Chapitre I
p. 237-250
Texte intégral
Les arts du temps
1Le rapprochement intellectuel qu’opère Mallarmé entre musique instrumentale1 et création verbale s’impose dans la mesure où les deux arts présentent une même contrainte temporelle : leur caractère linéaire et successif, opposé à l’effet de simultanéité produit par les arts visuels. C’est au problème de la successivité verbale que répondait efficacement la logique avec ses règles de construction rhétorique. Dès lors qu’on abandonne en partie ce modèle, ne fût-ce que pour échapper à l’écriture spéculative au profit d’une littérature d’imagination, les règles de composition musicale fournissent une alternative à la réflexion sur la composition verbale. Les réflexions de d’Indy sur l’« architectonique » musicale, largement appuyées sur des citations de Ruskin (The Seven Lamps of Architecture) et de Hegel (Système des beaux-arts) sont transposables à la création verbale :
L’architecture, dit [Hegel] n’emprunte pas, comme la peinture ou la sculpture, ses formes à la réalité telle qu’elle s’offre dans la nature, elle les tire de l’imagination pour les façonner à la fois d’après les lois de la pesanteur et d’après les règles de symétrie et d’eurythmie.
De même la musique, non seulement dans le retour des thèmes et des rythmes, mais dans les modifications qu’elle fait subir aux sons eux-mêmes, introduit de diverses façons les formes de l’eurythmie et de la symétrie2.
2Conformément à la remise en cause du langage verbal comme nature, à ce moment, au profit d’une réflexion sur son caractère conventionnel, rien ne s’oppose à ce que ses « formes tirées de l’imagination » recourent à d’autres lois que celle de l’enchaînement logique. Or, la lecture s’appuie non seulement sur la compréhension mais également sur la mémorisation des formes, sur les phénomènes d’accumulation et d’association – comme le souligne déjà la rhétorique antique. C’est encore un point commun avec la musique : si l’architecture offre dans leur simultanéité les phénomènes de symétries, de proportions, de répétitions, de rythmes visuels, en musique, c’est la mémoire auditive qui actualise les phénomènes de répétitions, de superpositions, d’inversions de certains segments. Sans re-connaissance des similitudes et des variations, l’effet d’architecture sonore, construction mentale, n’existe pas et la musique est réduite à sa dimension linéaire, à la successivité de ses notes. Vincent d’Indy, formateur et théoricien en techniques classiques de composition, par l’enseignement duquel sont passés tous les compositeurs d’avant-garde de l’époque et auquel se référait Mallarmé, dénonce le fait que cette difficulté de l’audition musicale qui demande une éducation de l’oreille ait été contournée au XIXe siècle par la production d’effets musicaux – pathétiques, joyeux... – qui provoquent un sentiment immédiat chez l’auditeur. Il cite en note plusieurs auteurs, de d’Alembert à Larousse, en passant par Bouillet, qui témoignent de la désaffection pour le genre musical savant : « Ce genre de composition (La Sonate), qui a eu jadis une grande vogue, est maintenant abandonné ; il y est trop souvent difficile d’y découvrir les intentions du compositeur3. »
3Il en est de même pour la création verbale : la poésie favorise la mémorisation de sons par leur répétition, crée une régularité accentuelle ou syllabique, et par une disposition typographique renforce ces effets musicaux, pour tromper la linéarité syntagmatique et ajouter au sens logique, aux liens grammaticaux de la phrase, des liens sémantiques induits par les associations sonores. Cette création d’effets transversaux reconstitue un modèle abstrait de volume qui contribue à la perception du poème – intellectuellement et non plus typographiquement – comme un tout. Les rapports transversaux, sonores, sémiques, constituent ce qu’on appelle analogiquement l’architecture de l’œuvre (verbale, musicale), pour exprimer la perception globale (cognitivement une reconstruction) qu’on peut ressaisir malgré la successivité obligée de la lecture ou de l’écoute.
