Chapitre I
p. 75-87
Texte intégral
« Parole » du roman
1Les études sur la “parole” du roman se situent souvent dans une perspective mimétique :
Si « l’imitation » verbale d’événements non verbaux n’est qu’utopie ou illusion, le « récit de paroles » peut sembler au contraire condamné a priori à cette imitation absolue dont Socrate démontre à Cratyle que, si elle présidait vraiment à la création des mots, elle ferait du langage une réduplication du monde : « Tout serait double, sans qu’on pût y distinguer où est l’objet lui-même et où est le nom »1.
2Il est significatif que Gérard Genette place d’emblée son étude narratologique fondatrice du “Récit de paroles” – à partir du corpus proustien – sous le patronage de cette analogie entre la question philosophique du langage comme imitation du monde (cratylisme) et “l’imitation rhétorique” qu’est la représentation écrite d’éléments oraux, par divers procédés conventionnels, typographiques, syntaxiques, etc. Bien sûr, Gérard Genette précise très vite que la mimesis dans le cas du discours de personnages n’est que fictive : elle est de l’ordre du “comme si”, et non du “comme” en jeu dans le débat antique sur l’arbitraire de la nomination (rapport, arbitraire ou non, entre référent et signe).
3Mais le “référent mondain” posé dans ce débat plane sur les conceptions du “discours rapporté” (parfois compris littéralement lorsqu’on oublie que l’expression est abrégée du « discours fictivement rapporté »). « L’autonomie documentaire d’une citation » que confèrent au discours direct les guillemets pousse à son dernier terme l’illusion d’un hypotexte et l’illusion référentielle : l’illusion que le texte « recopie » une parole réellement prononcée, et qui l’aurait précédé. Si l’on peut “mesurer”, comme l’affirme Éric Bordas, la force de conviction d’une écriture romanesque à la réussite de l’inscription mimétique des paroles, l’illusion mimétique est parfaite dans la Recherche, selon les premiers commentateurs. « Voyons donc comment Proust fait parler ses personnages. Ou plutôt, – et la distinction n’est pas négligeable –, voyons comment parlent les personnages de Proust », écrit Robert Le Bidois, dans Le Français moderne, en 1939. Il détaille les prononciations dont il fait une véritable sémiotique, puis le vocabulaire et la syntaxe, pour aboutir aux « lois du langage parlé ». Ces “lois” sont tantôt des citations de la Recherche, attribuables au narrateur, tantôt des lois linguistiques « que Proust n’a pas formulée[s], mais dont il a donné de nombreuses illustrations ». L’article de Le Bidois vise à démontrer « l’attitude scientifique que Proust adopte à l’égard du langage » qui le fait « se rencontre[r] [...] avec les savants linguistes de son temps », « par la voie détournée du roman »2
4Les articles qui suivront, « Marcel Proust et la linguistique3 », « Les idées linguistiques de Proust dans Jean Santeuil4 », « Proust linguiste5 », publiés également dans des revues de linguistique, partiront au fond du même point de vue qui, gagné d’avance par l’illusion mimétique, oublie la feintise du roman et sa complexité énonciative, au profit de l’observation d’une parole réellement et non fictivement rapportée. Les travaux de génétique textuelle, comme la transcription du Cahier 60 par Francine Goujon et la publication des quatre Carnets par Florence Callu et Antoine Compagnon, montrent non seulement que Proust gardait des listes de mots et expressions, pour les attribuer à tel ou tel personnage, mais que cette collection prend une plus grande ampleur à mesure des années : de notations marginales ponctuelles, le répertoire langagier envahit parfois l’espace de la page. Cette méthode de “notations” à partir de conversations, de “mots” entendus ou relevés dans la presse, que Proust prête en effet aux personnages de son roman, alimente la conception traditionnelle sur la nature mimétique de la parole du roman.
5Mais le narrateur ne manque pas d’avertir le lecteur quant au doute légitime qu’il doit nourrir en matière d’exactitude du “rapport” : lorsqu’il commente la manière qu’a Françoise de croire qu’elle rapporte exactement – parce qu’au style direct (« Elle a dit : “Vous leur donnerez bien le bonjour” ») et en « contrefaisant la voix » – les paroles de Mme de Villeparisis, « de laquelle elle croyait citer textuellement les paroles, tout en ne les déformant pas moins que Platon celles de Socrate où Saint Jean celles de Jésus »6 ; mais aussi dans ce passage remarquable où le narrateur « regrette [...] de n’avoir pas retenu purement et simplement les propos » qu’il a « entendu tenir » à M. de Norpois :
La conversation de M. de Norpois était un répertoire si complet des formes surannées du langage [...]. J’aurais ainsi obtenu un effet de démodé, à aussi bon compte et de la même façon que cet acteur du Palais-Royal à qui on demandait où il pouvait trouver ses surprenants chapeaux et qui répondait : « Je ne trouve pas mes chapeaux. Je les garde »7.
