Chapitre 1. La question de l’origine, entre théâtre et politique
p. 9-31
Texte intégral
« Elles remontent leur cours, les eaux des fleuves sacrés. »
Euripide
L’origine autochtone : entre répétition et différenciation
1Avant même de considérer les mises en scène tragiques de l’origine, il convient de rappeler le poids des représentations collectives qui s’y rapportent dans l’Athènes du ve siècle et surtout au prix de quelles tensions elles opèrent. Sans revenir en détail sur le mythe athénien d’autochtonie1 et sur ce qui le singularise par rapport à d’autres (mais toute réflexion axée sur l’univers tragique doit aussitôt lui adjoindre comme parèdre négatif celui de Thèbes)2, on se contentera de souligner quelques traits liés à cet ensemble de récits, qui peuvent aider à comprendre ce qui se joue dans la proximité lointaine du théâtre de Dionysos. L’usage idéologique du récit autochtone, qui fait de chaque citoyen la réincarnation potentielle du premier Athénien, peut favoriser un mouvement de court-circuit entre deux temporalités hétérogènes, celle du mythe et celle du réel, et la tragédie ne manque pas d’exploiter les virtualités régressives auxquelles cette opération imaginaire peut conduire. À la difficulté de fonder et de penser les commencements, répond alors la tentation d’abolir la plénitude du temps historique en le ramenant à une origine sans cesse réitérée sur le mode du même : cette tendance, dont l’action et les personnages tragiques sont souvent les vecteurs, opère sur le double registre de la négation de l’altérité et du refus de la différenciation généalogique.
2Les analyses de Nicole Loraux dans Né de la terre fournissent, à cet égard, une riche matière à la réflexion. À propos de la dernière des races hésiodiques, celle des hommes de fer, et de la manière dont elle fonde une humanité, la nôtre, qui ne descend pas des précédentes, mais qui exige, pour exister, une série de « faux départs et de vrais fins », l’auteur note que « la genèse vole au secours de la structure3 », et l’on pourrait étendre la portée de cette phrase à l’ensemble des discours athéniens sur l’origine des hommes. Après une naissance faite de fictions plus ou moins bien emboîtées, les hommes (andres) tels qu’en eux-mêmes sont enfin là, puis les femmes, closes dans leur race seconde, qui rassure elle aussi, parce l’autre est censé s’y reproduire sur le mode du même. L’horizon s’ouvre alors sur l’univers, sempiternel, de la cité. Si la répétition du mythe peut se voir instrumentalisée dans le cadre de tel ou tel événement, le modèle autochtone athénien permet à la fois la représentation de la démocratie comme réalisation indépassable de la logique originelle (elle y gagne aussi, du coup l’aristocratique aura des commencements4) et celle d’Athènes comme forme parfaite de la cité en paix. Quant à la guerre, les oraisons funèbres le redisent à l’envi, elle est l’occasion de rendre à la terre civique la vie éphémère que chaque citoyen lui doit et d’échanger son précaire lot pour une gloire immortelle5.
3Mais la phrase citée porte aussi en elle les hiatus jamais définitivement résolus au cœur même des discours de la célébration autochtone. Dans l’expression « voler au secours de », notamment, on entend comme une urgence ou la réponse, elle aussi toute prête, à une menace. On perçoit l’étrangeté d’un mouvement qui tient du télescopage, car tout ce qui est de l’ordre généalogique impliquerait qu’on le parcoure selon sa loi propre, de degré en degré. Dans le mythe athénien de l’autochtonie et surtout dans l’usage politique qu’en fait la cité, un conflit latent s’installe entre genèse structurante et structure générée. En d’autres termes, le modèle d’une origine sans cesse rappelée, sans cesse réincarnée à travers chaque citoyen d’Athènes peut, à chaque instant, entrer en tension avec la loi de succession et de différenciation généalogiques. Le discours autochtone apparaît, en effet, travaillé en profondeur par un mouvement de va-et-vient qui annule toute distance temporelle et toute causalité univoque entre une origine et un présent inlassablement renouvelés, en faisant que l’un, toujours, fonde et justifie l’autre6.