4Que peut-il en être à l’échelle d’un roman ? Et qui plus est d’un roman long comme À la recherche du temps perdu qui assume totalement la continuité de la prose, comme on le voit dans certaines pages sans aucun “blanc”, sans alinéa, d’Albertine disparue, ou par la quasi-absence de ponctuation dans certaines pages manuscrites ? On ne peut s’empêcher de considérer cet aspect si compact et si peu conventionnel de l’écriture proustienne, non seulement comme l’image de l’irrépressible cursivité de l’écriture “au galop”, mais comme une exhibition de la linéarité du langage verbal, dès lors qu’on le compare et l’oppose à l’expérimentation inverse des “blancs” de Mallarmé, qu’il explicite notamment à propos des onze “poèmes critiques” dont « Le Mystère dans les Lettres » forme la conclusion. Les moyens mis en œuvre dans la Recherche pour contourner la contrainte de linéarité du langage, par analogie avec les techniques musicales, serait plus proche des conceptions de d’Indy sur la composition classique qui donne une illusion de volume, de retour, en conservant la ligne mélodique, tandis que celle de Mallarmé approcherait davantage, par les ruptures visibles avec la linéarité (ruptures typographiques des “blancs”, syntaxiques avec les phrases interrompues), de Debussy, de Satie ou de Webern.
5Suivant les recommandations de Mallarmé, Proust emploie certains procédés, souvent obtenus par analogie avec la technique ou la matière musicales, pour donner au roman non seulement un volume mais un effet architectonique, un effet de “construction” équivalent à la construction musicale. Mallarmé recommande notamment le procédé d’inversion syntaxique, dans « Le Mystère dans les Lettres », en soulignant l’effet d’attente, et en le comparant peut-être abusivement au procédé musical : « L’inverse : sont, en un redéploiement noir soucieux d’attester l’état d’esprit sur un point, foulés et épaissis des doutes pour que sorte une splendeur définitive simple./Ce procédé, jumeau, intellectuel, notable dans les symphonies, qui le trouvèrent au répertoire de la nature et du ciel4. » Georges Matoré et Irène Mecz retiennent parmi les « rapports [que l’on peut] découvrir entre les procédés d’écriture de la Recherche du temps perdu et la technique musicale » essentiellement les procédés de retardement5. Les effets d’annonce dont la « réponse », le complément n’interviennent qu’après un intervalle de dizaines, voire de centaines de pages, les gonflements narratifs et autres digressions, l’inversion grammaticale même à l’échelle de la phrase, constituent un travail sur le temps : effets de ralentissement pour les digressions “didactiques” du narrateur, sortes de pauses dans la progression diégétique, mais le plus souvent effets d’attente, de projection vers la fin de la phrase, vers la fin de la digression ou l’hypothétique réponse, dans le futur de la lecture.
6L’effet d’accélération est produit au fond par l’impatience du lecteur plus que par une véritable accélération, au sens musical, de la cadence. Encore que le travail syntaxique permette de mimer bien sûr ralentissements et accélérations musicales : la “phrase longue”, mais aussi parfois courte et scandée, l’utilisation de la ponctuation (peu de virgules sur les manuscrits, parenthèses qui suspendent la proposition principale) utilisent ces effets temporels. Mais ces procédés ne sont pas “empruntés” à la musique, ils sont inhérents à une réflexion sur la linéarité, contrainte commune aux deux arts. Hors leur ampleur et leur systématisation, Proust ne les a pas inventés. Que l’on pense à Tristram Shandy qui, un siècle plus tôt, jouait avec la digression comme art du retardement au point que l’événement conventionnellement attendu, la naissance même du héros, n’arrive pas. Quoi qu’il en soit, le travail sur la vitesse ne rompt en rien la linéarité verbale ou musicale, ni la successivité des éléments et des effets : il les souligne au contraire. Ralenti, stagnant ou pressé, l’effet d’écoulement du temps est davantage perceptible.
