Chapitre II
p. 179-191
Texte intégral
Tirer la langue
1Une véritable activité du mot langue apparaît dans la Recherche, tant le terme déploie l’ensemble de ses possibilités sémantiques, voire les dépasse, dans la mise en jeu de sa fondamentale polysémie. La précision de ses occurrences ne cesse d’étonner, bien qu’il ne s’agisse en rien d’une précision linguistique, préfigurant les distinctions de Saussure. La précision est toute lexicographique et non conceptuelle, mais le systématisme d’emploi agit comme un signal. Il s’agit de la mise en discours de la “polysémie en langue”... du mot “langue”. Tout dictionnaire reconnaît cette polysémie, même quand il la présente, par une successivité définitionnelle sans liens, comme une homophonie. Le Dictionnaire historique donne le terme comme polysémique dès l’origine, puisque le lingua latin portait déjà les « deux grandes acceptions d’“organe situé dans la bouche” et de “système d’expression commun à un groupe” ». La même source relève l’abondante “phraséologie” : mauvaise langue, ne pas avoir la langue dans sa poche... Une relation métonymique unit les deux acceptions : que l’on nomme l’effet (la parole) pour le moyen (l’organe phonatoire), ou inversement.
2La Recherche semble exploiter systématiquement la polysémie et mener à son terme cette possibilité de la langue française, qui possède un seul terme pour l’idiome et l’organe, de suggérer le “charnu” à l’origine du dire. “Langue” assume dans le roman non pas trois valeurs (organe, langage, phraséologie), mais quatre, associées deux à deux. Les trois premières relèvent du langage : langue française, langue “étrangère” et “mauvaises langues” (cette valeur regroupée des locutions, si elle appartient au champ du langage, fait le plus souvent appel métonymiquement à l’organe phonateur : elle peut être considérée comme valeur intermédiaire, ou ambiguë). La dernière concerne la langue-organe dans toutes ses fonctions, répertoriées ou non par le dictionnaire : du goût au dire, jusqu’à la volupté. Cette valeur ajoutée “défige” la polysémie par le jeu sur l’initial dénominateur commun, le corps de la langue.
3La deuxième valeur du mot langue – après “la langue française” associée au génie et à Françoise – est une valeur de clôture et d’exclusion : « Une langue que nous ne savons pas est un palais clos1. » Il s’agit aussi bien de « langue étrangère » – le patois de Françoise et sa fille2 ou l’anglais d’Odette et de sa fille dont le narrateur se sent exclu3 – que de codes langagiers propres à un “sous-groupe”, « la langue insolite4 » des homosexuels, « la langue des Dieux... une conversation entre gens du boulevard Saint-Germain5 ». Le narrateur peut appartenir à cette langue close : « les expressions de son visage semblaient écrites dans une langue qui n’était que pour moi6 ». Dans une certaine mesure, il s’agit du même sens que celui que développe le génie national : la “langue” comme système d’expression lié à un groupe, même si ce groupe se réduit à deux personnes. Mais le point de vue sur ce système est inversé : le génie, vu de l’intérieur, inclut, les “codes” excluent. L’un et les autres se fondent sur un même mode de construction oppositionnelle, mais l’accent dans la Recherche est mis tantôt sur le code de reconnaissance, tantôt sur le code secret, suivant que le narrateur se sent appartenir ou non au système.