6Il ne faut pas se laisser abuser par le “naturel” des langages de personnages ni croire que tout le discours direct du roman, ses « effet[s] de démodés » ou au contraire de “chic” parisien, ses effets populaires ou snob, aient été obtenus « à aussi bon compte » que si les citations langagières avaient été « retenu[es] purement et simplement ». Cette mise au point du narrateur rappelle que le récit (incluant les récits de paroles) est entièrement mémoriel et qu’à ce titre les moments « où le narrateur feint de céder littéralement la parole à son personnage8 », avec l’effet de présent que l’on sait, relèvent d’abord d’un choix narratif. Au surplus – ce qui renforce la situation des langages rapportés dans une stratégie narrative –, le protagoniste-narrateur n’est pas aussi muet (et observateur à proportion de son silence) qu’on le dit, même si son discours est plus souvent transposé que rapporté, ce qui le rend plus discret. L’analyse des langages de personnages s’inscrit souvent non seulement dans une logique mimétique, mais dans une logique de mimesis théâtrale : tous les critiques incluent dans leur commentaire l’analyse des signes non verbaux qui communiquent un surcroît de sens et que le narrateur manque rarement de signaler.
7Les commentaires narratoriaux sur la voix – ton, accent, diction, prononciation – sont privilégiés comme donnant de la “vie” aux personnages, les rendant plus “présents”. Isabelle Serça, à la suite de Dominique Maingueneau et de Jean Milly, met en garde contre les “contresens” possibles, qui ont conduit à qualifier le style de Proust de “prose orale”, alors qu’il s’agit davantage de “figuration de l’oral” selon les termes de J. Milly : « Tout d’abord, on ne peut tirer parti de l’attention extrême portée par Proust à indiquer le ton et la prononciation des propos rapportés, pour conclure que son texte a un style “oral” : si l’oralité – ou plutôt la parole dans ce qu’elle a de charnel – est un des thèmes de la Recherche, cela ne veut pas dire que la Recherche relève d’un style “oral” »9. Si sans contredit la voix est le corps de la langue (et l’écriture, selon Pascal Quignard, une voix « sans poumons », une langue qui se communique « de gorge à gorge », sans passer par l’oreille), elle ne peut perdre sa dimension métaphorique dans le roman. Outre le caractère “charnel” que donnent à la parole du roman les commentaires métasémiotiques du narrateur, il faut souligner davantage leur caractère didascalique, qui fait du lecteur un acteur, et de la lecture une scène intérieure. La critique use bien sûr du champ lexical associé à la notion de théâtre, mais quasi métaphoriquement et sans en tirer de conclusions sur l’hybridation générique possible du roman, comme si le rapprochement ne pouvait être qu’analogique.
8La Recherche utilise pourtant, pour ce qui concerne la mise en place des langages de personnages, les moyens du théâtre et l’expérience que le lecteur en a. Le monde du théâtre dans la Recherche, et surtout les nombreuses allusions à Molière ou les citations de Racine, associées souvent au discours direct, prennent ainsi tout leur sens : celui de pointer l’illusion mimétique que permet l’hybridation générique, non moins que l’intra-référentialité des arts verbaux. Le ridicule achevé des médecins et de leur jargon doivent à Diafoirus, même si l’humour de la Recherche est plus grinçant, dans l’effet d’un contrepoint systématique entre médecine et mort. Georges Matoré parle de “grotesque” à propos du langage de Mme Verdurin, « comme [...] un cadre baroque et surchargé » destiné à valoriser d’autres éléments que les discours de la Patronne encadrent (l’écoute de la sonate par exemple). La « vulgarité », « l’impudeur », la « sensualité », la « lascivité évidente » que relève Matoré dans le « comique verbal » de Mme Verdurin10, qui fait rire la galerie en faisant mine de s’étonner qu’on rie – procédé de comique farcesque s’il en est – rendent évidente la mise en rapport avec la tradition théâtrale. Parmi les procédés de création des langages, répertoriés notamment par J.-Y. Tadié, les remarques sur le grossissement du trait, la « concentration », la caricature, voire le « pastiche imaginaire », ne font sens qu’en référence aux procédés théâtraux. Car, même imaginaire, un pastiche, procédé intertextuel, suppose un hypotexte. S’il y a reconnaissance du comique dans les langages de personnages, sans qu’on puisse situer le texte pastiché, on peut supposer un « pastiche de genre11 ». Le “naturel” des langages de personnages – terme qui n’évoque au fond que le sentiment de reconnaissance du lecteur – relève tout autant (et d’une façon combinée) d’une construction intertextuelle ou intergénérique que d’une imitation des langages contemporains.
