyelles. » (LQ, p. 153.) Sont aussi vocables les rabbins-narrateurs dépourvus de toute consistance mises à part les lettres de leur nom.
39Pour les chrétiens, en revanche, il ne s’agit pas de flottements de signes ni de métaphores : le Verbe s’est fait chair, transsubstantiation réalisée dans le corps du Christ, sorti de l’ombre des signes. En Lui fusionnent parfaitement la Lettre et l’Esprit (saint) : le corps mystique et le Nom (ne) font (qu’)Un. Cette incarnation marque un tournant inouï dans la logique du signe. Comme le signale Daniel Sibony dans son brillant recueil d’essais Jouissances du dire, elle inaugure « un investissement nouveau de la langue15 ». En stabilisant la Lettre qu’il subordonne à l’Esprit de la Lettre, ce moment divin de plénitude langagière ancre le langage et met fin, une fois pour toutes, à la dérive du sens.
40On comprendra que la parité de l’Esprit et de la Lettre que postule le Pentateuque s’avère pour le moins problématique dans le Nouveau Testament. Dans ses Épîtres aux Romains et aux Corinthiens, saint Paul s’emploiera en effet à (ré)instaurer une hiérarchie entre l’Esprit et la Lettre. Il ne suffit plus de respecter la Loi (que l’éthique de l’amour, du reste, a sublimée), mais de la remplacer par une nouvelle réalité de l’Esprit. D’ores et déjà, déclare saint Paul, la circoncision n’est plus affaire littérale, liée aux apparences, mais uniquement spirituelle. La Lettre de la Loi n’est valable que si, et seulement si, elle est actualisée par l’Esprit (ou par ce que Levinas a désigné, en l’opposant à l’observance de la Loi, « la magie de la foi16 ») : « Vos actions faisant voir que vous êtes la lettre de Jésus-Christ, dont nous n’avons été que les secrétaires, et qui est écrite non avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair qui sont vos cœurs. » (IIe Cor., III : 3.)
41Il n’en fallait pas plus pour provoquer l’élision du signe par le concept : la marque littérale de la circoncision est effacée par celle, purement spirituelle, du baptême. Par rapport à l’Esprit, la Lettre ne jouera que le rôle bien négligeable de supplément. Saint Paul (un juif converti, on le rappelle, au christianisme) fait ainsi trembler toute la distinction entre non-élus et élus, gentils et juifs, vrais et faux circoncis :
Car le vrai Juif n’est pas celui qui l’est au dehors ; et la véritable circoncision n’est pas celle qui se fait dans la chair, et qui n’est qu’extérieure./Mais le vrai Juif est celui qui l’est intérieurement ; et la circoncision véritable est celle du cœur, qui se fait par l’esprit et non selon la lettre ; et ce vrai Juif tire sa louange, non des hommes, mais de Dieu. (Épître aux Romains, II, v. 28-29.)
42En se liant à la Lettre de la Loi, les juifs rejettent l'Esprit du Christ qui les libérera de la mort. Quelle sera la prescription de saint Paul ? De ne pas s’enliser dans l’horizontalité mortifère de la Lettre, prise dans l’enfilade interminable des signifiants, mais de s’élancer dans un mouvement vertical vers l’Esprit, afin de fonder, dit-il, une nouvelle alliance : « Mais maintenant nous sommes affranchis de la loi de la mort, dans laquelle nous étions retenus ; de sorte que nous servons Dieu dans la nouveauté de l’esprit, et non dans la vieillesse de la lettre. » (Ibid., VII, v. 6.)
Le Livre inachevable et le livre achevé
43Ces logiques antithétiques du signe feront s’opposer les Livres juif et chrétien tant par leur mode d’écriture que par la lecture qu’on en propose. On a vu que dans la tradition hébraïque dont se réclame Jabès, le pouvoir dire de la Lettre excède toujours le vouloir dire de l’Esprit. Aucun texte, si lucide et dense soit-il, ne saurait mettre un terme définitif à l’errance du sens et à l’exil des mots. Le Livre « total » des juifs, à l’instar de celui qui fait l’objet de la quête jabésienne, ne le sera donc que paradoxalement.
44La totalité du Livre est d’emblée mise en cause par un Livre originel et abyssal qui le redouble tout en lui restant entièrement caché. Il est identique, en cela, au silence qui fait et défait les Livres de Jabès :
Il y a, dans tout livre, une zone d’obscurité, une épaisseur d’ombre qu’on ne saurait évaluer et que le lecteur découvre peu à peu. Elle l’irrite mais il sent bien que là se tient le livre réel autour duquel s’organisent les pages qu’il lit. Ce livre non écrit, énigmatique et révélateur à la fois, se dérobe toujours. (DL, p. 119.)
45On raconte qu’à l’origine, il y aurait eu deux Torah pour prodiguer l’enseignement de la loi. L’une, la Torah dite orale et la seule qu’il nous soit donnée à connaître, serait tracée de feu noir sur un parchemin. Celle-ci serait traversée à son tour par un Livre illisible et invisible, écrit à l’encre d’un feu blanc. Parlant de cette division originelle du Livre, un des narrateurs de Jabès explique que « “Dieu est le point incandescent, face au point obscur de la page écrite ; car, au livre des nuits de l’homme, correspond le livre aveuglant de Dieu” ». (LY, p. 215.) Cette duplicité insaisissable qui travaille le Livre et l’entoure d’un silence impénétrable n’est pas sans évoquer la structure analogique du Tétragramme divin.
46Le Livre total est d’autant plus fragmentaire qu’il ne prétend aucunement transmettre intacte la Parole divine. Cette dernière, au demeurant, est aussi absente que Dieu lui-même : « Le commentaire du Texte originel n’est pas commentaire de la Parole divine. Il est celui de l’humaine parole éblouie par celle-ci, tel le papillon nocturne par la flamme. » (DD, p. 83.) À plus d’une reprise, les Livres de Jabès font allusion à la brisure des Tables de la Loi par Moïse, qui a eu pour effet d’unir les juifs dans la tâche insaturable de l’exégèse : « Oublier le texte qui a enfanté le texte. Nous écrivons à partir de cet oubli. » (LD, p. 82.)
47Enfin, ce Livre est non seulement sujet à interprétation, mais il ne peut advenir sans le concours de tous ses lecteurs. La dette de l’écriture est insolvable et infinie dans tous les sens du terme, de sorte que les commentaires de la Bible juive préparent et diffèrent, éternellement, la venue tant attendue du Messie. Il est significatif que les éléments para-textuels des livres de Jabès repoussent, de même, l’avènement du Livre. Jamais lecteur n’aura lu autant de préfaces et d’avant-dires ! Les titres des chapitres d’Elya et d’Aely affichent assidûment, et même de façon excessive, que nous sommes bien dans Les limites, devant La porte, De part et d’autre de la paroi, Au seuil du livre, voire À la recherche du seuil, Aux frontières de l’arrière-livre, si ce n’est L’avant-avant-livre... En nommant un ensemble discret et fermé sur lui-même, le titre d’une œuvre marque tout à la fois sa venue au monde et sa mort : « L’image d’un livre est son titre. Elle n’est jamais image mais tombeau », lit-on (P, p. 97). Voilà sans doute pourquoi tous les titres de Jabès font signe vers d’autres textes, comme si cette dernière tentative d’ouverture pouvait prolonger la vie du Livre.
48Le Livre n’a donc de chance d’être « total » qu’à se montrer toujours plus ouvert. À la fois parfait et en devenir, plein de sens et poreux, il répond exactement à la définition que donne Barthes du Livre « immuablement structuré et cependant infiniment renouvelable17 ». C’est là l’unique gage de sa validité et son universalité. Car seul le livre qui se détruit lui-même à la faveur d’un autre livre qui le prolongerait saurait survivre à lui-même. Seule une vérité transitoire, lacunaire et paradoxale peut rêver d’éternité, « incessante invention puisqu’elle se contredit soi-même et que seul ce qui est provisoire est vrai » (LQ, p. 196).
49Signalons au passage que les livres jabésiens se caractérisent par cette intertextualité vertigineuse, comme si l’auteur cherchait à tout prix à préserver l’ouverture des textes les uns sur les autres. Toute l’œuvre se déploie à partir de ces répétitions et ces différences, si bien que sa continuité repose entièrement sur la discontinuité : « Le Lime de Yukel prolonge et se substitue au Livre des Questions » (LY, p. 205). Tissés d’un bout à l’autre de « citations », de renvois, de reprises et d’échos, et marqués de repères typographiques tels que les guillemets, les exergues, les parenthèses et les italiques, les textes ne cessent de mettre en relief leur secondarité face à une parole originelle absolument absente : « Tu seras toujours la seconde parole, dit le père ; le livre issu du livre » (RL, p. 421) ; « “Ne néglige pas l’écho ; car c’est d’échos que tu vis.” Reh Prato » (LQ, p. 44, souligné dans le texte). Jabès imagine ses livres « comme autant de cercles non clos et formant, si on les aborde dans leur continuité, une spirale au centre excentré. Le centre de cette spirale est un cercle réduit à un point dans l’espace ». (DL, p. 83.) Bouclés sur eux-mêmes, les Livres cycliques ressemblent aux rouleaux infinis de la Torah. Leur point final est en même temps leur point inaugural.
50À l’opacité et à la polysémie du Livre des juifs s’opposeraient la transparence et l’univocité du Livre des chrétiens. Éclairé par le Saint-Esprit, le Nouveau Testament relève la « lettre morte » du texte juif qu’il baptise du nom d’Ancien Testament. Ce geste de répétition qui érige l’Évangile en Livre véritablement fondateur témoigne d’un renversement (et d’un refoulement) de l’héritage du livre judaïque. Comme le relève avec finesse Daniel Sibony, les reprises de la Bible juive dans le Nouveau Testament sont effectivement évoquées « non comme des rebonds, des traductions, des déplacements métaphoriques, mais comme des avérations, des termes enfin solides pour arrêter l’errance nébuleuse d’origines archaïques18 ». L’Évangile se propose dès lors comme version vraie et irréfragable, celle qui authentifierait le Livre et en offrirait une lecture absolue. Le corps mystique du Christ, toujours selon Sibony, servirait de la sorte à imposer un cran d’arrêt au jeu de l’interprétation, en comblant « les failles du dire et les suspens de l’écrit19 ».