Reprises
7Les phénomènes de reprises de “thèmes” ont été comparés aux leitmotive wagnériens, malgré les mises en doute quant à la possibilité même d’“exporter” le leitmotiv de la musique à la littérature :
Quand la critique croit découvrir de véritables leit-motive dans la Recherche, n’est-ce pas grâce à un abus de termes que certaines ressemblances peuvent excuser, mais qui n’en demeurent pas moins contestables ? En passant de la musique à la littérature, le leit-motiv perd sa valeur originelle et désigne une formule itérative (mot, expression, image) dont la fréquente résurgence signale à notre attention un trait distinctif ou fondamental6.
8Thomas Mann a produit de véritables leitmotive littéraires, par la typification des personnages dans les Buddenbrook (caractérisation par des attributs contradictoires repris à chaque apparition du personnage), par des effets d’annonce et de liste laissant présager la catastrophe finale, par la réitération esthétique et thématique du motif de la mort. Cette « répétition au cœur d’un ordre mythique » qui, empêchant la sensation d’écoulement du temps, « finit par induire une certaine intemporalité », prend dans La Montagne magique la dimension d’un rite incantatoire. Chez Mann comme chez Proust, le leitmotiv est lié à la mémoire du lecteur ; il est essentiel pour la maîtrise structurelle de l’œuvre longue7.
9Georges Matoré et Irène Mecz, relativisant la possibilité même d’une “transposition”8, suggèrent que si Mann a « tenté » d’exploiter formellement la technique musicale du leitmotiv, l’auteur de la Recherche n’en aurait retenu que l’aspect mnémonique : « Proust a été assurément fasciné par le procédé du leit-motiv qui, sous une forme musicale, se présentait comme une sorte d’illustration de ses propres conceptions sur la mémoire9. » Le principe premier du leitmotiv, associer un élément musical à un élément dramatique, en accordant arbitrairement une valeur à l’élément musical de manière que celui-ci devienne signe dramatique10, correspond à la formation de certains motifs dans la Recherche. La couleur rose a toujours même valeur – une connotation sexuelle transgressive –, associée aux personnages féminins (Odette, Gilberte, Oriane, Albertine...). Que le rose soit signe de désir sexuel est un sens construit par le roman, et non un symbole culturel, même si le sens proustien se renforce d’être l’inversion du sens commun (le rose et les roses roses symbolisent la pureté des jeunes filles). Certains sèmes, présents même incongrûment dans une phrase, convoquent des sens supplémentaires, tissent un lien implicite : ce qui est plus complexe que les leitmotive wagnériens, signes musicaux qui redoublent un élément théâtral, mais surtout signes univoques, à la signification invariable au long du morceau.
10Les signes du roman se déclinent (du rose au pourpre violacé), leur sens varie (des désirs hétérosexuels du début du roman – Dame en rose et Gilberte aux taches roses qui n’a jamais vu un aussi joli petit garçon ; plus tard, la jeune crémière comparée au Petit chaperon rouge – aux soupçons homosexuels généralisés des derniers volumes) et leur association passe d’un personnage à l’autre, par contamination. Si le leitmotiv fixe le sens, l’indique explicitement et forme des repères, les motifs de la Recherche au contraire circulent et brouillent l’interprétation. Les valeurs accordées à certains éléments dans la Recherche se complexifient de deux manières. D’une part, le terme-pivot – “rose” ou bien “génie de la langue” – peut être représenté dans le texte par ses déclinaisons, la notion par l’étoilement de son champ sémantique. Pour le cas du génie, il suffit que Françoise soit nommée pour que la question du génie de la langue française, la concrétion littérature-langue-nation du Moyen Âge aux temps contemporains, soit convoquée : ce qui inverse le principe du leitmotiv wagnérien puisque c’est le personnage – l’apparition de son nom – qui est signe d’une épaisseur de sens. D’autre part, la notion elle-même, en s’imprégnant à mesure des interprétations suscitées par ses apparitions successives, par ses mises en scène, par ses substitutions jamais tout à fait identiques, change de sens, par glissements, jusqu’à pouvoir s’inverser complètement (à l’exemple des substitutions de termes dans la langue dont s’étonne le narrateur : entre “rester” et “demeurer”, par exemple).
