Écrire au seuil de l’indicible
p. 9-46
Texte intégral
L’esthétique, une question d’éthique
1Ce dont on ne peut parler, il faut le taire : certains des plus grands écrivains du XXe siècle n’ont cessé de transgresser cette célèbre injonction de Wittgenstein en creusant, dans leurs œuvres, le paradoxe qui consiste à choisir la voie du langage pour parler de ce que le langage a d’emblée forclos. « Parler, il le faut, c’est cela, cela seul qui convient », écrit Maurice Blanchot, pour ajouter aussitôt : « Et pourtant parler est impossible1 ». Pour Marguerite Duras, de même, l’acte d’écrire est serti entre l’impossibilité de garder le silence et la peur que les mots viennent à manquer : « Écrire. / Je ne peux pas. / Personne ne peut. / Il faut le dire : on ne peut pas. / Et on écrit2 ». Edmond Jabès entérine à son tour le paradoxe d’une impuissance convertie en impératif : « Tout écrivain digne de ce nom sait qu’écrire est impossible, mais qu’il lui faut passer outre à cette impossibilité3. » Pour chacun de ces auteurs, l’écriture se lie toujours à une interrogation des limites du langage, puisqu’elle fait immanquablement ressurgir la difficulté, voire l’impossibilité de dire.
2Parmi les écrivains du XXe siècle qui ont relevé le défi de forer les limites du langage, les noms d’Edmond Jabès, de Maurice Blanchot et de Marguerite Duras sont assurément frappants4. La lutte contre la défaite de la pensée et des mots s’est pourtant diversement modulée dans leurs œuvres. C’est au niveau du référent, dans le rapport à l’image et à la représentation, qu’est localisable l’innommable chez Jabès : toute son œuvre s’ébauche autour du Nom imprononçable de Dieu au lendemain de la Shoah. Chez Blanchot, l’inénarrable se situe davantage au niveau du récit : sa recherche épouse les contours effrayants de la mort, infiniment autre. Chez Duras, enfin, c’est au cœur du dialogique que jaillit l’incommunicable : son écriture s’attelle plutôt à scruter l’indicible qui s’installe entre les êtres, et plus particulièrement entre les sexes radicalement incompatibles. Gardons-nous cependant de réduire cette problématique à un simple thème qui traverserait leurs œuvres de part en part. Bien plus, cette tension d’un je ne sais quoi qui échappe au langage ira jusqu’à manipuler, pour ne pas dire triturer, la forme de leurs textes. Car s’il est vrai que l’écriture bute sur de l’innommable, il reste qu’elle seule permettra de le prendre en charge, en disant autrement, par la forme justement, ce qui paraît impossible. Pour être le lieu d’une rupture irrémédiable avec l’indicible, le langage n’en sera pas moins l’unique voie de médiation avec lui.
3La pertinence et l’actualité d’un tel questionnement concernant les limites du langage ne sont plus à démontrer. Depuis plus d’une trentaine d’années, certains des plus importants théoriciens et écrivains européens ont contribué à élucider cette tâche profonde à laquelle est conviée l’écriture. Barthes, Derrida, Eco, Foucault, Kristeva, Levinas, Nancy et Sollers, pour ne nommer que ceux-là, se sont tous penchés à un moment ou un autre sur la question de l’indicible. Et les littéraires n’ont pas été les seuls à se sentir interpellés par l’urgence de cette interrogation : la philosophie elle aussi s’est attachée à reformuler (et par conséquent, pour un penseur tel Heidegger, à refouler) ce qui constitue pour elle la question fondamentale d’un impossible à dire.
4Nourrie, relayée puis relancée en littérature, en théorie littéraire et en philosophie, la réflexion sur l’innommable ne se limite donc pas à des préoccupations purement individuelles, mais constitue à mon sens une question déterminante pour notre époque. Les essais de ce recueil sont tous nés du désir de suivre une ligne de force dans la pensée contemporaine, d’en saisir quelque chose comme une spécificité. Autant vendre la mèche tout de suite : il me semble que la voie de l’indicible que pratiquent Jabès, Duras et Blanchot marque un tournant majeur d’avec celle qu’avaient empruntée leurs prédécesseurs. C’est que les écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle poursuivent l’innommable non plus comme la source d’une révélation possible qui leur permettrait éventuellement de maîtriser l’origine – et, par là même, la mort – mais plutôt comme le lieu d’une rencontre avec l’impossibilité, le silence et l’altérité. En nouant de plus en plus fortement les liens entre l’esthétique et l’éthique, et en investissant dès lors la figure de l’écrivain d’une vocation à assumer, la quête contemporaine de l’indicible conditionne un rapport nouveau à l’écriture qui contribuera, à son tour, à définir l'ethos qu’on peut dire postmoderne.
Définir l’indéfinissable
5Commençons toutefois par définir cet indicible, mot indéfinissable entre tous, sinon à rebours, c’est-à-dire en précisant ce qu’il n’est pas. Car l’indicible (qui s’appelle tout aussi bien l’inexprimable ou l’innommable5) est un nom qui ne nomme pas, ou plus exactement, qui désigne ce qui échappe à toute nomination ; un concept inconcevable qui renvoie à ce qui précède toute pensée. Il est cela même qui permet de penser, de parler, de créer du sens. Ce néant originel au principe de tout ce qui est, Heidegger a voulu le concevoir sous forme d’une différence ontologique, distinction fondamentale qu’il a établie entre l’être et les étants. La linguistique structurale nous a invités à penser ce manque à travers l’espacement des mots ; la psychanalyse en a fait la condition de possibilité de l’avènement du sujet.
6Aussi la limite à partir de laquelle les mots viennent à manquer signale-t-elle, pour des écrivains comme Jabès, Blanchot ou Duras, non pas la fin de l’écriture mais sa véritable origine, sa plus concrète exigence. La littérature aurait-elle d’autre objet ? « Le dire n’est jamais que défi à l’indicible et la pensée que dénonciation de l’impensé6 », rappelle Jabès. Êtres de langage, nous sommes tous tissés d’indicible : parler, écrire, c’est être toujours déjà au niveau de la symbolisation et de la médiation. En choisissant de théoriser et de mettre en jeu cet innommable dans des œuvres fascinées par leurs propres conditions de production, ces écrivains insistent sur le fait que la littérature a d’abord affaire non pas à la communication mais à l’incommunicable. Ils entrent ainsi en parfaite syntonie avec la définition de l’écrivain que proposait Barthes dans Critique et vérité : celui pour qui le langage fait problème. Leurs œuvres problématisent la conception classique du langage comme moyen de représentation, en mettant en avant la matérialité du langage qui n’est pas un outil mais un matériau où l’on coupe à même le réel.
7De par sa propre définition, cette quête consistant à vouloir traduire en mots ce qui se dérobe à la pensée et au langage est vouée à l’échec : du moment qu’on parviendrait à dire l’indicible il disparaît, devenu dicible tout simplement. Qui croit vaincre l’innommable ne fait que le réduire au nommable, double bind inexorable qu’évoque Jacques Derrida en ces termes : « Y accéder, c’est [le] manquer ; [le] montrer, c’est [le] dissimuler ; l’avouer, c’est mentir7 ». Celui qui tente la quadrature du cercle est fatalement condamné à rater sa cible.
8Or voilà que ces écrivains se nourrissent de l’impossibilité de dire plutôt que de se résigner au silence : silence auquel ils se heurteront, en définitive, mais qu’ils tenteront aussi de rejoindre, cette fois à travers la langue qu’ils rêvent d’épuiser, comme s’il était possible d’aller jusqu’au bout des mots. Se dessinerait alors, en amont et en aval du langage, c’est-à-dire en dehors de lui, un même espace de silence qui aimante l’écriture. À la question éponyme que pose son essai « Où va la littérature ? », Blanchot répondra que cette dernière, innervée par « la recherche inquiète de sa propre source », s’achemine « vers son essence, c’est-à-dire la disparition8 ». Écrire, déclare Jabès, « c’est avoir la passion de l’origine ; c’est essayer d’atteindre le fond. Le fond est toujours le commencement9 ». L’innommable nous plonge d’emblée dans une logique inextricable du paradoxe et de la circularité, qui fera se rejoindre l’origine et la fin dans l’indifférenciation de ce qui n’est pas encore et n’est déjà plus : dans un espace toujours à venir.
9On ne s’étonnera donc pas de ce que l’indicible prenne dans ces œuvres la forme d’une impossible quête des origines. C’est par le truchement des métaphores d’un Livre fondateur ou d’un Mot-matrice originel qui contienne en son creux l’essence de toutes choses que chacun des écrivains a essayé d’imaginer et de saisir ce point de fuite. Pour Mallarmé qui leur a frayé la voie, il s’agissait du Livre avec « L » majuscule, auquel font pendant le Livre des livres de Jabès et le Livre à venir de Blanchot. Les métaphores de l’origine fuyante se multiplient chez Duras : la photographie absolue dans L’Amant, le poème total dans Emily L., l’écriture de la mouche dans Écrire, et bien sûr le fameux « mot-trou » dans Le Ravissement de Loi V. Stein, ce « mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés10 ».
10Mais si l’écriture de Duras, Jabès et Blanchot est catalysée par le désir d’exhumer le vocable premier dans lequel se seraient fondus tous les mots, il n’en reste pas moins que ces écrivains passionnés des origines sont aussi ceux qui ont le plus sérieusement attenté à la pérennité de l’absolu. À telle enseigne que la quête des origines s’accompagne invariablement, sous leur plume, d’une radicale remise en question de ses présupposés. Il suffit d’examiner de plus près ce concept d’origine (à entendre comme ce qui ne serait pas « en relation nécessaire avec les existants, [ce qui] est à leur égard indépendant, détaché, donc ab-solu11 »), pour constater que l’origine est toujours déjà dite et négociée à l’aide de métaphores – Dieu, YWVH, Elohim, archè, Principe premier, Omphalos, materia prima, matrice, Umbilicus mundi, En-Sof, Source, et j’en passe – qui en rendent l’arraisonnement narratif fort problématique. Sans ces figures piégées, l’Origine absolue ne pourrait prendre forme. Le figuré, en d’autres mots, fonde le propre. L’assertion est lourde de conséquences : ce n’est rien moins que la validité du concept d’origine (qui se révèle en fin de compte être une fiction) qui sera engagée dans ce questionnement. On découvre du même coup que toute prétendue intériorité telle l’origine nécessite le recours à l’extériorité pour l’engendrer. Derrida le perçoit très finement : « On veut remonter du supplément à la source : on doit reconnaître qu’il y a du supplément à la source12. » Dans les œuvres de Duras, de Blanchot ou de Jabès, il n’est plus permis de croire à l’existence d’un pur signifié, absolu et absolument autre, qui échapperait au jeu différentiel de la signification. Pierre de touche des textes, la quête des origines deviendra ainsi, en l’absence irrécusable de pierre philosophale, pierre d’achoppement. On lâchera la proie de l’Origine absolue pour l’ombre de « traces originaires » qui interrompent le concept même d’origine.