51À en croire la théologie paulinienne, l’incertitude et le questionnement – à partir desquels se construit et se déconstruit perpétuellement le Livre des juifs – sont dissipés par la réponse que fournit le Livre chrétien. La révélation extatique de Jésus-Christ donnerait accès au pur Esprit sans l’obstruction du signe. Dans sa Deuxième Épître aux Corinthiens, saint Paul plaint les juifs dont le cœur reste voilé : « Car jusqu’aujourd’hui même, lorsqu’ils lisent le vieux Testament, ce voile demeure toujours sur leur cœur, sans être levé, parce qu’il ne s’ôte que par Jésus-Christ. » (III, v. 14.) Les chrétiens peuvent donc se réjouir d’accéder tout droit à la vérité : « Ainsi nous tous n’ayant point de voile qui nous couvre le visage, et contemplant la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, nous avançant de clarté en clarté par l’illumination de l’Esprit du Seigneur. » (III, v. 18.)
52Les conséquences de cette polémique sont à double détente. D’une part, saint Paul jette la suspicion sur la matière, laquelle n’est jamais à l’abri de la falsification et de la mort. Il exhorte les croyants à mépriser la vie éphémère ici-bas au nom de la vraie vie éternelle dans l’au-delà. Il construit d’autre part une intériorité dans laquelle résiderait une vérité pure, inentamée par le monde sensible. Or le disciple du Christ délimite, ce faisant, une extériorité dans laquelle les lettres, laissées sans surveillance, seront libres de partir à la dérive du sens. C’est à ce moment critique qu’intervient la critique jabésienne du mythe.
Le danger de l’inversion
53Dès que l’on pense maîtriser le signe, le danger d’hubris n’est pas loin. C’est ce dont nous avertit le grand spécialiste de l’herméneutique juive, Gershom Scholem, lorsqu’il écrit qu’« il n’y a pas d’application dialectique immédiate de la parole divine. Si cela existait, ce serait destructeur20 ». Toute pensée, quelle qu’elle soit, est menacée par la corruption. L’approche judaïque du signe appelle par conséquent à la prudence et à la prévoyance dans l’écriture. Jabès le sait, lui qui insiste tantôt sur « le risque d’un nom » (LR, p. 69), tantôt sur le « devenir périlleux » (CS, p. 49) de la Lettre et du signe en vocable et en livre. Ses rabbins, de même, prêtent attention au recul et à la prise en compte du réel : « “Ne te fie pas à l’idée, flèche aveugle./”Apprends à manier la pensée, l’arc”, disait-il. » (LP, p. 101.)
54Or qu’advient-il de celui qui s’imagine imperméable à la force des signes et qui croit se fonder sur des certitudes inébranlables ? À ceux qui pensent voir clairement, Jabès rappelle que la vision est traversée d’aveuglements systématiques. Une force dystopique sommeille au creux de toute utopie ; une puissance maléfique est mise en veilleuse dans tout grand Récit. Il n’est que de se référer au mythe aryen, comme le font continuellement les Livres, pour s’aviser qu’il n’y a jamais loin de l’ange au démon. La méfiance judaïque à l’endroit des concepts sert de garde-fou contre les inversions et perversions qui peuvent éventuellement survenir au cours de leur application. Ce défi de « surmonter dans l’existence d’Israël l’angélisme de la pure intériorité » constitue, d’après Levinas, la véritable lutte de Jacob avec l’Ange. Telle est par ailleurs, écrit-il,
la grande sagesse dont la conscience anime le Talmud – que les principes généreux et généraux peuvent s’invertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force de la casuistique du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux quand il est appliqué [...]21.
55Les écrits de Jabès s’useront ainsi à « lever la mauvaise foi qui s’attache à tout langage qui s’ignore22 » et à tout concept qui se détache de la réalité concrète. Les débats jabésiens sur la potentialité nuisible du concept font écho à la polémique biblique du signe. L’un des rabbins, par exemple, se demande comment faire pour distinguer le bourreau de sa victime, une fois la marque brouillée entre eux : « Tu es couvert de ton sang et tes bourreaux crient leur innocence./Tes bourreaux ont ta voix et tes mains. » (LQ, p. 124.) Yukel s’interroge sur notre responsabilité vis-à-vis des signes : s’il n’y a plus personne pour les surveiller, dit-il, comment empêcher que l’on mette les initiales de son amante Sarah Schwall au service de la Gestapo ?
(Comment s’appelait, Sarah, ce jeune S.S. qui portait des initiales gravées dans son âme, qui circulait partout, grâce à tes initiales, qui portait un uniforme que l’on désignait par tes initiales ? [...] / Il n’était pas seul à s’enorgueillir du prestige de cette double lettre. […] Comment aurais-tu pu empêcher les autres lettres qui formaient ton nom, de sombrer, l’une après l’une dans l’océan des lettres mortes d’où émergeait, plus brillante que l’aurore, la double Majuscule appelée à gouverner le monde et qui narguait le soleil ? [...].) (LQ, p. 163-164.)
56En situant les enjeux du nazisme au niveau du symbolique, les Livres de Jabès entrent en résonance avec d’autres écrits contemporains : les travaux théoriques de Daniel Sibony et d’Edith Dahan, par exemple, mais aussi le roman de Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, dans lequel le narrateur-protagoniste traque avec un appétit d’ogre les « inversions malignes » des symbolon en diabolon dans l’Allemagne nazie. Mais tandis que Tournier présente le nazisme comme versant sinistre du romantisme allemand, Jabès remonte à des sources plus lointaines encore. En examinant la quête nazie du Nom total dans son rapport à la Lettre et à l’Esprit, l’écriture jabésienne semble l’assimiler à une inversion diabolique de l’économie chrétienne du signe.
57Tel le retour du refoulé, la fiction de Jabès pratique une brèche dans le fantasme nazi de la totalité en multipliant les fausses notes dans la récitation monologique du mythe :
Honneur à ceux qui y ont été piétinés ; honneur à ceux qui ont eu le crâne fracassé par les bottes de l’ennemi défilant au rythme de ses hymnes de gloire ; car ils ont, fût-ce même un instant, interrompu le rythme de son chant, gêné son déploiement sonore. La victoire est dans la plénitude. Il suffit d’une fausse note, il suffit d’une note égarée pour que l’édifice s’écroule. (LQ, p. 183.)
58Une des stratégies les plus frappantes qu’emploie Jabès pour faire s’écrouler l’édifice du mythe consiste à parasiter la pensée nazie et à retourner contre elle ses propres armes de l’inversion. Les narrateurs se placent eux aussi sur le terrain du signe, à la différence près qu’ils s’assurent toujours de lester les concepts nazis de leurs « lettres ». Les textes tentent ainsi d’aller jusqu’au bout des concepts qu’ils appliquent à la lettre, dans le but de dévoiler les réalités monstrueuses que masquaient les représentations glorieuses du mythe. Témoin le traitement du mythe fondateur du Blut und Boden de l’Allemagne nazie : plutôt que de faire explicitement référence à ce mythe pangermaniste de la pureté raciale alliée à la terre sacrée, les textes l’évoquent à travers des images récurrentes de boue mêlée de sang dans les camps de concentration. Songeons aux tableaux effrayants que nous peint, sur le mode de l’hypotypose, le Lime des Questions –. « Une goutte de sang a clos leurs lèvres. La terre leur est apparue, soudain, dans sa robe à pois rouges, comme une démente dont les gestes étaient d’hallucinantes hyménées de cendres » (LQ, p. 106) ; « Lorsqu’il songe à ses parents, c’est de l’autre berge qu’ils apparaissent. Entre eux, il y a le fleuve roux qui a charrié tant de boue, il y a toute la boue que le sang a charriée » (LQ, p. 190).
59Jabès s’attache aussi à montrer comment le nazisme s’est approprié les signes du judaïsme à seule fin de les pervertir. L’étoile de David, par exemple, rappelle aux juifs la promesse de Dieu, prononcée dans la Genèse, de multiplier la race juive comme les étoiles dans le ciel. Or à l’époque du désastre, cette étoile que doit porter le juif le promet plutôt à l’extermination la plus cruelle :
« Celui à qui on a pris le soleil n’a pas reçu, en échange, la lune. »/» Désormais son ciel ne compte aucun astre » disait-il encore./Mais il lui fut répondu : « Ne crois pas cela. Il reçut, une fois, une étoile en tissu, à coudre sur sa poitrine, et il est mort pour elle. » (LD, p. 109.)
60La circoncision, cet autre sceau qui marque l’alliance entre Dieu et son peuple élu, subit une transmutation tout aussi diabolique. Le corps-texte juif porte désormais l’inscription infâme d’un « numéro de [la] déchéance tatoué à l’avant bras » (LQ, p. 182) : « “Tu ne te doutais pas, mère, qu’en me concevant, tu léguais au jour des feuillets de chair et de lumière pour toutes les phrases qui sont des tatouages que j’allais être appelé à défendre [...].” » (LQ, p. 65.)
61Les déportés sont ainsi dépouillés de leur singularité, voire de leur statut d’être humain. « Dans les camps nazis, avait écrit Yukel, nous étions des livres faméliques dont on ne distinguait plus les titres. La ressemblance, entre créatures presque vivantes, avait atteint – ô midi du crime – son zénith » (LR, p. 69). Les narrateurs des Livres démontrent ainsi combien il a été plus aisé aux nazis, grâce à une manipulation des signes qui désincarne les juifs en simples lettres, de les raturer tout simplement du récit aryen de l’Histoire : « Dans un manuscrit, ce n’est qu’un mot gênant de supprimé » (LY, p. 257). On peut d’ailleurs penser que la prolifération convulsive de noms de rabbins, dans les premières œuvres de Jabès, serve en partie à contrecarrer cet effacement.
62Il n’est pas seul à discuter du génocide juif comme d’une tentative d’effacer le mot « juif » de la langue. Daniel Sibony considère que l’innovation de l’État nazi a été justement de « condamn[er] à mort un Nom comme si c'était un Corps23 ». La quête d’un Nom total en lequel communierait le Volk allemand rappelle le rôle que remplit le corps ressuscité du Christ dans la communauté chrétienne. Sauf que cette fois, « la plénitude du nom est recherchée, pour être réalisée en négatif, dans le réel absolu de la mort24 ».
63Au cœur du nazisme, Jabès décèle le désir déchaîné de fusionner avec l’Origine, d’où le besoin d’expurger tout ce qui n’entre pas dans l’économie du même. D’où, aussi, la fonction d'innommable que vient à occuper le juif dans le lexique nazi. Car s’il y a quelque chose que problématisé le judaïsme, c’est bien le concept de pureté. Le juif inflige un douloureux démenti aux rêves grandioses que caresse le nazisme : il barre l’identification avec l’origine comme il pose un obstacle redoutable à la quête d’un Nom total en rappelant le non-dit et le refoulé de l’origine chrétienne. Le juif incarnerait, en termes derridiens, le supplément qui fait tache sur la totalité nazie. Autant dire, dans l’optique paulinienne du signe, qu’il fait figure de Lettre incontrôlable qui porte atteinte à la suprématie de l’Esprit.