Échos : la « réciprocité de feux distants »
11Ce qui fascine l’époque symboliste, et Mallarmé en particulier, dans l’art musical, c’est l’effet de volume, “l’architecture” sonore que peut produire la musique, non au sens affaibli d’une construction rigoureuse, mais véritablement au sens d’une production d’effets rythmiques comparables aux effets rythmiques architecturaux (non seulement les effets de symétrie, mais surtout les jeux de lignes verticales ou horizontales répétées, et les rapports de proportions repris de manière séquentielle). Antoine-Orliac dans La cathédrale symboliste parle d’une métaphore de cathédrales « hors de toute pierre » : « Schelling dans sa Philosophie der Kunst voyait en l’architecture de la musique solidifiée dans l’espace, Mallarmé eût voulu pouvoir solidifier en architecture son amour de la Poésie11. » Il ne s’agit pas ici des effets spatiaux de la musique vocale baroque qui exploite l’architecture sacrée (Monteverdi à Saint Marc de Venise) pour obtenir à la fois l’emplissage de l’espace par la musique et des effets de balancements rythmiques, entre les chœurs, dans l’espace. Il s’agit bien de créer un effet d’architecture musicale qui trompe la linéarité de la composition en exploitant les formes possibles de la répétition et les facultés de mémorisation tout ensemble.
12Le phénomène d’« échos » distingue la construction proustienne (en s’ajoutant à la multiplicité des autres effets). L’ampleur du roman ne permet pas d’envisager ces créations d’échos que recommandait Mallarmé12, en termes de sonorités (génératrices de sens obliques) comme à l’échelle d’un poème. Encore que le système des noms propres de la Recherche, toponymes et anthroponymes, soit créé autour d’un nombre limité de sons et de lettres qui, en se répétant d’un nom ou d’un prénom à l’autre, suggère effectivement des liens obliques entre certains personnages, soit rencontres secrètes révélées ensuite dans la diégèse, soit “parenté” de comportement soulignée par le narrateur, soit même véritable quiproquo entre les signatures (au cas où la répétition du segment – lbert –, voire de l’anagramme de “liberté”, n’aurait pas été suffisamment perceptible dans “Gilberte” et “Albertine”). On peut considérer en tout cas que le réseau onomastique du roman permet de disséminer, tout au long, un effet d’échos sonores qu’on aurait cru réservé au poème. L’effet d’architecture que produit l’écho en trompant la linéarité verbale, si utile pour ajouter aux simples liens de successivité syntaxique ou aux liens, grammaticaux, peut exister au plan syntaxique, comme le remarque Proust à propos des phrases que Flaubert affectionne chez Montesquieu (« faire jaillir du cœur d’une proposition un arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante13 »), comme le recommande Mallarmé pour l’inversion :
Quel pivot, j’entends, dans ces contrastes, à l’intelligibilité ? il faut une garantie – / La Syntaxe – / [...] Les abrupts, hauts jeux d’aile, se mireront, aussi : qui les mène, perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique. Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiplie, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancements prévus d’inversions14.
