Chapitre III
p. 193-230
Texte intégral
« Ce nom si français »
1Une partie importante du commentaire métalinguistique concerne le nom, dans la Recherche : mérites comparés du nom propre et du nom commun, rêveries sur les noms de villes, sur les noms de personnes portant des noms de lieux, étymologies, généalogies. C’est une autre “entrée” du roman vers la question de la langue française. Si l’on inscrit les rêveries du nom dans la tradition cratylienne comme l’ont fait Genette, et Barthes pour une moindre part, le propos métalinguistique du narrateur s’élargit à la philosophie du langage, à une réflexion sur la relation entre langage et monde. Mais dans le roman, les commentaires sur le Nom sont aussi inséparables de la mise en scène du Nom que les langages rapportés sont inséparables des commentaires métalinguistiques. « C’est tout un ensemble », comme dirait le grand-père et il importe de comprendre que cet ensemble – statut linguistique du nom propre, évolution des opinions linguistiques, mises en scènes du Nom (onomastique du roman, scènes étymologiques, énigmatique nom du narrateur...) – inscrit “le Nom” quasi métonymiquement dans la question de la langue française et non dans celle du langage.
2Le nom tient une place importante, dès les titres de chapitres : « Nom de Pays : Le Nom » (par opposition à « Nom de Pays : Le Pays »). La majuscule et le singulier, réservés aux seuls titres, ne se retrouvent pas dans le récit mais orientent la lecture et les commentaires ; dire « le Nom », c’est évoquer la question du nom propre telle qu’elle se pose au narrateur sous les espèces des noms de personnes et des noms de lieux. Il faut noter cette originalité de la Recherche où le narrateur prête davantage attention aux toponymes (Florence, Parme, l’indicateur des chemins de fer, les étymologies), même lorsque l’évocation s’attache aux noms de personnes : il s’agit toujours des noms de “Seigneurs” (de Combray, de Guermantes...), des titres à propos desquels la rêverie fait surgir des images de terroirs, de châteaux... non moins qu’un titre « incompréhensible » comme François le Champi donne au livre « une personnalité distincte »1. Les linguistes utilisaient au contraire “nom propre” pour anthroponyme, comme le précise Albert Dauzat dans sa préface aux Noms de personnes... (1925) – en consacrant aux Noms de lieux un ouvrage distinct – même si un chapitre est réservé dans le premier aux relations entre anthroponymes et toponymes.
3Les quelques pages consacrées par Michel Bréal au nom propre dans son Essai de sémantique, dans le chapitre « Comment les noms sont donnés aux choses », ne font état, sans que soit signalée cette restriction de sens, que d’anthroponymes : « On a soutenu que les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part et étaient situés en dehors de la langue2. » Un siècle plus tard, Françoise Armengaud, dans son article sur le nom de l’Encyclopœdia Universalis, par sa première définition, exclut de fait le toponyme : « On donnera pourtant une première définition : le nom propre est cette partie du discours qui sert à désigner un individu, à l’interpeller, à faire référence à lui, à l’identifier, bref à le “nommer” ». L’introduction d’un numéro de la revue Langue française consacré à l’étude linguistique du nom propre – à l’exclusion des points de vue logique et anthropologique – justifie le choix des noms de personnes comme étant « les objets les plus typiques », à propos desquels la perception de l’opposition nom propre/nom commun est la plus certaine3.
4De la même manière que les langages de personnages sont indissociables des commentaires métalinguistiques du narrateur, l’onomastique du roman est inséparable des rêveries autour du Nom. Aux questions de sonorités françaises (le signifiant), elles ajoutent les questions de sens, dénotation et connotation. De Combray aux « graves noms » de saints4 s’élance la rêverie du narrateur, qui porte alternativement sur les noms de “villes d’arts” (« Balbec, Venise, Florence5 », la stendhalienne Parme), et les noms de l’indicateur de chemin de fer (« ce train d’une heure vingt-deux » vers la Normandie ou la Bretagne) :
Comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Bénodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni6 ?
5C’est une rêverie cratylienne si l’on veut, dans la mesure où le jeune rêveur de noms postule une correspondance entre les connotations qu’il attribue aux signifiants (« dernière syllabe », « accent aigu », « diphtongue finale ») et la réalité des villes : cela suppose que l’attribution du nom ait été motivée par cette réalité. Il en est de même à propos de « Guermantes », pour lequel le narrateur aura bien du mal à faire se superposer Nom et corps, lors de la première confrontation avec la duchesse, à force d’avoir fait entrer dans le an tout l’orangé que celui de Brabant avait emprunté aux projections de la lanterne magique :
Quand je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie [...] tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert choux au bleu prune suivant que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpable comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille des Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin toujours enveloppée du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes »7.
6Que Mme de Guermantes ne soit pas « colorable à volonté comme [les images apparues tant de fois dans mes songes] qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe », est la source d’une déploration souvent reprise au cours du roman : « cette dame, en son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais [...] ignorant du nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants8 ». L’illusion du narrateur participe du principe cratylien qui prétend nécessaire et motivé le rapport entre nom et référent, mais c’est une démarche cratylienne inversée puisque le signifiant est toujours premier pour le narrateur : c’est le référent qui devrait se conformer, qui devrait entrer dans l’essence du Nom. En interprétant comme une progression initiatique ou logique le projet de Proust d’intituler les parties du roman « les noms, les mots, les choses », Anne Henry9 a montré comment l’idéaliste narrateur se déprend des chimères symbolistes de “l’audition colorée” pour aller vers les positivistes étymologies de Brichot.
7Mais ces savantes étymologies, dénuées de rêveries, relèvent au fond de la vraie démarche cratylienne. Son Pont-à-Quileuvre (« Pont-à-qui-l’ouvre » > Pons cui aperit) ne postule pas moins que l’étymologie populaire de Pont-à-Couleuvre une nomination motivée. Toutes ses étymologies toponymiques vont dans ce sens : les noms ont été donnés par les Normands conformément à la configuration des lieux et sont motivés (-dal désigne la vallée,-bec le ruisseau,-tôt la maison, etc.). Si cette démarche va, par des explications toutes référentielles, à l’encontre des rêveries du nom, elle touche au plus prêt au cratylisme, en postulant, sinon un lien entre signifiant et signifié, du moins un rapport de nécessité entre signifié et référent. On ne saura pas, puisque son zèle à provoquer les tirades étymologiques de Brichot reste sans commentaires, ce qui intéresse le narrateur dans cette multiplications d’exemples : le lien entre histoire et langue (traces toponymiques des invasions noroises) comme Brichot, ou la « nationalisation » de vocables par les « bouches gauloises10 », comme il le commente ailleurs. Il s’agit en tout cas de chercher un sens, au moins une motivation, au nom propre.
8Les travaux d’onomastique romanesque se sont attachés aux noms des personnages de la Recherche. Le système de correspondances sonores qui les lient est très perceptible, lorsqu’on met en série noms et prénoms, des “radicaux” (ant de Guermantes jusqu’au ber d’Adèle Berncastel, grand-mère de Proust) aux unités alphabétiques ou phoniques : lettres anagrammatisées ou disséminées (/a/ et /è/ de Marcel disséminés dans tous les prénoms11, l’r commun à Marcel et à Proust comme « lettre germinative12 »). Ces études d’onomastique utilisent la méthode même du narrateur en commentant ce qu’il désigne : le an de Brabant, Guermantes, Coutances (Marsantes, Maman...) pour arriver à l’analyse des correspondances sonores, voire anagrammatiques, entre les prénoms – et quelques noms – de personnages. Cela prouve que le système onomastique est « culturellement acceptable », comme le soulignait Barthes, et que la rêverie du narrateur sur le Nom, basée sur des associations imaginaires de sons et de sens, existe au répertoire encyclopédique du lecteur français. « Proust et les noms », l’article de Barthes, concerne la recevabilité des noms propres de la Recherche : « Leur véritable signifié est France ou, mieux encore, la “francité” : leur phonétisme, et au moins à titre égal leur graphisme, sont élaborés en conformité avec des sons et des groupes de lettres attachés spécifiquement à la toponymie française (plus précisément francienne) : c’est la culture (celle des Français) qui impose au Nom une motivation naturelle13. »
9Le travail des Noms dans les avant-textes, dont l’index de la dernière Pléiade donne l’éventail en signalant pour chacun des personnages les nombreuses nominations antérieures, porte témoignage de cette recherche de la sonorité française. La série des noms envisagés pour la rivière de Combray : Claire, Gracieuse, Pinsonne, Vivette, Vivonne... en est exemplaire. Le nom que le narrateur dit « si français », summum de la francité onomastique, est “Larivière”, comble de simplicité en même temps qu’amalgame entre nom propre, nom commun et « Pays », non moins représentatif des rythmes et sonorités privilégiés dans le système onomastique, que « Palamède » ainsi commenté :
J’éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute d’argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une carte ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms de baptême où résonne et s’entend, dans les belles finales françaises, le défaut de langue, l’intonation d’une vulgarité ethnique, la prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard les augustes législatrices des grammaires) et en somme grâce à ces collections de sonorités anciennes se donnent à eux-mêmes des concerts, à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et des violes d’amour pour jouer de la musique d’autrefois sur des instruments anciens14.
10La collection de noms infuse sa petite musique française tout au long du roman, renforçant le motif de l’ancienne langue et du génie. Cette onomastique contribue pour une grande part à ce qu’Umberto Eco appelle la superposition du monde narratif et du « monde réel de l’encyclopédie du lecteur15 ». L’ensemble onomastique/lecture de ces Noms par le narrateur forme la “saveur” française. Barthes suggère à plusieurs reprises qu’il existe une analogie, ou plusieurs formes d’analogies, entre le fonctionnement sémantique prêté aux Noms du roman et l’ensemble de la langue : « le nom propre a chez Proust cette fonction œcuménique, résumant en somme tout le langage16 ». Comme le nom dans le Cratyle met en question le langage tout entier, le nom propre dans la Recherche met en jeu la langue française toute entière, avec une telle évidence que l’hiatus entre nom propre et nom commun n’est guère interrogé par la critique, qui tout naturellement restitue toute une conception du langage – de l’auteur – à partir de la thématique du nom propre, prêtée au narrateur. C’est ce rapport de la partie au tout qu’exemplifie le Nom dans le roman, comme à sa manière le mot langue, et comme d’une autre manière encore le “génie de la langue française”.