4La reconnaissance agit par l’intermédiaire d’une locution, voire d’un “mot-clef” qui ouvre pour les initiés une porte secrète. « Mais voyons ! c’est samedi » unit à Combray la famille contre les « barbares »7, de même que le « Schlemilh » de M. Nissim Bernard (qui réjouit Salomon Bloch dans l’intimité) et le mot familial des Verdurin, à jamais inconnu du narrateur puisqu’il n’a pu lui être « dit exactement8 ». « Faire catleya », signe d’intimité du couple, ne doit qu’à l’indiscrétion de Swann, puis à celle du narrateur, de perdre son caractère exclusif. Le “génie français” permet lui aussi une reconnaissance au-delà du dit, par une sorte d’effet unificateur apporté simultanément ou a posteriori par le narrateur : il implique indéniablement une identité mais implicite et qui demande que soit “décodé” le fonctionnement du génie, tandis que la valeur de « palais clos » désigne expressément la fonction cryptique que peuvent prendre pour les besoins d’une communication restreinte certains éléments de la langue commune. Cette mise en scène peut s’interpréter linguistiquement comme l’illustration de l’arbitraire du signe (deux locuteurs, au moins, peuvent attribuer un nouveau sens à un syntagme), ou philosophiquement comme celle du “langage individuel”, avec pour dernier terme, esthétique : « Les ouvrages d’un grand écrivain sont le seul dictionnaire où l’on puisse contrôler avec certitude le sens des expressions qu’il emploie9. »
5Quant à l’usage métonymique de l’organe-langue, une abondance d’expressions familières, sorte de recensement dictionnairique des locutions, fait prévaloir précisément la capacité figurale de la langue ordinaire :
On dirait qu’on lui a coupé la langue ou qu’il a oublié d’apprendre à parler10.
6Le sens le plus fréquent dans la Recherche est celui de médisance. “Langue” est accompagné des adjectifs mauvaise, méchante, ou bonne (« Quelques “bonnes langues” comme M. de Jouville11 »), excepté certaines expressions comme « langue de vipère12 ». De nombreuses acceptions concernent Mme de Villeparisis ou son entourage. Alix, sa rivale, prévient par deux fois ses médisances, à propos de son intérêt pour les jeunes gens : « en aucun cas, mauvaise langue13 ». Norpois, son amant, emploie l’expression également : « à en croire les bonnes langues qui, vous pouvez le penser, vont leur train14 », mais il est lui-même incriminé pour sa médisance (« il est très mauvaise langue15 », dit Odette). À propos de Norpois également, le père du narrateur « avait cru avoir affaire à de mauvaises langues16 ».
7Hormis une acception attribuée à Cottard, qui classe un maladroit « dans la catégorie des mauvaises langues17 », c’est ensuite autour de Charlus que se regroupent les expressions. Dans sa voix, le narrateur entend un chœur de jeunes filles « ajuster leur prochain avec des malices de bonnes langues et de fines mouches18 ». Charlus joue avec assez de gourmandise l’air de la calomnie : « les mauvaises langues avaient prétendu, car c’est affreux ce que le monde est méchant19 », mais c’est surtout la revanche des Verdurin qui le fait lui-même objet d’un complot fondé sur les ragots. Au cours de ce jeu, Mme Verdurin ne peut retenir, pour discréditer plus complètement le baron aux yeux de Morel, « le mot qui lui brûlait la langue20 ». Mais à son tour, ses effusions esthétiques n’échappent pas aux moqueries (« certaines méchantes langues prétendaient21 »). Citons encore les mots d’Oriane « qui faisaient beaucoup marcher les langues22 », « la tante Madeleine [Mme de Villeparisis], qui n’a pas sa langue dans sa poche23 », le « prendre langue24 » du clan Verdurin.
8Le répertoire des expressions est presque complet avec « brûler la langue25 », « l’avoir sur le bout de la langue26 », « les langues bien pendues27 », « donner sa langue au chat28 » ainsi que deux expressions moins stéréotypées : la « langue enchaînée » d’Esther29 et la « langue liée » du narrateur30, à rapprocher des langues « déliées », à propos d’« une faute »31, après la mort de l’intéressé : « Il avait fallu la mort pour délier les langues32 ». Toutes ces locutions, sauf le « tirer la langue33 » de Mme Bontemps (qui préfigure la dernière valeur du mot, provocatrice et virtuose, entourant Albertine) rapportent la parole à l’organe qui la produit. Cette démultiplication du stéréotype est une image fossile d’un mouvement métonymique de la langue française, ce qu’en linguistique on nomme une “figure éteinte”. Il est remarquable que la phraséologie répertoriée dans les dictionnaires les plus courants apparaisse presque intégralement dans la Recherche.