13Le procédé participe à la construction du roman tout entier : la lecture actualise une architecture, c’est-à-dire met en rapport des éléments qui se répondent à distance, de manière plus ou moins évidente, exactement à la manière de l’audition musicale (mais non par la mémoire auditive). Il est rare dans la Recherche que le procédé d’écho soit répétition d’un segment verbal, d’une « petite phrase », mais un passage au moins en est l’archétype : celui de la répétition lancinante de la phrase par laquelle Françoise annonce au narrateur le départ d’Albertine (« Mademoiselle Albertine est partie15 ») de manière de moins en moins littérale et de moins en moins citationnelle, jusqu’à disparition. Le segment aura été repris six fois dans l’intervalle de dix-sept pages. Le procédé de répétition est systématique dans la Recherche, « car tout doit revenir, comme il est écrit16 ». Tout motif, événement, parole, interprétation, n’existe que d’être repris, une scène, d’être scindée en plusieurs moments narratifs ou d’être itérative, au point que cherchant à situer dans le roman un élément mémorisé, on le trouve toujours au moins dédoublé, ce que l’on peut appeler phénomène de symétrie.
14Le moment où le narrateur se réveille dans l’incertitude de l’heure et de la durée de son sommeil, « mer d’incertitude » qu’il veut cacher à Françoise, trouve son pendant auparavant, dans une généralisation sur le temps du rêve, qui met en scène « un jeune homme » et « un valet » venant l’éveiller. La scène des « Cris de Paris » trouve une amorce légèrement antérieure et plus “innocente” (exempte des connotations sexuelles qu’attribue le narrateur au « maquereau » et aux coquillages criés). Scène de voyeurisme, le narrateur monté sur une chaise : il y en a deux (plus les variantes : Françoise montée sur une chaise pour entendre dans la chambre du narrateur) ; scène de « maison close », de messe, etc. Qu’une scène semble unique, comme la Scène des glaces, la rend exceptionnelle en soi et attire l’attention sur les phénomènes de dédoublements internes (langue-langue et glace-miroir).
Polysémie, polyphonie
15Une autre forme d’écho dans la Recherche relève exclusivement des possibilités linguistiques : la mise en jeu par le discours de la polysémie en langue, telle que mise en évidence pour le mot “langue” (langue-organe et langue-langage, jeu intraduisible dans une langue qui possède deux termes distincts). Il n’existe pas d’équivalents analogiques dans le domaine musical, dans la mesure ou le signifiant est constant : ce qui serait musicalement la forme (phrase, thème) devrait se dédoubler pour jouer avec soi-même (en deux instruments ou deux voix) tout en signifiant distinctement de manière différente. La “variation” aurait pu fournir une comparaison approchée, en considérant les homonymes comme des échos naturels, variant au point de vue du sens, mais la technique musicale de la variation (par exposition d’un thème, puis reprise, inversion, amplification...) offre un horizon si vaste d’analogie avec les techniques d’écriture de la Recherche qu’on ne peut la réduire à une seule forme de répétition. L’analogie entre ces deux arts du temps trouve là sa limite car la dimension sémantique ne peut être mimée par les moyens de l’expressivité musicale. En même temps, il semble logique que, réfléchissant sur des problèmes esthétiques semblables avec des moyens différents, créations verbale et musicale aboutissent à des expériences différentes. Celle de Proust sur la polysémie mène le plus loin possible l’expérimentation verbale.
16Tout se passe comme si un terme générait une structure constructive : une sorte d’arbre sémantique avec des branches définitionnelles, des branches métonymiques (« expressions »), des branches analogiques, des branches intertextuelles, dont l’écrivain suivrait en les étoffant tour à tour les différents chemins, sur un mode combinatoire. L’examen du mot “langue” permet d’évoquer un modèle arborescent du type de “l’arbre de Porphyre”, modèle logique d’interprétation basé sur le principe de division du sens, processus sémiotique qui a prévalu de l’Antiquité au Moyen Âge. L arbre logique du mot langue dans la Recherche peut ainsi se subdiviser en “linguistique” et en “organique”, puis l’organique en “sensible” (le goût) et en “sensuel”, etc. La polysémie en discours qu’expose le roman dépasse et enrichit la polysémie en langue sur laquelle s’appuie au départ le jeu. Dans le cas du mot langue, la polysémie se résorbe en quelque manière, les deux sens se superposant dans le discours des glaces d’Albertine. Le contexte ne permet pas de choisir l’un ou l’autre sens : il permet au contraire de ne pas choisir et de les entendre ensemble. Un discours théorique, niant l’ambiguïté foncière qu’on prête ordinairement à la polysémie du fait que les sens coexistent chacun de son côté17, ne pourrait qu’abstraitement et non dans sa forme produire « un sens plus complexe », comme le fait ici le roman.