Le sens du Nom
11L’opposition du nom propre (« les noms ») et du nom commun (« les mots ») est posée une seule fois pour toutes dans la Recherche :
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes [...] une image confuse17.
12La proposition inverse la manière habituelle de poser la question du sens des noms : anthroponyme ou toponyme, le nom propre étant censé désigner un référent unique, on a pu se demander s’il était une « simple étiquette collée sur une chose », et partant dénué de sens18. Mais toute la démonstration de la Recherche inverse cette proposition : le nom commun devient une étiquette (« Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles »), tandis que le nom propre est présenté comme un réservoir de sens possibles. Seul Bréal affirme cette position originale vis-à-vis du nom propre : « Si l’on classait les noms d’après la quantité d’idées qu’ils éveillent, les noms propres devraient être en tête, car ils sont les plus significatifs, étant les plus individuels19. » Le narrateur fait sienne l’affirmation du linguiste selon laquelle les noms propres sont les « les substantifs par excellence ». La disqualification du “mot” qui fait du Nom le tout de la langue et la sur-qualification française de ce système signifiant, amènent à conclure, à la suite de Barthes, à une relation métonymique entre “Nom” et “langue française”.
13“Le nom propre a-t-il un sens ?” reste – malgré certaines distinctions permettant de dépasser le jeu du pour et du contre, comme celle du sens sémiotique et du sens sémantique, ou celle de la langue et du discours – un sujet de conflit entre les disciplines. Qu’on articule l’opposition sur le triangle signifiant-signifié-référent, ou sur les catégories linguistiques, nom commun-nom propre, l’argumentation est duelle : « À vrai dire, deux conceptions du nom peuvent entrer en compétition20 » ou « Pour résumer il y a deux façons de concevoir l’approche sémantique du nom propre21 ». L’alternative réside dans le sens ou le non-sens du nom propre : signe d’une impasse conceptuelle autour d’un objet qui « n’a pas trouvé sa place dans la description des langues22 » – puisque si les arguments varient, il s’agit toujours de les verser au dossier de l’accusation ou de la défense – mais aussi, malgré tout, signe d’une importance symbolique constante de la question.
14Tantôt, le nom propre est à ce point “vide” de sens – et faire un trou dans le tissu de l’intelligible, voire du rationnel, est suspect – qu’il faut le mettre au ban de la langue : « Le nom propre n’appartient pas au code d’une langue, mais à un autre code23 » ; opinion que réfute bien sûr la moindre étude sur le fonctionnement syntaxique du nom propre24 : « devant une telle souplesse de construction du nom propre, on ne peut qu’être surpris par cette affirmation de J. Molino : “dépourvu ou accompagné d’article, le nom propre paraît difficile à intégrer dans le cadre syntaxique normal de la langue” ». La philosophie analytique, quant à elle, pour démontrer l’absence de spécificité du nom propre dans la langue, argue de son absence de nécessité, dans la mesure où il ne serait qu’un substitut, non nécessaire pour référer, aisément remplaçable par la définition de ce qu’il est censé “résumer”. Tantôt, pourtant, et comme pour combler cette absence de sens (folie, imbécillité) voire cette absence tout court (inutilité), on le dote d’une hypersémanticité. Ce qui semble aujourd’hui une évidence, notamment par l’approche littéraire de la langue, était de la part du premier sémanticien en titre, Michel Bréal, une originalité. Il fait des noms propres « les substantifs par excellence » du fait de leur pouvoir de cristallisation connotative, que son ouvrage s’attache tout au long à démontrer, à travers ce qu’il appelle « les idées latentes du langage ». Et non seulement, en quelques lignes, Bréal ouvre la voie aux théories de la sémanticité (« quantité d’idées ») et de l’hypersémanticité (« les plus significatifs ») mais également, en plaçant le nom propre en tête de la catégorie du nom, il en fait l’emblème du fonctionnement sémantique de la langue, ou plus justement – ce qui est encore indistinct chez Bréal – du discours.
15Par la mise en scène du Nom de personne, la Recherche va en quelque manière plus loin que les théories linguistiques, vers la négation du référent unique : différents “moi” groupés sous un nom immuable (Albertine)25 ou sous une quasi-absence de nom (le narrateur)26 :
Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent27.
16Ou un seul moi sous une multiplicité de noms (Palamède XV, baron de Charlus, « duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes28 ») ; changements de nom (Gilberte Swann-Mlle de Forcheville-Mme de Saint-Loup ; Oriane-Zénaïde-Princesse des Laumes-duchesse de Guermantes ; Sidonie des Baux-Mme Verdurin-duchesse de Duras-princesse de Guermantes ; Renée Legrandin-Élodie de Cambremer ; Miss Sacripant-Odette de Crécy-Mme Swann-Mme de Forcheville... mais pas seulement pour les femmes : Bloch devient Jacques de Rozière, Legrandin : Legrand de Méséglise29, puis comte de Méséglise30 ; Charlus voudrait que Morel devienne Charmel, etc.) ; ou dans Le Temps retrouvé, nom passant d’un personnage à l’autre, comme si des cartes avaient été redistribuées, grâce à l’équivalence affirmée dans la Recherche entre “nom” et “titre” :
Pour moi dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu’il y avait encore une princesse de Guermantes et qu’elle n’avait aucun rapport avec celle qui m’avait tant charmé et qui n’était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l’eût volé, il y avait quelque chose d’aussi douloureux qu’à voir les objets qu’avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre jouissait31.
17Les prénoms eux-mêmes sont sujets à variations, sinon à changements. Hormis Bloch qui, d’Albert, devient Jacques, et la jeune marquise de Cambremer, de Renée, Élodie, peu de personnages changent de prénom. Il en existe peu de déformations, excepté lors des deux confusions de signature, de Gilberte en Albertine. Mais alors que les “petits noms” sont donnés, abstraction faite de la farandole d’« échos onomastiques », comme plus individuels (« Cette personnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de “fils Swann”, distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann »32), tout contribue à relativiser cette individuation. Oriane est « la dix-huitième Oriane de Guermantes » que l’on nomme parfois, pour ne pas la confondre avec une autre, Zénaïde ou Oriane-Zénaïde33. Aux plus nombreux « Marie », on associe soit un second prénom, Marie-Hedwige (qui est culturellement souvent le prénom d’une grand-mère), soit celui de leur époux, Marie-Aynard ou Marie-Gilbert. La perte d’identité propre est consommée dans « Mme Octave » et « Mme Amédée » à Combray, voire dans la coutume « d’ajouter un a à la fin du prénom du mari » qui fait d’une épouse « Raphaela », la femme à Raphaël, comme les deux moitiés, version masculine et version féminine d’un même être (sur le modèle de Séraphito, Seraphita de Balzac, roman célébrant le mythe de l’androgyne).
18De ce point de vue – illusion d’individuation par le prénom et perte d’identité du fait de la nomination d’usage, visant à l’identification, les surnoms masculins, par abréviation (Babal, Mémé, Marna), font pendant au sort des prénoms féminins. Le prénom de Charlus est loin d’évoquer une individualité, si ce n’est la « particularité bizarre d’un prénom peu usité » :
L’oncle qu’on attendait s’appelait Palamède, d’un prénom qu’il avait hérité des princes de Sicile ses ancêtres [...] ce prénom même, belle médaille de la Renaissance, – d’aucuns disaient un véritable antique, – toujours restée dans la famille, ayant glissé de descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu’à l’oncle de mon ami34.
19Est-ce par souci d’individuation – outre les autres “bonnes raisons” de commettre ces abréviations inesthétiques qu’imagine le narrateur – que Palamède, XVe du nom, devient « Mémé » ? (en écho humoristique à « on s’en moque bien de sa vieille grand mère »).
20Aucun personnage de la Recherche ne porte en tout cas le même surnom : les deux grosses sœurs surnommées ironiquement du fait de la même particularité physique, le sont de manière tout à fait distincte (Petite et Mignonne). Mais les conceptions de l’individuation de Charlus sont tout à fait autres : elles ne vont pas vers le diminutif, vers le plus petit, le plus intime, mais vers le général, vers la fusion du titre et du nom, de l’homme et du lieu, qui autoriserait un homme à répondre au nom de “Paris” :
Il aurait voulu que son frère et sa belle-sœur disent de lui : « Charlus », comme la reine Marie-Amélie ou le duc d’Orléans pouvaient dire de leurs fils, petits-fils, neveux et frères : « Joinville, Nemours, Chartres, Paris »35.
21Mais chez les Guermantes, la mort se charge de réduire toute individuation par prénom, surnom, titres, à la seule initiale du nom : tous sont résorbés dans le « G » armorié des tentures de deuil :
Dans l’église de Combray, où chaque membre de la famille n’était plus qu’un Guermantes, avec une privation d’individualité et de prénoms qu’attestait sur les grandes tentures noires le seul G de pourpre, surmonté de la couronne ducale36.
22Le roman met à l’épreuve l’idée de stabilité de la langue par cette mise en scène du nom propre, considéré lui-même comme le plus stable. Stable par son signifiant invariable, qui ne se déclinerait pas (Charles, Charlie, Charlus), qui ne changerait pas de catégorie grammaticale, ce dont La Recherche fournit des contre-exemples avec « un Charlus », « quel Marcel ! » ou la « grâce louis-philippement indienne ». Stable par son signifié absent, confondu avec son référent ou au mieux équivalent à sa description définie ; stable par son référent unique – “un seul” – et Un : toujours identique à lui-même, ou à son Nom : littéralement une identité. Le nom propre, le Nom avec sa majuscule, comme une pierre dure dans le texte, est par excellence l’élément propice à la déstabilisation systématique des croyances que va opérer et subir en même temps le narrateur. Il est essentiel que l’évolution du narrateur parte de cette stabilité pour en détruire une à une les évidences : pour remettre en cause ce signe dans toutes ses parties. Le réseau sonore et associatif des Noms persiste, tandis que les notions de sens, que ce soit dénotation ou connotation, et de référent sont tour à tour réfutées par la mise en scène d’identités mobiles, de moi multiples remplaçant des unités imaginaires inconnaissables.