64Que le juif dérange profondément les assises sur lesquelles s’érige l’univers nazi, c’est ce que soutiennent à l’unanimité – chose rare – les narrateurs des Livres : « car nous sommes le tourment de la logique ; dans l’addition des chiffres pairs, l’ordre et le désordre du nombre impair » (LQ, p. 104). Témoins de l’innumérable, les rabbins imaginaires raffolent de ce qui affole la logique au cœur des dichotomies :
c’est 2 fois 2 et c’est au nom de cette logique désuète que nous sommes persécutés ; car nous témoignons que 2 fois 2 font aussi 5 ou 7 ou 9. Il n’y a qu’à se référer pour le constater aux commentaires de nos sages. Tout n’est pas si simple dans la simplicité. L’on nous hait parce que nous n’entrons pas dans le calcul simple des mathématiques. [...] ils ont, du coup, déduit que nous étions de trop. (LQ, p. 103.)
65Résolument réfractaires au « calcul simple des mathématiques » et à toute pensée fondée sur l’origine, le binarisme et la dialectique simples, les commentaires des rabbins créent et cumulent du sens dans tous les sens. Du moment qu’il n’y a plus aucune illusion quant à la capacité des mots de prendre en charge et de représenter adéquatement le réel, les pistes d’interprétation paraîtront quasiment illimitées.
66Aucun signe, en définitive, n’est à l’abri de l’investigation minutieuse de ces lecteurs-scribes. Sous leur plume, chaque signifié devient à son tour un simple signifiant. Jabès reconnaît à ce titre que l'image a pour lui « la valeur d’un mot : un mot concis, visible, lisible comme un idéogramme25 ». Insertion de l’image dans le mot qui a sans doute partie liée avec l’interdit de la représentation, réitéré dans • El, ou le dernier livre : « Tu détruiras l’image des mots. Tu les déposséderas de leurs sons. Tu les dériveras de leur sens. Tu en feras des trous. » (• El, p. 530.)
67Ce procédé de retournement des images en mots et des signes en images, qui n’est pas sans faire penser à celui que mobilise Freud dans sa Traumdeutung, remonte en effet aux traditions du Midrach. Jabès explique qu’il est partout à l’œuvre dans les Livres : « Il y aurait ainsi échange permanent d’images ; l’une renvoyant à l’autre. Tout le travail de l’écrivain consiste à tenter de préserver cet échange. Ce qui demeure n’est peut-être, en fin de compte, que l’imperceptible trace ; le retour à la blancheur initiale. » (DL, p. 132.) N’étant pas d’ordre narratologique, ni même logique, les connexions produites au cours de cet échange ne seront pas lisibles au premier degré. Dans la citation suivante, par exemple, le chiffre quatre est coupé de son sens manifeste puis présenté en tant que rébus à déchiffrer : « Leur dernière invention, la croix gammée, n’est-elle pas l’ombre sur nos linceuls de deux “4” accolés ? » (LQ, p. 103.) Il n’est pas jusqu’à la ponctuation qui ne soit passible des gloses des narrateurs. C’est le cas notamment des virgules, des points d’interrogation et, dans Aely, du point final : assimilé à Dieu dans la pensée juive, le point est comparé à un œil sans paupière, qui ne peut donc pas se fermer. Ainsi suggère-t-on, au détour d’une métaphore créative et ludique, qu’au lieu de clore le livre, le point final en maintient tant soit peu l’ouverture26.
68Bien entendu, cette réversion des rapports entre l’image et le mot, ou entre le référent et le signe, sape la hiérarchie de l’Esprit sur la Lettre que le nazisme promouvait. La subordination de la Lettre à l’Esprit est vivement contestée, voire nettement inversée dans les livres de Jabès, qui semblent être « générés » par les forces égales du signifiant et du signifié. À considérer d’abord le rapport au mot, on note que les narrateurs en convoquent souvent la dimension matérielle, plutôt que de s’en tenir à sa seule valeur sémantique. (Au lexème mot, Jabès préfère d’ailleurs celui de vocable qui en accentue justement la matérialité.) Comme Mallarmé, les rabbins cèdent l’initiative aux mots, ce qui prime étant les échanges, les rapports et les combinatoires entre les vocables, les images et les sons. Passés maîtres en création oulipienne, les narrateurs scrutent attentivement les lettres pour se mettre à l’écoute de connivences secrètes-palindromes, anagrammes, jeux de mots et associations libres – qui fécondent les textes en faisant circuler, au sens strict du terme, le sens. Bien souvent, l’écriture de Jabès se propage par le biais de l’homonymie et de la contiguïté. Soit cette méditation poético-philosophique de Sarah : « (Quelle différence y a-t-il entre l’amour et la mort ? Une voyelle enlevée au premier vocable, une consonne ajoutée au second. /J’ai perdu à jamais ma plus belle voyelle./J’ai reçu en échange la cruelle consonne.) » (LQ, p. 159.) Il suffit qu’une lettre de l’alphabet s’immisce insidieusement dans un mot pour que le sens en soit radicalement détourné. Les rimes provoquent de semblables glissements. Pour parler de la limite entre l’être humain et l’Origine qui le dépasse – ligne de force qui est invariablement, chez Jabès, ligne de fuite – un rabbin écrit, tour à tour, « Le centre est le seuil » (RL, p. 396) et à la page suivante, « Le centre est le deuil » (RL, p. 397).
69La dislocation de vocables et l’interversion de lettres que pratiquent allègrement les sages trouvent un répondant chez les kabbalistes, qui rêvaient de décoder le Nom imprononçable de Dieu par le truchement des combinaisons et des permutations possibles du Livre. Mais les scribes jabésiens semblent plutôt y recourir pour faire jaillir le silence et contempler le vide, rejoignant sur le mode négatif l’exercice des kabbalistes :
Briser le mot, faire jouer les mots dans les brisures du mot, c’est aller au plus proche par le chemin le plus direct ; mais c’est aussi passer d’un vertige à l’autre, d’un néant à l’autre, dans l’accord insondable du miraculeux raccourci. L’écriture à sa phase ultime est, peut-être bien, ce retrait de l’écriture au profit de sa négation opérante. (CS, p. 72.)
70Ils s’installent dans les espaces et les blancs entre les lignes et les signes pour faire lever les sens potentiels des textes auxquels ils collaborent. En partant du principe qu’un « vocable est d’abord une ruche, puis un nom » (LY, p. 223), ils s’acharnent à faire essaimer de nouvelles définitions : « L’objet est l’aube, le jet » (RL, p. 386). Les signifiants deviennent littéralement des mots-clefs qui ouvrent des perspectives insondables sur le monde.
71Quant au travail remarquable sur le vocabulaire et l’étymologie (car les échanges jabésiens sont ponctués de mots anciens et inusités « dont la plaie est toujours sensible » [LQ, p. 73]), il semble tenir moins à un retour velléitaire aux origines, qu’au désir d’empêcher la cristallisation des vocables en un seul sens. Et même, à la rigueur, en sens. L’usage d’archaïsmes chez Jabès serait à rapprocher dans cette veine du vocabulaire précieux qu’affectionnait Mallarmé. En nous transportant au-delà du sens littéral ou immédiat, ces écrivains essaient de nous faire sentir ce qui ne se dit pas dans le langage véhiculaire. Je souligne, dans le cas de Jabès, ces quelques mots relevés au hasard : « nitescence » (UE, p. 68), « ponant » (UE, p. 70), « panerée » (LP, p. 37), « hyalin » (LP, p. 85), « havages » (CS, p. 96) ou « élodée » (CS, p. 96) – autant de vocables qui confrontent les lecteurs à un vide sémantique. C’est la perspective soutenue par l’écrivain : « L’interruption dans le texte – interruption du temps – a, souvent, pour origine, le suicide inattendu – ou redouté – d’un mot qui, ayant longtemps rêvé d’une mort vertigineuse, a cédé à l’irrésistible attrait du vide. » (P, p. 60.) De sorte que la Lettre est privée, ne serait-ce que pendant quelques instants, d’un Esprit pour l’animer.
Le chiasme de la Lettre et de l’Esprit
72Les textes de Jabès font donc montre du fait que l’intériorité, à supposer que quelque chose de tel se laisse ainsi identifier, n’est jamais donnée a priori mais est construite au fur et à mesure qu’on acquiert le langage. L’Esprit a certes besoin, pour advenir à la conscience, du supplément de la Lettre. Il ne préexiste pas à la Lettre mais transite par elle, comme elle passe nécessairement par lui : « Toute pensée se pense dans le mot ; la phrase qui le révèle ne se révélant qu’à partir de cette pensée à laquelle elle doit, à son tour, de se penser. » (BQ, p. 71.)
73L’évidente fascination qu’exercent les mots sur les rabbins imaginaires de Jabès n’a jamais pour but de sacraliser la Lettre ni de faire table rase de l’Esprit. Le rôle de la Lettre consiste d’abord et avant tout à opérer, dans un mouvement excentrique, le passage du sens. Le commentaire judicieux de David Banon au sujet du Midrach pourrait tout aussi bien s’appliquer ici : « Le sens ne se cache pas “derrière” la lettre, il circule et se déplace “entre” les lettres, les mots, les versets, les chapitres27. »
74Il serait donc plus juste de dire que les scribes jabésiens écrivent sur ce que l’on pourrait nommer, en reprenant l’expression de Maurice Merleau-Ponty, la « nervure commune du signifiant et du signifié » (VI, p. 158). Entre un Esprit sans Lettre, et une Lettre sans Esprit, l’écrivain-funambule est appelé à enchevêtrer les deux dans une éternelle vigilance. Chacun des Livres met en scène cet entrelacs nécessaire de la Lettre et de l’Esprit, tout en insistant avec la plus grande véhémence qu’ils ne font pas Un. L’on sait assez que, pour Jabès, la fusion parfaite du signe ne saurait se réaliser que dans la blancheur de la page :
(Le mot surprend l’objet ; l’aurore, la nuit. Dès lors, objet et mot se reflètent l’un l’autre, comme ciel et terre au fil de l’heure. Le mot entraîne l’objet au-delà de ses limites ; l’objet se veut raison et sens de l’aventure du mot. Le vocable donne à voir et à entendre l’objet ; l’objet rend sa part de lumière et d’ombre au vocable. L’objet et le mot qui le désigne participent d’une même rupture. L’espace qu’ils tentent de franchir est le seuil qui les sépare. L’espoir de s’unir les pousse à affronter le vide, mais le néant où réside la promesse, n’est-ce pas la mort ?) (RL, p. 355, souligné dans le texte.)