17Accentuer l’ambiguïté lexicale affirme la pluralité du sens, face à l’idéal de précision classique (dont la pensée en termes d’homonymie fait de la parenté phonique et graphique un hasard et impose à chacun un sens unique). Ce principe, en faisant se rejoindre des éléments distincts, disséminés dans le texte, forme une architecture sémique qui compose la Recherche. Si finalement le texte exhibe l’impossibilité à décider entre les multiples déterminations du mot langue, ce qui donne toute son “ambiguïté” et sa puissance au discours « si littéraire » d’Albertine, il aura d’abord fallu que langage et corps aient été présentés comme irrémédiablement séparés, comme tous les « côtés » du roman l’ont d’abord été, pour que s’établissent tardivement, rétroactivement, « des transversales » :
Déjà entre ces deux routes des transversales s’établissaient. [...] Nouvelle transversale ici [...] Si bien qu’entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications18.
18La polysémie, dans le roman comme en langue, est considérée le plus souvent comme un dédoublement, plutôt que comme une pluralité (di- plutôt que poly-), une dualité plutôt qu’une multiplication du sens. Si la Recherche est « une quête sémantique ayant pour objet l’ambivalence des phénomènes19 », cet ambi- (« de côté et d’autre ») partout présent dans le roman n’est pas seulement objet de quête mais élément constitutif de l’architecture romanesque. Du mot “ambigu” lui-même naissent, pour ainsi dire, des éléments importants de la Recherche, comme par déploiement et dramatisation de sa définition20 : du latin ambiguus, du verbe ambigere « être indécis » (« balancer, en français »), voilà qui caractérise le protagoniste dans ses choix amoureux ou ses tentatives d’interprétation (« Elle disait que je “balançais” toujours »), autant que certaines indécisions sexuelles (pour ne rien dire du sens classique de « mélange disparate » ou de « pièce de théâtre mêlant plusieurs genres ») ; le terme est composé de ambi- « de côté et d’autre » et de agere « pousser, marcher », et ce sont les promenades autour de Combray, les deux chemins autant que les « deux côtés » du roman, longtemps inconciliables, qui apparaissent.
Ambiguë symétrie
19Sans épuiser l’étude de la variation polysémique dans la Recherche, il faut encore attirer l’attention sur la polysémie fondamentale du mot “sens” dans ce roman. Dans la tension entre le sens et les sens, entre la signification et le sensible, se joue toute l’éducation du narrateur de la Recherche. Deux piliers de la critique proustienne portent respectivement sur les signes et sur le sensible21. Pour reprendre la métaphore architecturale qu’affectionnent Proust autant que les symbolistes, les “deux sens” sont les « vivants piliers » du roman, démultipliés par chaque signe et expérience sensible. La réminiscence, signe supérieur à tout autre par ses effets de compression temporelle ou d’annulation de la durée, deux moments se superposant exactement, passe par une expérience sensible, comme le rappelle la récapitulation des réminiscences dans le Temps retrouvé : le goût (la madeleine), le toucher (la serviette empesée), l’audition (le tintement de la cuiller), une sensation de tout le corps (buter sur les pavés inégaux)... En quoi la réminiscence pourrait être la figure à deux faces du mot “sens”, qui réconcilie connaissance et sensation, par l’intermédiaire de la mémoire (le corps est l’instrument privilégié de la mémoire, dès les premières pages du roman : la jambe repliée dans le sommeil suscite le tournoiement des chambres dans lesquelles a successivement dormi le narrateur au cours de sa vie).