23La plus grande déstabilisation du Nom est sans doute dans la Recherche l’anonymat du Narrateur : fonction à laquelle on attribue une majuscule pour compenser la difficulté à le nommer. Au milieu de la riche onomastique proustienne, le nom dérobé du narrateur offre un vide qu’il faut interroger. Le lecteur croit parfois au cours de la Recherche apprendre son prénom, ce qui aura au moins le mérite de l’informer sur les prénoms qu’il ne porte pas (ou si peu) : ni Charles37, ni Marcel :
Comme par effraction, et d’abord au conditionnel : « elle disait “Mon” ou “Mon chéri”, suivis l’un ou l’autre de mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même prénom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : “Mon Marcel”, “Mon chéri Marcel” »... Puis, explicitement, dans un « mot » d’Albertine – « Mon chéri et cher Marcel [...]. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! »38.
24Nul ne sait si cette confirmation du prénom du narrateur, « le même » que celui de « l’auteur de ce livre » – expression qui distingue les deux instances plutôt que de les confondre – aurait été maintenue si la mort avait laissé à l’écrivain le temps de lire le premier jeu d’épreuves de La Prisonnière.
25« On sait d’ailleurs que Proust, de manuscrit en manuscrit, éliminait Marcel, ne laissant subsister que ces deux exceptions, dont on peut supposer qu’il les eût supprimées [...] à moins qu’il n’ait voulu nous donner brusquement – “Quel Marcel ! Quel Marcel !” – la clef de la Recherche, son autre pédoncule39. » La formulation de la révélation est emblématique de la question du Nom, puisque l’expression d’Albertine en fait un nom commun : un Marcel, comme le narrateur parle d’un Charlus. L’expression prête aussi au jeu, plein de sens, que fait Alain Roger : « Quel Marcel ! Quel Marcel ? » Quand même ce narrateur se prénommerait comme l’auteur, c’est bien peu d’un prénom pour identifier un être humain. Françoise, dont le statut de domestique se satisfait de cette appellation qui suffit aux maîtres, bénéficie de la révélation de son nom d’épouse : c’est la veuve « au défunt Bazireau40 ». À défaut de résoudre cette énigme du prénom, il est intéressant de constater que Proust, dans un même mouvement vers le mot “Fin”, anonyme son narrateur à mesure qu’il nomme les anonymes, aussi peu importants soient-ils, comme pour mieux dégager l’Un de la foule. Le « mince pédoncule41 » sur lequel repose l’identité du narrateur et partant la question du Nom dans le roman, cette double et incertaine révélation de “Marcel”, révèle l’ampleur du manque de nomination.
Anonymat, incognito
26C’est le bruit de ce silence qui importe, comblé de toutes les manières, les plus voyantes, les plus amusantes, les plus « acrobatiques » comme l’affirme Alain Roger avec l’exemple des réponses d’Albertine à ses amies : « Rentrez, leur répondit-elle avec autorité. J’ai à causer avec lui [...] Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci42. » C’est le nom masqué au lecteur qu’il faut entendre. C’est de là que “celui qui parle” montre et questionne le Nom, en dérobant le sien. Interroger l’anonymat, ou plutôt l’incognito du Narrateur, non plus à partir des deux “Marcel”, mais par l’analyse d’une mise en scène du nom dérobé, révèle que les implications du “Nom tu” sont bien plus qu’un jeu. Une mise en scène comique, par exemple, dans le deuxième tiers de la Soirée chez la Princesse de Guermantes, lorsque le narrateur cherche un intermédiaire pour le présenter au maître de maison, peut appuyer un propos plus sérieux. Le protagoniste, pour qui la soirée est une “première”, n’atteint pas à la virtuosité d’un baron de Charlus en matière de (re)connaissance, soit : être reconnu de tous et connaître chacun par son nom, ce qui est un évident désavantage pour se faire présenter au prince :
Les invités [...] étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, Monsieur du Hazay, bonsoir, Madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir, Madame de la Tour du Pin-Gouvernet, bonsoir, Philibert, bonsoir, ma chère ambassadrice, etc. »43.
27Les quatre premières personnes sollicitées comme intermédiaires dans la présentation manifestent l’importance du Nom, de quatre façons différentes : M. de Vaugoubert a oublié le nom du narrateur, qui lui avait pourtant été présenté par M. de Norpois ; Mme de Vaugoubert ignore le nom du narrateur parce que son mari ne le lui présente, et pour cause, que par une « pantomime » ; Mme de Souvré opère une présentation à distance, en poussant le jeune homme vers le prince, pendant que celui-ci ne regarde pas, et bien sûr sans le nommer ; la quatrième, « qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom », c’est au tour du narrateur de ne pas se rappeler son nom. Cette succession de malentendus a pour enjeu le Nom – nom oublié, nom inconnu, nom tu –, auquel peut se substituer ce que la linguistique appelle des « descriptions définies44 », qui cernent ce qu’il est censé désigner, la personne, sans toutefois être suffisant pour en faire office (la “présentation” demande un Nom : « Puis-je vous nommer mon mari ? »). Deux tentatives de substitution montrent cette limite. Mme de Souvré d’abord, dont on ne saura pas au fond si elle se souvient bien du nom de son interlocuteur, coule vers le narrateur un regard que celui-ci traduit par :
Ne croyez pas que je ne vous ai pas reconnu. Vous êtes le jeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je me rappelle très bien.
28« Le jeune homme que... » est une description définie, désignant la même personne, le même objet, que le nom absent. Ils ont même référent mais la définition ne peut pas se substituer au nom, comme le démontre le simulacre de présentation de la part de Mme de Souvré. Cette démonstration de l’aspect irremplaçable du Nom est longuement reprise par le narrateur dans sa tentative de retrouver le nom d’« une dame qui vint me dire bonjour » :
Je ne pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui se rapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander de m’aider (par des exhortations comme celle-ci : « Voyons, c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, qui éprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêlée de tant d’effroi et d’horreur »), je ne crois pas que tous ces souvenirs voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi que ce soit à le renflouer45.
29Tout le processus de remémoration du nom affirme que ce qu’on sait de la personne, ce par quoi on peut la définir individuellement, non par une connaissance encyclopédique mais par des souvenirs d’elle, cette description définie (« cette dame qui... »), non seulement ne peut se substituer au nom, mais n’a aucun rapport avec lui.
30Le narrateur ne retrouve le nom qu’en tentant de « saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait », « sa masse, son poids », « ses formes », c’est-à-dire le nom comme autonyme, se désignant lui-même, et non comme désignant une personne, celle-là et pas une autre, ce qui est pourtant la définition habituelle du nom propre. L’ensemble de la « Soirée chez la Princesse de Guermantes » est justiciable d’une lecture en terme de Noms et de « listes », du « suis-je invité ? » du narrateur à la liste d’invitations de Mme de Sainte-Euverte jusqu’à la conversation sans cesse retardée avec Swann à propos de l’Affaire Dreyfus46 : être dreyfusiste ou anti-dreyfusard, c’est donner son nom pour une pétition révisionniste ou anti-révisionniste, quitte à ce qu’il n’y paraisse pas à sa place, manifestement hétérogène : « Quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusiste, que voulez-vous que je vous dise ».
31Du point de vue du protagoniste, le début de la Soirée chez la Princesse de Guermantes47 se divise en trois obsessions centrées sur le Nom : être invité, être annoncé, être présenté ; c’est-à-dire avoir ou non son nom sur la “liste” des élus, entendre son nom crié publiquement, chercher quelqu’un qui pourra vous nommer au maître de maison. Ce dernier élément, outre qu’il offre un but à la déambulation du héros pendant le premier tiers de la scène, lui offre également le prétexte à aborder l’un après l’autre des gens de connaissance. Du point de vue des principaux acteurs de la « représentation »48, de leur propres motivations ou intérêts, de leur propre “moteur” d’action au cours de cette scène, la question du Nom est également une constante. « Suis-je invité ? », l’obsédante question du personnage-narrateur, fait le lien entre la fin du Côté de Guermantes et le début de Sodome, I et II : l’inquiétude que l’invitation ne lui soit pas vraiment adressée fait se poster le narrateur dans l’escalier pour guetter le retour de la duchesse afin de l’interroger. « Suis-je invité ? » est donc aussi le prétexte à la découverte de “Sodome”. La question est tressée avec la mort d’Amanien, l’Affaire Dreyfus, l’annonce de la maladie de Swann et la “conjonction” entre Charlus et Jupien ; ou plutôt ces thèmes sont enchâssés comme des parenthèses qui s’ouvrent successivement (des parenthèses “gigognes”) dans Du côté de Guermantes et se referment symétriquement dans l’ordre inverse dans Sodome..., “la conjonction” de Sodome I apparaissant comme une parenthèse centrale.
32La question de l’invitation est fondée sur une distinction entre le nom bourgeois et le nom aristocratique. Son improbabilité, qui provoque la longue incrédulité du narrateur, est double : a-t-on vraiment donné mon nom à la princesse ? La princesse l’a-t-elle vraiment inscrit sur sa liste puisque ce nom est indigne d’y figurer ? Être invité suppose que le nom soit inscrit sur des « “listes” d’invitation49 », soit que quelqu’un ait, et c’est le plus courant pour le narrateur, donné votre nom, par manière de parrainage :
Ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes m’aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dans des dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pour leurs listes de cavaliers, aux maîtresses de maison chez qui l’on dansait50.
33Soit que l’on s’inscrive soi-même, que l’on “mette son nom” chez quelqu’un selon l’expression significative du narrateur : « je pourrais plus difficilement mettre mon nom chez elle51 ». Il s’agit de déposer une carte de visite, voire de se « faire inscrire » :
Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royautés comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire52.