À la recherche de l’Origine absolue
11C’est en confrontant le parcours d’un écrivain comme Mallarmé à celui des auteurs plus proches de nous que j’aimerais aborder ce rapport de la quête de l’indicible à l'épochè postmoderne. S’impose premièrement une brève mise en contexte pour cerner ce que l’on nomme le postmoderne – ou ce qui se laisse entendre comme tel, tant ce terme nébuleux a été indexé à des significations diverses13.
12Bien que la quête de l’Origine soit un des catalyseurs qui mettent en œuvre (ou qui désœuvrent, pour mieux dire) la création littéraire d’après les deux guerres, la problématique ne se restreint certainement pas aux obsessions du seul XXe siècle. Elle se trame à dire vrai dans toute l’histoire de la littérature, et remonte au moins jusqu’aux Confessions de saint Augustin. Toujours est-il que la recherche d’un absolu originel du langage est bien plus fréquemment associée aux projets esthétiques romantiques et symbolistes d’un Novalis, Blake ou Rimbaud. Non seulement la langue représentait-elle, pour ces écrivains, le moyen le plus sûr de réintégrer l’être humain au monde et l’esprit à la nature, mais elle aurait abrité l'Ur-wort qui l’aurait tout entière engendrée et que l’on rêvait d’atteindre. Il n’est que de penser à la folle ambition des romantiques d’Iéna d’engendrer le Gesamt-kunstwerk, c’est-à-dire l’Œuvre totale jamais encore advenue, alliant la philosophie, la littérature et l’ensemble des mythes de fondation.
13L’idéal du Livre infini des poètes romantiques (idéal dont leurs successeurs symbolistes subissent encore le charme) se mesure à l’aune d’un gigantisme qui semble caractériser toute l’époque. Héritier des Lumières encore tout imbu de ses principes universels, imprégné du positivisme d’un Comte et du déterminisme d’un Taine, le XIXe siècle s’inscrit sous la fascination de combinatoires totalisantes visant à synthétiser le monde. Pour s’en convaincre, il suffit de citer des ouvrages les plus marquants : La Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Les Principes de psychologie de Spencer, L’Avenir des sciences de Renan, L’Origine des espèces de Darwin, La Critique de l’économie politique de Marx... On déniche la même tentation catholique du côté des arts : outre les écrits de l’Athenæum et l’opéra de Wagner, les cosmogonies romanesques de la Comédie humaine de Balzac et des Rougon-Macquart de Zola font repère. Il ne s’agit pas ici de faire un bilan historique, de toutes manières beaucoup trop cursif, mais simplement de montrer que si l’ardeur rationaliste prend le pas sur la foi religieuse au XIXe siècle, elle n’enlève guère à ce siècle sa soif insatiable d’un savoir à développer, sa recherche de totalité et d’absolu.
14Or il s’en fallut de peu que ces rêves de plénitude ne soient confrontés, une fois transposés dans la réalité, à la fragmentation. Maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche et Freud ébranlent chacun à leur tour un des édifices fondateurs – l’histoire, la morale, le sujet – de la pensée moderne. Ce triumvirat de penseurs pourtant bien distincts torpille dangereusement la foi dans la véracité de la représentation, l’universalisme des valeurs, la transparence du langage et la souveraineté du sujet. Et tandis que la « Crise de vers » de Mallarmé signale la montée d’une anxiété linguistique et une crise corollaire de la lisibilité, le célèbre « Je est un autre » de Rimbaud accuse une schize mal colmatée au plus vif du sujet parlant.
15Reste que sur le plan artistique, cette prise de conscience, si troublante soit-elle, ne fait que déchirer – c’est Mallarmé qui l’affirme – le « voile dans le temple14 ». Ce temple, s’il n’est pas intact, subsiste encore. Effiloché, le rêve de la plénitude perdure. La méfiance qui émerge déjà chez les poètes de la fin du XIXe siècle à l’égard du langage ne semble pas entraver outre-mesure leur élan vers le Beau, le Vrai et l’Absolu. Quand bien même il s’en distancie après coup, Rimbaud avait bel et bien relevé le défi d’« inventer un verbe poétique accessible [...] à tous les sens », de « not[er] l’inexprimable » et de « fix[er] des vertiges15 » ; sa quête poétique, dût-elle finir dans l’abdication, demeure entée sur le mythe des origines. Même Mallarmé, on le verra, n’est pas sans en subir la fascination. La récurrence, dans les œuvres de ces deux poètes, du mythe orphique (ou de son avatar prométhéen) d’un chantre doté d’une parole sacrée ne doit d’ailleurs pas nous paraître accidentelle. Condamnés à une saison en enfer au terme de laquelle ils seront restaurés à l’unité, ces amants d’Eurydice auront cru pour un moment revenir sur terre, porteurs des secrets de la mort et des mystères de l’au-delà.
16À ce genre de voyage initiatique, Jabès, Blanchot et Duras ne songent déjà plus : l’Orphée de Blanchot sait d’avance que le succès de la quête consomme la ruine de l’œuvre. C’est dire que l’indicible ne se présentera plus comme l’objet possible d’une quelconque révélation, mais comme une altérité inconnaissable qui excède l’Un et le Tout, une impossibilité qu’il incombe d’affirmer sans relâche. Affirmation qui demande cependant à être nuancée, car elle n’affirme rien d’autre que sa limite. Entre le silence tout court et l’écriture du silence, entre ne rien dire et dire (le) rien, s’ouvrira ainsi un écart riche en significations et en possibilités pour cette nouvelle écriture de l’indicible.
17Désormais, donc, les conditions de possibilité et les enjeux de la quête ont changé. Ce découpage restreint, établi à la hussarde j’en conviens, nous permet toutefois de déceler une certaine fracture entre la quête des origines à caractère téléologique et totalisateur dont s’est sustentée l’écriture du XIXe siècle, et le désir qui anime, en la consignant à une perpétuelle errance, la production littéraire des cinquante dernières années. Entendons-nous : loin de moi la proposition d’envisager les poètes de la fin du XIXe siècle comme témoins sûrs et certains de la réussite de la quête des origines. C’est tout le contraire, en réalité. Nonobstant quelques moments délirants dans l’histoire des lettres françaises où l’on a cru atteindre l’Origine (et il fut un moment où Mallarmé se comptât au nombre de ces illuminés), l’infini a toujours paru hors de portée. Nécessairement : « [r]efoulée, retardée, refusée, mais toujours sue, la carence finale du grand projet qui la fonde est une des composantes premières de l’écriture mallarméenne16 » – ou rimbaldienne, ou romantique. N’empêche qu’on imputera l’échec par lequel se solde l’entreprise non au but en tant que tel – Livre total, Parousie, Grand Œuvre, etc. – mais aux moyens. À la confusio linguarum de la Babel effondrée : c’est à cause de l’insuffisance des moyens à la disposition du poète, faute des mots pour le dire, et non point parce qu’il n’existe pas d’Origine absolue, que la quête n’aboutit pas. À l'épochè postmoderne, on passera de la banalité de ce topos classique qui consistait à affirmer l’inadéquation du langage, à l’aveu que l’impossible réside déjà dans les mots.
18Encore faudrait-il nuancer la quête en indiquant les tensions souvent, voire essentiellement antagonistes, qui travaillent de l’intérieur chacun de ces écrits. On constatera dès lors que la poésie de Mallarmé, bien qu’elle se réclame encore d’un certain mythe des origines qui continue à faire valoir ses droits, annonce néanmoins des stratégies et des préoccupations textuelles toutes postmodernes. Et inversement : l’Origine fonctionne tout à la fois comme irrésistible catalyseur et puissant repoussoir chez Blanchot, Duras et Jabès. À coup sûr, l’éclatement que connaît l’écriture du XXe siècle finissant n’éliminera pas le désir irrépressible, fût-il étouffé dans l’œuf, de l’Origine et de l’Absolu. Désir humain, trop humain disait Nietzsche, il s’esquissera tel un autre indicible en abscisse des récits. S’il est vrai que l’écriture au seuil de l’indicible a valeur d’acte de foi chez Duras, Jabès et Blanchot, il reste qu’elle se double, au plus intime de la quête, d’un interminable travail de deuil.
Postmodernisme et « grands Récits »
19Comment expliquer cette transformation de la quête des origines au XXe siècle, et par conséquent, de l’écriture de l’indicible ? Peut-on parler, en termes foucaldiens, de redistribution de l'épistémè ? Pour Jean-François Lyotard, en tout cas, la réponse ne fait pas de doute. Dans sa Condition postmoderne, il livre le constat d’une société qui aurait franchi le cap des « grands Récits » assignant une fin à l’histoire de l’humanité17. Finis les principes régulateurs, la téléologie, la raison suffisante. Cette société incrédule remettrait en question tout ce qui est matière à grand Récit, à commencer par les concepts d’origine et d’unité. À l’ère du soupçon, alors qu’aucun discours ne peut s’autoriser de la vérité pure, plus rien ne peut être posé en élément témoin, stable, permanent et universel – encore moins, cela va sans dire, en Absolu. On prévoit d’ici l’objection : ne s’agirait-il pas tout simplement d’un autre récit ? On ne saurait le nier. Mais à la différence près (et cette différence est non des moindres) que le postmoderne se sait et se montre sans cesse en tant que tel, c’est-à-dire comme artifice et fiction. La structure d’agent double de ces « petits récits » les oppose ouvertement à celle des grands Récits du XIXe siècle et du XXe siècle naissant qu’ils interrompent ; au lieu de dissimuler leurs lacunes et leurs contradictions, ils les creusent et les multiplient allègrement.