4C’est peut-être dans les modèles autres qu’athéniens, mais vus d’Athènes, qu’apparaît le mieux cette tension. On pourrait citer l’Arcadie comme le lieu d’une autochtonie d’abord sauvage et qui difficilement se délivre d’un engluement d’avant l’histoire. On songera surtout au mythe thébain. Frappante est l’ambivalence des représentations qui en sont données7. D’un côté, l’usage platonicien, dans la République et les Lois, notamment, y montre le même constitutivement habité par l’autre : pour que la cité advienne, une alliance s’impose entre les enfants d’Harmonie et de Cadmos, ce Phénicien, et les survivants des Spartes, ces guerriers nés des dents du dragon semées par Cadmos. De ce paradigme « sidonien » ou « phénicien » procédera le « bel » et « utile mensonge » qui favorisera, entre les citoyens, fraternité et unanimité, même si une opération seconde s’impose pour légitimer la hiérarchie des trois classes d’hommes8. D’un autre côté, la tragédie donne surtout à voir la négativité compulsive, répétitive, de la souche proprement autochtone, celle des Spartes (même s’il ne s’agit en fait que d’une autochtonie « dérivée », puisqu’ils ont été « semés » par Cadmos9). Là aussi, d’ailleurs, les débuts sont difficiles : il faut que les Spartes se soient mathématiquement entretués sitôt apparus, mais il faut également qu’en demeurent quelques-uns pour que puisse être intégré à la généalogie thébaine le principe qu’ils incarnent (notamment Chthonios, grand-père de Nyctéis, mère de Labdacos, et Échion, époux d’Agavé, père de Penthée et ancêtre de Créon).
5De ce trait témoigne la figure tragique des fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, qui, héritier du faix paternel, n’ont d’autre vocation que d’imprégner la terre de leurs sangs mutuels, dans une manière de consanguinité à la fois originelle et fictive. Le texte des Sept contre Thèbes d’Eschyle s’achève sur ce retour à la terre des deux sangs mêlés par le meurtre :
Leur haine a cessé : dans la terre où a coulé leur sang (phonorhutôi), leurs vies se sont amalgamées ; maintenant, ils sont vraiment consanguins (homaimoi) (938-940)10.
6Que, dans d’autres passages, le texte d’Eschyle se refuse apparemment à jouer sur l’opposition entre le sang versé (phonos) et le sang hérité (haima), mais associe les deux termes – qui dès lors se renforcent –, importe peu11. Essentiel est ici l’usage du terme homaimos, qui désigne couramment la consanguinité et la fraternité de sang. En s’entre-tuant, les fils d’Œdipe réitèrent le geste des Spartes, pour qui naissance et mort, meurtre et suicide, se télescopent au rebours de toute généalogie viable. Il y a plus. Dans la mesure où un tel geste, qui aurait dû interdire toute descendance s’il n’y avait eu celle de Cadmos et d’Harmonie, se trouve répété au terme de la lignée commune, les fils d’Œdipe réactivent la négativité fondamentale et même en un sens fondatrice de Thèbes. C’est alors toute l’histoire des Labdacides qui se lira comme la mise en scène d’une anti-généalogie, sur fond d’inceste, de confusion des liens et d’abolition du temps.
7On reviendra ici sur une figure plus épisodique, celle du Ménécée des Phéniciennes d’Euripide, en un endroit qui exprime avec force la tension ou l’équivoque dont nous parlons12. Thèbes, gouvernée par Étéocle, est assiégée par l’armée argienne qu’accompagne Polynice. Au troisième épisode, Tirésias vient annoncer que, pour assurer la victoire de la cité, Arès exige un sacrifice : ce sera celui de Ménécée, fils de Créon. La justification de ce geste est liée à la nécessité d’expier le meurtre inaugural du dragon par Cadmos. Brusquement, l’origine fait retour dans la trame dramatique de l’histoire des fils d’Œdipe et le temps d’une certaine façon s’annule, car la fondation de Thèbes procédait justement de la réconciliation du dieu et de Cadmos grâce à son mariage avec Harmonie13.