34Tout au long de la soirée chez la princesse de Guermantes, sont modulées diverses variations de cette question du nom donné, du nom pris dans (ou figurant sur) une liste, et des mérites comparés du nom et de la liste : de leur convenance mutuelle, relevant d’un souci d’homogénéité, notamment de l’incongruité de noms bourgeois ou juifs dans une liste à particules, ou inversement. L’onomastique, fidèle à la “francité”, use sans retenue de la « spécialisation des noms propres » dans le domaine social, à savoir « la distinction [en usage] dans de nombreux pays, entre les noms plébéiens et aristocratiques »53. Il s’agit dans le roman d’une spécialisation française puisque, lorsqu’il s’agit de noms étrangers à particule, comme celui du Prince Von Faffenheim, le nom est ridiculement abrégé en Prince Von, puis en « Von » que le prince adopte pour signature, au point de perdre le sens de particule (tout comme si un aristocrate français était nommé « duc de » puis qu’il signât « De »), bien qu’elle soit à elle seule l’emblème de l’aristocratie, du moins du point de vue de bourgeois comme Mme Verdurin qui ont besoin de cette « flèche signalétique54 » : « elle disait encore les de La Trémoïlle [...] mais se rattrapait en disant : “Madame La Trémoïlle”55 ».
35L’effet de distinction joue apparemment d’avantage, dans la Recherche, entre bourgeoisie et aristocratie qu’entre “plèbe” et aristocratie, si l’on en croit les commentaires du narrateur bourgeois (ce que Charlus ne manque pas de lui faire remarquer à plusieurs reprises56). Mais, hormis à Combray, il y a relativement peu de noms bourgeois dans la Recherche : ceux qui persistent dans le fil du roman sont issus de ce terroir (Legrandin, bientôt devenu, pour la sœur marquise de Cambremer, pour le frère comte de Méséglise ; Swann dont la fille unique prendra par adoption le nom de Mlle de Forcheville, puis par mariage le nom de marquise de Saint-Loup ; Bloch qui prendra non un pseudonyme mais le « nouveau nom » de Jacques Rozière...). Morel, Jupien – ces noms qui ne sont jamais précédés de “Monsieur” contrairement à celui du narrateur – sont des noms plébéiens, des noms de “domestiques” à l’égal de ceux qui ne sont nommés que par leur prénom (Françoise, Antoine...) voire par leur fonction (le valet de pied de la duchesse de Guermantes, le lift, le directeur de l’hôtel de Balbec...). D’une certaine manière, c’est aussi la fonction qui fait le bourgeois : « Madame l’Ambassadrice » pour l’anonyme ambassadrice de Turquie, « le Professeur » pour Cottard ou Brichot, tout comme si un titre était nécessaire pour introduire le nom dans les salons aristocratiques, afin de maintenir le rythme ou le nombre de pieds nécessaires à l’énonciation (peu de noms du roman sont aussi brefs que Swann... ou Proust).
36L’entrée de chaque invité dans le salon est annoncée par l’« aboyeur ». Celui-ci fait son office, pendant que le narrateur ressasse ses craintes quant à la réalité de l’invitation. Le Duc de Châtellerault, qui précède le narrateur tremblant, n’a aucune raison de craindre d’être nommé par l’huissier : il fait partie de la famille Guermantes et a de naissance ses entrées dans le monde, même si une longue brouille entre ses parents et le prince de Guermantes fait qu’il n’a jamais mis les pieds dans ce salon-ci. Son titre est un prestige dont il ne peut avoir honte. Il est en cela l’antithèse du personnage-Narrateur et c’est la raison d’être de son entrée juste avant celui-ci, qui forme à la fois contraste et parenté. Car si le Duc se pare de son nom dans le monde, à Sodome au contraire il voyage « incognito » :
M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait à faire57.
37Il s’aperçoit au dernier moment que celui qui est chargé de crier son nom à l’assistance est l’homme, rencontré quelques jours plus tôt lors d’une de ces anonymes incursions, qui l’avait tant pressé de lui dire son nom. Celui à qui il l’avait alors refusé, en se faisant passer pour anglais, est celui à qui il doit le donner, non sans crainte d’être ainsi vendu, par le simple fait que celui qui l’énonce y “fait entrer” des souvenirs qui ne sont pas de ce monde :
Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement58.
38Sésame dans cette demeure où « les portes [...] ne cèdent pas tant qu’on n’a pas prononcé la formule magique59 », le nom illustre est ailleurs un secret. Le parallèle avec le Narrateur devient un chiasme : un nom trop éclatant ne peut être porté partout tandis qu’un nom passe-partout ne peut être porté jusqu’ici.
39Le paradoxe est que le nom du narrateur dont il va être tant question dans cette scène : « L’huissier me demanda mon nom, je le lui dit60 », « j’avais perçu le grondement de mon nom61 », « une femme qui ne savait pas mon nom62 », « une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par mon nom63 » : ce nom restera, lui, caché. Si le narrateur n’est pas mis à la porte par de « solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus », parce que le nom proféré par l’huissier est accepté comme celui d’un invité, s’il promène ce nom au vu et au su de tous les « figurants » de la soirée, il restera pour nous lecteurs, habitants d’un autre monde, incognito, « anonyme parmi les centaines de noms qui peuplent le récit64 ». Jamais nous ne connaîtrons même son initiale, comme pour ce « professeur E*** », premier et emblématique anonyme que rencontre notre Anonyme après son entrée. Ce professeur, qui encadre avec le Duc de Chatellerault l’entrée du narrateur, est comme ce dernier un bourgeois puisqu’il a une profession et qu’il n’y a devant l’initiale de son nom ni titre ni particule. Il ne peut prétendre à présenter le nouveau venu au maître de maison, d’autant qu’il semble lui-même mal introduit dans le monde et qu’il cherche la compagnie du narrateur comme évidemment son égal, ou au moins un visage connu :
Accroché à moi le professeur E*** ne demandait qu’à ne pas me quitter.
40Ce médecin, obstacle plus que véritable rencontre, doit être quitté, au profit du marquis de Vaugoubert en l’occurrence. Sa présence aura été l’occasion de rappeler une fois de plus le jargon médical (« hyperthermie », « sudations »), « bien qu’il fût lettré et eût pu s’exprimer en bon français » :
C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucune dans son vocabulaire.
41Que ce médecin se conforme à l’emploi attendu de médecin de comédie n’est pas indifférent, au début de cette scène, après que le narrateur a présenté les « raouts » comme des « représentations » théâtrales. Ce diafoirus en tout cas prélude dans son registre à une longue suite de commentaires sur le “mauvais français”, du Duc de Guermantes notamment, dans cette soirée. Puisqu’il est moins encore qu’un « figurant » – que sont pour le narrateur des « Duchesse de Doudeauville » –, quoi d’étonnant que le nom de ce « professeur E*** » n’ait pas d’importance ? Il aurait pu toutefois n’être qu’“un médecin”, “un professeur”, à la manière de ces anonymes « dames », « hommes », « chasseurs », « crémiers »... « médecins », nombreux petit peuple de la Recherche.
« Les syllabes inquiétantes »
42Le fait que son nom soit donné en partie attire particulièrement l’attention sur cette forme d’anonymat : il ne s’agit pas d’absence de nom mais d’un nom tu, à la manière des journaux qui ne citent pas nommément, soit pour ne pas nuire à la réputation – c’est qu’alors le propos est infamant –, soit que l’anecdote importe plus que ses protagonistes. Ici, l’intention du narrateur est ambiguë. Il ne s’agit pas de ces nombreux personnages dont le nom importe si peu (ou dont il importe de gommer la référence) que l’auteur les gratifie d’un duc d’A... ou d’une Mme H. dans les brouillons, anonymat qui, à quelques notables exceptions près, n’est pas maintenu dans les éditions par lui corrigées. L’index de la Pléiade donne, pour les anonymes du texte établi, deux autres M. E***, frères au nom interchangeable, une comtesse G*** et sa fille, un prince de H***, « l’excellent écrivain G*** »65 ou une Mme H***. Les anonymats de ce type sont rares dans les premiers volumes publiés du vivant de Proust. On n’y trouve qu’un « duc de X...66 », un plus significatif « devenir moi-même une sorte de prince X67 » ou un « M. de ***, meunier ».
43L’innommable médecin, outre que le narrateur le dise « vulgaire » et s’étonne de sa présence, « car jamais on n’avait vu et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un personnage de sa sorte »68, est d’abord celui qui n’a pas sauvé la grand-mère, occupé qu’il était à s’habiller pour une soirée, et a « pronostiqué » sa mort :
Du reste dès la première minute où je l’ai vue, mon pronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens très bien69.
44Seul ce déplorable rôle justifie que le narrateur le voie dans ces salons « rôder indéfiniment seul comme un ministre de la mort », alors qu’il a sauvé le maître de maison in extremis (« déjà administré »), raison de son invitation. L’entrée du narrateur est donc “encadrée” par deux personnages anecdotiques, incarnant différentes valeurs de l’anonymat : entre incognito et indignité.
45L’inquiétude justifiée par l’obsessionnel « Suis-je invité ? » (si je ne le suis pas, ma honte sera publique et, si je le suis, c’est la princesse qui aura honte que soit crié chez elle un aussi petit nom) se transforme en un crainte essentielle au moment d’être annoncé, la peur d’être nommé :
Avant que j’eusse pu le prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre si je n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si je l’étais, il hurla les syllabes inquiétantes70.
46S’entendre nommer, par son patronyme, représente pour le narrateur une menace, si l’on en croit les métaphores attachées à cette profération. Le champ sémantique de la mort, d’une menace de mort, est le plus fréquent. Entendre, ou s’apprêter à entendre son propre nom, pour le narrateur, c’est être frappé, fût-ce par « une balle », même « inoffensive »71. Quant à l’épreuve mémorable de l’annonce par l’huissier, elle est la mort même.
47L’aboiement du nom par un Cerbère transforme magiquement l’entrée des Enfers en un accueil au Paradis lorsque la princesse exceptionnellement se lève pour l’accueillir et que le narrateur accompagne mentalement son geste du vers de Malherbe, « Et pour leur faire honneur les Anges se lever », qui se réfère à l’accueil des Innocents massacrés au Paradis. La mort, sous les espèces de la profération du nom – curieux Sésame –, permet le passage vers un autre monde, Enfer ou Paradis, puisqu’aucune allusion au mythe d’Orphée ne laisse entendre que le narrateur y entrerait vivant :
L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot72.