« Sa langue maternelle »
9La dernière valeur, matérielle des matérielles, gustative puis érotique, contient tout le corps de la langue, toute sa sensualité dans son “organe charnu”. Excepté une occurrence attribuée à Rachel, « un bout de langue sur ses lèvres34 », toutes concernent Albertine : « sa langue comme un pain quotidien35 », « où contre ma langue passait sa vie36 », « cette petite langue tirée comme pour un appel37 », « des caresses avec sa langue le long du cou38 », « sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte39 ». L’étrange « langue maternelle », à contre-emploi de l’usage courant puisque référée au baiser, non au français, convient bien sûr à la propension d’Albertine, le premier refus passé, à faire plaisir et apaiser par des caresses les inquiétudes vespérales du héros, avec une bonne volonté digne de la Mère. L’expression convenue perd son univocité pour devenir délibérément équivoque :
Ce que j’évoque aussitôt par comparaison, [c’est la nuit] où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. [...] jusqu’au point qu’il y a presque un sacrilège apparent à constater l’identité de la grâce octroyée40 !
10Le désir d’un baiser est rapporté aux « désirs que peuvent satisfaire les arts de la cuisine [...] mêler à ma chair une matière différente et chaude41 ». Malgré l’opposition apparemment irréductible entre Françoise et Albertine – respectivement médiatrices de la langue française et de la volupté – la nourriture devient un terme intermédiaire entre la langue de Françoise et la langue d’Albertine (moralement antithétiques). Toutes deux satisfont les gourmandises d’un même homme et leurs langues sont également “nourrissantes” ou “nourricières”. La « langue maternelle » d’Albertine incarne le faîte de l’ambiguïté polysémique. Une scène tend à résoudre la polysémie du mot langue en rassemblant et déployant toute son ambiguïté : la fameuse “scène des glaces” où Albertine, pour imaginer voluptueusement la dégustation de glaces aux formes érigées, parodie la langue littéraire dont aurait usé le narrateur, s’il ne s’interdisait de la galvauder sur un mode de conversation42. « Il faut réentendre la célébration qu’en un texte d’un baroquisme outré (et voulu tel, dénoncé tel par Proust, comme s’il ne pouvait dire un plaisir si vif qu’à travers une écriture auto-parodique et caricaturale, une écriture doublement distancée de lui), Albertine adresse au monde des glaces dégustées. » Nul n’a mieux analysé que Jean-Pierre Richard l’impression sensuelle que dégage la scène, dans laquelle « le lien de l’alimentaire et du sexuel se déclare ouvertement43 ».
11La scène « sado-masochiste44 » est encore plus violente qu’il ne l’affirme si l’on considère un troisième terme : celui de la “langue”. Albertine « adresse [son discours] au monde des glaces » – mais pas aux « glaces dégustées ». La scène n’est qu’un prélude à la dégustation (« Je ne fais aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez moi vous la commander ») et la volupté est celle des mots. Ceux-ci n’évoquent, outre le plaisir de la « fraîcheur » dans la bouche, que la destruction, l’engloutissement de « petits enfants » ou de « voyageurs » sous de « glaciales avalanches » :
Je me charge avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’un porphyre qui est de la fraise45.
12La destruction, l’émiettement nécessaire de toute pâtisserie (madeleine, « gâteau architectural » et « patisserie ninivite » des thés de Gilberte46), n’existe dans ce cas que par le discours d’Albertine, car ses glaces, monuments (« toutes les formes d’architecture possible ») ou « montagne d’Elstir », ne sont qu’un souhait. C est sa langue qui détruit. Et pas n’importe quelle langue, la langue littéraire du narrateur dont on ne sait par quelle pénétration elle a pu s’emparer :
Ces paroles que pourtant je n’aurais jamais dites comme si quelque défense m’était faite par quelqu’un d’inconnu de jamais user dans la conversation de formes littéraires.
13La violence faite au narrateur, une violation d’interdit par l’emprunt d’une langue « réservée pour un autre usage plus sacré » (pour laquelle Albertine pourrait être punie : « j’en eus presque le pressentiment47 »), aboutit dans un ajout manuscrit à ce qui semble une conclusion de la scène :
Je perdais maintenant constamment le fil de mes idées, je ne trouvais plus mes mots, ma parole devenait souvent embarrassée48.