8Considérons un passage en apparence confus du texte d’Euripide (940-944)14 : Tirésias voit en Ménécée l’enfant « issu de la race des Spartes (ek genous) » et « sorti de la gueule du dragon (drakontos genuos ekpephuke) » qui doit périr. Il désigne aussitôt après Créon comme « le reste sans mélange de la race des Spartes (spartôn genous), par [s]a mère (ek te metros) comme par les mâles (arsenôn t’apo) ». Ainsi, pour dire l’origine de Ménécée, la préposition ek, qui indique l’origine immédiate, gouverne successivement la race des Spartes (940) et la gueule du dragon (941). S’agissant de Créon, elle s’applique à la mère dont il est issu (943 : ek te métros), puis, au même vers et formant chiasme avec la première, surgit une autre préposition, apo, qui désigne l’origine plus lointaine et commande le pluriel arsenôn, où se condense la filiation patrilinéaire conduisant à Créon et à Ménécée (le choix de cette préposition implique qu’on remonte la lignée pour la redescendre ensuite de degré en degré). Mais Créon est également désigné aux vers 942-943, comme le « reste sans mélange (akeraios) » de la « race des Spartes (spartôn genous) ». Tout repose en fait sur un mouvement antinomique, un adunaton qui fait sens : Ménécée et son père Créon sont pensés à la fois comme des Spartes originels, purs de toute alliance, et comme un père, puis un enfant dont on rappelle la double lignée15.
9Le discours autochtone est ici poussé à sa limite, c’est-à-dire pris à la lettre, en même temps qu’il est confronté à la réalité, elle aussi structurante, de la généalogie. A travers le motif du sacrifice de Ménécée, c’est la cité elle-même qui se voit ramenée à sa scène originelle. L’histoire s’abolirait alors dans la répétition du même. Mais, dans la mesure où c’est depuis Athènes et dans le théâtre d’Athènes que sont construites ces représentations, Thèbes n’est plus dans Thèbes. Elle devient le spectre de l’« anti-cité » par excellence, qui révèle indirectement, du même coup, les pilotis de celle qui les produit. Occasion de se demander, toujours en songeant à Ménécée et, au-delà de lui, aux fils d’Œdipe ou à d’autres fils tragiques, si, dans la problématisation tragique de l’autochtonie dans la cité, ce n’est pas l’origine (arkhe) de chacun des individus qui la composent qui serait mise en perspective. La structure serait donc alors travaillée par la question de la genèse en tant qu’elle est en jeu dans l’identité de chaque citoyen (de chaque spectateur) aux prises avec la difficile question de la différenciation. L’une des spécificités majeures du genre serait alors de faire interférer – dans la distance qui lui est propre – le même civique et l’autre générationnel : réponse, en forme de distorsion, à cette pérennité (aiôn) qui assure la bonne reproduction civique d’Athènes16.
10Allons au-delà de cet exemple : Nicole Loraux a fortement montré aussi que les mots clés des fictions de l’origine portent en eux la trace de leur antinomie constitutive, qu’il s’agisse, par exemple, de genos ou de phusis. Genos : la « naissance », mais aussi la « race », le « sexe », la « classe » d’individus. Phusis : la « croissance », l’« accomplissement… d’un devenir », comme le dit Emile Benveniste17, mais aussi – là encore – la nature achevée, l’« espèce », le « sexe » (ajoutons, en suivant la logique autochtone : la catégorie immuable, virtuellement close sur soi, condamnée donc à une reproduction par clonage)18. Qui dit alors naissance autochtone, dit aussitôt, du même coup et sans médiation, surgissement d’une nature19.