48La métaphore du “ciel qui va me tomber sur la tête” : « il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel », « le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme possible »73, est filée de plus en plus précisément jusque dans Le Temps retrouvé :
Les plafonds que j’avais craint de voir s’écrouler quand on avait annoncé mon nom74.
49La proclamation du nom du narrateur – autant dire sa réalisation car le nom, cette abstraction, n’est nécessaire que pour l’appel75 – est placée dans un contexte magique. Elle semble la transgression d’un interdit fondamental (« Au moment où notre nom résonne dans la bouche du présentateur [...] ce moment sacramentel76 »), passible d’un châtiment venu d’en haut : « cataclysme », ébranlement, écroulement, engloutissement. Le nom comme formule magique est lié à la notion d’incantation. Celle-ci suppose une croyance en « la coalescence de l’être et du nom qu’illustre l’axiome de Salverte : “Notre nom propre c’est nous même”77 ». Que ce soit vis-à-vis de son état civil ou de celui des êtres aimés, le narrateur croit en cette “coalescence”. Il arrive que le narrateur souhaite que les présentations n’aient pas lieu (« ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas dit mon nom78 »), jouissant d’un anonymat supposé :
Quant à elle [Odette], elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais j’étais pour elle – comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain – un des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un « emploi de théâtre », de ses promenades au bois79.
50Comme si, contre toute vraisemblance, de l’émission du nom seule pouvaient jaillir les associations de souvenirs qui forment une personne, comme si l’on était tout entier dans son nom, sans corps, sans visage, sans ressemblance avec ses proches, croyance qui justifie l’« émerveillement » que Swann ait pu le reconnaître80. Plus nettement encore le narrateur investit le nom d’une puissance magique, lorsqu’il souhaiterait, par exemple, qu’il soit prononcé chez les Swann par Norpois pour que :
mon nom et ma personne se trouvassent ainsi un moment auprès de Gilberte, dans sa maison et sa vie inconnues81.
Ce qui me permettrait, comme une divinité de l’Olympe qui a pris la fluidité d’un souffle ou plutôt l’aspect du vieillard dont Minerve emprunte les traits, de pénétrer moi-même, invisible [...]82.
51Cet investissement excède largement l’âge naïf du narrateur, puisque le pouvoir magique attribué au nom persiste bien après les leçons positivistes de Brichot, dans Albertine disparue lorsque paraît l’article du Figaro :
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma personne, briller sur eux83.
52« Mon nom », dans la mesure où il n’est pas prononcé en présence du narrateur, ne présente pas le caractère menaçant de l’appel ou de l’annonce qui font à un moment – et c’est là que se placerait le danger – coexister le corps et le nom censé le désigner : « il demeure toujours impossible dans cette écriture d’être simultanément soi-même et son nom84 ». La puissance du nom, inversée, non plus redoutable mais bénéfique, est un élément-clé du « bal des têtes » dans Le Temps retrouvé, où le nom de chacun a pouvoir de lever « l’enchantement » du Temps qui a transfiguré les visages et les corps. Cette “magie du nom”, appelée parfois charme mérite d’être réévaluée au-delà de la douceur d’une rêverie tendrement colorée : le “charme” relève plus probablement, étant donné la nature du champ sémantique et des métaphores associées, d’un “sens fort”, classique, que le narrateur s’est gardé de signaler.
53Le pouvoir du nom relève de la pensée mythique – sorte de cratylisme, investi d’une symbolique plus puissante – qui veut « que le nom et l’être entretiennent un rapport intérieur et nécessaire, que le nom ne désigne pas seulement l’être mais qu’il soit l’être lui-même et que la force de l’être soit contenue en lui85 ». Autant entendre prononcer son patronyme le terrifie, autant entendre son prénom ou prononcer un prénom aimé prend pour le narrateur la force d’une incantation. De la répétition rituelle du prénom de Gilberte :
Sur toutes les pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse86.
Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom de Swann : certes je me le répétais mentalement sans cesse [...] je le décomposais, je l’épelais [...] je rabâchais sans fin les mêmes paroles [...] il me semblait qu’à force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais peut-être sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte [...] comme si cette proposition énoncée pour la centième fois allait enfin avoir pour effet de faire entrer Gilberte [...] je reprenais [...] je continuais87.
54À la possession d’Albertine :
En prononçant ce nom d’Albertine, je pensais à l’envie que m’avait inspiré Swann quand il m’avait dit [...] « Venez voir Odette », et que j’avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de tout le monde et d’Odette elle-même, n’avait que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif88.
55Réciproquement, le prénom du narrateur, « petit nom » ou « nom de baptême », connaît un sort différent de celui du nom, quoique relevant d’une même mythologie :
Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres – en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur – eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire89.
56L’usage du prénom est réservé à Gilberte puis à Albertine, non à la famille : la mère appelle son fils « mon petit jaunet, mon petit serin », le soir de François le Champi, « mon grand loup », le jour de la séparation du premier voyage à Balbec ; la grand-mère, « petite souris » pour évoquer le grattement contre la cloison qui l’appelle le matin. Le fait que le prénom soit ressenti comme venant de la mère, comme l’affirme Alain Buisine, n’a valeur que de généralité culturelle, d’ailleurs contestable car le narrateur, fils unique, pourrait porter le prénom du père.
57L’usage amoureux du prénom est loin de la menace de mort que représente l’énonciation du nom, mais relève tout autant de la croyance en la coalescence de l’être et du nom, voire du corps et du prénom : il s’agit d’être soi-même son prénom, et de l’être tout entier, « moi-même, nu ». L’intérêt de ce passage n’est pas la distinction entre “moi-même” et les “modalités sociales” que représente le nom de famille, somme toute banale et qui ferait du nom un vêtement inutile dans l’intimité, mais plutôt les registres connotatifs de l’intériorité et de la chair : alors que l’appel du nom vient frapper de loin, de l’extérieur, la prononciation amoureuse du « petit nom » ramène instantanément à la magie de la peau, à la « pulpe », à la chair, au plaisir. Cette sensualité, ce « nom sensible » n’a pas d’originalité dans la Recherche et cette façon d’absorber le corps sonore au lieu d’expulser les syllabes anticipe sur le discours des glaces d’Albertine qui, tout en détruisant imaginairement de ses lèvres géantes les piliers de porphyre rose, se met en bouche la langue même du narrateur.
58Si son prénom dans la bouche d’une femme donne au narrateur le sentiment d’y être “tenu”, à plus forte raison pense-t-il posséder ce qu’il nomme, comme tous les jaloux du roman. Charlus, maître ès-nomination, ne tient-il pas à nommer Morel – sous couleur d’un meilleur nom d’artiste – afin « qu’il tînt tout de lui, même son nom90 » ? Acte fondateur de l’identité, dont ambiguïté ne peut tromper91, non plus que les suites envisagées devant le refus de l’amant : son adoption et finalement l’adoption de sa fiancée. Les attitudes du narrateur envers le nom sont aussi révélatrices, par leur permanence au fil du roman, que ses considérations didactiques, rêveuses ou “positives”. Persuadé d’une coïncidence entre l’être et le nom, il croit son patronyme frappé d’interdit, dans la tradition du “nom secret” d’un homme ou d’un lieu sacré : « Qui a prise sur le nom a prise sur la ville. Ainsi Rome était le nom de surface. Son nom secret reposait au sein de l’une de ses collines92. »
59On distingue parmi les croyances celles qui confèrent au nom une “magie” ou des “pouvoirs”, pouvoir d’évocation, c’est-à-dire de faire apparaître l’être nommé, qu’il soit dieu, diable ou défunt : « Nul ne peut résister à la force évocatrice du nom. C’est pourquoi le nom joue un rôle si important dans le rituel des sortilèges et des exorcismes93. » Le respect, dû à Dieu mais aussi dans certaines traditions à l’époux, aux aînés, au roi, interdit aussi d interpeller directement, par un nom privé, celui ou celle dont la fonction seule doit compter. D’autres traditions font au contraire du nom invoqué un protecteur : « c’est une sorte de formule magique que les forces du mal ne peuvent rompre94 ». L’obligation de le taire peut le transformer en une vulnérabilité, comme dans la ballade Scandinave Ribold et Guldhorg où le nom forme une armure invisible pendant la bataille, à condition de n’être pas prononcé. « Dans la pensée archaïque, le nom est une partie de l’être, peut-être la plus essentielle95 » ; cette croyance fonde également le texte de la Bible et la tradition cabalistique juive. D’un côté le nom de Dieu ne doit pas être prononcé (JHVH doit être lu “Adonaï”), de l’autre la tradition veut qu’un enfant juif reçoive un nom secret, un prénom hébreu : « Il a veillé sur eux comme les juifs autrefois sur le nom secret qu’ils donnaient à chacun de leurs enfants. Ceux-ci même ne l’apprenaient pas avant le jour de leur majorité »96.
60Cette tradition du « nom secret » – qu’Alexis Nouss distingue du « nom caché » en tant que le secret n’appelle pas l’élucidation – si l’on en croit les témoignages de Kafka97, Benjamin, Perec, pèse sur les écrivains de culture juive et doit informer les interprétations proustiennes. La disparition du nom du narrateur révèle la présence d’un nom, « sauvegarde d’une identité certes menacée mais ainsi préservée dans un silence98 » :
Il n’en reste pas moins le nom qui contient en lui toutes les forces vitales, par lequel elles sont invoquées et protégées contre ceux qui ne sont pas appelés99.
61Marcel Proust n’a guère fait état d’une culture juive que lui aurait transmise sa mère ou d’une quelconque fascination pour ses traditions, mais le nom ostensiblement masqué du roman, le silence exhibé au centre de cette “francité” onomastique, semble faire signe vers l’altérité même, qui plus est vers une altérité de l’intérieur, comme le souligne cet échange entre le narrateur et Charlus, symptomatique des contradictions de l’antisémitisme :
Vous n’avez pas tort si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. Je répondis que Bloch était français. Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif100.