9Jean-Yves Tadié, dans son Essai sur les formes et techniques du roman garde la même distance que Gérard Genette avec le langage “de” personnages, la “parole” du roman (qui ne se résume pas au « discours direct » comme G. Genette l’a montré). J.-Y. Tadié montre non pas la variété des langages dans la Recherche, comme d’autres le font utilement, mais la variété de leurs mises en scène. Il expose dans son chapitre sur « Le monde du langage » tout ce qui « relève de la fiction » dans la construction du récit de paroles, en analysant les « discours imaginaires » que le narrateur prête à un personnage qui aurait pu les tenir, les « discours condensés » qui permettent au personnage, en un seul passage qui réunit les éléments les plus typiques de son idiolecte, de faire son numéro, mais aussi l’intégration des paroles de personnages « au monde de la littérature » par « le recours aux citations littéraires ». Son analyse des brouillons, dans lesquels la ponctuation traditionnelle du style direct est souvent absente (et rétablie par les éditeurs), indique une volonté d’intégration du discours de l’autre dans le fil du récit (qui complète « l’intégration dans un style indirect » dont G. Genette a détaillé les modes). Est ainsi mise en lumière une logique fictionnelle, non moins qu’une logique intégrative (la citation de la parole de l’autre n’aurait pas pour but la mise à distance de l’oral ni un effet d’hétérogénéité), qui suggèrent un renouvellement dans la Recherche de la fonction de la parole du roman.
10La variété des langages de personnages a jusqu’alors rendu compte de « l’intérêt de Proust pour les “faits de langage”12 ». Le rôle de distinction sociale dévolu au langage dans la Recherche, qu’on ne peut manquer de remarquer (« le langage des Guermantes, reflet de leur origine et de leur attitude sociales13 »), a fait l’objet d’assez peu d’études, tant le fonctionnement distinctif des sociolectes semble évident. Mais la “variété” des langages est aussi un produit de la mise en scène sociale du roman, qui favorise l’effet de groupes, source de diversité langagière. Claudine Wilson met en rapport cette création de groupes (« petit clan » et « chapelle » Verdurin, « petite bande » des jeunes filles..., mais aussi, quant aux langages, « les Guermantes », la caserne, etc.) avec les théories de Meillet. Ce linguiste de l’entre-deux siècles, comparatiste, Professeur à l’École des Hautes Études, occupé des causes sociales et historiques des variations linguistiques, a insisté sur les phénomènes de classes, de groupes, comme causes et sources productives de la diversité des langages.