11Il vaut ici la peine de relire le passage de la Politique d’Aristote cité par Nicole Loraux20 :
À supposer que la même population habite le même territoire, doit-on dire que, tant que les habitants sont de même race (genos), la cité reste la même, malgré l’alternance continuelle (aiei) des décès et des naissances, tout comme nous sommes habitués à dire que fleuves et sources sont les mêmes, malgré l’écoulement continuel (aiei) des eaux qui viennent et qui s’en vont ? Ou bien doit-on dire que, pour la raison indiquée [la race des habitants], tandis que la population reste la même (tous men anthrôpous… tous autous), la cité est autre ? (1276 a 30-1276 b 1).
12À l’appui de la première hypothèse, qui aurait sans doute obtenu les faveurs des Athéniens, on notera que le texte aristotélicien produit la métaphore du fleuve et de la source qui, malgré la succession de leurs eaux, demeurent sempiternellement les mêmes. L’analogie avec un phénomène naturel viendrait alors étayer la construction autochtone21. Mais on remarquera aussi que la seconde, qui va permettre au philosophe d’introduire le critère de la « constitution » (politeia) comme marqueur d’identité pour une cité, implique que les habitants sont tout de même censés demeurer les « mêmes » (tous autous) au cours des temps, dès lors que leur « race » (genos) demeure identique.
13Or ce texte peut en évoquer un autre, bien antérieur à l’univers de la cité. Il s’agit du passage célèbre du chant 6 de l’Iliade, où Diomède et le Lycien Glaucos, prêts à s’affronter, évoquent leurs généalogies (119 s.). Dans un premier temps, Glaucos conteste la validité de cette évocation :
la race des hommes (genee) est semblable à celle des feuilles ; les feuilles, tantôt le vent les jette à terre, tantôt la forêt vigoureuse en fait naître d’autres (phuei), quand vient le printemps ; ainsi des hommes : une génération naît (genee he men phueî), l’autre s’éteint (146-149).
14On retrouve ici la terminologie aristotélicienne : genee, voisin de genos, au double sens de « venue au monde » et de « race », ainsi que le verbe phuô, dans son emploi transitif, puis intransitif. Si l’on tient à ce passage, les hommes sont bien des êtres anonymes et interchangeables. Il est d’ailleurs notable que Bachofen ait cité et commenté ce discours dans lequel, selon lui, la comparaison permet au Lycien Glaucos de rattacher à la souche maternelle primordiale les successives générations d’hommes, comme si la généalogie n’avait pas d’importance et relevait de l’illusion22. La chaîne métaphorique est évidemment limpide : les feuilles tombent, mais l’arbre demeure, produit par la terre et indéfiniment nourri par elle.
15Mais le texte homérique ne s’arrête pas là, et Glaucos va longuement raconter sa généalogie pour s’apercevoir enfin qu’entre son grand-père Bellérophon et celui de Diomède, Œnée, fut contracté un lien d’hospitalité qu’il importe à leurs descendants de respecter. Les hommes ne sont pas des feuilles. L’identité se définit par une ascendance qui pose les différenciations à l’intérieur de la lignée et par rapport à une autre lignée. Il est d’ailleurs significatif que le combat n’ait finalement pas lieu entre Glaucos et Diomède, mais qu’il soit remplacé par un échange de présents, dont le texte homérique souligne, du reste, la dissymétrie (232-236)23. Il semble que ce passage d’Homère éclaire à distance la première partie de l’alternative aristotélicienne et se voie, du même coup, éclairé par lui : genee et genos comme lieux d’un surgissement sans cesse différencié sont menacés, en pays autochtone, de se figer en structure répétitive. Il n’est pas indifférent que les images choisies soient, dans le discours de Glaucos, celle de l’arbre et, dans la première hypothèse d’Aristote, celle de la source24 : malgré la lecture qu’en fait Bachofen, la métaphore des feuilles sous-entend celle de l’arbre comme croissance différenciée depuis une souche commune25. Mais, entre Homère et Aristote, il y a eu le monde de l’Athènes classique et ses usages politiques de l’autochtonie.