62En tout état de cause, le narrateur va à la messe du dimanche à Saint-Hilaire, assiste au mois de Marie et porte un « nom de baptême ». Mais le thème de l’antisémitisme, à son apogée dans Sodome et Gomorrhe avec la mise en scène de l’Affaire Dreyfus, est une constante de la Recherche et se manifeste aussi autour du “nom juif” (Swann, Bloch, Lady Israëls, Nissim, Rachel, etc.). Le fait que ce thème soit entrelacé avec celui de l’homosexualité (voire de l’homophobie), comme l’a montré Antoine Compagnon, alors même que le narrateur n’est pas homosexuel (bien que, de manière exceptionnellement omnisciente, informé de l’argot de Sodome ou de ses pratiques d’incognito101), inclinerait à penser que la “revendication” de l’un serait liée à celle de l’autre. Ajoutées à cela la généalogie presque entièrement maternelle du narrateur et l’avarice notoire de l’aïeul (grand-père de la mère102) – Proust n’hésite pas à mettre, sans malveillance, dans la bouche de son narrateur les lieux communs de l’imagerie antisémite (grands nez de Swann et Bloch) – et l’on invente au narrateur une légende d’aïeul juif comme il invente à Swann une légende d’un grand-père, prince chrétien. Ce qui diffère peu, dans la motivation, des interprétations du personnage de Swann comme père symbolique du narrateur.
63Mais le plus important au fond, en deçà de la thématisation, serait que ce symbole de la tradition juive, le “nom secret”, se trouve au cœur – et en creux – de l’énonciation : ce silence, ou ce secret, est l’endroit même d’où s’énonce tout le roman. « La prolixité de la Recherche sert constamment de paravent et d’excuse à l’absence de mots en vain attendus103. »
« Mon nom »
64Exposée la mise en scène du “Nom tu” dans la première partie de la Soirée chez la princesse de Guermantes, qui démontre au moins la virtuosité narrative nécessaire à un tel tour de passe-passe romanesque, reste à comprendre la nature des craintes du narrateur, exprimées dans des termes de mort, de châtiment, etc., non moins qu’à comprendre in fine l’intérêt du masquage de « mon nom » vis-à-vis du lecteur. Le “nom invisible” du narrateur est toujours, et pour cause d’énonciation autrement impossible, précédé de Monsieur, ce qui est plus qu’un domestique, et probablement moins que le nom de son père, qui a lui une fonction et qui sert en partie d’introduction au nom du fils : « Embrasserez-vous la carrière de Monsieur votre père ? » dira le prince à qui le jeune homme, au terme de son parcours de la question d’“être invité” à celle d’“être annoncé” jusqu’à celle d’“être présenté”, sera enfin “nommé”. “Mon nom” est donné à chaque présentation, avec insistance même si c’est une évidence culturelle, comme le nom du père :
Mme de Villeparisis présenta ma grand-mère, voulut me présenter, mais dut me demander mon nom, car elle ne se le rappelait pas. Elle ne l’avait peut-être jamais su, ou en tout cas avait oublié depuis bien des années à qui ma grand-mère avait marié sa fille. Ce nom parut faire une vive impression sur Mme de Villeparisis !104.
Est-ce que vous êtes le fils du directeur au ministère105 ?
65Chaque présentation, au duc de Guermantes, à Mme de Villeparisis, au Prince de Guermantes, réinstitue le narrateur comme “fils de” : « Bonsoir, mon petit voisin. Comment va votre père ? Quel brave homme106 ! » Il s’agit d’être nommé, ou plutôt de notre point de vue de lecteur de n’être pas nommé, par son patronyme, terme entendu étymologiquement de manière restreinte : « qui porte le nom du père ». Ce nom caché trahit la difficulté d’« habiter son nom » : « Comment penser le paradoxe d’un nom qui, pour devenir propre, doit pourtant être reçu d’un autre107 ? » Dès la première « présentation » de la Recherche, la rencontre avec Odette de Crécy chez l’oncle Adolphe, est lancée la série des non-présentations du narrateur. Non seulement « la dame en rose » garde son nom de fée (comme la Fée bleue) mais l’oncle escamote également « mon nom » :
Mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon nom, ni me dire le sien108.
66Odette a beau tenter de forcer cette résistance par une question d’une ruse grossière (« Est-ce que Mme votre nièce porte le même nom que vous, ami ? »), elle, qui sait le nom de l’oncle Adolphe (mais ignore peut-être qu’il est le frère du grand-père maternel Amédée), ne saura pas plus que le lecteur « à qui ma grand-mère avait marié sa fille ».
67Mère et père restent les grands anonymes du roman, ce qui est une nécessité pour que le nom du fils ne soit pas dévoilé, mais qui marque leur importance corrélative – ils n’ont pas même un prénom – car la “foule” du roman (ceux qu’on appelle habituellement les anonymes) est nommée pour mieux mettre en évidence l’Anonyme... fils d’Anonymes. Contrairement aux autres jeunes gens, munis de pères dans la Recherche, nos Anonymes père et fils n’ont ni ascendant paternel, ni descendant : ni grand-père suivi de « mon nom » (la parentèle à Combray est nommée par le rang familial suivi du prénom : tante Léonie, grand-père Amédée, grand-tantes Céline et Célia...), ni “enfant de”, suivi de « mon nom » puisque le narrateur n’aura pas d’enfant. Ils forment dans leur anonymat le couple filial, “le père” et “le fils”. Le père semble sans origine et sans parenté : un « déraciné » au sens où l’entend Françoise109. La mention d’un arrière grand-père paternel dans l’index de la Pléiade, renvoyant à un passage de Sodome et Gomorrhe110 où il est question d’héritage, de fortune de « mon père » ou des « “biens au soleil” de mes parents », n’avère pas d’ascendance paternelle. « Le père de mon grand-père » est plus probablement le père d’Amédée et du grand-oncle, dont la prodigalité est citée par contraste avec l’avarice de cet arrière grand-père.
68« Mon grand-père » comme « mon grand-oncle » sont apparentés au narrateur par la mère, issue de Combray, non sans un brouillage occasionnel des filiations : « Morel me considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de mon oncle », lequel oncle est d’ailleurs le grand-oncle... Au contraire, nombreux sont les personnages dont sont cités père et grand-père paternels, voire aïeul et qui ont aussi une descendance, mais plus souvent une fille, ce qui limite la transmission du nom. Les Cambremer forment l’exception, qui sont marquis de Cambremer de père en fils, du vieux marquis seulement mentionné, à Léonor, en passant par Cancan. De nombreux passages de Combray présentent avec insistance le « fils Swann111 », distinct du Swann mondain, à qui cette appellation fait l’effet d’un « incognito112 » : « il avait trop longtemps oublié qu’il était le “fils Swann” pour ne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif ». « Mon camarade Bloch » ou « Bloch » n’est longtemps dans le roman que le fils de « M. Bloch », dit aussi « Bloch père ». Tous deux, Swann et Bloch, avouent cette filiation, de bout en bout pour ce qui concerne Swann, et au moins jusqu’à la mort de son père pour Bloch. Cela n’est pas fort différent pour Morel qui, s’il cache la situation de valet de chambre de son père, refuse de changer son nom. Dans ces trois cas, la mère est singulièrement absente, mentionnée seulement en tant que « mère de mon camarade » et nièce de l’oncle à héritage pour Bloch, ou pleurée par son mari113, pour Swann.
69En revanche, la plupart des personnages masculins sont d’abord, non par le nom mais par la ressemblance physique, fils de leur mère : ainsi Saint-Loup, Charlus, les fils de Surgis-Le Duc et jusqu’au plus insignifiant enfant d’un avocat rencontré à Balbec :
Et les générations des hommes gardant leurs caractères comme une famille de plantes, de même que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eût pu aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil du fils114.
70Les fils dans la Recherche, « n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle115 », l’ont même tout à fait rarement, sans paraître pour autant ladylike. C’est ainsi que la filiation s’établit davantage par la mère :
Je pensai de nouveau : « C’est grand-mère, je suis son petit-fils » comme un amnésique retrouve son nom116.
71C’est à ce titre qu’Alain Buisine a pu évoquer les « Matronymies » de la Recherche, en démontrant, d’une part que l’onomastique de Jean Santeuil dissimule déjà la disparition du père117, et d’autre part qu’une scène essentielle de Combray s’institue dans et par cette disparition, par le biais de François le champi. Pour ce qui concerne le livre rouge lu par la mère et retrouvé dans la bibliothèque des Guermantes118, à l’orée de la “révélation” esthétique, nul n’ignore sa dimension incestueuse, maintes fois soulignée : l’absence de père (pas de père pour le champi et mort du mari de la mère adoptive) permet de passer d’un amour filial à un amour conjugal. Le retour qu’effectue Alain Buisine sur l’incipit du roman champêtre est dans son détail fort utile à la question du nom. À la demande de Madeleine Blanchet, l’enfant donne son prénom. « – François qui ? – Qui ? dit l’enfant d’un air simple – À qui es-tu le fils ? – Je ne sais pas, allez ! – Tu ne sais pas le nom de ton père ! » L’exclamation de la meunière est significative, mais la manière d’exprimer la filiation l’est plus encore : à qui es-tu ? D’un côté “champi” signifie « fondamentalement l’absence d’un nom » puisqu’il comble l’absence du patronyme pour l’enfant trouvé (dans un champ) : il s’agit de la « célébration d’un anonymat119 ». De l’autre, la question fait entendre l’appartenance, voire la possession, le pouvoir que donne au père sur le fils le fait de lui donner son nom, plus que ne le ferait l’expression courante de « fils de » (issu de), ouvrant une voie à l’autonomie.
72Or, c’est à Combray, où tout s’origine, qu’on désigne ainsi la descendance : « Ce sera la fille à Mme Pupin120. » L’obsession de nommer, propre à la tante Léonie, dite au pays Mme Octave par le prénom de son mari, c’est d’abord l’obsession de savoir à qui appartient la personne, ou l’animal, qu’on ne reconnaît pas. On comprend mieux dès lors les fondements de l’inquiétude du narrateur à entendre son nom, comme lorsque « dans une féerie, le génie ordonne à une personne d’en être soudain une autre121 » : Monsieur suivi de « mon nom » n’est pas mon nom, ce qui explique également qu’un militaire puisse s’« inclin[er] devant moi, en entendant mon nom, comme si j’eusse été président du Conseil supérieur de la guerre », respect qui ne peut être adressé à un jeune homme. « L’appel auquel chacun répond, avant même tout effort de réflexivité, n’implique-t-il pas de faire place à une pensée positive de la passivité au cœur même de la liberté122 ? » Le patronyme est la manifestation d’une emprise, mais aussi d’une inquiétude plus profonde, d’un “scrupule” envers le père (symétrique du scrupule envers la mère123) :
La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété124.