20En cela, l’écriture dite postmoderne se démarque nettement des œuvres modernes que leur optimisme historique rattache encore solidement aux méta-récits du progrès, de la raison, de l’humanisme et de l’émancipation. Le portrait de la modernité brossé par Aron Kibédi Varga met en relief ces « issue[s] salvatrice[s]18 » auxquelles elle reste obstinément fixée :
la modernité est toujours conçue comme un divorce et comme une fragmentation. Les parties se font autonomes, le tout se dissout, l’un disparaît. Ce qui reste, cependant, ce sont les tentatives pathétiques pour donner un fondement unitaire et rationnel aux activités fragmentées : humanisme, progrès, liberté. La raison est universelle, elle ne peut être que bonne, elle qui semble tracer notre parcours dans l’histoire19.
21Quoiqu’elle soit très souvent aux prises avec ces idéaux, l’œuvre moderne demeure fidèle, au bout du compte, aux grandes utopies téléologiques des Lumières. Pour Guy Scarpetta20, en fait, toute la distinction entre le moderne et le postmoderne se joue autour du concept d’avant-garde, récit téléologique s’il en est. Ce critique inscrit la visée subversive des avant-gardes du XXe siècle sous le motif du combat guerrier, dont l’impératif de la rupture et du dépassement « évolutionnistes », tant politiques que textuels, recelait en lui-même sa propre impasse. Le postmoderne n’aurait que faire de ce purisme et de cette croyance aveugle dans le progrès. Mouvement corrupteur, il revient sur les tabous des mouvements précédents pour relancer, en les dévoyant, les traditions « interdites » du passé.
22Aussi le moderne et le postmoderne – et c’est ce qui nous intéresse derechef – diffèrent-ils sensiblement dans leurs modes d’aborder l’indicible. C’est encore Lyotard qui nous éclaire sur ce point. Dans son pénétrant article « Qu’est-ce que le postmoderne ? », il fait appel au sentiment du sublime kantien, ce mélange de plaisir et de peine qui surgit du conflit des facultés d’un sujet, entre sa capacité de concevoir quelque chose (noesis) et l’impossibilité de « présenter » un objet sensible (noema) qui lui soit commensurable, pour illustrer le différend entre le moderne et le postmoderne. Le traitement de l’indicible serait moderne ou postmoderne, poursuit-il, selon qu’il privilégie le mode de la melancholia, où se fait sentir la nostalgie de la présence perdue, ou bien celui de la novatio, puissance expressive qui invente de nouvelles règles du jeu. Invoquant l’imprésentable comme contenu absent, l’esthétique moderne continuerait cependant, par sa forme, « à offrir au lecteur ou au regardeur, grâce à sa consistance reconnaissable, matière à consolation et à plaisir21 ». L’œuvre postmoderne, placée en revanche sous le signe de la création de structures, de règles et de figures qui viendront la fonder après-coup,
serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible ; ce qui s’enquiert de présentations nouvelles, non pas pour en jouir, mais pour mieux faire sentir qu’il y a de l’imprésentable22.
23Réfractaire à toute catharsis, cette littérature émousse la douleur et renonce à l’élaboration d’un savoir. L’on pourrait étendre à l’ensemble des écrits contemporains sur l’indicible ce diagnostic qu’a prononcé Julia Kristeva au sujet de l’œuvre de Duras : « Aucune purification ne nous attend à la sortie de ces romans au ras de la maladie, ni celle d’un mieux-être, ni la promesse d’un au-delà, ni même la beauté enchanteresse d’un style ou d’une ironie qui constituerait une prime de plaisir en sus du mal révélé23. » Lyotard en vient même à conclure que l’œuvre postmoderne cultive une ouverture à l’indicible, en ce qu’elle « raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l’incommensurable24 ». D’ores et déjà, il ne serait plus question de faire semblant que la fêlure du langage peut être calfeutrée.
Jean-Luc Nancy et l’interruption du mythe des origines
24On a dit que la fissure entre la quête de l’Origine d’un Mallarmé – dont la visée ultime n’avait été rien moins que « l’explication orphique de la Terre25 » – et celle des écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle vient d’une nouvelle méfiance à l’égard de tout absolu. De ce que la problématique de la totalité, passée au crible du regard postmoderne, commence à battre de l’aile et à perdre de sa transparence. Manifestement, le mythe des origines n’exerce plus la même fascination que jadis. Depuis la parution des Mythologies de Roland Barthes, nombre de travaux des trente dernières années ont sérieusement miné la puissance du mythe. Ici, c’est la très belle étude que Jean-Luc Nancy nous a offerte dans La Communauté désœuvrée qui servira de tremplin à ma réflexion sur le mythe des origines à l’époque postmoderne. À l’instar de l’écriture de Jabès, de Duras et de Blanchot, ce livre est simultanément acte de foi et conduite de deuil26, cette fois à l’égard du grand rêve que fut, pour tant d’intellectuels français d’après les deux guerres, le communisme.
25Dans un essai intitulé « Le mythe interrompu », Jean-Luc Nancy soutient que le mythe, de nos jours, porte en lui-même son propre déni : il serait tout à la fois « coupé de son propre sens, sur son propre sens, par son propre sens27 ». L’essai s’ouvre sur la scène surdéterminée et immémoriale d’un locuteur, entouré d’auditeurs médusés, récitant le mythe. Sacrée, principielle, saturante et présente à soi (c’est-à-dire adéquate au monde), sa parole se fait fondatrice d’un récit, bien sûr, mais qui plus est, d’une communion. Autour de la naissance du mythe de l’origine fusionnent les êtres dissous dans l’indistinction d’un être commun ; s’instituent une raison d’être et un destin collectifs, bref : se fonde une communauté. Acte de langage on ne peut plus performateur, la récitation rituelle du mythe donne naissance au mythe. Coïncident alors parfaitement les moments de l’invention, de la récitation et de la transmission de l’origine.
26Le XIXe siècle a été marqué par la recrudescence fulgurante de ces mythes fondateurs, revenus en force en partie grâce au romantisme allemand et au modèle social organique, fondé en nature, qu’il prônait. Tant et si bien que le romantisme, au dire de Nancy,
pourrait se définir comme l’invention de la scène du mythe fondateur, comme la conscience simultanée de la perte de la puissance de ce mythe, et comme le désir ou la volonté de retrouver cette puissance vivante de l’origine, en même temps que l’origine de cette puissance28.
27Que le mythe soit solidaire d’une volonté de puissance, c’est ce que dévoilent ses aspirations à l’absolu, à la transcendance et à la fondation de l’être intime d’une communauté. L’auteur assimile d’ailleurs à une « hallucination » la prétention démiurgique de l’Occident « à s’approprier sa propre origine, ou à lui dérober son secret29 », c’est-à-dire à s’engendrer soi-même par voie du logos.
28Nancy congédie le mythe en mettant en évidence sa caducité pour ainsi dire ontologique. Il rappelle à ce titre la capacité dévastatrice du mythe de l’aryen, alibi dont s’est paré le nazisme et qui a fait dire à Adorno : Plus de poésie après Auschwitz. (Ce à quoi rétorquera Jabès : « oui, on le peut. Et, même, on le doit. Il faut écrire à partir de cette cassure, de cette blessure sans cesse ravivée30. ») Point névralgique de nombreux récits d’après les deux guerres, les hécatombes de l’Holocauste ont provoqué toute une remise en question du récit, si par récit l’on entend, comme le précise Sarah Kofman, « une histoire d’événements, faisant sens31 » où se fait encore sentir le bonheur de raconter même les choses les plus épouvantables. Jabès, Blanchot et Duras ont tous convoqué ce moment de l’histoire pour symboliser la chute et le point de non retour du mythe des origines. On lira ainsi dans La Douleur, journal de Duras qui raconte le retour déchirant de son mari, Robert Antelme, des camps : « On ne sait pas encore pour les camps [...]. Rien n’a été encore découvert des atrocités nazies [...]. Nous sommes au premier temps de l’humanité, elle est là vierge, virginale, pour encore quelques mois. Rien n’est encore révélé sur l’Espèce Humaine32. » Et Blanchot renchérit :
Que le fait concentrationnaire, l’extermination des Juifs et les camps de la mort où la mort continue son œuvre, soient pour l’histoire un absolu qui a interrompu l’histoire, on doit le dire sans cependant pouvoir rien dire d’autre. Le discours ne peut pas se développer à partir de là33.
29Les camps auraient ainsi dévoilé avec une netteté sans pareille34 la terreur que peut masquer le fantasme d’une communauté rassemblée autour d’une vérité unique et absolue. La rupture serait telle que plusieurs penseurs auraient même érigé la Shoah en nouveau récit fondateur qui réélabore, de fond en comble, les conditions de possibilité de la communauté... En effet, quoiqu’il clame la fin des origines, le postmodernisme renferme en lui-même ce paradoxe d’annoncer une « ère nouvelle », fût-ce celle du plus jamais. La description qu’en donne Lyotard relève sans doute moins du constat (hélas) que du souhait :
Le XIXe et le XXe siècles nous ont donné tout notre saoûl de terreur. Nous avons assez payé la nostalgie du tout et de l’un, de la réconciliation du concept et du sensible, de l’expérience transparente et communicable. Sous la demande générale de relâchement et d’apaisement, nous entendons marmonner le désir de recommencer la terreur, d’accomplir le fantasme d’étreindre la réalité. La réponse est : guerre au tout, témoignons de l’imprésentable, activons les différends, sauvons l’honneur du nom35.
30Du mythe, que reste-t-il de nos jours ? Rien, ou rien qui ne soit, d’après Nancy, tout simplement volonté ou désir du mythe dans ses formes les plus dégradées. Car mis en lumière et dépouillé du secret qui était le gage de sa crédibilité, le mythe des origines fait défaut : s’il continue à produire des effets, l’imposteur ne séduit plus comme avant. Georges Bataille a parlé d’absence du mythe, mais cette formule est susceptible, à bien y penser, de nous déporter du côté d’un autre mythe. Nancy préfère pour sa part traiter d’interruption du mythe ; de le soustraire par là même au paradigme métaphysique de la présence et de l’absence, en vue de désamorcer et de désinvestir le mythe au lieu de l’évacuer : « [...] l’enjeu consisterait [...] dans un passage sur une limite où le mythe lui-même se trouverait moins supprimé que suspendu, interrompu36. » Ce geste dépasse par conséquent le stade de la rupture du mythe (de toutes façons indestructible) afin de le réorganiser et de l’inscrire dans une autre configuration.