16Remarquons ici combien la langue est rebelle à l’autochtonie : sa polysémie, mais aussi sa syntaxe, glissent du différent (ou du refoulé) derrière le sens obvie. C’est le cas, bien sûr, pour le passage du Ménexene, dans lequel il est dit que « ce n’est pas la terre qui a imité la femme dans la conception et la génération, mais la femme la terre ». L’ordre métaphorique donne ici à voir, si l’on sait lire, sa propre subversion : le signifiant générationnel rend possible l’assimilation de la terre à la femme, et donc la fiction d’une imitation de la première par la seconde26. Cette inversion de la séquence analogique, qui se révèle si l’on résiste aux effets de sens, consonne d’ailleurs étrangement avec le mouvement même de la temporalité autochtone, toujours dans un va-et-vient qui inverse et finalement annule l’avant et l’après, ainsi que les degrés dans lesquels l’autre vient, à chaque étape, comme inévitablement se loger. Sans doute y a-t-il là un aveu de déchirement profond, fondamental, qui conduirait à méditer sur le lien entre l’origine et la mort, comme moments d’altérité absolue, à la fois fondamentale et fondatrice, aucune des deux ne pouvant, sans que les mots ou le regard ne bronchent, être saisie dans son avènement27.
17Mais l’enjeu est aussi celui de la différence, et d’abord de la différence sexuelle. Étroits sont les rapports entre la question grecque de l’autochtonie et celle du féminin : d’abord, parce que toute pensée mythique de l’origine amène à s’interroger sur celle de l’un et de l’autre sexe ; ensuite, parce qu’à l’échelle de l’individu, surgit la figure maternelle ; enfin, parce que toute croyance autochtone ou toute pensée du féminin conduit à affronter le problème de l’altérité. Or, dans le grand débat qui porte sur la relation entre origine et altérité ou différenciation, il est des spécialistes de la Grèce ancienne pour nier que l’autochtonie athénienne se construise sur l’exclusion politique du féminin : c’est le cas de Marcel Detienne, récemment revenu sur ce point et sur une polémique qui l’opposa, dès la parution des Enfants d’Athéna, à Nicole Loraux28. L’argumentation repose en majeure partie sur l’interprétation des fragments de Érechthée d’Euripide29.
18Rappelons d’un mot le sujet de la pièce : lors de la guerre d’Athènes contre Eumolpos, roi d’Éleusis, seul un sacrifice peut sauver la cité. Ce sera celui de la fille (ou des filles30) d’Érechthée, dont la mère, Praxithéa, exalte la valeur dans un grand discours patriotique :
Je vais offrir ma fille à la mort. J’ai pour cela bien des raisons. En premier lieu, on ne saurait trouver ailleurs une ville supérieure à celle-ci. D’abord, sa population n’est pas venue de l’extérieur : nous sommes autochtones. Les autres cités, à la manière de jetons disposés sur un échiquier, sont formées d’éléments importés de toute origine. Quiconque vient d’une ville étrangère s’installer dans une autre ville, est comme une méchante cheville fichée dans une poutre : de nom, il est citoyen, de fait il ne l’est pas. Ensuite, notre raison de mettre des enfants au monde, c’est d’assurer la défense des autels et des dieux de la patrie (14, 4-15).
19La victoire s’ensuivra pour Athènes, mais Poséidon, d’un coup de son trident, enfouira Érechthée dans le sol31. Praxithéa, « celle qui œuvre pour la déesse », deviendra la première prêtresse d’Athéna Polias, ancêtre rituelle de cette Lysimachè dont Stella Georgoudi a évoqué l’histoire, totalement confondue avec sa fonction32.