73Sentiment d’usurpation, de substitution, d’autant plus vif qu’il ne se joue qu’entre deux hommes, alors que même les patronymes reniés, déformés pour faire plus suédois, plus allemand... et moins juif (Svan, Blorh125), “amputés” du nom du père (G. S. de Forcheville), évincés par Gilberte, par la fille de Bloch, par Bloch lui-même (qui en changeant son nom évite l’usurpation), sont donnés pour avoir eu une stabilité pendant plusieurs générations. Dans Le Temps retrouvé, les substitutions sont accomplies :
Quelqu’un parla de Bloch, je demandai si c’était du jeune homme ou du père (dont j’avais ignoré la mort, pendant la guerre, d’émotion avait-on dit de voir la France envahie). « Je ne savais pas qu’il eût des enfants, je ne le savais même pas marié, me dit le prince. Mais c’est évidemment du père que nous parlons, car il n’a rien d’un jeune homme », ajouta-t-il en riant. « Il pourrait avoir des fils qui seraient eux-mêmes déjà des hommes ». Et je compris qu’il s’agissait de mon camarade126.
74Le narrateur prend Gilberte pour sa mère, Odette et les domestiques l’affublent lui-même du nom de « “père” (cette expression était suivie de mon nom)127 ». Ses camarades n’ont que des filles, qui, bien que réalisant par superposition dans leur nom l’impossible conjonction des sexes (Mademoiselle de Saint-Loup), ne transmettront pas le nom de Bloch, de Swann, de Saint-Loup.
75Quant au narrateur, devenu “père”, bien que sans enfant (« je n’avais pas d’enfant128 »), il n’imposera à personne l’emprise de la nomination, non plus que personne n’usurpera « mon nom ». Si celui-ci est présenté comme le nom d’un autre, le nom du père, sans coïncidence possible jusque dans Le Temps retrouvé, l’interpellation ne génère plus la même inquiétude dans le dernier volume, si l’on en croit l’absence de métaphores cataclysmiques. La “substitution” consommée (« la succession au nom »), coexister avec l’essence vibratoire de “mon nom”, n’est plus une menace : le prononcer ne fera pas se matérialiser un fantôme129. Ainsi dans la Recherche va s’éteignant le pouvoir contesté d’onomaturge du père, qui transmet en même temps le nom et le pouvoir de nommer à son tour : « l’acte parental de nomination [qui] fait d’un don reçu le don et la capacité de donner, d’un sens assigné l’invention signifiante, la possibilité d’un sens nouveau et renouvelable130 ». « Mon nom » qui n’était pas mon nom ne sera pas le nom d’un autre et le malentendu s’arrête là ; sans que le nom pour autant s’éteigne, s’il parvient à s’adjoindre un titre, non transmissible : sur la couverture d’un livre, tel Bergotte (« Mort à jamais ? qui peut le dire ? »).
76L’inquiétude fondatrice à partir de laquelle le narrateur parle et qui sous-tend son discours ne doit pas faire oublier que la volonté de dérober le nom ne s’adresse qu’au lecteur. Nul n’ignore le nom ni le prénom du narrateur parmi le personnel du roman. Quel rôle ce jeu de cache-cache narratif peut-il jouer dans le pacte de lecture ? Outre qu’il déjoue les conventions romanesques élémentaires qui veulent qu’un personnage soit nommé pour assurer sa vraisemblance, l’incognito du narrateur s’éclaire de l’anecdote sur « la mort de Lucien de Rubempré » qu’Oscar Wilde, cité par Charlus (« Je ne sais plus quel homme de goût avait eu cette réponse131... »), proclame être le plus grand chagrin de sa vie. Pour être un héros, dont la mort serait déplorée à l’égal de celle d’un ami et pour que la frontière entre fiction et réel s’abolisse, il faut, paradoxalement, être nommé « comme en vrai » (fût-ce par une initiale, « K » ou « W » : « Ce n’est qu’une lettre qu’on assassine132 »). Celui qui ne l’est pas n’est pas un héros : seulement une voix, mais elle ne meurt pas.
77La mise en scène du Nom dans la Recherche – onomastique, rêveries cratyliennes et problématiques nominations – se présente non seulement comme métonymique de la “question de la langue française”, mais également met en jeu les questions essentielles du développement du sens et de l’interprétation, voire du « côté subjectif du langage133 » si nécessaires à la réflexion sur sa fonction poétique. Car il ne faut jamais perdre de vue, à l’exemple de Barthes, que les théories du narrateur, aussi évolutives soient-elles, ne tendent pas forcément vers le vrai linguistique, mais plus sûrement vers le vrai littéraire :
La fonction poétique, au sens le plus large du terme, se définirait ainsi par une conscience cratyléenne des signes et l’écrivain serait le récitant de ce grand mythe séculaire qui veut que le langage imite les idées et que, contrairement aux précisions de la science linguistique, les signes soient motivés134.
78C’est par une dissémination à travers tout le roman, réactivée par chaque majuscule, que la question du Nom développe tout son sens, en contrepoint de ce plus nombreux, permanent et anonyme “je”.
79L’activité de la question de la langue française dans la Recherche, dont on prend la mesure à partir d’éléments disséminés, se manifeste à différents niveaux du texte. Au niveau métalinguistique, les commentaires normatifs renforcés d’une intertextualité classique et de quelques mentions au “génie de la langue française” établissent le lecteur dans une certaine idée, historique, de la langue française qui confond identité collective, langue et littérature. Le fait que cet imaginaire de la langue soit inséparable de certains personnages, féminins, et de leur langage, ancre le dogme dans la diégèse et proprement l’illustre en le rendant actif. Au niveau onomastique, qui comprend de manière indissociable nom et commentaire du nom, se combinent les questions de rythmes et de sonorités françaises, présentes dans les illustrations du génie, et les questions de sens : motivation du signe, identité entre référent et nom, suggestions analogiques, connotations d’origine culturelle ou personnelle... toutes questions habituellement posées au langage, dont le nom propre est dans la Recherche à l’évidence une métonymie, sous les espèces particulières de la langue française. L’insistante « francité » onomastique permet, non moins que l’attachement du motif du génie à Françoise, de dramatiser, de rendre active en roman une théorie du nom, de l’exposer dans tous ses méandres et ses contradictions, au point qu’on ne sait plus au fond si la théorie du nom cherche une application et une conclusion dans le roman ou si le système onomastique et le système des personnages expérimentent ces principes pour développer une activité propre dans le roman.
80C’est-à-dire qu’avec ces théories – linguistiques ici – principalement dynamiques en cette fin de siècle, avec l’obsession du changement perpétuel, Proust trouverait le moyen d’animer des systèmes romanesques profondément statiques : langages, onomastique et même système de personnages, donnés au départ du roman et que l’action habituellement n’affecte pas. Ici, tous les systèmes, même celui des noms, le plus stable, seraient agis, mus par l’application de principes linguistiques, sociologiques, etc. Au plan lexical, dans le champ sémantique de “la langue”, on voit, techniquement, combien Proust peut pousser au bout, à la manière poétique, l’activité du sens et notamment l’idée polysémique. La résolution de la polysémie du mot langue en une seule scène converge vers la question littéraire. Un personnage, Albertine, “porte” toute l’ambiguïté de la langue, entre chair et mots. La dramatisation du thème se présente encore en termes d’évolution (du personnage), mais son incarnation si étroite en la personne d’Albertine permet à la fois son dévoilement, son exhibition complète – la scène des glaces – puis sa disparition complète avec la fuite et la mort de la jeune fille. La question du corps de la langue, et d’une écriture si évocatrice qu’elle en devient suggestive, disparaît avec elle, après l’insertion de ce petit exercice de littérature érotique.
81Ces trois niveaux de présence de la question de la langue française montrent deux types de développement romanesque, que Jean-Yves Tadié avait décrits au niveau des langages de personnages : la dispersion et la concentration. Si le génie agit par infusion, à partir de quelques éléments épars dont l’activité interprétative emplit les larges intervalles, les éléments moins “culturels”, plus propres à l’activité particulière de la Recherche, agissent par accumulation progressive jusqu’à la concentration en de véritables scènes, résolutoires ou non. Cela est vrai pour la langue, dont l’activité sémantique se déploie du mot à la scène, mais non moins pour le Nom, dont la question se concentre ponctuellement en scènes de rêveries, d’étymologies, de généalogies, de “présentations” mondaines, tandis que sa présence constante, “de fond” pourrait-on dire, est assurée par la foule des personnages et des lieux nommés, brèves mais régulières éminences dans le texte de majuscules et de sonorités. Ces deux modes se surimposent à l’idée générale de progrès de la Recherche, construite comme un Bildungsroman, idée elle-même renforcée par des commentaires ponctuels sur l’évolution des êtres et des choses (apprentissage d’Albertine, évolution puis involution de l’amour, grandeur et décadence de la langue de Françoise), pour faire des scènes de “concentration” des moments de vérité, de révélation, sur le modèle dramatique du coup de théâtre.
82Il n’est pas dit que ces intenses moments textuels soient si pleins d’enseignements que la tradition théâtrale ou la progression logique le laissent espérer ; peut-être s’agit-il davantage, par analogie musicale, d’une sorte de point d’orgue où, les thèmes ayant été mêlés, repris, inversés, par l’un et l’autre instruments, ont épuisé leurs possibilités combinatoires et ne peuvent que “conclure”. Ainsi apparaissent les questions de langue dont les seules vérités, la seule conclusion semblent être l’activité du texte elle-même plutôt que les contradictions dans lesquelles se débat le narrateur-observateur : les choix littéraires qui y président s’inscrivent dans une lutte française de cette fin de siècle pour (ou contre) la séparation de la langue, de la littérature et de l’État-Nation, consolidant la modernité par le véritable affranchissement de l’ère classique, au début du XXe siècle. Tous les parcours du narrateur au Pays de la langue, malgré la maîtrise et l’autorité a priori que lui confère son statut de philologue, aboutissent à sa déroute face à la mise en discours. “La langue” en roman, dès que l’on sort de l’évidente et sage relation entre langages et métalangages, échappe véritablement au commentaire, le déborde et s’en joue.