14La paix du cœur apportée par le baiser du soir d’Albertine, « sa langue comme un pain quotidien », est échangée contre le travail de l’écrivain : « je ne trouvais plus mes mots ». C’est à un vol que nous assistons : tel est pris qui croyait prendre, sans rien donner.
15L’enjeu de la scène des glaces apparaît mieux encore si on l’associe à la manière d’un diptyque à la scène qui la précède : la seconde partie des “nourritures criées”, où intervient Albertine49. La première partie, dix pages plus haut, est une écoute musicale des cris de la rue et se trouve interrompue par l’entrée d’Albertine et une longue réflexion intérieure sur l’irréalité du réveil. Pour Albertine, il s’agit, comme dans la scène des glaces qui va suivre d’ingérer des « nourritures-mots, ou des mots-nourritures50 » : que l’extérieur pénètre l’intérieur, maison et corps. Le désir d’Albertine ne se porte que sur des mots extérieurs, la langue des rues, triplement extérieure au narrateur, parce qu’elle est “dehors”, parce qu’elle est populaire et rituelle, et parce qu’elle est orale. Ces “nourritures criées” sont un appel à la liberté, « comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre » :
J’entendais en eux le symbole de l’atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un prolongement extérieur de la séquestration, et d’où je la retirais à l’heure que je voulais pour la faire rentrer auprès de moi51.
16Les cris du mareyeur font resurgir Balbec, l’atmosphère des bains de mer et “l’être de fuite”, l’essence maritime originelle de la prisonnière (« “Mon chéri !” dit l’amant “c’était pour Balbec, ici ça ne vaut rien” »). La nature de cette liberté ne laisse aucun doute après que le narrateur eut frémi en entendant « l’avertissement » : « il arrive le maquereau », et lui eut associé l’arrivée imminente du chauffeur d’Albertine. La polysémie redoutée par le narrateur autorise à soupçonner l’ensemble de ces coquillages criés, qui vont se ranger au nombre des “valves” érotiques du roman. Crues, non transformée par « l’art de la cuisine », les “nourritures criées” apparaissent aussi au narrateur comme des “mots crus” et leur fraîcheur (« Maquereaux frais », « moule fraîche », « la fraîche orange ») est également soupçonnable : elles représentent le sauvage, le non-discipliné, le mal dit (« Voilà rien que des choses que j’ai envie de manger52 »), et doivent être cuites, accommodées par Françoise, pour être assimilables. La scène des glaces franchit une étape supplémentaire dans la crudité et la cruauté.
17Le choix des « glaces » comme objet de la scène est révélateur, du fait que l’aliment se déguste et se détruit avec la langue, mais aussi du fait de son signifiant même : Albertine emploie systématiquement « glaces » tandis que le narrateur les nomme « sorbets ». “Glace” entre dans le paradigme métaphorique – si fréquent dans la Recherche pour parler de l’art – de la transsubstantiation. Le champ lexical (« désert brûlant », « soif », « fondre », « désaltérer », « oasis »53) évoque l’eau plutôt que le « fluide de la crème fraîche » qu’y voit Jean-Pierre Richard, ce que confirme la fin de la tirade d’Albertine : « Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donne soif comme les annonce des sources thermales »54. L’eau glacée, le liquide figé, n’est pas un aliment mais un élément, cru, impossible à domestiquer et dont le figement, la « prise », n’est qu’un état transitoire. Il faut entendre les “glaces” dans le réseau sémantique et analogique auquel appartiennent “les carafes de la Vivonne”, objet complexe dont on ne peut distinguer « l’eau durcie » des carafes d’avec le « cristal liquide » du courant55. Si l’on admet, comme une des métaphores les plus courantes dans les discours sur la langue française (des eaux libres à la glaciation académique)56, l’équivalence entre eau et langue, celle d’Albertine (personnage de la vie et du mouvement, de ce que Tarde appelle la “mode”) posséderait la fraîcheur mais pas la transparence (« porphyre » ou « neige sale » des glaces, du « trop bien dit ») tandis que la langue de Françoise, représentante de la “tradition”, maîtresse de l’intérieur et du feu57, aurait reçu en partage la transparence mais pas la fluidité (les « blocs de quartz transparent » de sa célèbre gelée58).