20On s’en tiendra à quelques remarques, inspirées par la lecture des fragments d’Euripide à la lumière de ce que nous savons des jeux de mise à distance et de brouillages propres à la tragédie : car la tirade de Praxithéa est, à notre sens, une ironique parodie des topoi de l’oraison funèbre, dont il y a fort à parier que Platon se souviendra quand il placera dans la bouche d’Aspasie le discours du Ménexène.
21On retrouve, en effet, dans ce texte, l’opposition, poussée à l’extrême, entre les Athéniens, purs « autochtones » (fr. 14, 8) et les autres cités, « formées d’éléments importés de toute origine » (10). Il est d’ailleurs révélateur que le citoyen venu d’ailleurs soit comparé à une « méchante cheville fichée dans une poutre » (12 : harmos poneros) : l’expression employée joue sur la racine (*ar-) signifiant l’ajointement du dissemblable33. Si Praxithéa vante sans réserve le sacrifice d’un individu pour sauver la cité, elle n’en souligne pas moins que seule l’absence d’un rejeton mâle la conduit à souhaiter le dévouement de sa fille (22-27)34. Il est intéressant également de noter que cette fille offerte n’est dite sienne que par la « nature » (38 : phusei), c’est-à-dire par l’origine (comprenons que sa destinée finale appartient à la cité), mais c’est bien aussi comme un fait de « nature » qu’au début de sa tirade l’autochtonie est présentée (8 : autokhthones d’ephumen) : intéressant écart creusé entre les « autochtones » et une fille née d’une mère dont on rappellera que, contrairement à son époux Érechthée, elle n’est pas autochtone elle-même (comment une femme pourrait-elle l’être ?)35.
22Un autre effet, révélateur de la distorsion tragique, surgit à la lecture des fragments. Dans sa tirade patriotique, Praxithéa réprouve les « larmes maternelles » (fr. 14, 28-30), qui affaiblissent les enfants en partance pour la guerre (on songe bien sûr au contrôle sévère exercé sur le deuil féminin lors des funérailles célébrées au Céramique36). Mais, dans la suite de l’action, c’est probablement la même Praxithéa qui se lamente avec le chœur dans un de ces chants de plainte où l’on perçoit sous doute le mieux la singularité de la voix tragique37 : « Combien il est rebelle aux larmes et cruel, celui qui ne gémit pas sur nos malheurs ! », s’écrie-t-elle alors (fr. 22, 44)38. Le passage de l’Érechthée paraît donc bien placé sous le signe incontestable de l’ironie et de la distorsion tragiques. Il saurait difficilement servir d’aition à une reconnaissance du rôle politique des femmes au sein de la cité athénienne.
23Qu’il s’agisse de l’origine immémoriale ou du présent sans cesse recommencé, du mythique ancêtre né de la terre et toujours déjà là ou du citoyen issu d’une union sexuée, la question de l’altérité apparaît centrale à la fois dans les discours produits par les Grecs sur l’autochtonie et dans ceux que tiennent, à partir d’eux, les Modernes. Et, bien sûr, elle fait retour au cœur même des constructions qui veulent l’éluder. Le « mouvement brownien », le « perpetuum mobile » des temps primordiaux39, volontiers transférés sur les autochtonies autres qu’athéniennes, témoignent de cette vibration consubstantielle à l’origine. D’un côté, une loi clairement perçue, celle du mouvement des peuples, des arrivées successives, des va-et-vient. De l’autre, le besoin d’exclure de la terre d’Athènes ce trouble que, pourtant, l’on sait originel. Mais, curieusement, ce même mouvement de va-et-vient se reporte du coup sur l’axe temporel, puisque origine et présent se recréent mutuellement dans une double vectorisation qui vise à annuler la durée : au plan de l’imaginaire, tout Athénien est invité à se croire autochtone, même s’il se sait issu de tel père et de telle mère. Ce qui était, dans l’ordre spatial, mouvement successif et jamais clos, devient, dans une fiction temporelle beaucoup plus rassurante, parcours circulaire entre un début et une suite sans cesse réactualisée sur le mode du même40. Le texte tragique, on l’a vu, est là pour exacerber les tensions sous-jacentes à une telle opération41.