31Selon Nancy, la bivalence du terme « mythe » devrait d’emblée appeler la suspicion. En signifiant la « négation au moins autant que l’affirmation de quelque chose37 », ce concept aux contours vacillants trahit une absence à soi qui empêche la cristallisation d’un sens. Que l’on puisse affirmer que le mythe est un mythe sans que cet énoncé ne soit purement tautologique, voilà qui révèle l’instabilité d’un concept toujours en proie aux glissements de sens.
32Ce glissement préfigure la structure en chiasme du mythe, à savoir que ce dernier est engendré par une fiction fondatrice dont on ne peut plus nier que la fondation soit fictive. Voire fictionnelle. En faisant écho aux thèses qu’avait avancées Derrida dans De la grammatologie, Nancy soutient que la mythologie est « une figuration du propre », « une ontologie de la fiction, ou de la représentation38 ». La fondation fictive révèle ainsi que le mythe n’est pas seulement un récit et une histoire, mais des histoires tout court. Que nous en sommes, aussi. Mais cette fiction ne s’avère-telle pas essentielle, pour ne pas dire salutaire ? Certes39. Le danger surgit dès que le processus de « fictionnement », caché dans les coulisses, s’arroge les droits du propre et de l’Origine et passe du coup pour plénitude et élection. D’où le besoin d’occulter ce fictionnement, pacte que refuseront de façon catégorique les écrivains de la deuxième moitié du XXe siècle. Il y va de la survie des mythes de l’Origine absolue, de l’être plein, du sujet souverain. Car pour peu qu’il sorte de la pénombre, « l’être que le mythe engendre implose dans sa propre fiction40 ». Frank Kermode n’a pas manqué de souligner que la fiction et le mythe partent de principes opposés :
Le mythe fonctionne au sein d’un rite qui présuppose une explication totale et adéquate des choses, telles qu’elles sont et telles qu’elles furent ; c’est une séquence de gestes parfaitement immuables. La fiction sert à découvrir des choses ; elle change en fonction de nos besoins de créer du sens. Le mythe est agent de stabilité, la fiction agent de changement. Le mythe en appelle à l’absolu, la fiction à l’assentiment conditionnel41.
33Alors après la fusion, la fission ? Qui dit interruption du mythe des origines sous-entend forcément, pour Nancy, interruption de la communauté fusionnelle. Or l’absence complète de communauté représente à ses yeux un désastre ontologique tout aussi grand que la communauté délirante du mythe, dans la mesure où elle prive l’être de sa fonction essentielle « d’être en commun42 ». À la communauté de la communion, l’auteur oppose donc une communauté de la comparution, constituée non point d’êtres confondus dans l’indistinction la plus complète d’une collectivité exaltée, mais d’êtres singuliers, exposés les uns aux autres, mis à nu dans leur différence essentielle, irréductible, et par conséquent inassimilable par aucune parole. D’ordre individuel, ces rapports de comparution ne défont pas la communauté autant qu’ils la partagent autrement.
34L’exposition à la mort d’autrui, qui dorénavant n’est plus du ressort de la collectivité, a partie liée avec cette communauté infiniment parcellaire. L’autre « est déjà exposé à sa mort, et nous y expose avec lui. Mais cela signifie essentiellement que cette mort comme cette naissance nous sont retirées, ne sont pas notre œuvre, ni l’œuvre de la collectivité43 ». Le prochain, dont « même la présence vivante et la plus proche, écrit Blanchot, est déjà l’éternelle et l’insupportable absence44 », contribue ainsi à ôter à la communauté – non pas une fois pour toutes, mais de façon répétée, inlassable – l’illusion de pouvoir maîtriser son origine et son destin. Elle met en œuvre un mouvement de contagion et de communication qui se propage entre les êtres tout en les dispersant, mouvement centrifuge que Nancy, dans la foulée de Blanchot, nomme désœuvrement.
35S’ébauche dans le sillage de cette communauté de la comparution une théorie du langage qui en récuse la fonction représentative ou véhiculaire. Si ce refus de la représentation rapproche, de prime abord, la communauté du mythe interrompu de celle fabulée par l’Athenæum des frères Schlegel (pour qui la parole romantique, en relation chiffrée avec le monde, ne devait pas disparaître dans ce qu’elle signifie mais suggérer la totalité dans le fragment), il s’en distingue néanmoins par sa fonction de brisure. À l’opposé de la conception romantique de la parole envisagée comme agent d’harmonisation absolue des contraires, ici le langage communiquera une puissance de mort au cœur de la communauté. La langue, découvre-t-on, « n’est pas faite pour nommer quoi que ce soit de particulier mais l’absence de ce qu’on nomme45 ». Sa valeur est double : pour être le moyen de notre insertion dans une communauté, la langue n’en garantit pas moins notre retranchement de toute communauté.
36Bien que l’écriture se fasse pour l’autre et à cause de lui, elle ne doit plus masquer la rupture d’avec le mythe fondateur dans l’espoir de forger une quelconque communion entre individus. Nancy n’hésite pas à préciser que c’est parce qu’il y a communauté qu’il y a littérature, et non l’inverse. L’écriture devient le canal par lequel peut et doit s’exprimer non point la résolution mais la tension, lieu de méditation et d’interrogations bien plus que de médiation et de réponses. Voix et voie privilégiées qui font ressusciter d’entre les ténèbres le substrat caché de la récitation mythique, la littérature est l’instance qui permettra le mieux de répondre à l’injonction d’interrompre les mythes fondateurs. Il ne convient donc pas d’opposer le mythe et la littérature, mais de voir en eux deux partages différents de la communauté, dont le deuxième suspend le premier. Guy Scarpetta définit la fonction proprement épistémologique du genre romanesque (de toute fiction, dirions-nous) en termes proches du dialogisme bakhtinien :
Il s’agit d’une connaissance spécifique, irréductible (et souvent antagoniste) aux systèmes d’interprétation scientifiques ou philosophiques : une connaissance de ce qui ne peut pas être connu autrement que par le roman. En somme, il revient au roman, face aux systèmes de rationalité, et aux régimes de « vérité unique », d’explorer les zones d’incertitude, d’ironie, de paradoxe, de déraison, – d’exhiber le négatif même des pensées communautaires46.
37D’une part, la littérature fait place aux silences et à la polyphonie, aux bruits de dissension et de multiplicité. À l’écoute de l’inaudible, elle trouble le « grand repos de la surdité intérieure47 ». D’autre part, elle dit la fictionnalité du mythe en faisant ressurgir la part de refoulé et d’oubli nécessaire à son élaboration. Là réside son caractère scandaleux, sans convenance. En refusant de camoufler ces choses qui ont été, à en croire René Girard, cachées depuis la fondation du monde, ces écrivains dévoilent les assises iniques de toute communauté idyllique, fondée comme nous le rappelle Sarah Kofman sur l’expulsion de l’Autre :
Une communauté idyllique, qui efface toute trace de discorde, de différence, de mort, qui feint de reposer sur une harmonie parfaite, un rapport fusionnel impliquant une unité immédiate, est nécessairement une fiction de communauté, une belle histoire (psychotique ?). La loi du récit et de son économie, c’est d’enterrer avec l’Étranger toute étrangéité, c’est de dissimuler que seul le retour de l’Étranger, la nuit, tel un fantôme, par toutes les fissures de la maison, loin de provoquer son bouleversement ou son écroulement, assure seul à l’idylle un véritable fondement48.
38La loi des textes postmodernes consistera en revanche à multiplier les différences, à creuser les discordances, à faire ressortir la mort partout à l’œuvre.
39Contre « l’unanimité possible des esprits raisonnables49 », idéal des Lumières que prône de nos jours le philosophe Jürgen Habermas, Lyotard rêve d’une communauté dans laquelle tout consensus ne serait que local et provisoire, où foisonneraient le dissentiment et le différend. C’est ce genre de communauté transitoire, contingente, ouverte – négative pour tout dire, au sein de laquelle « rien ne nous lie[rait] que le refus50 » – que semblent également envisager Jabès, Blanchot et Duras. L’image d’une « communauté inavouable51 », dispersée vers le dehors plutôt que rassemblée vers le centre, se trouve incarnée chez Jabès dans la diaspora juive vouée à l’errance perpétuelle dans le désert. L’œuvre tout entière de Blanchot interroge le rapport précaire au prochain, irréductiblement autre, que la mort éloigne encore plus de soi. Duras met en scène une communauté d’amants lézardée par la radicale incompatibilité des sexes, qui tente malgré tout de se rejoindre dans ce gouffre qui la sépare.
40C’est donc dans « la singularité [qu’aura] lieu l’expérience de la communauté52 », dans les limites qui nous exposent à l’autre et où tout se dérobe à nous. Le sentiment de comparution que suscite le traitement contemporain de l’indicible permet justement de nouer, dans la déliaison même, une communauté négative d’écrivains et de lecteurs : « Nous lient l’écartèlement de la pensée aux lisières de l’impensé ; l’impossibilité de dire et d’être dits53 ». La tâche de l’écrivain serait de nous renvoyer incessamment à ces lignes de partage :
Elle est chaque fois la voix d’un seul, à l’écart, qui parle, qui récite, qui chante parfois. Il dit une origine et une fin – la fin de l’origine, en vérité –, il les met en scène et se met lui-même dans la scène. Mais il vient au bord de la scène, à l’extrême bord, et il parle à la limite de sa voix54.