11La plupart des travaux mentionnent rapidement l’aspect sociolectal des langages de personnages pour détailler davantage les idiolectes, même si ceux-ci peuvent être présentés comme exemplaires d’un langage de classe. La combinaison des deux hypothèses, sociolectes et idiolectes, relève d’une logique de second et de premier plans, de rôles secondaires comme arrière-plan, paysage et soutien des premiers rôles ; et des personnages principaux comme sortis du rang, parmi le « personnel du roman ». L’idiolecte ne semble alors qu’un sociolecte plus travaillé, exemplaire d’une classe sociale : Françoise représentant Combray ou Françoise représentant les domestiques du roman. Mais la Recherche favorise aussi une interprétation des langages en termes idiolectaux (« un peu individuel[s] ») du fait que la moindre apparition secondaire donne lieu à une remarque sur le langage : de ce point de vue, il n’y aurait pas de secondarité, sinon quantitative. Le cas de Mme Poussin est exemplaire de cette « égalité » des personnages dans la parole puisque, aperçue « de loin » par le narrateur et sa mère, elle n’est présentée que par ses défauts de prononciation et tics de langage, et même surnommée par un de ces tics : « Nous ne l’appelions jamais que “Tu m’en diras des nouvelles”14. »
Les « copiateurs15 »
12Quelques langages de personnages ont fait l’objet d’études détaillées, au premier chef celui de Françoise, mais aussi ceux de Charlus et de Mme Verdurin. Ces études sont principalement lexicologiques et leur interprétation est de l’ordre de la psychologie du personnage, l’idiolecte étant donné comme moyen de caractérisation. Il s’agit de déterminer les éléments typiques qui permettent au lecteur d’identifier l’énoncé attribué à un Charlus, à un Norpois, à une Mme Cottard, autrement dit, le “style” propre à chacun – qui n’est pas toujours un style oral bien que présenté comme un langage parlé. Georges Straka, autour du langage de Françoise, fait davantage œuvre de géolinguiste, en situant les expressions régionales les plus typiques de la servante sur une carte de France, et en classant son lexique en régionalismes, archaïsmes, traits populaires, déformations... Ces spécifications donnent l’image d’un langage hétérogène, plus construit que “naturel”, malgré les présupposés qui guident la méthode de recherche autant que les conclusions de l’article, par lesquelles Georges Straka ramène ce caractère composite à l’image de « tout français régional ».
13Chaque lecteur de la Recherche garde en mémoire les caractéristiques langagières des principaux personnages : calembours et clichés de Cottard, vieille langue paysanne d’Oriane et “langue classique” de Françoise, impropriétés de Basin, style oratoire de Charlus, “jargon idéaliste” de Legrandin, expressions “livresques” de sa sœur, parler “spontanément littéraire” de Jupien, irrépressiblement vulgaire de Morel, alternativement vulgaire et petit-bourgeois d’Albertine, langage artiste zolien de Mme Verdurin, archaïsant de Saniette, sorbonnard de Brichot, franglais d’Odette, clichés journalistiques et mosaïque multilingue de Norpois, faux homérismes de Bloch... Si ce résumé n’est pas faux, c’est-à-dire s’il correspond aux commentaires du narrateur et peut trouver des exemples probants et drôles, voire répétitifs comme l’épaississement du trait caricatural l’exige, il n’est qu’un échantillon auquel chaque langage de personnage ne se réduit pas. Il en est en quelque sorte la dominante. Mais ce qui est caractéristique de l’un peut être ponctuellement attribué à un autre : ce sera le “côté Legrandin” de Swann, le “côté Oriane” de Françoise et le côté hétérogène et composite de la narration matricielle qui emprunte à chacun. Les pastiches explicites ne sont qu’exemplaires d’un phénomène plus général. Chaque dominante, soulignée par le narrateur, ne forme pas à elle seule tout le langage du personnage et ce qui “fait masse” (comme le liant en proportion du pigment fait masse pour former une pâte colorée, en termes de peinture) peut être commun à d’autres, voire former une véritable parentèle linguistique, avec des « sous-embranchements »16. Comme dans les grandes familles, on n’est pas toujours « alliancé17 » par où l’on croit.
14L’analyse des langages de la Recherche en termes d’idiolectes, voire de sociolectes, est battue en brèche par le mouvement interne des langages : tout se passe comme si les entités closes (sans porte ni fenêtre), individuelles ou sociales, n’étaient posées au début du roman que pour souligner les phénomènes de mobilité. Les remarques de Claudine Wilson sur les groupes dans la Recherche, qui favorisent la stabilité du langage par imitation, s’attachent aux petites unités : familiales, professionnelles. Des unités, soit plus petites (deux personnes) soit plus grandes (deux genres), permettent par la rencontre de deux groupes “étanches” des créations langagières plus ou moins codées et des variations imprévisibles. La relation amoureuse est le premier facteur de perturbation sociale et linguistique dans la Recherche, avant même les grands brassages sociaux permis par la mise en scène de l’Affaire Dreyfus et de la guerre. Si l’Affaire commande une redistribution complète des relations possibles, en passant d’une scission horizontale dans le sens de la hiérarchie sociale (haut-bas) à une scission verticale dans le sens de l’opinion (droite-gauche), et si la guerre permet la réunification sociale du « corps France18 » contre l’ennemi commun, ce sont les relations amoureuses qui permettent d’établir des « transversales19 ».