75La Lettre et l’Esprit entretiennent ainsi un rapport chiasmatique, où se traversent à la fois un corps de l’esprit et un esprit du corps. Figure principale de la rhétorique jabésienne, le chiasme fraiera la voie à l’expérience de l’indicible dans les Livres en démontrant que l’innommable ne peut se jouer et se négocier que dans l’écart qu’il produit. C’est en nous faisant continuellement achopper sur une impuissance à penser qu’il fondera, non sans paradoxe, toute la pensée de l’œuvre. Le rapport chiasmatique est source de tout sens et de tout savoir chez Jabès, comme il est aussi le tourment de ce sens et la défaite de ce savoir :
— Je ne puis connaître autrui qu’à travers moi. Mais qui suis-je ?/
— Le feu connaît-il le feu ?/Le bois connaît-il le bois ?/C’est, au bois qu’il consume, que le feu doit d’être feu ; comme le bois, au feu qui le réduit en cendres, doit d’avoir cessé d’être bois. (P, p. 37.)
76Dans leur ensemble et jusque dans les menus détails de leur pagination28, les textes de Jabès épousent la forme serpentine du chiasme. On verra ainsi que la mise en abyme et le mode de questionnement, à eux deux le socle et le moteur des Livres, portent les marques de cette structure réversible. Aussi le chiasme commande-t-il toute la thématique, regroupée autour de couples privilégiés tels que le visible et l’invisible, le tout et le rien, la question et la réponse. Mais contrairement à la pensée binaire qui prend ces couples pour des oppositions, les rabbins de Jabès révèlent, le chiasme aidant, leur profonde et nécessaire complémentarité. En croisant deux termes incompossibles, le chiasme fait apparaître leur point de réversibilité, doublure commune autour de laquelle pivotent le nommable et l’innommable, le visible et l’invisible, le tout et le rien. Site de leur différenciation et de leur intimité – de leur « ressemblance négative », en fin de compte – cet abîme se fera le lieu opératoire de la rencontre avec l’Être indicible.
Le chiasme : une figure de rhétorique
77Au niveau local de la rhétorique jabésienne, les occurrences de chiasmes (et de leurs avatars : les chassés-croisés, les anti-métaboles et les antithèses) ne se comptent plus. Ce sont eux qui permettent d’articuler, en formules succinctes, le grand projet du Livre :
Faire le livre signifierait, peut-être, échanger le néant de l’écriture contre l’écriture du néant. (CS, p. 119.)
Être ce que l’on écrit. Écrire ce que l’on est. Tel est l’enjeu. (P, p. 81.)
L’être est-il le langage ? Le langage est-il reconnaissance de l’être ?/L’être tient en échec le langage – qui ne peut le cerner – mais le langage tient, lui-même, en échec l’être – qui ne peut le maîtriser. (LP, p. 103.)
Peut-être, penser simplement le « Il y a Rien » ambigu, en ne conservant de la phrase que le Il. « Il y a Il » et puis rien. (UE, p. 88.)
78En mimant le vacillement de l’écrivain sur la corde raide de l’écriture, et le « solennel balancement » (LY, p. 320) du juif qui prie Dieu, le tangage incessant du phrasé jabésien suspend l’énoncé entre deux pôles de signification. À la fois jumelles et distinctes l’une de l’autre, ces propositions contiennent des éléments identiques (ou presque) dont seule la séquence est inversée. Cette oscillation préserve l’ouverture du sens : « C’est l’impossibilité de privilégier l’un par rapport à l’autre qui diffère constamment la mainmise du sens sur la phrase. L’impensé ne serait, peut-être, que l’annulation de deux pensées l’une par l’autre, de deux pensées contradictoires et ultimes. » (DL, p. 153.)
79Le chiasme classique ressemblerait à un jeu de miroirs où se renvoient l’image et son reflet. Or on a déjà remarqué qu’au lieu de mettre deux pensées en équilibre, le chiasme jabésien accusait l’impossibilité d’une telle adéquation. On pensera à l’inscription énorme de deux mots, « NUL » et « L’UN », tracés en pointillé, noir sur blanc et blanc sur noir, au beau milieu du livre • (El, ou le dernier livre). Il n’y aurait donc, à tout prendre, que des « [m]iroirs jumeaux du vide » (A, p. 333), étant donné qu’aucune ressemblance saisissable ne se présente à l’esprit pour ancrer la phrase en une image, un temps simple ou un espace homogène. C’est ce que souligne Helena Shillony dans son étude sur la rhétorique des Livres, sans toutefois montrer comment Jabès fait appel à la figure du chiasme pour négocier sa quête de l’indicible. Car c’est justement en ce qu’il met en rapport des images fuyantes, des temps incompossibles et des perspectives intersectées – autrement dit, en ce qu’il produit des écarts – que le chiasme pourra servir de « mesurant », au sens où l’entend Merleau-Ponty, pour le Livre incommensurable.
80Jabès augmente ainsi la figure rhétorique du chiasme d’une dimension toute métaphysique. Cette thèse trouve dans le dernier ouvrage de Merleau-Ponty une frappante vérification. Dans Le Visible et l’invisible, le philosophe prolonge effectivement la tropologie du chiasme en topologie de l’Être ; l’entrelacs du chiasme y est considéré comme paradigmatique de notre rapport au monde, au langage et à l’ontologique. Le croisement fructueux de la pensée de Merleau-Ponty avec l’écriture de Jabès permet de tirer au clair le rôle primordial que joue cette figure dans les Livres.
L’ontologie négative de Merleau-Ponty
La vraie philosophie = saisir ce qui fait que le sortir de soi est rentrer en soi et inversement./Saisir ce chiasma, ce retournement. C’est là l’esprit. (VI, p. 252.)
81Le Visible et l’invisible, ouvrage demeuré inachevé en raison de la mort subite de son auteur en 1961, est aussi a priori inachevable par la nature même de son projet. Ce travail audacieux, que certains critiques ont qualifié de mystique, avait pour objectif la création d’une ontologie indirecte ayant, pour tout fondement, un Abîme. Merleau-Ponty explique dans ses notes de travail que cette ontologie négative s’inscrirait au-delà de l’ontologie du visible, du mythe de l’Origine et du fantasme d’une adéquation possible entre l’Être et la pensée : « il n’y a plus pour moi de question des origines, ni de limites, ni de séries d’événements allant vers cause première, mais un seul éclatement d’Être qui est à jamais » (VI, p. 318), précise-t-il. Le philosophe a ainsi consacré les dernières années de sa vie à dessiner de nouvelles configurations, hors des sentiers fléchés de la phénoménologie, pour décrire notre rapport à l’Être sans nier la « vérité de notre situation ».
82Cette vérité que la métaphysique a toujours d’après lui refoulée – mais sur laquelle les rabbins jabésiens, par contre, insistent à tour de rôle – c’est que nous ne pouvons ni fusionner avec l’Être, ni le surplomber comme si nous étions distincts du monde qui nous entoure. On n’a pas une vue sur le langage ou sur le monde mais en eux. On ne voit pas la chose ou le langage de leur enveloppe extérieure ; on les vit de l’intérieur, on est immergé en eux. En un mot, « nous en sommes ».
83Ces deux approches de l’Être par l’idéalisme (l’Être contemplé du dehors) et par l’empirisme (l’Être vécu du dedans) témoignent au demeurant d’un même positivisme. Dans un cas comme dans l’autre, l’Être est rabattu sur un plan unique et totalisant qui ne souffre aucune fissure, aucune contradiction, aucun manque. Or Merleau-Ponty tient pour suspecte toute perspective simple (on pourrait dire : tout grand Récit) sur l’Être. La dialectique entre l’ontique et l’ontologique, telle que la décrit Merleau-Ponty et l’illustre Jabès, accréditera au contraire une multiplicité de rapports logiquement incompossibles entre eux. L’Être, écrit le philosophe, ne saurait tenir qu’en mouvement, il est « éclatement », « non-coïncidence », « différenciation » (VI, p. 165). On ne peut pas concevoir l’indicible ou l’invisible en tant que tels, mais seulement dans leur manière de se présenter à nous ; il incombe de penser « la manifestation et non la chose » (BQ, p. 68), rappelle un intervenant de Jabès. Merleau-Ponty propose par conséquent une définition qui « doit retrouver l’être avant le clivage réflexif, autour de lui, à son horizon, non pas hors de nous et non pas en nous, mais là où les deux mouvements se croisent, là où “il y a” quelque chose » (VI, p. 130, je souligne).
84C’est dire qu’il n’y a pas, pour Merleau-Ponty, de différence absolue entre l’ontique et l’ontologique. Le dualisme de l’être et du néant perd du coup toute sa validité. Le néant, d’une part, n’est pas pure négation (ce serait l’encastrer dans une formule essentialisante), mais « un certain creux, un certain dedans, une certaine absence, une négativité qui n’est pas rien » (VI, p. 198). L’être, d’autre part, n’est pas positivité sans mélange, puisqu’il n’existe pas (comme le soulignent d’ailleurs les exégètes des Livres) d’« individus purs, [de] glaciers d’êtres insécables, ni [d’]essences sans lieu et sans date » (VI, p. 154).
85Le philosophe conçoit ainsi le rapport de l’ontique à l’ontologique en termes d’insertion réciproque de l’un dans l’autre. Il donne à penser cette insertion réciproque comme champs qui s’enchevêtrent tout en maintenant un écart entre eux. Et c’est à travers le clivage, le hiatus ou le pli que produit ce croisement, que l’Être est mis en évidence : « Le seul “lieu” où le négatif soit vraiment, c’est le pli, l’application l’un à l’autre du dedans et du dehors, le point de retournement – » (VI, p. 317). Ouverture éternelle et abyssale, l’Être se manifeste à nous par le surgissement d’« une négativité qui vient au monde » (VI, p. 303, souligné dans le texte), par le jaillissement d’un abîme autour de nous et en nous.
Une topologie de l’Être
86Pour décrire cet univers entrouvert et comme en porte-à-faux sur lui-même, le penseur prend pour modèle l’espace topologique qui, à la différence de l’espace euclidien strictement tri-dimensionnel, admet des rapports de voisinage, d’articulation et d’enveloppement. Si l’Être ne peut pas être contemplé du dehors ou dans la simultanéité, il reste néanmoins la possibilité, selon Merleau-Ponty, de le parcourir – dans l’incompossibilité des temps, l’empiétement des perspectives et la réversibilité de la génération. Nous serions en ce sens des pensées qui
ne tiennent pas sous leur regard un espace et un temps sériel ni la pure idée des séries, mais qui ont autour d’elles un temps et un espace d’empilement, de prolifération, d’empiétement, de promiscuité, – perpétuelle prégnance, perpétuelle parturition, générativité et généralité, essence brute et existence brute, qui sont les ventres et les nœuds de la même vibration ontologique. (VI, p. 155.)