Le risque majeur de l’écriture
41L’écriture n’aura donc plus pour tâche de célébrer une Origine mythique (qu’elle aurait du reste créée de toutes pièces), mais de révéler, par l’interruption du mythe, un autre irrévélable : en l’occurrence, la non-coïncidence du sujet à lui-même, à la communauté, à la parole. C’est pourquoi elle ne met plus en jeu l’être en commun qu’à travers le désœuvrement textuel : expérience d’arrachement – de non-identité au mot, au sens et à l’être – transmise par les vases communicants de la lecture et de l’écriture. Ce n’est point un hasard, encore moins une question d’élitisme, que tous ces textes soient difficiles d’accès. Le dessaisissement participe intimement à cette éthique de l’interruption et du retrait. Par le biais du texte, on fait l’expérience de sa propre étrangeté. « Incalculable est le risque pris par la parole prononcée ou écrite, explique Jabès. Elle nous expose, dans tous les sens du terme. Ce risque, tout écrivain l’assume55. » Tout lecteur, aussi, puisque ces récits témoignent d’une résistance inouïe non seulement à l'écriture mais aussi, et tout autant, à la lecture. Le vertige gagne de proche en proche tous ceux qui s’y livrent. À l’image de l’écriture que ces créateurs poursuivent, en solitaire, jusqu’au danger existentiel, la lecture de ces fictions se fait ensemble ébranlement et injonction. L’expérience de la lecture nous expose au dehors, tout comme la non-maîtrise du texte nous maintient à l’ornière de la compréhension immédiate et transparente censée rayonner du mythe. Plus personne n’est promis à une épiphanie ; le livre conserve pour tout un chacun sa dimension d’altérité radicale.
42L’opacification de ce qui jusque-là nous avait paru stable, durable et connu, doit nous amener à nous interroger sur la question de la lisibilité de ces textes et sur la propédeutique de lecture à laquelle ils nous initient. Jabès, pour sa part, repousse l’étiquette d’hermétique qu’il est d’usage d’accoler à son œuvre : « Je ne pense pas que mes livres soient “illisibles”, dit-il. Je ne pense pas qu’ils soient obscurs. Ils ne deviennent illisibles que si l’on y cherche une certitude56. » L’écriture contemporaine de l’indicible explore ainsi jusqu’où l’on peut pousser l’épreuve et l’expérience singulière de la lecture. Éminemment scriptibles (pour reprendre la célèbre distinction barthésienne, dans S/Z, entre le lisible et le scriptible), ces textes frustrent d’office la sereine consommation que l’on voudrait en faire. Composés de fragments qui s’articulent autour de juxtapositions, de ruptures, de répétitions et de contradictions, ils obligent à une lecture non-linéaire, à la vérité plus syntagmatique que paradigmatique, qui nous éloigne du roman traditionnel pour nous rapprocher de la poésie. Dès lors, notre rôle ne consistera plus à prévoir ce qui viendra par la suite, mais à mettre en rapport des séquences disparates. Opération dont on ne pourra jamais, du reste, prédire le résultat, car elle débouche non pas sur la récognition d’un terrain familier mais sur l’ouverture d’un vide inexploré. Ces œuvres commandent ainsi une lecture non-totalisante où l’on est appelé non pas à suturer le texte béant mais à en tramer la profonde fissure. Serait-ce au risque de s’y abîmer : l’affrontement du vide promet non pas d’édifier ni de consoler ceux qui lisent, mais de les dérouter, voire de les inquiéter. En s’habituant à un régime de connaissance qui met l’accent sur l’inaccessible et l’incommensurable, il faut accepter de ployer sa lecture à l’expérience déconcertante du désœuvrement.
43Empreints de la conscience vigilante qu’aucune parole ne nous rassemble au-delà d’une limite, ces textes se maintiennent sur le seuil : ne le franchissant pas dans la fiction d’un corps commun, mais tout au plus dans une fiction qui (en) est revenue de toute fiction. Ainsi, la tache aveugle de l’indicible restera pour toujours à l’abri du dire, dans la nuit du livre : « – [...] Je ne sortirai jamais vainqueur du combat./ – La défaite est le prix consenti57 », admettent d’entrée de jeu les interlocuteurs anonymes dans le Livre des questions. Il n’y a donc pas de cure ni de fin possibles, cette écriture inlassable ne semble se perpétuer que pour se river encore et davantage au silence. Sans repos admissible, cette « tâche infinie au cœur de la finitude58 » n’est pas sans faire penser au fameux rocher de Sisyphe.
44Vaine alors, en ce début du troisième millénaire, la quête de l’indicible qui exprime le désir de l’origine pour le mettre sitôt en échec ? L’écriture qui traque l’innommable n’aura-telle été rien de plus qu’un « jeu insensé », pour reprendre la formule de Mallarmé ? Non, bien loin de là : elle constitue plus que jamais, comme le revendiquait ce poète, notre « seule tâche spirituelle59 ». Or à quoi peut-elle bien mener ? Que peuvent nous apporter ces écrits qui s’inscrivent d’emblée, et irrémédiablement, en porte-à-faux avec le rendement et la rentabilité, ces mots d’ordre de notre époque ? Au fond, qu’est-ce qu'écrire et penser dans et sur des textes qui s’affranchissent des ancrages habituels, « qui s’incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée60 » ?
45À considérer la question du point de vue de la productivité, les acquis peuvent sembler fort minces. Gary Mole, par exemple, conclut dans son étude sur Jabès, Blanchot et Levinas61 que l’exigence de l’écriture pour les deux premiers auteurs, contrairement à Levinas, ne relève pas d’une injonction éthique, dans la mesure où leurs œuvres portent d’abord et avant tout une réflexion esthétique sur l’écriture. Il faut certes convenir avec ce critique que Jabès et Blanchot se distinguent de Levinas par leur rejet d’une transcendance positive. Mais leurs écrits attestent, en même temps, du lien inextricable entre les réflexions éthique et esthétique : ils montrent sans dédit que l’esthétique est une question d’éthique. Si l’écriture contemporaine de l’indicible refuse (ou dépasse) le simple agenda politique, c’est qu’elle nourrit des ambitions philosophique et politique qui ne se restreignent pas à la seule conjoncture historique. Ce n’est rien moins que la question de l’ontologie et du rapport à l’autre qu’elle donne à penser. Duras ira même jusqu’à affirmer que « [c]e non savoir le dire qui reste non élucidé la plupart du temps, c’est peut-être ce qui se rapprocherait le plus du sens de la vie dans toutes les acceptions du terme62 ».
46Éthique, cette écriture l’est d’abord en ce qu’elle réaffirme nos limites et rouvre des écarts qui ne peuvent être commutés d’aucune façon. Ces textes racontent et illustrent tout à la fois le fait qu’il n’y a pas d’appréhension directe du monde ou du langage. Loin de nous détourner de la fonction de médiation du langage, cette littérature nous rappelle l’impossibilité de la médiation, échec qu’elle ne cesse de rendre perceptible. Ces textes me font prendre conscience de la différence insurmontable qui existe entre moi et mon prochain, et me rendent sensible aux erreurs, aux équivoques et aux projections qui font obstacle à tout échange avec lui.
47La quête de l’indicible que j’ai qualifiée ici de postmoderne repose donc sur la vulnérabilité, la disponibilité et l’humilité. Georges Bataille dit bien que « l’expérience à l’extrême du possible demande un renoncement néanmoins : cesser de vouloir être tout63 ». En définitive, ces écrivains nous invitent à redoubler de vigilance vis-à-vis des certitudes inébranlables et des croyances indéfectibles. Duras nous met en garde notamment contre les programmes politiques qui ne laissent aucune place au doute et à la dissension :
Parler au nom d’un pouvoir établi ou au nom d’un pouvoir à venir, c’est identique. Dans le discours politique, la faculté d’erreur est complètement bannie. Ils détiennent tous la situation idéale, ils sont les sauveurs, les détenteurs parfaits de ce que j’appelle la solution politique. Tous parlent à partir d’une solution radicale, à partir du pouvoir. [...] Et de ça, on n’en peut plus64.
48Il ne faut pas conclure pour autant au nihilisme ni au passéisme de ces écrivains qui ont accepté, sinon de se regrouper, du moins de faire un bout de chemin ensemble. S’ils refusent désormais d’adhérer à une formule révolutionnaire toute faite, c’est qu’ils reconnaissent l’importance d’un plébiscite qu’il faut renouveler au jour le jour. Cela n’a strictement rien à voir avec le repli sur soi, la résignation à l’ordre établi ou l’enlisement dans un pessimisme qui exempterait l’écrivain de toute responsabilité vis-à-vis du monde. En s’engageant à repousser la faillite du questionnement, Duras parlera au contraire de « malades de l’espoir65 ». Jabès, quant à lui, apporte la précision suivante :
Je serais plutôt tenté de penser que tenir toute réponse pour suspecte est la marque d’un optimisme exagéré. Le pessimiste est celui qui s’enferme dans la réponse, qui renonce à miser sur l’avenir. [...] Je crois que l’espoir véritable, celui qui nous travaille en profondeur, est toujours lié à une réponse mise entre parenthèses66.
49Par leur refus catégorique du récit traditionnel qui masquait les failles du langage et cultivait l’espoir de contenir l’indicible, Jabès, Blanchot et Duras répondent à une exigence tout éthique. Au contraire d’une communauté mythique et mystique qui aurait fusionné avec un logos fondateur, les communautés désœuvrées que donnent à imaginer leurs œuvres n’en finissent plus d’affirmer la singularité absolue des êtres humains, l’altérité radicale de la mort et la différence irréductible au cœur du langage.
Pour une esthétique du désœuvrement
50Ce que l’écriture échoue à dire comme tel, on a dit qu’elle tentait de l’exprimer autrement, par le travail et l’invention formels. Et si l’esthétique postmoderne ne vise plus à initier au secret de l’indicible mais au contraire à indiquer le dehors insaisissable du langage, il importe de s’interroger sur les stratégies formelles que déploient ces écrivains pour faire partager à leurs lecteurs cette expérience singulière des limites. Ainsi convient-il de définir rapidement les trois concepts-clefs que je mobilise dans ce recueil – la limite, le neutre et la figure –, en vue de cerner la quête contemporaine de l’innommable. On verra qu’il ne s’agit pas d’appliquer aux textes des grilles d’interprétation établies (comme si l’œuvre littéraire n’était qu’une mise en pratique d’une théorie qui aurait présidé à son élaboration), mais plutôt de tirer parti de concepts ponctuels empruntés à Kant, Marin ou de Man à titre d’outils ou d’opérateurs de l’analyse. Disparues les fondations solides sur lesquelles la théorie pouvait asseoir sa légitimité ; à plus forte raison, la théorie ne pourra s’esquisser ici que rétroactivement, dans l’après-coup d’une fiction, et qui plus est, en tant que fiction.