Les « moules démodés »
18Dans la scène, qui précipite les différentes acceptions du mot “langue”, la métaphore de l’eau, « prise » comme les glaces imaginaires ou libre comme le discours littéraire d’Albertine, manifeste plus profondément l’exclusion du narrateur qui ne peut saisir qu’à travers son malaise, mal interprété, ce qui se joue devant lui. Le même rapport entre l’alimentaire, le sexuel et le langage que dans la scène des nourritures criées, outré par le discours parodique d’Albertine, énonce une confiscation plus complète dans chaque domaine. L’inversion des pouvoirs n’est pas entièrement consommée lorsque les mots désirés viennent “du dehors”. Les nourritures criées ne suscitent chez le narrateur qu’une légère inquiétude ; inquiétude mal comprise (crainte d’une dépossession sexuelle) et peu fondée puisqu’il ne s’agit que du désir abstrait de “manger les mots”. Albertine se contente de répéter, de se mettre en bouche chaque “cri”, et de l’imaginer transformé en repas, mais sans qu’il soit question de saveur, de couleur, de consistance. Le festin conceptuel devient plus dangereux avec le discours des glaces qui passe, grâce à l’emprunt de la langue littéraire, à “l’idée sensible” par la décomposition du mot glace en effets de sens : la couleur, rose bien sûr (signe dans la Recherche de l’hétérogène, du mêlé, fraises écrasées dans le fromage blanc, chairs), et jaunâtre comme de la « neige sale » ; la matière, granitée (« granit rose »), friable et lourde (les « avalanches ») ; la forme de ces colonnes, colonnes votives, colonne Vendôme, « prises » dans des moules (cannelés) et l’on sait l’importance du moulé dans la Recherche59 ; et la « fraîcheur qui palpite », où l’on prend l’effet – émotion, mouvements convulsifs – pour la cause.
19La perversion du discours littéraire vient ici, non seulement de sa transposition en morceau d’éloquence (opposition des livres « enfants du silence60 » et des enfants de la parole, nés d’une volonté de dire), mais surtout du fait qu’il ne vise pas un effet sur l’auditeur – ou un effet indirect de malaise – mais un effet sur son auteur, en un acte d’auto-érotisme verbal : je mange mes propres mots. L’obscénité de la scène tient dans l’exhibition de cet acte de création solitaire. Le héros n’est plus invité, dès qu’il a refusé à la jeune fille qu’elle « passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux », à partager la fraîcheur des glaces comme il l’était à partager la fraîcheur de la marée et des primeurs (« Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble61 »). Albertine n’évoque plus que « dans mon gosier », « à mon palais », « dans ma poitrine ». Le héros n’est que voyeur de cette volupté imaginée, mise en « images si écrites ». Pour avoir banni ce style (« Certes je ne parlerais pas comme elle »), il est exclu de l’orgie, priapique puis saphique (de la colonne Vendôme au mont Rose). Dans l’improvisation d’Albertine, qui s’institue ogresse et géante, il affleure un certain nombre de références littéraires qui, transposées, permettraient de redonner sa place au héros dans l’évocation d’Albertine, plus seulement en tant qu’auditeur, d’abord “attendri” puis jaloux de la débauche métaphorique de son amie.