87Bien que tous ces plans se recouvrent mutuellement et s’enveloppent simultanément, notre pensée serait structurée de telle sorte qu’elle ne peut en accommoder qu’un seul à la fois. C’est ainsi pour la clarté de l’exposé que l’on examinera l’incompossibilité des temps, l’empiétement des perspectives et la parturition perpétuelle auxquels donnent corps les Livres de Jabès comme s’il s’agissait de mouvements distincts.
L’incompossibilité des temps
88Il va sans dire que la fragmentation des Livres nie d’emblée toute mise en succession d’événements, voire toute progression linéaire de la pensée. L’œuvre entière de Jabès se déploie et se replie par processus d’empiétement chiasmatique des commentaires de ses personnages. Chaque intervenant écrit dans le recoupement et le prolongement des fragments des autres. Et cela, à quelque époque qu’ils appartiennent, comme si toutes les frontières spatiotemporelles s’étaient abolies. Ainsi les débats et les dialogues entre rabbins se déroulent et se relancent sans entrave à travers les siècles. Cette folle spirale de l’écriture rend possible des réversions généalogiques impensables, à telle enseigne que « Tu commentes ton commentaire et, ainsi de suite, jusqu’à n’être plus que l’arrière-petit-fils de ton fils. » (RL, p. 359.)
89Inutile d’insister sur le fait que les relations de cause à effet ne se confinent pas à la règle narrative du post hoc, ergo propter hoc, c’est-à-dire aux strictes limites de la chronologie. En effet, les achronies font la règle plutôt que l’exception. Il suffit de penser au Livre de Yukel écrit après le suicide de celui-ci. On peut aussi songer à la relation amoureuse dans Yaël, allégorie de l’entreprise du Livre condamnée à l’échec. L’enfant (le livre) que le narrateur (l’écrivain) conçoit avec Yaël (la parole) meurt avant même de naître. Ainsi en est-il pour chaque livre : « Tant de livres, chefs-d’œuvre mort-nés, gisent dans un livre inachevé. » (UE, p. 10129.)
90À vrai dire, toute la cohérence du projet de Jabès est édifiée sur cette torsion de l’axe temporel, sur ce que Merleau-Ponty nomme un « nœud dans la trame du simultané et du successif » (VI, p. 174). La quête du Livre des livres met l’écrivain en devoir de faire advenir son œuvre à partir d’un impensé, de la fonder sur ce qui n’existe pas encore. Serge Meitinger explique que « nous sommes ainsi dans un cercle logiquement vicieux – mais ontologiquement nécessaire – où ce qui reste à venir et à écrire peut seul fonder et donner sens à tout ce qui est déjà là30 ». Ce n’est pas un hasard si l’un des scribes compare l’écriture à l’aventure « d’une plume lancée à sa propre poursuite » (LQ, p. 105, souligné dans le texte), puisqu’on ne va jamais droit à l’essentiel, l’essentiel étant précisément ce cheminement en spirale du chiasme. « “La ligne est le leurre” » (RL, p. 382), comme l’illustre l’imaginaire rabbinique tout nourri de cercles, de boucles, de points, de roues et de nœuds.
91La pensée jabésienne décrit ainsi une trajectoire en spirale où se dérobent continuellement le centre et le présent, et où ne se distinguent plus le début de la fin, le passé du futur. À ce titre, le Livre n’est rendu présent (dans son absence, s’entend) que lorsque s’entrelacent « l’avant-Livre » et « l’après-Livre » de l’écrivain. De même, seuls le recoupement et l’intrication du passé et du futur témoignent du passage du temps présent : « Il n’y a pas de temps présent. Il y a un passé hanté par le futur et un futur écartelé par le passé./Le présent est temps de l’écriture ; à la fois, l’obsession et la coupure d’un hors-temps gorgé de vie. » (LD, p. 33.) Le présent ne se vivrait que dans l’écriture, autre manière de dire dans un temps mort, un présent toujours absent.
L’empiétement et la réversibilité des perspectives
92Perceptible dans le croisement de temps incompossibles, cet interstice par lequel se manifeste l’Être est également sensible en soi. On se souvient que pour Jabès, le corps et le langage demeurent nos seuls moyens d’expérimenter l’Être, sans pour autant être adéquats à lui. Son personnage Yukel ne note-t-il pas que la « vérité prend la forme qui nous aide à la saisir, autrement elle ressemblerait à l’air, à la brise débouclée » (LY, p. 277) ?
93Merleau-Ponty abonde dans le même sens. Il démontre que tout notre appareil de conceptualisation, fondé sur la vision, l’image spéculaire et la ressemblance, dérive de notre rapport corporel au monde. Ces structures dont nous ne saurions nous défaire nous permettent de sentir en nous-mêmes l’abîme de l’Être. Notre corps, ce sentant sensible, représente ainsi le moyen « qui [nous] est donné d’être absent de [nous-mêmes], d’assister du dedans, à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement [nous nous fermons] sur [nous]31 ».
94Les formulations réduplicatives dont se sert Merleau-Ponty, telles que le sentant sensible, le voyant visible, le touchant tangible ou le percipere percipi, mettent en relief notre rapport double au corps, tout à la fois phénoménal (sentant) et objectif (sensible). Par exemple, lorsque je me regarde dans la glace, je vois tout en étant un objet visible. Lorsque ma main gauche repose sur ma main droite, je suis simultanément celle qui touche et celle qui est touchée. Merleau-Ponty désigne du mot chiasme cet entreboîtement de regards et de touchers : « Le chiasme, la réversibilité, c’est l’idée que toute perception est doublée d’une contre-perception [...], est acte à deux faces, on ne sait plus qui parle et qui écoute. Circularité parler-écouter, voir-être vu, percevoir-être perçu [...]. » (VI, p. 318.)
95Circularité lire-écrire, pourrait-on ajouter, puisque ce rapport d’enjambement caractérise pour Jabès la relation au texte. Un dialogue prélevé dans le Livre de Yukel montre que le lecteur, en participant activement à la construction du sens, se trouve à écrire ni plus ni moins le texte qu’il lit : « – De quel livre parles-tu ?/– Je parle du livre qui est dans le livre./– Y a-t-il un livre caché dans celui que je lis ?/– Il y a le livre que tu écris. » (LY, p. 323.) L’écrivain et son texte sont pareillement enchevêtrés : « Longtemps j’ai été habité par ce livre, avant de l’habiter à mon tour ; l’amenant, ainsi, à me lire là où, moi-même, je le lis », médite Jabès sur la quatrième de couverture de son œuvre la plus proche de l’essai autobiographique, Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format. Mais ce livre où l’écrivain s’écrit et se lit simultanément, dévoile par ailleurs que celui qui prend la plume devient pour soi-même un autre, un « étrange-Je » (UE, p. 87, souligné dans le texte). Dans les « Pages d’un livre exhumé » toutes tournées vers un impossible à penser – la mort prochaine de l’auteur – celui-ci s’interroge sur ce que signifie écrire sur soi, alors que dévasté par l’âge et transformé par l’écriture, il ne se reconnaît déjà plus.
La chair et le Livre
96Cette vue du « dedans » que vient recouvrir une vue du « dehors » provoque, on le voit, le dédoublement et le redoublement du sujet. C’est à travers ces effets de coupure et de continuité du chiasme que l’Être nous fait éprouver sa loi. On fait l’expérience de ce que Merleau-Ponty nomme la chai32 du monde, au moment où l’on est déjà pour soi-même un autre, ou plus exactement, lorsque les dualismes objet/sujet, absence/présence, activité/passivité, cause/effet, dedans/dehors, deviennent indécidables, voire caducs. Par cette « sorte de repliement, d’invagination, ou de capitonnage » (VI, p. 199), l’on assiste à une déhiscence, terme botanique qu’emprunte le philosophe pour décrire la fission en soi. La fusion du corps sentant et du corps sensible demeure donc forcément au stade de l’imminence ou de la latence. Comme la coïncidence toujours à venir entre le visage que l’on porte vivant, « figure de l’instant » (UE, p. 24), et notre « vrai » visage inimaginable, cette fusion ne sera jamais que partielle,
toujours dépassée ou toujours future, une expérience qui se souvient d’un passé impossible, anticipe un avenir impossible, qui émerge de l’Être ou qui va s’y incorporer, qui « en est », mais qui n’est pas lui, et n’est donc pas coïncidence, fusion réelle, comme de deux termes positifs ou de deux éléments d’un alliage, mais recouvrement, comme d’un creux et d’un relief qui restent distincts. (VI, p. 163-164.)
97À cette chair de l’Être correspond le Livre des livres qui traverse l’ensemble de l’œuvre jabésienne en la perçant de blancs et de silences. Les textes de Jabès font ainsi figure d’entités plus ou moins discrètes, reliées entre elles par ce grand Livre illisible qui en serait le principe de conjonction et de passage : « Le Rien est le lien. » (P, p. 56.) À l’instar de la chair, ce Livre contient tout. Tiers terme neutre, il a valeur du il impersonnel enveloppant à la fois le visible (l’être humain, la parole, l’encre noire) et l’invisible (Dieu, le silence, le feuillet blanc). Le Livre des livres est Un, tout en étant pourvu d’une structure réversible. Il renferme ainsi des écarts, des béances et des plis où s’éclipsent les distinctions entre dedans et dehors, sujet et objet :
On y entre et on y sort sans cesser d’être dedans. Exactement comme dans l’amour, l’amitié ou la tendresse ; comme dans la haine ou la révolte, comme dans la douleur ou la joie. À quel moment, sommes-nous dedans ; à quel moment, dehors, là où il n’y a ni en deçà ni au-delà, ni ici ni ailleurs, ni centre ni cercle mais ouverture ? (BQ, p. 53.)
98La déhiscence charnelle du Livre qu’évoque ici un des narrateurs de Bâtir au quotidien serait à rapprocher de l’ouverture de la Pensée, dont le Livre des livres est peut-être la métaphore la plus probante, la plus parlante. À quel moment, demandent les narrateurs des Livres, sommes-nous dans la Pensée ? Hors d’elle ? Est-il possible d’en sortir sans cesser d’être dedans ? Et d’où nous vient-elle, au juste ?
« Ah qui pourrait penser la pensée là où elle se pense et non point là où elle se donne à penser ? » disait-il./Et il ajoutait : « Ce que nous appelons Pensée n’est que le peu d’elle-même qu’elle nous livre et avec lequel nous bâtissons une vie et, quelquefois, une œuvre. » (UE, p. 59.)