Penser un certain dépassement de la limite : l’apport de Kant
51L’écriture de l’innommable, telle que la pratiquent Jabès, Duras et Blanchot, fait fond sur le concept de limites infranchissables qu’il incombe toutefois de franchir. Toute la question sera de savoir comment ces écrivains, tout en restant sur le seuil de la limite, pourront en quelque sorte la dépasser. On trouve un premier élément de réponse dans la perspective ouverte par Kant dans ses Prolégomènes.
52À la question qui revient tel un leitmotiv dans tous ces textes – à savoir si la limite de l’indicible nous cantonne sans autre forme de procès au monde sensible et à la science positive – Kant répondra par la négative. Avec force réserves, cependant : selon lui, la raison aurait un certain accès à l’illimité. Une certaine traversée qui ne traverse pas ses limites, ajoute son commentateur Geoffrey Bennington, mitigée dans la mesure où elle débouche sur un espace d’idées transcendantales radicalement inconnaissables, dans le cadre d’un « rapport autre qu’un rapport de connaissance67 » que Michel Guérin appelle, sans nuance péjorative, celui de « la vérité de l’imagination68 ». Cette traversée ne souffrira par conséquent aucun concept, aucune expérience, aucune réalisation, aucun jugement déterminant. (Je peux penser l’existence de l’infini, précisait Pascal, mais je ne peux pas le connaître, savoir ce qu’il est.) Autrement dit, la raison préserve, ou plutôt, n’exclut pas la possibilité de l’au-delà sans jamais pouvoir s’y aventurer par voie du logos. Kant explicitera ainsi comment la raison peut être bornée à ses limites sans être limitée à ses bornes.
53Le philosophe distingue tout d’abord deux types de frontières, la Schranke (la borne) et la Grenze (la limite), l’une liée à la faculté de l’entendement (donc empirique et bornée aux apparences), l’autre à la raison. La borne (Schranke), frontière des mathématiques et des sciences naturelles, par exemple, se place sous le sceau de l’a posteriori et donne lieu à une perception. L’ignorance y est contingente, contrairement à ce qui se passe dans le cas de la limite (Grenze), pour laquelle l’ignorance est nécessaire : fondée sur l'a priori et relevant de la critique, cette « limite » est toute à la tâche de la métaphysique. Les deux frontières semblent également se différencier du point de vue topographique. La limite est biface, affectée d’une positivité en ce qu’elle présuppose un espace qui l’entoure au-delà d’elle-même. La borne pour sa part ne postule rien de tel : en produisant de simples négations, elle ne comporte que sa seule face interne.
54Foncièrement indépassable, la frontière dynamique et tremblante de la limite incite néanmoins à une certaine transgression. (C’est là toute la dignité de la métaphysique, estime Bennington.) Cette « transgression non transgressive », la raison y parviendra par la transmutation de ses propres bornes négatives, tournées vers l’en-deçà, en limites à caractère positif. C’est dire que la limite (Grenze) comprend la borne (Schranke) et « l’infime transgression de la Schranke qui consiste à lui reconnaître l’autre bord69 ». Cet autre bord serait-il l’au-delà devenu soudainement sensible et accessible ? Pas du tout. La conversion des Schranken en Grenzen a pour effet de positiviser non pas l’au-delà comme tel, mais la frontière elle-même, qui se transforme du coup en « point, ligne ou surface de contact avec l’au-delà en tant qu’il est vide70 ». Vide, en effet, puisque la limite qui se substitue à la borne est frappée, sous peine de basculer dans le logos, d’une double interdiction : on ne peut juger de l’au-delà ni comme participant de l’expérience en-deçà (en tant qu’objets de l’expérience) ni comme soustrait à l’expérience (en tant que choses en soi).
55Mais alors que subsiste-t-il au terme de ce processus d’élimination interminable qui empêche que l’on se range d’un bord de la frontière comme de l’autre, et qui fait s’échapper l’objet lui-même des deux côtés ? Reste la frontière, ni plus ni moins. Bennington explique :
Prise dans le double bind de ces interdictions apparemment en conflit, la raison se tient, se rassemble, se ramasse, sur sa propre frontière, dans le no-man’s land fuyant – sa seule patrie propre, ou [sic] jamais elle ne réussira à s’orienter – entre son bord intérieur (expérience) et son bord extérieur (noumènes)71.
56Ce qui signifierait repartir à zéro ? Pas tout à fait, car la limite vide n’en est pas moins féconde. « Centre de la forge72 », elle est pourvue d’une formidable capacité d’expulsion d’analogies, d’hypothèses et de fictions. Ainsi, sans autoriser le monde sensible à pénétrer (objectivement, empiriquement, dans le registre de la vérité et de l’en-soi) dans l’au-delà, le seuil met en rapport, grâce à leur jointure et de façon symbolique – analogique – les deux espaces. À la vérité, tout, dans la raison, doit se penser et (se) passer par voie de l'analogos. Et cela, sans réduire d’aucune façon l’hétérogénéité de l’objet : l’analogie, tel que l’entend Kant, établit non pas « une ressemblance imparfaite entre deux choses, mais une ressemblance parfaite de relations [...] entre deux choses dissemblables73 », c’est-à-dire un rapport de rapports et non d’objets. Espèce de machine à analogies, le monde sensible (soit l’entendement) servirait à générer la matière qui permet à la raison de penser et de figurer sa limite. Grâce à la fiction simulatrice, la limite kantienne cautionne donc le dépassement de l’entendement par la raison, tout en respectant sa double interdiction qui l’empêche d'outrepasser ses limites. Elle répète ainsi le mouvement du seuil dans la pensée de Nancy, qui est mise en rapport par le truchement même de la disjonction. Qui perd gagne : en renonçant à maîtriser tout ce qui est de l’ordre de la connaissance, la pensée postmoderne transgresse les limites qui l’avaient jusque-là circonscrite pour affronter l’impensé.
Le neutre
57L’écriture contemporaine de l’indicible entretient un rapport particulier non seulement à la limite mais aussi à la pensée dialectique. Installée dans l’entre-deux, elle s’amuse à penser l’impensable de la logique, à décupler les paralogies, les apories et les paradoxes. Et à subvenir les antinomies binaires : au risque de rabâcher ce qui, à l’heure actuelle, est quasiment une lapalissade, on notera l’irruption d’un tiers indécidable dans la pensée postmoderne. En plus des oppositions qu’il déstabilise par procès de contamination, c’est le concept même de catégories telles forme et fond, théorie et pratique, qu’il donnera à voir comme périmé.
58Dans son livre Utopiques : Jeux d’espaces, Louis Marin formule une de ces tierces catégories, celle du neutre (ou de l’indéfini pluriel) qui prolonge la réflexion kantienne sur la limite. Marin se hâte de préciser qu’il s’agit non pas du neutre récupéré par certaines idéologies douteuses en guise de dissimulation, mais du neutre au sens étymologique de ne-uter – « ni l’un ni l’autre », ni oui ni non, ni vrai ni faux – qui occupe de la sorte l’intervalle des contraires.
59Ce terme intermédiaire n’opère toutefois pas la synthèse entre la thèse et l’antithèse, comme le fait l’Aufhebung de la dialectique hégélienne. Supplémentaire, terme de divisibilité et non de conciliation, il se veut la case vide, le terme manquant et à venir, le degré zéro de cette dialectique. Le tiers neutre – voici qui est bien postmoderne – serait en fait le « simulacre de la synthèse74 » ; « en position de différence par rapport à la différence interne de la totalité75 », il rompt dans leur négation réciproque la continuité et l’unité des concepts. Sans permettre d’accéder, en dernière analyse, à une quelconque positivité ni à l’épaisseur d’un concept. S’annulant soi-même, décrivant les opérations au seuil du déjà plus et du pas encore, le terme transitoire du neutre ne regagne rien en substance.
60Ce tiers difficilement pensable, tellement on est rompu au fonctionnement d’une pensée dualiste, Marin l’illustre par la proposition kantienne : « l’âme est non-mortelle ». Soustraite à l’affirmation et à la négation (soit mortelle et immortelle, affectées respectivement d’un coefficient positif et négatif), cette proposition ne confère aucune propriété à son sujet. Jugement à valeur uniquement limitative, il n’effectue aucune synthèse qui transcenderait, en les conciliant, les contraires. En refusant cette affirmation hiérarchiquement supérieure dans l’union suprême des contraires, le neutre se pose dès lors comme la « limite transcendantale, envers ou autre de la position métaphysique76 ». C’est dire qu’il constitue :
le principe de la conjonction des contraires, la relation qui les conjoint dans leur opposition même. Il est la marque de leur opposition qui par là même les relie et les domine. Contrariété même des contraires, il les fait être contraires l’un à l’autre et du même coup échappe à cette relation qu’il fonde77.
61L’effervescence de la pensée, conduite jusqu’à son impensé par le neutre qui la tourmente et la force à penser, déclenchera ainsi l’événement singulier de la figure.
Figures de l’infigurable
62Les récits de Jabès, Duras et Blanchot thématisent de façon obsédante leur méfiance à l’égard des mots, la défaillance de l’écriture et l’échec de la quête des origines. Ceci dit, il se déploie sur fond de cette absence de l’origine infiniment affirmée, et de ces échecs sans cesse répétés, ce que l’on pourrait nommer (en les calquant sur l’effet de réel barthésien) des « effets d’indicible » qui défient toute saisie purement thématique. Chargés d’affects, ces effets laisseront eux aussi entrevoir un certain dépassement de la limite de l’indicible. Les récits ne se confinent donc pas à raconter la comparution que provoque l’affrontement avec le néant ; ils en seront aussi le lieu et l'événement. Comme l’écrit Blanchot, « l’expérience de la littérature est l’épreuve même de la dispersion, elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité, expérience de ce qui est sans entente, sans accord, sans droit – l’erreur et le dehors, l’insaisissable et l’irrégulier78 ».