20Comme les deux côtés qui se rejoignent dans Le Temps retrouvé (avant même la “révélation” de Gilberte sur « la plus jolie façon » de joindre Guermantes par Méséglise, son mariage avec Saint-Loup a réalisé la jonction des côtés Swann et Guermantes) soutiennent thématiquement le roman, des séries polysémiques partagent l’espace autour du narrateur pour, pierre par pierre, converger finalement au-dessus de lui. En laissant ouverte la série des polysémies constructives, on pose provisoirement que celle du “sens” est fondamentale qui oppose, pour les faire se rejoindre, compréhension intellectuelle et expérience sensible : la polysémie du mot “langue” en est le redoublement. Celui-ci est de conséquence pour une esthétique de la création verbale : il n’est de langue commune ou de communauté de langue qu’autant qu’on partage l’expérience humaine fondamentale de connaître en percevant. Dans cette mesure peut se résoudre une opposition traditionnelle de l’analyse littéraire qui sépare l’intention de l’auteur et la compréhension du lecteur, classiquement résolue par le postulat d’un sens unique, déposé et recueilli dans l’œuvre, où le sens ne ferait que transiter en quelque sorte. Au contraire, imaginant le lecteur (doublet et non vis-à-vis du narrateur) comme à la fois ingérant et habitant l’œuvre (dont la chambre est une métaphore dans la Recherche), la faisant sienne en l’absorbant tout en se dilatant pour épouser ses proportions, il ne peut être question d’un sens préexistant ni extérieur au roman, mais bien d’une construction à mesure, intérieure à l’œuvre autant qu’intérieure à soi-même. L’arche alors, ou l’arc, au sens architectural, est aussi celui qui fait se rejoindre les deux instances de la création verbale par le biais d’une langue ni tout à fait mentale ni tout à fait “matérielle”, d’une forme-sens ou plutôt d’un corps-sens, pour tenir compte de la volupté esthétique.
Mots étoilés
21La productivité de l’examen lexical (à l’exemple des travaux de Jean-Pierre Richard ou de Luc Fraisse) atteste que “le mot” n’est en rien disqualifié dans la Recherche. Il ne faut pas s’en étonner, malgré la réflexion mise à jour en amont du roman. Il ne s’agit en rien de « clous précieux » qui fixeraient le tissu trop lâche d’un texte, mais de mots usuels, sans éclat propre ni préciosité. Dans cette période de la réflexion linguistique, l’importance du “mot” est essentielle : il est la base de la sémantique de Bréal, cette conception nouvelle d’un sens mouvant sur laquelle s’appuie la stratégie sémiotique du roman Le texte contribue non à fixer mais à décomposer et à animer le sens de certain termes. L’usage de l’unité lexicale dans la Recherche semble informé par les lois sémantiques qu’expose Bréal pour rendre compte du changement de sens des mots : par « répartition », par « irradiation »... Une pensée de la connotation et de la valeur, non moins que l’importance accordée à l’énonciation et à l’interprétation, complètent cette théorie.
22Les phénomènes d’écho, que l’on perçoit à différents niveaux du roman, sont toujours des échos sémiques (excepté l’onomastique). Proust combine ainsi deux réflexions sur la langue, parmi les plus marquantes de son époque : la réflexion esthétique de Mallarmé sur l’architecture du texte et la réflexion linguistique de Bréal sur la construction du sens, pour obtenir un effet d’architecture sémique. L’essai de sémantique a permis au champ littéraire de sortir de la « crise du français » en s’opposant à l’exclusion du sens par “la linguistique”, et en plaçant l’homme, comme « auteur de la langue », au cœur de la création et de l’évolution verbales, tout en maintenant l’idée classique d’une stabilité régulatrice de l’écrit. Plus précisément, en s’opposant de facto par son travail sur la variation sémantique et la polysémie, à l’idée classique de sens unique et de mot “juste”, le travail de Bréal libère des réflexions sur les potentialités de la langue, qui élargissent l’esthétique de la création verbale :
Un bon écrivain ne dit ni trop ni trop peu : il laisse à son lecteur le plaisir de s’associer à son travail et d’achever sa pensée. Ainsi font nos langues à suffixes : elles s’adressent à bon entendeur, et elles omettent ce qui va sans dire22.