83De l’instance double que manifestait ce narrateur-philologue, simultanément lecteur modèle par son extrême attention à la matérialité verbale et normatif “remarqueur”135 par sa constante activité de commentaire, la seconde se trouve disqualifiée ; reste le narrateur-lecteur, figure du questionnement plus que de l’autorité sur la langue. Ainsi s’opère dans le roman, dans un rapport constant entre langue et littérature (le « moi permanent » du narrateur étant celui du futur écrivain), le basculement des questions de langue française du domaine linguistique au domaine esthétique.
Notes de bas de page
1 CS, I, p. 41.
2 Michel Bréal, Essai de sémantique, op. cit., p. 182.
3 Marie-Noëlle Gary-Prieur, « Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? », Langue française, no 92, déc. 1991, p. 4-25.
4 CS, I, p. 48.
5 CS, I, p. 380.
6 CS, I, p. 381-382.
7 CS, I, p. 169.
8 CS, I, p. 171.
9 Henry Anne, Marcel Proust : théories pour une esthétique, Klinksieck, Paris, 1981.
10 SG, III, p. 134.
11 Alain Buisine, « Matronymies », Littérature, no 54, 1984, p. 54-78.
12 Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, Denoël (« L’Infini »), 1985.
13 Roland Barthes, « Proust et les noms » [1967], Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Seuil (« Point »), Paris, 1972, p. 131.
14 JF, II, p. 108.
15 Umberto Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l’italien par Myriem Bouzaher, Le livre de poche : Grasset, 1979, p. 171.
16 Roland Barthes, « Proust et les noms », art. cité, p. 132.
17 CS, I, p. 380.
18 Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil (« Points essais »), Paris, 1972, p. 320.
19 Michel Bréal, Essai de sémantique, ouvrage cité, p. 182.
20 Françoise Armengaud, « Nom », Encyclopædia Universalis, 16, p. 384-387.
21 Marie-Noëlle Gary-Prieur, « Le nom propre constitue-t-il une catégorie linguistique ? », art. cité, p. 15.
22 Ibid., p. 17.
23 Article liminaire de J. Molino, Langage, 1982, no 66, cité par M.-N. Gary-Prieur, 1991, p. 20.
24 Ibid. Et du même auteur : Grammaire du nom propre, PUV, Paris, 1994.
25 « Ce fractionnement d’Albertine en plusieurs parts, en de nombreuses Albertine » AD, IV, p. 110.
26 Voir la page sur « le petit personnage intérieur, salueur chantant du soleil », « le petit personnage barométrique » qui restera le dernier de « ceux qui composent [l’]individu » du narrateur (P, III, p. 522). Les esquisses sont plus explicites encore : « successivement tous les autres hommes que je suis » (Esquisse III.1, p. 1101) ; « tout au fond de moi, derrière tous les personnages que je suis » (Esquisse III.2, p. 1101) ; et même : « Cela n’est pas vrai seulement pour notre moi permanent qui se prolonge pendant toute la durée de notre vie, mais pour tous nos moi successifs qui, en somme, le composent en partie » (IV, p. 1145, variante d).
27 TR, IV, p. 174.
28 SG, III, p. 333.
29 SG, III, p. 471.
30 TR, IV, p. 250.
31 TR, IV, p. 533-534.
32 CS, I, p. 16.
33 SG, III, p. 441.
34 JF, II, p. 108.
35 CG, II, p. 674.
36 CG, III, p. 741-742.
37 « Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire que je m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non », SG, III, p. 125.
38 P, III, p. 583 et 663. Cités par Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, op. cit., p. 172.
39 Ibid.
40 CG, II, p. 446.
41 TR, IV, p. 494.
42 SG, III, p. 219.
43 SG, III, p. 48.
44 Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 320.
45 SG, III, p. 50.
46 SG, III, p. 106-110.
47 SG, III, p. 34-55.
48 SG, III, p. 61.
49 Entre guillemets dans La Prisonnière, III, p. 776.
50 SG, III, p. 152.
51 P, III, p. 701.
52 CS, I, p. 534.
53 Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, op. cit., p. 322.
54 « Après [...] tant d’êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom [...] avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur flèche signalétique », SG, III, p. 121.
55 CS, I, p. 261.
56 CG, II, p. 583.
57 SG, III, p. 35.
58 Ibid.
59 TR, IV, p. 436.
60 SG, III, p. 38.
61 Ibid.
62 SG, III, p. 45.
63 SG, III, p. 50.
64 Alain Roger, Proust : les plaisirs et les noms, op. cit., p. 173.
65 CG, II, p. 503.
66 CS, I, p. 21.
67 CG, II, p. 840.
68 SG, III, p. 41.
69 Ibid.
70 SG, III, 38. Nous soulignons.
71 JF, II, p. 211.
72 SG, III, p. 38.
73 Ibid.
74 TR, IV, p. 436.
75 Joël Clerget, « Propos », Le Nom et la nomination : sources, sens et pouvoir, Actes du colloque de Villeurbanne, 24-26 nov. 1988, Erès, Toulouse, 1990.
76 JF, II, p. 227.
77 Joël Clerget, art. cité, p. 26. Salverte est l’auteur d’un Essai historique et philosophique sur les noms d’hommes, de peuples et de lieux, 1824.
78 CS, I, p. 400.
79 CS, I, p. 413.
80 JF, I, p. 407.
81 JF, I, p. 471.
82 JF, I, p. 468.
83 AD, IV, p. 150.
84 Alain Buisine, « Matronymies », art. cité, p. 68.
85 Ernst Cassirer, Langage et mythe, Minuit, Paris, 1973 [1953].
86 CS, I, p. 393.
87 CS, I, p. 405-406.
88 P, III, p. 135.
89 CS, I, p. 396.
90 SG, II, p. 449.
91 « Y avait-il enfin une pointe d’inceste, dans cette affection paternelle ? », P, III, 747.
92 Joël Clerget, art. cité, p. 16.
93 Michèle Simonsen, « Sortilèges et exorcismes », Nom, prénom : la règle du jeu, Autrement (série « Mutations » ; 147), Paris, 1994.
94 Ibid.
95 Encyclopædia Universalis, Thesaurus, article « Nom (philosophie) ».
96 Walter Benjamin, 12 et 13 août 1933, Écrits biographiques, cité par Alexis Nouss, « Noms secrets et noms sacrés », Le Texte et le nom, sous la dir. de Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge, XYZ (« Documents »), Montréal, 1996, p. 317.
97 Journal de Kafka, 25 déc. 1911, cité par Alexis Nouss, art. cité, p. 317-318.
98 Alexis Nouss, art. cité, p. 328.
99 Walter Benjamin, op. cit.
100 CG, II, p. 384.
101 Voir aussi Mario Lavagetto, Chambre 43 : un lapsus de Marcel Proust, Paris, Belin (« L’Extrême contemporain »), 1996.
102 SG, III, p. 303-304.
103 Dominique Fernandez, « Proust fils de personne », L’arbre jusqu’aux racines : psychanalyse et création, Paris, Grasset, 1972, p. 294-353.
104 JF, II, p. 59.
105 JF, II, p. 61.
106 CG, II, p. 521.
107 Catherine Chalier, « L’appel », Nom, prénom : la règle du jeu, op. cit., p. 19.
108 CS, I, p. 75.
109 JF, II, p. 53.
110 SG, III, p. 301-302.
111 CS, I, 16 ; également : « qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions » et « que ce Swann qui, en tant que fils Swann » (CS, I, p. 17) ; « cette personnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de “fils Swann” » (CS, I, p. 16 et p. 304) et « se croyaient des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann » (JF, I, p. 424).
112 CS, I, p. 14.
113 « Souvent mais peu à la fois », CS, I, p. 14-15.
114 SG, III, p. 215-216.
115 TR, IV, p. 570.
116 SG, III, p. 172. Nous soulignons.
117 Mlle Sandré épouse M. Santeuil : elle ne perd donc que la moitié de son nom ; et comme -teuil viendrait d’Auteuil, côté maternel de Proust, le mariage revient pour le père de Jean à entrer du côté des connotations maternelles.
118 Alain Buisine montre que non seulement la lecture du roman de Sand, à Combray, n’est permise que par le renoncement du père, mais aussi que le paragraphe sur François le champi dans Le Temps retrouvé s’ouvre sur l’évocation, à titre métaphorique, de la mort du père.
119 Alain Buisine, art. cité, p. 56.
120 Par contraste, dans le même passage, avec « Ce sera le chien de Mme Sazerat ».
121 JF, II, p. 227.
122 Catherine Chalier, « L’appel », art. cité.
123 CS, I, p. 10.
124 TR, IV, p. 533.
125 Par sa fille, mais également par les Guermantes (CG, II, p. 794-795).
126 TR, IV, p. 506.
127 TR, IV, p. 507.
128 Ibid.
129 Sur les formes de l’« évocation » spirite et le thème du « retour » des morts dans la Recherche (« Tout doit revenir »), jusqu’à « l’évocation par l’art de ce qui n’est plus », voir l’article de Michel Pierssens, « Proust et la planchette magique » [Proust et le spiritisme], Critique, Paris, avril 1988, t. XLIV, no 490, p. 320-335.
130 Alexis Nouss, « Noms secrets et noms sacrés », art. cité, p. 320.
131 SG, III, p. 437.
132 Alexis Nouss, « Noms secrets et noms sacrés », art. cité, p. 328.
133 Michel Bréal, Essai de sémantique, op. cit.
134 Roland Barthes, « Proust et les noms », art. cité, p. 134.
135 Sur les Remarques... comme genre et sur leurs auteurs, voir Wendy Ayres-Bennet, notamment : « Les ailes du temps et la plume du “remarqueur” », Romantisme, no 86, 1994, p. 33-46.
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