15Plusieurs critiques ont mis l’accent sur les phénomènes de “passage” dans le domaine des langages, qui sont parfois commentés comme tels par le narrateur : comme signes de passage, de brassage, ou de frottements sociaux (du « j’estime » au « mousmé » d’Albertine). « Proust and “le joli langage”20 » détaille les imitations (« echoes ») entre personnages : pastiches annoncés de Legrandin par le narrateur et en retour de Robert par Renée-Élodie de Cambremer-Legrandin (« car si pour causer avec elle je parlais comme Legrandin, par une suggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de Robert [qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel]21 »), du narrateur par Albertine dans la “scène des glaces”, quand Albertine pastiche oralement la langue écrite du narrateur22, de Bergotte par Morel :
Morel, pour écrire, transcrivait des conversations à la Bergotte23.
16Mais O’Brien relève aussi des emprunts de traits typiques à Legrandin par Swann, par Charlus... à quoi l’on peut ajouter : Rachel par Saint-Loup, la grand-mère par la mère, Swann par Oriane et réciproquement (« Swann et la princesse [des Laumes] avaient une même manière de juger les petites choses qui avaient pour effet, à moins que ce ne fût pour cause, une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation24 »), le narrateur par Oriane25, Oriane par la Princesse, son premier mari anglais par Odette, Elstir par Mme Verdurin, Bloch par le narrateur et réciproquement (« Bloch, à qui j’avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne26 ») et même les clichés de la Mme Verdurin du premier salon, par Cottard.
17Même si ces pastiches peuvent encore être une preuve de l’individualité des langages, de « l’originalité » de chacun27, il faut examiner plus précisément ce phénomène de contamination, produisant des effets d’échos, et rapporter nettement les langages de personnages au principe de construction romanesque proustien. L’étude des brouillons qu’a menée Kathryn Hamer à propos du “langage parlé” tend à prouver que le phénomène de contamination existe dès la création du système des langages. Dans les quatre Carnets et quelque soixante Cahiers de brouillon, les notations linguistiques s’accumulent, dont une minorité se trouve incorporée dans le roman. L’expansion des notations langagières – tant en quantité que dans l’espace de la page – au fur et à mesure des années donne l’image d’une obsession envahissante. Les notes de régie mettent l’accent non sur les intentions de caractérisation, d’individuation des personnages, mais au contraire sur les indécisions concernant l’attribution du matériau (« ceci plutôt pour Brichot »), qui aboutissent selon K. Hamer à un « processus de transfert » d’un personnage à l’autre, du plus ancien “Comte de Guermantes” à Odette ou de Mme de Villeparisis à Basin : ceci des plus anciennes versions jusqu’aux dernières corrections.
18Non seulement les expressions initialement attribuées à un personnage peuvent passer à un autre, mais certaines expressions sont mentionnées comme pouvant être attribuées indifféremment à l’un ou à l’autre, Brichot ou Norpois par exemple. On peut arguer qu’un caractère commun aux deux personnages (classe d’âge, classe intellectuelle : hommes de la parole magistrale) est ainsi illustré ; de même pour l’exemple que donne K. Hamer des hésitations, dans un carnet, sur l’attribution de vocables “à la mode” au narrateur, à Saint-Loup ou à Bloch : « Elsewhere, Proust hesitates ; in a note in one Carnet, he wonders whether the Narrator, Bloch, or Saint-Loup would use words like “alias”, “pléonasme”, “mentalité”, and “euphémisme”, and concludes that they will be used by “sans doute Saint-Loup chez Mme de Villeparisis que cela étonnera”28. » Peut-on de même inférer une “parenté” (de vulgarité) entre le Duc de Guermantes et Odette, le duc de Guermantes et Mme de Villeparisis ? À moins de supposer une parenté généralisée entre les personnages qui les rende, à certains moments, interchangeables. Nous sommes loin du langage individuant.