23Guidée par l’idée dominante chez Bréal d’un sens variant (comment les mots changent de sens) et d’une interprétation variable23, l’écriture a moins pour mission d’exposer ou de trouver un sens (une pensée, une vérité, un ordre) que de mettre en scène la variation généralisée qui impose à l’interprétant, narrateur-lecteur de l’œuvre-monde, une attitude de délibération permanente. Combinant les réflexions musicales visant à combattre le sentiment d’écoulement inhérent aux arts de la successivité, sans pour autant nier à la manière des “blancs” mallarméens la nature continue du langage, Proust imagine des processus non pas seulement de retardement, ni même de suspension de la matière verbale, mais bien d’architecture sémique. À la manière du poème, malgré ses proportions, À la recherche du temps perdu ne s’écoule pas d’un début vers une fin : elle s’étoile, se ramifie, s’enlève à mesure que se construit le sens, dans la lecture.
Notes de bas de page
1 Le fait d’écarter la musique vocale permet d’éviter de s’arrêter à un caractère commun superficiel que serait précisément le langage, ou la voix.
2 Vincent d’Indy, Cours de composition musicale, rédigé avec la collab. de Auguste Séreiyx, d’après les notes prises aux classes de la Schola cantorum, 4 t., Durand et Cie, [s.d.], Paris, IIe livre, Introduction, p. 3.
3 Ibid. IIe livre, Première partie, p. 8.
4 Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », art. cité.
5 Georges Matoré, Irène Mecz, Musique et structure romanesque dans la Recherche du temps perdu, Klincksieck, Paris, 1972.
6 Ibid., p. 248.
7 Tiphaine Samoyault, Romans-mondes..., op. cit., vol. 2, p. 394 et suivantes.
8 Georges Matoré, Irène Mecz, Musique et structure romanesque..., op. cit., p. 249.
9 Ibid., p. 248.
10 Le principe de répétition qui confirme pour le spectateur l’association et lui permet de l’accepter comme signe, en le fixant dans sa mémoire, n’est que second.
11 Antoine-Orliac, La Cathédrale symboliste : t. 2. Mallarmé tel qu’en lui-même, Mercure de France, Paris, 1948, p. 230.
12 « Invitant que se groupe, en retards, libérés par l’écho, la surprise », Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les Lettres », article cité.
13 CSB, p. 388. Nous soulignons.
14 Ibid.
15 Incipit d’Albertine disparue, IV, p. 3.
16 P, III, p. 871.
17 Bernard Victtori, Catherine Fuchs, La Polysémie : construction dynamique du sens, Hermès, 1996, p. 15.
18 TR, IV, p. 606-607.
19 Pierre Zima, L’ambivalence romanesque : Proust, Kafka, Musil, Le Sycomore, Paris, 1980, p. 357.
20 DHLF.
21 Gilles Deleuze, Proust et les signes, 2e éd. augm., PUF (« À la pensée »), Paris, 1970 [1964] et Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1974.
22 Michel Bréal, « Les idées latentes du langage », Mélanges de linguistique et de mythologie, Hachette, Paris, 1877, p. 307.
23 « De même qu’une allusion suffit souvent pour éveiller en nous un monde de sentiments et de souvenirs, le langage n’a pas toujours besoin de nous détailler les rapports qu’il veut nous faire entendre : la seule pente du discours nous fait arriver où l’intelligence d’autrui veut nous conduire », ibid., p. 312.
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