63La simple théorisation et la thématisation de l’indicible se renforcent donc d’une figuration, encore plus insaisissable celle-là, de l’indicible. De même qu’il existe dans le langage quelque chose qui excède le langage, de même se multiplient, dans les récits de Duras, de Jabès et de Blanchot, des « restes » textuels rebelles à la signification, irréductibles à la totalité et à l’unité de l’œuvre qu’ils tendent d’ailleurs à battre en brèche. Ces restes m’intéressent dans la mesure où, en faisant blocage à la narration, ils peuvent établir un rapport avec le seuil de l’indicible, en servant de « point, ligne ou surface de contact avec l’au-delà en tant qu’il est vide79 ». Pour reprendre la formule de Paul de Man, qui énonce dans son ouvrage Blindness and Insight que tout texte est l’allégorie de sa propre illisibilité, on pourrait dire que chacune des œuvres examinées dans ce recueil se fera l’allégorie de sa propre « indicibilité ». Nous serons donc amenés à délimiter dans les textes ces lieux précis qui résistent à la compréhension et à l’interprétation, qui nous retirent la possibilité de voir et nous font perdre pied pour nous emporter dans le tourbillon du vertige : là où se tapit, et d’où surgit, l’innommable. Au lieu de pallier ces moments où la machine textuelle semble se déglinguer et se détraquer, on tâchera au contraire de s’y arrêter afin de montrer en quoi ces accrochages et ces difficultés peuvent produire, à leur tour, de nouveaux protocoles de lecture.
64Sur le plan de la topologie80, par exemple, l’affirmation de l’absence de l’origine se traduira en une quantité d’éléments manquants qui organisent en négatif la construction des récits. Objets perdus, personnages supprimés, Livres illisibles, noms tus ou imprononçables, secrets irrévélables, actes manqués, événements manquants, trous de mémoire, lapsus, silences et écrans sont autant de lacunes textuelles qui, en morcelant les récits, témoignent puissamment de l’impossibilité à dire. Ces béances inciteront à des projections de la part de l’écrivain et du lecteur, sans que l’un ou l’autre puisse les suturer. Survient dès lors l’instant insoutenable d’une épiphanie, où ce qui deviendra brusquement manifeste n’est pas, comme l’avait allégué Heidegger dans son essai sur L’Origine de l’œuvre d’art, la révélation de la vérité de l’être, fût-elle dissimulée81. Ce qui apparaîtra est pour ainsi dire la non-révélation, l’exposition à rien d’autre que le Rien, la chute dans l’obscurité d’un fondement sans fond. « Scruter l’infini, admet Jabès, c’est accepter de ne plus voir ; c’est rester sur sa nuit, en-deçà ou au-delà de la vue82. » Les trous qui catalysent et informent l’écriture, taches aveugles sur lesquelles viendront buter de multiples figures, feront aussi office de points de fuite dans lesquels finira par s’abîmer, pour s’y engloutir, chacun des récits.
65On fera donc mieux de dire que ces œuvres se défont à l’image de l’indicible. La suspicion des écrivains à l’égard des perspectives uniques (cousines des grands Récits, effectivement) se traduit dans des textes qui ne se laissent comprendre ni dans un espace homogène, ni dans une structure simple, ni dans un concept continuiste du temps. Tels les dessins d’Escher, leurs structures dépourvues d’origine et de centre stables nous transportent dans des lieux qui sont, à proprement parler, impensables. Par leur subversion systématique du binarisme et l’éclatement des principes logiques (d’identité, de tiers exclu et de causalité), ces récits n’entraînent rien moins que la réversion des schèmes de pensée habituels. Polyphoniques et aporétiques, fragmentaires et inachevés – comme laissés en suspens pour faire place à ce qui se dérobe sans cesse à l’entendement –, ces récits se constituent d’un déni de tous les repères conventionnels. Ils présentent des structures totalement retorses, trafiquent des espaces et des plages de temps incompossibles, enchevêtrent des voix contradictoires. Jabès, Duras et Blanchot refusent tous le roman dans ce qu’il a de plus « romanesque » : sa fonction de représentation, cherchant plutôt à créer « une œuvre qui se définirait précisément par cette absence de définition83 » et qui puiserait librement à même la poésie, le théâtre, l’aphorisme philosophique, l’autobiographie, l’exégèse biblique, le journal intime, le conte, l’allégorie...
66Enfin, il n’est pas jusqu’à la figuralité du langage qui ne dissémine des effets « originaires » sur l’étendue des récits. En faisant lever des figures de l’infigurable qui confrontent les lecteurs à la suspension du sens, à l’explosion du langage et à l’impuissance à penser, elles nous font expérimenter une certaine transgression des limites. Les travaux de Paul de Man s’avèrent à cet égard particulièrement pertinents. Fasciné par les débordements rhétoriques qu’opère la machine langagière, le théoricien conçoit celle-ci comme un réseau impersonnel de tropes, de substitutions et de déplacements, à la différence de la conception traditionnelle du langage qui en fait le moyen d’expression de significations et d’intentions. Dans Allegories of Reading, étude incisive où il se livre à la lecture minutieuse de courts extraits littéraires, de Man s’emploie à faire ressortir les glissements provoqués par les structures de langage, glissements contradictoires auxquels la critique, tout attelée à la tâche d’unifier le sens, doit rester aveugle. Cette approche promet d’être spécialement fructueuse dans le cadre de l’écriture postmoderne de l’indicible, dont la capacité quasi machinale à trouer les textes dépasse largement ses moyens de remplissage, et dans laquelle les multiples métaphores de l’Origine n’apparaîtront, au fond, que comme les manifestations ultérieures – rationalisations, dirait Freud – d’un manque à être que l’on essaie de mettre en mots.
67À cette perspective demanienne axée sur la fuite du sens et la suspension de la lecture, l’on ajoutera le concept du figurai, qui tente de pratiquer dans le langage une sortie du langage, comme l’explique Laurent Jenny. Le concept de figurai constitue pour Jenny l’indice même de la littérarité. Tributaire du formalisme russe, cette approche envisage « la forme de l’énoncé comme un champ global d’événement et non comme une somme de procédés prédéfinis84 ». Il ne s’agit donc pas, ou pas seulement, de métonymies, de synecdoques, de catachrèses, de métalepses, d’explétions, d’ellipses, d’interruptions, de rétroactions, de prolepses – autant de figures de style de la rhétorique classique par le truchement desquelles une écriture de l’indicible cherche certes à « dire sans dire » –, mais aussi et surtout de ces figures novatrices ni répertoriées ni programmées au préalable dans la langue, et qui constituent le style de l’écrivain : bibelots d’inanité sonore par lesquels on est susceptible de reconnaître sa marque, ou si l’on préfère, sa signature.
68Le figurai raconte l’apparition du sens, in statu nascendi, sur le bord de signifier. Selon Jenny, le figurai a pour effet de ramener la langue à son origine85, que la parole conventionnelle tendrait à reléguer aux oubliettes en donnant aux locuteurs l’impression d’être non seulement taillée à leur mesure mais apte à prendre en charge le réel. C’est tout le contraire dans la langue littéraire, où les effractions des normes langagières (grammaticales ou rhétoriques) font une irruption soudaine dans le langage comme pour le rendre étranger à lui-même et, à la limite, le réinventer. Le figurai représente ainsi, pour la langue,
l’indispensable moyen de maintenir ouvert le champ de la désignation, c’est-à-dire d’accueillir la nouveauté d’un événement du monde, de rendre compte de son indescriptible non par une réduction aux significations admises, mais par un réaménagement du système linguistique86.
69À la fois déstabilisant et inaugural, le figurai défamiliarise la langue au risque de faire basculer les lecteurs dans la confusion originaire du non-sens et de l’indistinction. Seule l’interprétation de la figure peut nous faire émerger de ce tohu-bohu langagier – et, du coup, nous faire vivre une certaine expérience « originaire » à répéter indéfiniment. Qu’elle soit momentanée ou plus durable, cette suspension du sens nous reconduit en quelque sorte aux lieux de la création et du surgissement de la langue, là où le sens des mots reste encore à forger87.
70Ces outils nous permettront de la sorte de dégager des figures autrement susceptibles de passer sous silence, et de repérer au niveau de l’énonciation des traces qui nuancent l’énoncé, parfois même jusqu’à y porter un déni formel. On se mettra à l’écoute d’une syntaxe qui, en articulant sa phrase, en fait entendre l’inarticulé. On verra ainsi que le procédé du chiasme qu’exploite systématiquement Jabès dans ses Livres rend possible l’expression simultanée du désir de l’Origine et sa mise en échec, tout comme il lui permet d’aborder l’innommable – Dieu et Auschwitz – sans le saborder ni le banaliser. Chez Blanchot, c’est la figure du palimpseste qui à la fois éclaire sa conception de la mort et prend en charge la voix narrative clivée dans L’Arrêt de mort, redoublée sur toute sa longueur d’une méta-narration qui la dédouble. Dans le cas de Duras, qui braconne du côté de sa pratique cinématographique pour créer son roman Emily L., c’est le doublage des voix et des récits qui fait écho à la dissymétrie du couple amoureux. Les figures de l’infigurable, modalisant ces diverses quêtes et ces propositions différentes de l’innommable, ont ceci en commun qu’elles permettent d’agencer des rapports entre éléments hétérogènes et discontinus dans un redoublement qui n’assimile jamais l’Autre au Même. Témoins de l’incommensurable, elles fomentent le négatif et font lever le paradoxe de l’indicible.
Notes de bas de page
1 Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, Paris, 1949, 1980, p. 129.
2 Marguerite Duras, Écrire, Gallimard, Paris, 1993, p. 63-64.
3 Edmond Jabès, Du désert au livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Belfond, Paris, 1980, 1991, p. 155.
4 D’autres noms pourraient figurer dans cette liste, à commencer bien entendu par celui de Samuel Beckett qui a déjà fait l’objet de très nombreuses études à ce sujet. L’on pourrait également mentionner des écrivains qui publient à l’heure actuelle, dont Sylvie Germain et Pascal Quignard notamment.
5 Mais non pas l'inavouable, au sens où l’entendent Foucault ou Macherey de ce qui serait tu et refoulé par les dispositifs du pouvoir. Ni l’ineffable, comme le soutient Jankélévitch dans sa subtile étude sur La Mort. Jankélévitch oppose l’ineffable, divin silence de la tradition mystique qui renvoie à un trop-plein du dire – un « infiniment à dire, immensément à suggérer, interminablement à raconter » (75) – à l’indicible, silence mortel, « absolument muet » et « purement privatif » (75) qui accuse le vide du dire. Cf. Vladimir Jankélévitch, La Mort, Flammarion, « Champs », Paris, 1977, p. 73-82.