19Pour Mme Cottard, dont le langage moins profus n’a pas fait l’objet d’études particulières, Kathryn Hamer relève dans les carnets des “variations” qui semblent de deux types différents. D’une part, un ensemble d’expressions illustre une tendance à l’hyperbole et à l’emploi de termes génériques – plus abstraits, contrairement au vocabulaire concret, et même physique, de Mme Verdurin : « des éternités, des siècles, me véhiculer, un serviteur, mon personnel, mon mari de maison, victuailles29 », « il y a des siècles que je ne vous ai vue, un pudding monstre, notre exode annuel, des éternités, véhiculer, ma domesticité mâle30 » (les soulignements sont de l’auteur). Ces tendances linguistiques peuvent être interprétées en termes de psychologie du personnage. Une liste d’expressions paraît davantage une variation d’emplois – impropres et probablement hyperboliques puisque attribués à Mme Cottard31 – d’un vocable : « Vous êtes essentiellement bon il est essentiellement noble. C’est un être essentiellement bon », « C’est un nom essentiellement normand »32. La démarcation du sens philosophique du mot « essence » produit le ridicule de cette série d’associations avec des qualités qui ne doivent rien à l’essence, dans un diminuendo (comme le diminuendo Cambremer33) qui va de la qualité morale (bon) aux hasards de la morale ou de la naissance (noble) jusqu’aux hasards de la naissance ou de la filiation (normand). Essence et bonté, essence et noblesse, essence et régionalisme : qu’il y ait eu un quatrième adjectif, et de l’essence première il ne serait rien resté...
20Cette variation sur l’usage abusif d’« essentiellement » n’est en rien justiciable d’une interprétation psychologique particulière à Mme Cottard. Elle relèverait davantage d’un commentaire sur l’usure de la langue par l’usage, tel qu’on en trouve chez Darmesteter par exemple, et que le narrateur pourrait commenter comme tel, même si les variations des brouillons se trouvent ensuite disséminées, dans l’ensemble du roman, chez un même personnage ou non. En l’occurrence, “essentiellement” apparaît quatorze fois dans la Recherche, dont deux fois dans le discours d’un personnage (Norpois et Saint-Loup : ce dernier l’emploie comme synonyme de “principalement”). Les autres emplois, par le narrateur, ont le plus souvent une connotation philosophique, en recherche qu’il est de l’essence des choses, fût-ce de l’essence du Faubourg Saint-Germain. On note toutefois deux emplois curieux : « essentiellement férié », « essentiellement quinteux »34. Pour renforcer ce sentiment de construction des langages, on trouve encore dans les brouillons des notes de régie portant sur la nécessité de répéter certains termes : « par exemple Bloch “redira bouquin chez Mme de Villeparisis ou plus tard”35 ». Dans la mesure où ce terme employé par Bloch (de même que l’essentiellement) est donné dans le roman sans commentaire du narrateur ni marquage typographique, on peut supposer que la répétition vaut commentaire.
21En plus des phénomènes d’attribution, K. Hamer souligne l’importance des corrections opérées dans les brouillons sur les langages de personnages. Celles-ci révèlent un travail de la langue qui ne laisse guère subsister l’image d’un Proust entomologiste, recueillant et épinglant de jolis mots. Ces corrections vont d’un premier jet en français standard vers la transposition du niveau de langue : “fusiller” devient « envoyer des pruneaux dans la gueule » ; “Les Boches seuls se relèveront vite de la guerre” devient « Ah ! cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s’en relever vite » ; “Il faut reconnaître que la cuisine est délicieuse” devient « Il faut reconnaître que la chère y est parfaite », etc. Une première orthographe standard peut aussi donner lieu à une transcription plus phonétique : “embêtée” devient « embbaitée » ; “Ma chère duchesse”, « ma ière du-ièsse », sans oublier le « Ponchour Madame la marquise », en clin d’œil à Balzac. La systématisation a posteriori d’“illustrations” langagières, par exemple la tendance orale aux « fausses liaisons »36 (pataquès) et la tendance inverse à défaire les liaisons usuelles, attribuée aux Guermantes et aux Swann (« commen allez-vous37 ? »), va dans le sens d’une réflexion sur la langue.
22La question de la liaison se pose dans le cadre d’une observation des rapports entre oral et transcription orthographique. Il convient de rapprocher ces notations du savoir des Guermantes et de Françoise sur la prononciation correcte (sans faire entendre les finales ni l’e muet) des toponymes, tels Tarn, Béarn, Uzès, Chenouville, Villeparisis38 (ou des anthroponymes comme Proust39...), plutôt que d’un anecdotique relevé de fautes de prononciation. L’illustration de ces réflexions métalinguistiques et leur attribution aux personnages romanesques permet la dissémination (donc l’amoindrissement d’un effet dogmatique), tout en favorisant un effet-personnage renforcé par les notations métasémiotiques adjacentes, à la manière du théâtre. Il faut considérer cet ensemble langagier non comme une collection de détails décoratifs et pittoresques, qu’il aurait suffit à l’auteur de recueillir, mais plutôt comme un système dynamique construit qui, en soi-même et en relation avec les autres éléments du roman, produit du sens.