20Toutes les scènes incluant des géants, dans le conte traditionnel (Petit Poucet) comme dans la littérature (Rabelais, Swift), supposent l’existence d’un “petit”. Si Albertine deviendra un jour « une lilliputienne », « réduit[e] au cent millionième » par le souvenir, elle est à ce moment « Gulliver en bien plus grand62 ». Dans les scènes de festins de géants qu’évoque la scène des glaces, chez Rabelais, les petits ont pour fonction d’apporter, à grand renfort de mulets et de charrettes, la nourriture destinée à Gargantua. Le héros a cette fonction dans le festin imaginaire : il doit apporter des colonnes, des obélisques, des églises et des montagnes. Chez Swift, Gulliver, petit, est placé sur leur table par les géants, mais sa plus grande aventure est de buter sur une miette de pain. Aucune malveillance de la part des géants ni aucune maladresse de Gulliver lorsqu’il était lui-même géant ne provoquent d’avalanches de nourriture. La peur du ou des petits ne naît que de la disproportion, mais la compréhension mutuelle des besoins, des mœurs et de la langue les rend bientôt familiers de leur nouvel univers. La figure du géant doit être doublée de celle de l’ogre, de tradition populaire, pour apparaître aussi inquiétante qu’Albertine. Le lien avec l’alimentaire est intelligible : l’ogre n’a pas d’autres rôle auprès des humains, dans les fictions qu’ils créent, que de les menacer d’être dévorés. Le narrateur est menacé d’“engloutissement” symbolique sous les miettes de sa langue volée, donnée à lire sans son consentement.
21Albertine, pour le temps que dure son discours, devient un “je” autonome dans la narration, ce qu’annonçaient les éléments « allogènes » de son langage (qui avaient à ce moment séduit le narrateur comme signe d’une possible libération morale et sexuelle de la jeune fille) :
C’était si nouveau, si visiblement une alluvion laissant soupçonner de si capricieux détours à travers des terrains jadis inconnus d’elle que, dès les mots « à mon sens », j’attirai Albertine, et à « j’estime » je l’assis sur mon lit63.
22L’évolution des « locutions » d’Albertine marque une gradation de l’indivis familial de tradition bourgeoise (« C’est un type ») vers la différenciation (« distingué », « sélection », « choix », « laps »), jusqu’à l’émergence du sujet (« à mon sens », « j’estime »). Il s’agit bien de « révélateur[s] d’une évolution interne64 » dont le narrateur ne tire alors que les conséquences immédiates et « encourageantes » pour la satisfaction de son désir. Dès ce moment, la libération d’Albertine, si elle passe par le « dehors » (l’allogène voire l’exotique pour « mousmé »), est un événement de parole. Si l’enjeu en est thématiquement la liberté d’Albertine, il est fondamentalement celui de l’écriture.
23Le point d’orgue de cette émancipation, la scène ou plutôt le discours des glaces, l’institue pour un temps narrateur et créatrice d’un formidable effet sensible. Un autre sens du mot « glace », celui de miroir, apparaît car Albertine peut à ce moment passer pour le doublet du narrateur, son reflet inversé (langue littéraire oralisée et féminisée). C’est une prise de pouvoir au sein du roman, par la “prise” de parole (« pour les glaces, chaque fois que j’en prends »), par la destruction annoncée des formes conventionnelles (« prises dans des moules démodés65 »), dont le narrateur n’est plus pourvoyeur mais voyeur. Une autre intertextualité suggérée par l’association du cruel et du voluptueux66 sur le mode du discours littéraire (et malgré la prison) – un texte de Sade, bien sûr – place le héros dans cette position passive, malgré lui cette fois, puisqu’il n’a pas à se hisser sur une chaise pour entendre ou observer la « conjonction » entre Charlus et Jupien ou la scène sado-masochiste dans la maison d’hommes. S’il ne semble pas tirer plaisir de ses actes de voyeurisme, il n’en éprouve pas non plus autant d’effroi que face à cette scène d’onanisme imaginaire (« soit, hélas ! par volupté physique de sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’une jouissance67 »).