6 Jabès, Le Parcours, Gallimard, Paris, 1985, p. 87.
7 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 105.
8 Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, Paris, 1959, p. 237.
9 Jabès, Le Retour au livre. Le Livre des Questions, Gallimard, Paris, 1965, 1995, p. 360.
10 Duras, Le Ravissement de Loi V. Stein, Gallimard, Paris, 1964, p. 48.
11 C’est la définition de Dieu que proposent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dans leur Dictionnaire des symboles, Robert Laffont et Jupiter, Paris, 1969, p. 355, souligné dans le texte.
12 Derrida, De la grammatologie, Minuit, Paris, 1967, p. 429, souligné dans le texte.
13 Cela dit, il faut tout de même rappeler que la forme de l’œuvre postmoderne prime sur sa chronologie. Le postmoderne opère des coupes transversales dans la mesure où il renvoie davantage à un mode dans la pensée qu’à une époque donnée (ce qui autorise JeanFrançois Lyotard à parler aussi bien d’un Montaigne que d’un Joyce postmodernes, par exemple). Il n’en demeure pas moins que la désagrégation de ce que Lyotard a appelé « les grands Récits » à la fin du XXe siècle aura fait proliférer ces modes de pensée et d’écriture à notre époque.
14 Mallarmé, « Crise de vers », Igitur. Divagations. Un coup de dés, Gallimard, Paris, 1976, p. 240.
15 Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, Poésies complètes, Gallimard, Paris, 1963, p. 120.
16 Yves Bonnefoy, « La poétique de Mallarmé », Préface à Igitur. Divagations. Un coup de dés, Gallimard, Paris, 1967, p. 33.
17 Le terme « postmoderne » tel que je le donne à entendre se fonde sur ce postulat de base qu’est la ruine des récits eschatologiques et des discours de légitimation. Il ne s’agit donc pas, ici, de la vision que nous propose Jean Baudrillard d’une postmodernité axée sur le kitsch, le spectacle et la consommation.
18 Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Minuit, Paris, 1979, p. 8.
19 A. Kibédi Varga, « Récit et postmodernité », Littérature et postmodernité, CRIN 14, 1986, p. 2.
20 Guy Scarpetta, L’Artifice, Grasset, Paris, 1988.
21 Lyotard, « Réponse à la question : Qu’est-ce que le postmoderne ? », Critique, Tome XXXVII, no 419, avril 1982, Minuit, Paris, p. 366-367.
22 Ibid., p. 367.
23 Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Gallimard, Paris, 1987, p. 235.
24 Lyotard, La Condition postmoderne, op. cit., p. 8-9.
25 Mallarmé, Correspondance complète 1826-1871 suivie de Lettres sur la poésie 1872-1898, Gallimard, Paris, 1995, p. 586.
26 Jean-Luc Nancy, La Communauté désoeuvrée, Christian Bourgois, Paris, 1986, 1990, p. 75.
27 Ibid., p. 132, souligné dans le texte.
28 Ibid., p. 115.
29 Ibid., p. 117.
30 Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 93.
31 S. Kofman, Paroles suffoquées, Galilée, Paris, 1987, p. 21.
32 Duras, La Douleur, Gallimard, Paris, 1985, 1994, p. 118.
33 Blanchot, Le Pas au-delà, Gallimard, Paris, 1973, p. 156.
34 De fins critiques comme Slavoj Zizek ont bien montré qu’il peut y avoir danger à hypostasier ainsi la Shoah comme moment nec plus ultra de l’Histoire, événement proprement inimaginable laminé de sa spécificité historique. (Cf. notamment « Did Somebody Say Totalitarianism? Five Interventions in the (Mis)use of a Notion », Verso, Londres, New York, 2001.) Or je ne pense pas qu’il s’agisse, dans le cas de nos écrivains, d’une telle démission de la pensée ; disons plutôt que c’est là qu’ils ont trouvé leur chemin de Damas.
35 Lyotard, « Réponse à la question : Qu’est-ce que le postmoderne ? », op. cit., p. 367.
36 Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 119.
37 Ibid., p. 132.
38 Ibid., p. 136, souligné dans le texte ; p. 139.
39 Diana Fuss a insisté sur la performativité de ces fictions identitaires dans son étude lumineusement argumentée, Essentially Speaking : Feminism, Nature and Difference, Routledge, New York, 1984, p. 104. Emma Wilson, dans son hommage aux pouvoirs transformateurs de la fiction, met l’accent sur la primauté de la fiction par rapport à l’existence. La fiction est porteuse méconnue d’un effet de vérité qui, surgissant d’une certaine pratique de l’écriture, n’aurait rien à voir avec le vrai et le faux. Cf. Emma Wilson, Sexuality and the Reading Encounter. Identity and Desire in Proust, Duras, Fournier, and Cixous, Clarendon Press, Oxford, 1996.
40 Nancy, p. 142.
41 Je traduis: « Myth operates within the diagrams of ritual, winch presupposes total and adequate explanations of things as they are and were; it is a sequence of radically unchangeable gestures. Fictions are for finding things out, and they change as the needs of sense-making change. Myths are the agents of stability, fictions are the agents of change. Myths call for the absolute, fictions for conditional assent. » (Frank Kermode, Sense of an Ending, Oxford University Press, Londres, 1967, 1968, p. 39.)
42 Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 146.
43 Ibid., p. 152.
44 Blanchot cité par Nancy, ibid., p. 153.
45 Philippe Sollers, Logiques, Seuil, Paris, 1968, p. 106.
46 Scarpetta, L’Artifice, op. cit., p. 245.
47 Blanchot, Le Livre a venir, op. cit., p. 268.
48 Kofman, Paroles suffoquées, op. cit., p. 36-37.
49 Lyotard, La Condition postmoderne, op. cit., p. 7.
50 Duras, Les Yeux verts, Cahiers du cinéma, Paris, 1980 et 1987, p. 77.
51 Titre de l’essai de Blanchot paru en 1983.
52 Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 173.
53 Jabès, Ça suit son cours, Fata Morgana, Paris, 1975, p. 92.
54 Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 168.
55 Serge Fauchereau et Edmond Jabès, « Écrire c’est le contraire d’imaginer (entretien avec Edmond Jabès) », Pour Edmond Jabès, Instants 1, Éditions du Bureau des Recherches et d’Action Culturelle, Paris, 1989, p. 217.
56 Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 158.
57 Jabès, Le Livre des questions, Gallimard, Paris, 1963, p. 21.
58 Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 89.
59 Mallarmé, Correspondance, op. cit., p. 572.
60 Duras, Écrire, op. cit., p. 42.
61 Gary Mole, Levinas, Blanchot, Jabès. Figures of Estrangement, University Press of Florida, Gainesville, Floride, 1997.
62 Duras, La Vie matérielle, POL, Paris, 1987, Gallimard, Paris, 1994, p. 146.
63 Bataille, L’Expérience intérieure, Gallimard, Paris, 1943 et 1945, p. 34.
64 Duras, Outside. Papiers d’un jour, Albin Michel, Paris, 1981, p. 175. Jabès soutient, dans la même optique, que l’on « ne peut plus, aujourd’hui, être un militant aveugle. Aucune cause ne supporte l’aveuglement et il faut, je crois, se méfier plus que jamais des idéologies quelles qu’elles soient. Je me considère toujours comme un homme de gauche. [...] Je pense qu’il n’y a de véritable appartenance politique que critique. Une telle attitude, à mon avis, ne porte pas tort à la cause que l’on défend, elle la purifie. Pour être plus clair encore, je me sens personnellement condamné à n’être jamais qu’un compagnon de route. » (Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 45-46.)
65 Duras, Écrire, op. cit., p. 44.
66 Jabès, Du désert au livre, op. cit., p. 99.
67 Geoffrey Bennington, « La fiction transcendantale », Passions de la littérature. Avec Jacques Derrida, Galilée, Paris, 1996, p. 147.
68 Michel Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, Actes Sud, Arles, 1986, p. 124.
69 Bennington, op. cit., p. 153.
70 Ibid., p. 152, souligné dans le texte.
71 Ibid., p. 154, souligné dans le texte.
72 Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, op. cit., p. 129.
73 Kant, Prolégomènes, section 58, cité et traduit par Bennington, op. cit., p. 156.
74 Louis Marin, Utopiques : Jeux d’espace, Minuit, Paris, 1973, p. 26.
75 Ibid., p. 30, souligné dans le texte.
76 Ibid., p. 38.
77 Ibid., p. 31.
78 Blanchot, Le Livre à venir, op. cit., p. 249-250.
79 Bennington, op. cit., p. 152.
80 La topologie est cette branche des mathématiques qui étudie la notion, a priori intuitive, de la continuité et de la limite. En font partie des objets tels que la bouteille de Klein, le ruban de Möbius et les noeuds boroméens qui démontrent, faute de pouvoir l’expliquer, l’infini.
81 Martin Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerkes, H.-G. Gadamer (éd.), P. Reclam, Stuttgart ; « L’Origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, Gallimard, Paris, 1962.
82 Jabès, Le Livre des Ressemblances, Gallimard, Paris, 1976, 1991, p. 59.
83 Jabès, Aely, Le Livre des Questions 2, Gallimard, Paris, 1972, p. 343.
84 Laurent Jenny, La Parole singulière, Belin, Paris, 1990, p. 47.
85 Notons que si Jenny consacre tout un chapitre de son ouvrage au figurai en tant que « parole originaire », c’est d’abord en s’écartant soigneusement du concept métaphysique d’origine, que ce soit en usant de guillemets distanciateurs (« une expérience “originaire” », p. 89) ou en mettant en évidence la secondarité de cette origine (réduite à un « écho atténué » de l’origine, p. 90). Cette « origine » paradoxale porte toutes les marques de la trace derridienne. En fait, Jenny souligne que « [l]e figurai nous donne [...] accès à une expérience “originaire” indéfiniment ouverte précisément parce que l’origine nous fait absolument défaut » (p. 89).
86 Jenny, ibid., p. 112.
87 En tant que passage à la limite, la conversion « réussie » de la figure en forme de langue se double cependant d’une perte de l’innocence du discours, qui paraissait jusque-là transparent. Cf. Jenny, ibid., P-37.
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