Notes de bas de page
1 Gérard Genette, Figures III, Seuil (« Poétique »), Paris, 1972, p. 189.
2 Robert Le Bidois, « Le langage parlé des personnages de Proust », Le Français moderne, no 3, juin-juil. 1939.
3 André Ferré, « Marcel Proust et la linguistique », Vie et langage, nos 157 et 158, avril et mai 1965.
4 Stephen Ullman, « Les idées linguistiques de Proust dans Jean Santeuil », Revue de linguistique romane, 1967, no 3, p. 134-146.
5 Georges Matoré et Irène Mecz, « Proust linguiste », Festschrift Walter von Wartburg zum 80, Geburtstag no 18, mai 1968, p. 279-292.
6 JF, II, p. 57.
7 JF, I, p. 429.
8 Gérard Genette, Figures III, op. cit.
9 Isabelle Serça, La Parenthèse chez Proust : étude stylistique et linguistique, Thèse, Université de Toulouse-Mirail, déc. 1997, 3 vol., p. 252-254.
10 Georges Matoré, « Autour d’un personnage de la Recherche du temps perdu : Mme Verdurin. Étude lexicologique », Études linguistiques, 11, Klincksieck, Paris, 1970, p. 221.
11 Annick Bouillaguet, Proust lecteur de Balzac et de Flaubert, Champion, Paris, 2000.
12 Gérard Genette, Figures II, Seuil (« Poétique »), Paris, 1969, p. 223.
13 Georges Matoré, « Autour d’un personnage... », art. cité, p. 221.
14 SG, III, p. 168.
15 Françoise : « Tous ces gens-là, vous n’avez pas assez de méfiance, c’est des copiateurs », TR, IV, 611.
16 « Deux divisions également françaises de la même famille, sousembranchement Françoise et sous-embranchement Morel », TR, IV, 317.
17 « Alliancé » fait partie du vocabulaire de Françoise, à propos des familles aristocratiques ou de l’alliance franco-russe.
18 TR, IV, p. 353.
19 TR, IV, p. 606-607.
20 Justin O’Brien, « Proust and “le joli langage” », PMLA, juin 1965, p. 259.
21 SG, III, p. 214.
22 P, III, p. 636.
23 TR, IV, p. 347.
24 CS, I, p. 336.
25 CG, II, 811.
26 TR, IV, p. 532.
27 Jean-Yves Tadié, Proust et le roman : essai sur les formes et techniques du roman dans À la recherche du temps perdu, Gallimard (« Tel »), Paris, 1971.
28 Kathryn Hamer, « From brouillon to roman : Proust’s observation of spoken language as an element of À la recherche du temps perdu », Essays in french literature, Australia, XVIII, novembre 1981, p. 29-41. Carnet 4, folio 39 verso, p. 393 de l’édition de F. Callu et A. Compagnon, Carnets, Gallimard, Paris, 2002, dont j’adopte la transcription et dont les notes indiquent les expressions équivalentes dans la Recherche.
29 Carnet 3, folio 34, Ibid., p. 306.
30 Carnet 3, folio 36 verso, Ibid., p. 309.
31 Avec un point d’interrogation, toutefois. Carnet 2, folio 33 verso, Ibid., p. 202.
32 Ibid.
33 SG, III, p. 336.
34 CG, II, p. 801.
35 K. Hamer, art. cité, p. 31. L’édition du Carnet 4 donne : « Bloch : la beauté plastique / Albu / Je n’ai pas eu le temps de bouquiner votre livre, / tu devrais faire un gd bouquin / le redire “bouquiner” chez Mme de Villeparisis ou plus tard », Carnets, op. cit., p. 357.
36 Carnet 4, folio 13 verso : « fausses liaisons : /commen nalez-vous / allez-vous maintenant n’a Paris », ibid., p. 357.
37 « Ils prononçaient tous deux “commen allez-vous” sans faire la liaison du t » JF, I, 495.
38 P, III, 544 ; SG, III, 213.
39 Je remercie Bernard Brun de m’avoir fait remarquer que les consonnes finales de Prost, Proust, ne se prononçaient pas plus que celles de Prévost, par exemple.
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