99Pour cerner le lieu d’éclosion de la pensée, il incomberait de traquer celle-ci là où elle ne se donne pas à penser : dans sa résistance, sa défaillance, son effondrement. Là où l’on trébuche sur le continent noir et désertique de la pensée, là où la réflexion (au sens d’un retour à l’image, à la ressemblance et à soi) s’avère nettement insuffisante.
100Loin d’être étrangère au domaine de la pensée, cette difficulté à penser constitue, pour citer Gilles Deleuze, « une structure en droit de la pensée33 ». Comme Deleuze, Jabès regrette la fâcheuse tendance que l’on a à s’arrêter aux productions de sa propre pensée, à se contenter, voire à s’enorgueillir, de ce « peu d’elle-même » que la Pensée consent à partager avec nous. Car « [c]e qui pense, dans la pensée, est, d’abord, à penser » (UE, p. 59), rappelle l’écrivain. D’où son désir de distinguer soigneusement le cogito (le je pense) de la Pensée infiniment plus vaste et féconde (lesquels ne viendront à coïncider que dans un futur toujours ajourné). D’un livre à l’autre, Jabès désigne sans relâche la présence de ce que Deleuze, parlant d’Antonin Artaud, avait nommé un « acéphale dans la pensée34 ». On se rappelle comment, par son écriture négative, Jabès s’exerce à creuser cet impensé. Son œuvre provoque des moments de choc, de sursaut et de syncope de la Pensée qui dépossèdent le lecteur pour le forcer, justement, à penser.
101Ses textes donnent alors à voir une déhiscence au cœur de la Pensée, faisant littoral au pensé et à l’impensé, bordant aussi bien l’impuissance à penser que l’acte de penser. C’est à partir de cet écart que s’engendrera la Pensée et que se produira l’œuvre. Mais comme Deleuze le souligne avec force dans L’Image-temps, il faut résister à la tentation d’y « restaurer une pensée toute-puissante35 ». Du moment où l’on chercherait à la combler, cette fêlure dans la Pensée ne serait plus productive. L’écriture jabésienne suggère à son tour que seule une pensée neutre ou négative permet de franchir les limites de l’impensé.
La perpétuelle prégnance : l’« hyper »-mise en abyme36 de Jabès
102Reste le troisième mode de manifestation du chiasme : la réversibilité. « Secret natal » (VI, p. 179) de la chair, du Livre et de la Pensée, cette réversibilité constitue le ressort principal de l’écriture jabésienne. J’en veux pour preuve l’exploitation toute particulière de la mise en abyme, que l’écrivain investit d’une générativité à double sens. D’une spécularité autrement plus vertigineuse que le célèbre Faux-Monnayeurs de Gide, les fictions de Jabès feront subir une torsion inédite à ce procédé.
103La mise en abyme telle qu’elle se pratique d’ordinaire s’arrime à une pensée de la représentation. Emblasonner un récit ou un tableau dans un autre qui lui ressemble a pour but de le refléter et, par là même, de l’élucider. C’est ainsi que Lucien Dällenbach, dans son essai « Réflexivité et lecture », décrit la mise en abyme en termes « [d’]organe de lisibilité le plus puissant qui soit, dans la mesure où elle s’avère capable de suturer [...] les points de fuite [du texte] et d’en accroître l’intelligibilité37 ». Mais voilà que la mise en abyme jabésienne vise manifestement à multiplier les points de fuite, à torpiller le sens et à rendre les textes moins intelligibles, pour ne pas dire carrément inintelligibles. D’espace de représentation qu’elle était, la mise en abyme deviendra dans les Livres espace de production de chiasmes.
104Encore n’est-il pas certain que l’on puisse proprement parler ici de mise en abyme, vu que celle-ci ne se perpétue pas en une série linéaire et symétrique ad infinitum comme à l’accoutumée. De fait, le procédé d’enchâssement est soumis lui aussi à une sorte de déhiscence qui le met en abyme à son tour. Nous aurions donc affaire à une mise en abyme à la deuxième puissance. À la phrase de Reb Mawas – « “Ce qui contient est soi-même contenu” [...] » (LY, p. 233), il faudrait apporter une nuance décisive, à savoir que le contenant est contenu par cela même qu’il contient.
105La mise en abyme chiasmatique se produit ainsi selon une démultiplication fractale, à partir d’« un fourmillement de rapports à double sens, incompatibles, et pourtant nécessaires l’un à l’autre » (VI, p. 125). Si elle implose en un cercle vicieux, c’est sans doute parce qu’il manque un référent fondateur au principe de la chaîne. Comme l’indique Rosmarie Waldrop dans son excellent article « Mirrors and Paradoxes », il ne s’agit guère d’une séquence logique qui supposerait, à son origine, un Créateur omnipotent : « on commence à voir [...] qu’il n’y a pas de création [...] mais seulement des reflets, pas d’êtres mais seulement des images38 ». Faute d’origine simple ou de réalité témoin dans l’univers jabésien, on ne sort jamais de l’équivoque, de la ressemblance et de la contingence. L’un devient la condition de possibilité de l’autre, et inversement. Ombiliqués l’un à l’autre, « Créateur » et « créature » se résorbent tous deux dans l’abîme de l’écriture.
106Rosmarie Waldrop formule le paradoxe génétique des Livres comme suit : A crée B qui crée A... Ce modèle génétique paradoxal, qui compose et dissout le sens simultanément, se décline de plusieurs manières dans l’œuvre de Jabès. C’est lui qui instaure le rapport circulaire entre Dieu et l’être humain : Dieu crée l’être humain, qui crée Dieu par le biais du Livre. Les rabbins montrent assez qu’il n’y a pas de Dieu avant la lettre. Dieu, écrit-on, « attendait de l’homme le livre que l’homme attendait de l’homme ; l’un pour être enfin Dieu, l’autre pour être enfin homme » (LQ, p. 193). Il n’y aurait pas non plus de juif sans ce livre qu’il fait et qui le fait juif : « Le juif a compris que, si sa parole existe, Dieu existe et, par ricochet, lui aussi. » (DL-E, p. 175.) Alors que le langage permet à l’être humain de créer la parole de Dieu, la parole humaine issue du silence fait apparaître la « parole » divine gorgée de silence : « “La parole de Dieu est dans celle de l’homme.”/“La parole de l’homme, dans le silence de Dieu”, disait-il aussi. » (LD, p. 10.) Ce lien d’enchevêtrement qui est en même temps irréparable rupture, les chiasmes le mettent en scène ingénieusement dans la syntaxe. Ainsi croise-t-on ces deux phrases : « Livre d’adieu : celui de Dieu. Livre à Dieu : celui de l’homme. » (P, p. 65.)
107La relation chiasmatique est également exprimée par les métaphores du clou et du trou, où s’enchevêtrent le relief et le creux :
Seul ce qui s’ajuste, telle la clé à la serrure, se ressemble. La réciproque affinité nous façonne./Le clou a, pour image, le trou. Malin miroir. Le trou, pour gage, le clou./Ce qui est devant toi, te renvoie à ton image ; ce qui est derrière, à ton visage perdu. (P, p. 1616)
108On pourrait comparer l’être humain à ce clou. Son existence, qu’il méprend pour réalité concrète, est en vérité faite à l’image du trou, c’est-à-dire à l’abîme de la mort auquel il est voué. Quant au trou - le Dieu absent - l’homme en est le gage ; l’Être a besoin du monde pour se faire Être.
109Les rabbins produisent des variations infinies sur ce thème de la réversibilité génétique. Ils le décèlent dans le raisonnement circulaire à la base du cogito cartésien. À la fois sujet et objet, je produis ma pensée tout autant qu’elle produit mon « je » : « Je pense. La pensée me crée. Elle est, toutefois, ma création comme je suis sa destination. » (UE, p. 59.) L’écrivain est pris lui aussi dans le jeu de ces infinis ricochets. Il parle un langage qui le parle et écrit un livre qui l’écrit. Celui qui manipule les signes se découvre n’être, au bout du compte, que l’un d’eux : un effet de langage. L’écriture le singularise et le rend à l’anonymat, le fait exister et disparaître. Si Yukel peut affirmer : « Je suis, sans mes écrits, plus anonyme qu’un drap de lit au vent, plus transparent qu’un carreau de fenêtre » (LQ, p. 127), c’est que l’écriture lui prête son « vrai » visage, en ce sens même qu’elle le lui enlève.
110Ce n’est donc pas pour rien que Jabès dit de la parenté qu’elle est la « part entée » (LP, p. 61). Reposant sur le principe de la génération à double sens, cette « hyper »-mise en abyme réversible résiste au mouvement de réduction, d’intégration et de synthèse qui sous-tend la mise en abyme habituelle. (Levinas définit d’ailleurs le transcendant en tant que « ce qui ne saurait être englobé39 ».) C’est aussi pourquoi la mise en abyme jabésienne finit par se conformer, de manière retorse, à la définition qu’en donnait Dällenbach. Elle est somme toute « organe d’intelligibilité » dans les Livres, parce qu’elle donne à voir – en nous coupant la vue – cette réversibilité chiasmatique de la chair, « vérité ultime » (VI, p. 204) de l’Être.
Chiasmes thématiques
111Outre la mise en abyme à double sens, la réversibilité du chiasme est figurée au sein des œuvres à l’aide de couples thématiques dont les termes basculent systématiquement les uns dans les autres au fil de l’écriture. S’aplatissent sous cette poussée les hiérarchies subordonnant le silence au langage, l’invisible au visible, la question à la réponse, le mensonge à la vérité... Il faut cependant se garder de mettre ce rabattement sur le compte du topos du mundus inversus, puisqu’il s’agit en effet d’une pensée chiasmatique qui dépasse les oppositions en remontant en deçà, ou au-delà, du clivage des termes.
112Cette réversion des schèmes de pensée qui nous incite à regarder au-delà des apparences du monde visible, constitue sans doute l’une des plus grandes difficultés avec lesquelles le lecteur de Jabès doit composer. Il y a décidément quelque chose d’étourdissant dans cette gymnastique vertigineuse de l’esprit. Témoin ce passage qui semble au premier coup d’œil (et non sans ironie) tout à fait « illisible » :
Il y a une invisibilité qui est visibilité différée et une visibilité qui est illisibilité décourageante./Cette illisibilité nous confirme que tout ce qui est visible n’est pas, en vertu de ce principe, lisible mais que, par contre, ce qui est invisible demeure le futur pari de toute lisibilité. (P, p. 57.)