24Le sens moral n’ayant jusque-là pas primé sur l’expérience sensible chez le héros, il faut en déduire que ce n’est pas la volupté qui lui cause tant d’émotion voire de répulsion, mais l’onanisme poétique lui-même, fruit d’une langue autonome et, pour rejoindre les écrits de Sade, cette « liberté de tout dire » qu’y a vue Maurice Blanchot. De l’intérieur de sa prison, sans recourir aux cris du dehors, avec les propres armes de son geôlier (par la vertu du pastiche), Albertine se libère, quoi qu’en conclue le narrateur qui veut entendre encore dans cette virtuosité acquise « une preuve que j’avais du pouvoir sur elle68 ». Cette conclusion à la scène, parfait écho de son introduction (« “sans moi elle ne parlerait pas ainsi, elle a subi profondément mon influence [...] elle est mon œuvre”69 »), est surtout « une preuve » que l’enjeu de la scène a échappé à l’intéressé. Le parcours du mot “langue” dans la Recherche jusqu’à cette scène résolutoire où femme et langue se libèrent par un discours « si littéraire », remet en cause l’apparente maîtrise d’un narrateur-philologue sur ses sujets d’observation et de possession, comme si la langue au fond ne pouvait être tout à fait, ou longtemps, contenue par un commentaire.
Notes de bas de page
1 JF, I, p. 572.
2 P, III, p. 660-661.
3 JF, I, p. 572.
4 SG, III, p. 28.
5 CG, II, p. 508.
6 SG, III, p. 172.
7 CS, I, p. 110.
8 P, III, p. 829.
9 Note de Proust, dans John Ruskin, La Bible d’Amiens, 1910, p. 299-300.
10 CG, II, p. 323.
11 SG, III, p. 61.
12 CS, I, p. 412.
13 JF, I, p. 553 ; II, p. 1482 ; II, p. 495.
14 JF, I, p. 458.
15 JF, I, p. 553.
16 CG, II, p. 449.
17 JF, I, p. 513.
18 JF, II, p. 123.
19 P, III, p. 803.
20 P, III, p. 818.
21 P, III, p. 745.
22 CG, II, p. 769.
23 CG, II, p. 795.
24 CS, I, p. 212.
25 CG, II, p. 695.
26 CG, II, p. 790.
27 SG, III, p. 426.
28 P, III, p. 810.
29 SG, III, p. 66.
30 TR, IV, p. 617.
31 AD, IV, p. 73.
32 AD, IV, p. 228.
33 JF, I, p. 587.
34 JF, I, p. 566.
35 P, III, p. 520.
36 P, III, p. 582.
37 P, III, p. 610.
38 AD, IV, p. 106. Dans la lettre d’Aimé.
39 AD, IV, p. 79.
40 P, III, p. 520.
41 CG, II, p. 649.
42 P, III, p. 635-637.
43 Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Seuil, Paris, 1974.
44 Ibid.
45 P, III, p. 637.
46 JF, I, p. 497.
47 P, III, p. 636.
48 Passage ajouté et supprimé : apparaît dans les « Notes et variantes », III, 1729, variante c. [édition de 1954, p. 131.]
49 P, III, p. 633-635.
50 Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, op. cit., p. 19, note 2.
51 P, III, p. 633.
52 P, III, p. 634.
53 P, III, p. 636.
54 P, III, p. 637.
55 CS, I, p. 166.
56 « L’idiome vulgaire et parlé continue sa marche d’autant plus sûre qu’elle est souterraine ; il coule comme une eau vive sous la gangue rigide de la langue écrite et conventionnelle ; puis un beau jour la glace craque, le flot tumultueux de la langue populaire envahit la surface immobile et y amène de nouveau la vie et le mouvement. » Citation du Langage et la vie de Charles Bailly, par le Dr Paul Voivenel dans son compte rendu : Mercure de France, t. CVIII, 1er mars 1914, « Revue de la Quinzaine : Sciences médicales », p. 162-163.
57 Sur la genèse chtonienne du personnage, cf. Sylvie Pierron, La « langue Françoise », Mémoire de maîtrise, sous la dir. d’Anne Herschberg Pierrot, Paris VIII, Vincennes Saint-Denis, 1997.
58 JF, I, p. 449.
59 « Ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. » CS, I, p. 44.
60 « Romain Rolland », CSB, p. 309.
61 P, III, p. 634.
62 P, III, p. 684.
63 CG, II, p. 651.
64 CG, II, p. 653.
65 P, III, p. 636.
66 « Son beau rire qui m’était si cruel parce que si voluptueux » P, III, p. 636 ; « (la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela...) », P, III, p. 636.
67 P, III, p. 636.
68 P, III, p. 638.
69 P, III, p. 636.
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