113Dans Le Visible et l’invisible, Merleau-Ponty nous entretient de ces mêmes difficultés, qu’il essaie d’éclairer en faisant appel au dualisme éponyme de son essai. Pierre angulaire de son analyse, le visible et l’invisible s’imposent aussi comme point d’entrée à la nôtre. On se souvient que cette question est de toute première importance pour Jabès, mû par le désir « d’atteindre dans et par le truchement de l’écriture l’invisible, cet illisible dans lequel s’inscrivent et la visibilité et la lisibilité40 ».
114On signalera tout d’abord que les termes de visible et d’invisible représentent pour ces deux penseurs non pas des oppositions mais des différences scalaires, l’invisible étant tout simplement le degré zéro de la visibilité. « On dit invisible, comme on dit immobile : non pour ce qui est étranger au mouvement, mais pour ce qui s’y maintient fixe41 », note Merleau-Ponty. L’invisibilité serait donc le mode de visibilité propre à l’invisible ; sa manière d’être présent serait, pour ainsi dire, dans l’absence. Les narrateurs de Jabès l’expriment sans doute de façon plus claire lorsqu’ils soulignent que la « définition est, du fini, la part définie de son infinitude » (P, p. 69), ou encore que le visible « n’est pas négation de l’invisible mais sa perverse expression » (LP, p. 84).
115Entre ces deux pôles s’esquisse donc une gradation de différences et d’écarts, un continuum de sens purement relationnels et différentiels. On découvre dans cette optique que le visible se découpe sur fond d’invisible, comme l’invisible dépend, pour son avènement, des contours du visible : « Le nom s’écrit dans le sable. Le sable se lit dans le nom. » (UE, p. 35.) De nombreuses métaphores dans les Livres traduisent cet empiétement réciproque du visible et de l’invisible. Les plus récurrentes rassemblent et disséminent, du même coup, l’étoile et la nuit, le noir et le blanc, le mot et le feuillet, la ligne et l’interligne, la consonne et la voyelle.
116Vus sous cet angle, on se rend compte que le visible et l’invisible sont prégnants l’un à l’autre. Tout comme le langage est doublé d’une réserve de silence :
[...] le visible a lui-même une membrure d’invisible, et l’in-visible est la contrepartie secrète du visible, il ne paraît qu’en lui [...] – on ne peut l’y voir et tout effort pour l’y voir, le fait disparaître, mais il est dans la ligne du visible, il en est le foyer virtuel, il s’inscrit en lui (en filigrane) – [...]. (VI, p. 269, novembre 1959.)
117En aucun cas l’invisible ne deviendra visible. Ceci, non point parce que l’œil nu serait, à ce stade de son évolution, impuissant à le capter, mais parce que cette tache aveugle fait partie intégrante de la vision. (C’est ce que rappellent les rabbins de Jabès, en insistant que ce n’est pas faute de vocabulaire pour le dire que l’indicible se dérobe au langage. Comme pour l’impuissance à penser, cette impossibilité est toujours déjà là, inscrite au cœur des mots.) D’où ce principe, le seul qui soit immuable dans l’ontologie fluide et changeante que détaille Merleau-Ponty :
Principe : ne pas considérer l’invisible comme un autre visible « possible », ou un « possible » visible pour un autre : ce serait détruire la membrure qui nous joint à lui. [...] L’invisible est là sans être objet, c’est la transcendance pure, sans masque ontique. Et les « visibles » eux-mêmes, en fin de compte, ne sont que centrés sur un noyau d’absence eux aussi [...]. (VI, p. 282-283.)
118Cela veut dire que si « le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence42 », le propre de l’invisible sera d’avoir une membrure de visible qu’il révèle être une présence « absente ». (L’on a déjà observé ce renversement de perspective dans le traitement jabésien du visage, masque ontique que seule la mort nous arrache.) Le chiasme agit ainsi à la manière d’un réactif chimique dans l’écriture jabésienne. Entremêlant le visible et l’invisible, il transforme la présence en absence et l’absence en présence. Ce qui fera dire à l’un des sages que « l’écriture est absence et la page blanche, présence./Ainsi Dieu qui est absence est présent dans le livre » (A, p. 305).
119Ces dernières remarques peuvent éclairer les liens qu’établit Jabès entre les problématiques de l’invisibilité, de l’illisibilité et de l’effacement. Abstrus en apparence, ces liens ne se déchiffrent qu’à la lumière du chiasme, et qu’à la condition de retenir deux postulats de base. Primo : tout ce qui est visible est effaçable, c’est-à-dire que le visible est toujours en passe de devenir invisible. Secundo : seul l’invisible est ineffaçable. Il n’en demeure pas moins que la « lisibilité » de l’invisible (sa manifestation en tant qu’invisible) dépend du visible, et plus précisément de l'effacement du visible. Ceci nous aide à décrypter le dialogue suivant : « “– Tu ne vois pas le Nom et, pourtant, tu le lis./– L’invisible, n’est-il pas illisible ?/– J’écris. Je vois le Nom que tu lis.” » (RL, p. 408.) Écrire, c’est d’abord faire surgir une absence. Ainsi est-ce seulement lorsqu’on ne voit pas le Nom, lorsque l’écriture préserve son invisibilité inviolable, qu’il peut être lu.
120Chacun des couples thématiques qui s’entrelace et s’effondre sous le poids du chiasme (on peut penser au langage et au silence, au dicible et à l’indicible, à la continuité et à la discontinuité, à l’immédiat et à l’horizon, au tout et au rien, au fragment et à l’ensemble, à la solitude et à la solidarité...) aurait pu faire l’objet d’une analyse plus soutenue dans cette étude ; du moins ne devraient-ils pas être exclus de son horizon. Mais on se concentrera ici sur l’autre grand chiasme thématique des Livres, emblématique de tous les autres et considéré, à juste titre, comme un des aspects les plus importants de l’œuvre43 : la question et la réponse. Non seulement l’interrogation incarne-t-elle, pour Jabès, notre « meilleure arme politique » (DL, p. 14), mais elle a aussi une portée proprement ontologique, « comme si la question à l’être précédait toujours l’être » (UE, p. 61). Interroger le texte serait donc accepter, du même coup, d’être interrogé et mis en jeu par lui.
La question et la réponse
121Le « récit d’une infinie interrogation, au cœur de l’infini même de la question » (P, p. 48) : ce chiasme pourrait bien résumer la « trame » des Livres de Jabès, dans lesquels l’interrogation de l’indicible déclenche un immense et permanent questionnement sur ce qu’est écrire, questionner, penser.
122La question telle qu’elle se pose ici n’offre aucun repos à la pensée. Il est clair que la manière de questionner des rabbins n’a rien à voir avec la maïeutique socratique, dans laquelle est prévue, et même contenue, la réponse. Le sens n’est pas antérieur à la formulation de la question : il s’ouvre, se construit et se perd en elle. Que cette perte du sens soit spécialement prisée par les scribes ne doit guère nous surprendre : on sait que pour Jabès, c’est en renvoyant la pensée à son impensé – à l’instant où elle nous vient à manquer – que l’on arrive à faire une percée dans l’inconnu et à expérimenter l’indicible. En esquivant l’affirmation et la négation, la question devient « le seul véhicule de la pensée, l’épreuve [...] de la pensée jusqu’à l’impensé qui l’obsède. » (DL, p. 109.)
123Le questionnement des rabbins n’accouche jamais, par conséquent, d’un savoir définitif. Toute réponse (même celle qu’offre Dieu, censée être décisive) est mise entre parenthèses puis interrogée à son tour, de manière à provoquer d’autres questions : « Il n’y a pas de savoir, pour l’homme, qui ne soit un infini non-savoir où viennent s’abîmer, pour se renouveler, ses prétendues connaissances. » (DL, p. 65.) Le processus herméneutique sera ainsi privé de clôture. Semblable à l’« hyper »-mise en abyme, le mode d’interrogation des scribes se retourne sur lui-même jusqu’à se mettre en question : « Le questionnement de Dieu est le questionnement du vide. Donc, questionnement pur, sans objet ; questionnement du questionnement. » (LR, p. 71.)
124Ce reflux incessant d’interrogations qu’aucune réponse ne peut satisfaire suggère qu’être écrivain, être humain, pour Jabès, c’est être dans l’impossibilité de penser, et partant, de donner une réponse. C’est, tout au plus, savoir agencer ses questions : « Si la réponse ne peut apaiser l’interrogation, à quoi reconnaît-on, Rabbi, que tu es le maître et moi, le disciple ?/-À l’ordre des questions. » (RL, p. 410.) Le dialogisme, principe fondateur des Livres, montre ainsi que la réponse, si réponse il y a, réside dans le ressassement, le glissement et le déplacement des questions. Elle est dans le chiasme des questions et des réponses qui se relancent sans fin : « La vérité n’est point dans la question. Moins encore dans la réponse./Elle est dans la provocation de l’une et dans le bouleversement de l’autre. » (P, p. 68.)
125Si pour Jabès l’impuissance à répondre et à penser est le noyau même de la réponse et de la pensée, on voit en quel sens le doute ne serait plus le point d’arrêt de la foi, mais plutôt le point de sa fondation continuée. Au point même que Yukel se demande si « [d]outer, n’est [...] pas repousser tout épi de croyance afin de croire sans cesse, pour la première fois ? » (LY, p. 333). Car le doute prolonge la lutte de Jacob avec l’ange-Dieu, afin de négocier, quotidiennement, le plébiscite avec Lui. L’incertitude et le scepticisme des rabbins leur permettraient ainsi de persévérer indéfiniment dans « la voie de la controverse et du doute mais au bout de laquelle il y a le salut qui est encore le doute ». (LQ, p. 120.)
Un dernier mot
126On pourrait dire, à la lumière de cette lecture du chiasme, que les Livres donnent corps à l’esprit du Visible et de l’invisible. Mettant en jeu le langage, la fiction de Jabès parvient à communiquer à ses lecteurs une expérience charnelle du chiasme que décrit sur le mode théorique Merleau-Ponty. Chacune des stratégies discursives que mobilise l’écriture négative de Jabès (l’incendie de l’image, la ressemblance négative, les torsions spatio-temporelles, la résorption de la mise en abyme et la réversibilité des contraires) suspend le sens. L’écriture produit du coup un affect de vertige chez le lecteur, comme pour le faire mourir non pas « de [s]a mort mais de la mort de [s]a pensée » (P, p. 10). Certes, le chiasme ouvre en nous un espace bouleversant de vulnérabilité, de disponibilité, de déhiscence même, où nous touchons à nos limites. En traquant l’indicible tout au long de l’œuvre jabésienne, nous apprenons que ce qu’il y a à saisir au terme de cette quête d’un Nom, d’un Livre et d’un Visage, se révèle être une dépossession :
Dans tout possible, il y a un impossible qui le nargue. Cet impossible, pourtant, n’est pas l’impossible. Il est seulement l’échec du possible./Toujours ailleurs est l’impossible. Il n’est même que Tailleurs ; non point l’inatteignable mais l’ouvert sur le Rien ; le Rien de l’ouvert./Cet impossible est Dieu. Ne t’obstine pas, dans ton orgueil, à vouloir le transformer en un permanent possible./On ne peut – ô silence, ô néant – aller à Dieu. On ne peut que le quitter, comme on revient, toujours, à soi, l’esprit et les mains vides. (P, p. 38.)
127L’objet de la quête ne serait donc pas un objet ; il n’est pas ce Nom, ce Livre ou ce Visage que l’on croyait. L’objet de la quête n’est peut-être rien d’autre que la dynamique du chiasme, qui impulse l’écriture et nous propulse dans l’abîme de l’Être : « En fait, je ne tends vers rien, mais participe seulement d’une dynamique ; celle même de la pensée, de la vie qui nous confrontent à l’illimité, au néant » (DL, p. 98), admet en fin de compte l’écrivain.
128La belle définition que propose René Char du poème, à savoir qu’il est « l’amour réalisé du désir demeuré désir44 », décrit parfaitement l’entreprise d’Edmond Jabès. C’est pourquoi l’écriture primera toujours sur le Livre, le Nom et le Visage, tant il est certain que c’est dans ses limites – sur ses bords et ses entournures, à ses jointures et dans ses replis – qu’ils se donneront enfin à « lire » : « – L’espoir est à la page prochaine. Ne ferme pas le livre./– J’ai tourné toutes les pages du livre sans rencontrer l’espoir./– L’espoir est, peut-être, le livre. » (RL, p. 380.)
Notes de bas de page
1 Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances, Gallimard, Paris, 1976, 1991, p. 69.
2 Edmond Jabès, « Le Retour au livre », Le Livre des questions, Gallimard, Paris, 1995, p. 364.
3 Edmond Jabès, « Le Livre du partage », Le Livre des limites, Gallimard, Paris, 1987, p. 34. Les citations de Jabès seront désormais paginées dans le texte sous la forme abrégée indiquée ici :
- Le Livre des questions, Gallimard, Paris, 1995. Cette édition comprend :
LQ Le Livre des Questions (1963)
LY Le Livre de Yukel (1964)
RL Le Retour au Livre (1965)
- Le Livre des questions 2, Gallimard, Paris, 1991. Cette édition comprend :
Y Yaël(1967)
E Elya(1972)
A Aely (1972)
• El • (El, ou le dernier livre) (1973)
- Le Livre des ressemblances, Gallimard, Paris, 1991. Cette édition comprend :
LR Le Livre des Ressemblances (1976, 1991)
SD Le Soupçon Le Désert (1978, 1991)
II L’Ineffaçable L’inaperçu (1980, 1991)
- Autres textes :
PLS Le Petit Livre de la subversion hors du soupçon, Gallimard, Paris, 1982
LD Le Livre du Dialogue, Gallimard, Paris, 1984
P Le Parcours, Gallimard, Paris, 1985
LP Le Livre du Partage, Gallimard, Paris, 1987
CS Ça suit son cours, Fata Morgana, Montpellier (1975), 1991
DD Dans la double dépendance du dit, Fata Morgana, Montpellier, 1984
LM Le Livre des marges (1984), Librairie Générale Française, Paris, 1987
UE Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format, Gallimard, Paris, 1989
BQ Bâtir au quotidien, Fata Morgana, Montpellier, 1997
DL Du désert au Livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, Paris (1980), 1991
DL-E« L’étranger », Du désert au Livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, Paris (1980), 1991
4 Ces innombrables « commentateurs » demeurent tout à fait irréductibles à une pensée hégémonique, chaque intervenant étant doté d’une voix absolument singulière. L’autorité narrative est ainsi distribuée entre ces « lecteurs privilégiés » (LQ, p. 18). Transporté en tout point et nulle part telle l’Origine, le centre mouvant des récits devient irrepérable, comme l’explique ce scribe : « si le centre d’une pomme ou de l’étoile est le cœur de l’astre ou du fruit quel est le vrai milieu du verger et de la nuit ? » (RL, p. 396.)
5 Féru de « preuves » et d’« attestations » sur lesquelles il revient sans cesse, Mallarmé conçoit un Théâtre futur qui ferait non seulement partager au peuple l’expérience que fait le poète de l’absolu humain à travers l’écriture, mais qui plus est, fournirait une « preuve » (pour fallacieuse qu’elle soit) de la réussite de sa transposition. Cf. « Crayonné au théâtre », Divagations, Gallimard, Paris, 1976, p. 177-238.
6 « Dialogue avec Edmond Jabès », Richard Stamelman et Mary Ann Caws éd., Écrire le Livre : autour d’Edmond Jabès. Colloque de Cerisy-la-Salle, Champ Vallon, Seyssel, 1989, p. 308.
7 « Dans le projet mallarméen, le monde qui aboutit à un livre, c’est peut-être le monde dans sa totalité première. Pour moi, le monde qui aboutit à un livre est un monde qui a rejoint le Rien à partir duquel s’écrit le livre. » (Ibid., p. 311.)
8 Voir notamment l’ouvrage de Susan Handelman, The Slayers of Moses: The Emergence of Rabbinic Interpretation in Modem Literary Theory, SUNY Press, Albany, New York, 1982.
9 Helena Shillony, Edmond Jabès. Une rhétorique de la subversion, Lettres modernes, Paris, 1991, p. 7.
10 Derrida, Sauf le nom, Galilée, Paris, 1993, p. 89.
11 Derrida, L’Écriture et la différence, p. 100.
12 Dans un essai sur Levinas, Derrida expose le court-circuit de la pensée en ces termes : « Le visage n’est ni la face de Dieu ni la figure de l’homme : il en est la ressemblance. Une ressemblance qu’il nous faudrait pourtant penser avant ou sans le recours du Même. » (Derrida, L’Écriture et la différence, p. 161.)
13 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 196.
14 Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969, p. 187.
15 Daniel Sibony, Jouissances du dire. Nouveaux essais sur une transmission d’inconscient, Grasset, Paris, 1985, p. 123, souligné dans le texte.
16 Emmanuel Levinas, Difficile liberté. Essai sur le judaïsme, Albin Michel, Paris, 1963, p. 142. Voir aussi l’Epître de saint Paul aux Galatiens (III) pour cette opposition entre la loi et la foi.
17 Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, Paris, 1973, p. 82.
18 Sibony, op. cit., p. 123.
19 Ibid., p. 135.
20 C’est moi qui traduis: « there is no immediate undialectic application of the divine word. If there were, it would be destructive ». Gershom Scholem, The Messianic Idea in Judaism, cité par Handelman, op. cit., p. 73.
21 Levinas, L’Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Minuit, Paris, 1982, p. 98-99.
22 Barthes, Essais critiques IV. Le bruissement de la langue, Seuil, Paris, 1984, p. 18.
23 Sibony, op. cit., p. 260, souligné dans le texte.
24 Ibid., p. 261.
25 Serge Fauchereau et Edmond Jabès, « Écrire c’est le contraire d’imaginer (entretien avec Edmond Jabès) », Pour Edmond Jabès, op. cit., p. 210. C’est moi qui souligne.
26 Jabès ajoute que ce point symbolise « l’effacement du livre, l’effacement de Dieu, la faillite du langage et aussi l’origine de toute écriture puisque, en somme, c’est à partir d’un manque que nous décidons d’écrire, que nous parlons. Ce point est, en quelque sorte, la visibilité du manque » (DL, p. 83).
27 David Banon, La Lecture infinie. Les voies de l’interprétation midrachique, Seuil, Paris, 1987, p. 109.
28 Comme pour le point • qui est le titre « véritable » d’El, ou le dernier livre, les chapitres de ce texte n’ont, pour tout titre, que des chiffres romains. La première moitié du livre est paginée en haut, à la gauche, de IV à I ; la deuxième, à droite, de I à IV. Deux colonnes dans la table des matières mettent en évidence cette pagination chiasmatique :
IV 489
III 495
II 519
I 529
537 I
547 II
557 III
563 IV
29 L’analogie du livre et de l’enfant mort-nés renvoie au tiers terme neutre de la dialectique. On en trouve comme des échos dans Le Visible et l’invisible. Selon Merleau-Ponty, c’est le concept d’une synthèse positive qui fait « avorter » la dialectique hégélienne. Au terme de l’« hyperdialectique » que pratique l’auteur, il n’est donc « de dépassements que concrets, partiels, encombrés de survivances, grevés de déficits » (VI, p. 129).
30 Serge Meitinger, « Mallarmé et Jabès devant le livre : analyse d’une divergence culturelle », Écrire le Livre autour d’Edmond Jabès, Colloque de Cerisy-la-Salle, p. 136.
31 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 1964, 1985, p. 222.
32 Ce terme se veut posthumaniste. L’accent est mis sur la structure du monde plutôt que celle du corps vivant : « Il faut penser la chair, non pas à partir des substances, corps et esprit [...], mais, disions-nous, comme élément, emblème concret d’une manière d’être générale. » (VI, p. 193-4.)
33 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, p. 192.
34 Ibid., p. 192.
35 Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 221.
36 J’ajoute ce néologisme à la suite de ceux qu’emploie Merleau-Ponty : hyperdialectique et hyperréflexion. Pour une analyse de la mise en abyme chez Jabès, on consultera l’article de Sydney Lévy, “The Question of Absence” (p. 147-59) et surtout celui de Rosmarie Waldrop, “Mirrors and Paradoxes” (p. 133-46) dans The Sin of the Book : Edmond Jabès, Eric Gould (éd)., University of Nebraska Press, Lincoln, Londres, 1985.
37 Lucien Dällenbach, « Réflexivité et lecture », Revue des sciences humaines (no 177, janvier-mars 1980), p. 30.
38 C’est moi qui traduis: « We begin to see [...] that there is no creation [...], only reflection; that there are no beings, only images. » Waldrop, p. 138.
39 Levinas, Totalité et infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961, 1984, p. 269.
40 « Dialogue avec Edmond Jabès », Écrire le Livre : autour d’Edmond Jabès. Colloque de Cerisy-la-Salle, p. 307.
41 Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, Paris, 1960, p. 30.
42 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 224.
43 On se référera notamment à la biographie de Didier Cahen, qui aborde les œuvres complètes sous cet angle, ainsi qu’à l’article de Richard Stamelman, “Nomadic Writing : The Poetics of Exile”, The Sin of the Book, p. 92-114.
44 René Char, Fureur et mystère, Gallimard, Paris, 1967, p. 73.
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