24Quant au féminin, même exclu du politique, il hante l’imaginaire civique athénien42, et jamais la terre ne remplacera complètement la mère, malgré la tentation de recouvrir l’une par l’autre43. Mais l’autochtonie, à Athènes, est chose éminemment politique, et là, il n’est pas de place pour des naissances de femmes, même si la terre, soigneusement prélevée par les dieux, peut servir à en fabriquer après coup.
La nostalgie de l’origine
25Si l’on admet que l’idéologie civique elle-même se prête, par le biais des équivoques propres au mythe d’autochtonie, à ces courts-circuits qui contrarient le mouvement naturel de la différenciation généalogique, on comprendra sans doute mieux comment les textes tragiques manifestent une tendance analogue à travers les figures singulières et diverses des héros mythiques incarnés dans le théâtre de Dionysos. Mais, avant d’aborder sous cet angle quelques-unes de ces destinées emblématiques, il convient de s’interroger sur le contenu que l’imaginaire grec pouvait donner à ce moment ou à ce lieu originels.
26Dans une étude d’un grand intérêt portant sur Œdipe à Colone, mais incluant aussi l’analyse des Suppliantes d’Eschyle et des Bacchantes d’Euripide, Roger Travis construit une véritable théorie du drame attique, du rôle allégorique du chœur et de la fonction même du spectacle dans la cité44. L’optique élue par l’auteur considère la représentation théâtrale comme relevant d’un processus où le chœur servirait de médiateur entre la singularité des personnages et l’expérience commune partagée par l’auditoire. Elle conjugue la conception kleinienne de la relation d’objet, informée par l’expérience enfantine du rapport avec le corps maternel (source alternative de plénitude et de manque), et la notion d’« espace potentiel », élaborée par Winnicott pour définir cette zone imaginaire de transition et de transaction entre moi tout-puissant et non-moi intraitable.
27Grâce au rôle de l’« allégorie chorale », une tragédie comme Œdipe à Colone opérerait justement à partir d’un matériau analogue. Confronté à distance à l’histoire du héros, l’auditeur expérimenterait son propre désir, restructuré de l’extérieur et provisoirement satisfait, au terme de l’action, par une nouvelle structure. Roger Travis accorde une grande importance au troisième stasimon de l’Œdipe à Colone, où se diraient successivement l’enjeu de la destinée du héros et sa dépendance par rapport au corps maternel, que l’incorporation civique à Colone va dénouer sous les auspices de Thésée45, où se révèle aussi la manière dont le chœur, dans l’écart même qui le différencie d’Œdipe, établit un relais entre l’expérience du personnage et la multiplicité des vies singulières composant l’auditoire. Il est significatif à cet égard que le chœur, pluriel, parle ici comme souvent au singulier, en conférant à l’histoire d’Œdipe, si singulière elle aussi, sa part d’universalité46. À la fin de la pièce, le vieil homme doit congédier jusqu’à ses propres filles pour se libérer des derniers liens qui le retiennent à une naissance polluée et devenir pour Athènes un « profit » (kerdos)47.
28Le motif de la supplication, dont l’enjeu est l’incorporation d’un individu dans une nouvelle communauté prend ici un sens spécifique : l’intégration civique se construirait sur la libération d’avec la dépendance corporelle vis-à-vis de la mère. L’étude des Suppliantes d’Eschyle montre que la nostalgie des Danaïdes pour la figure de leur ancêtre lo nourrit leur refus du mariage : à cet égard, le fragment du discours tenu par Aphrodite à la fin de la trilogie prend à juste titre une importance symbolique considérable48. Mais, contrairement à ce qui se passe chez Eschyle, où il faut attendre la troisième pièce pour que la tension entre oikos et polis soit résolue – il est significatif que personnage principal et chœur coïncident dans les Suppliantes –, la relation entre Œdipe et le chœur ainsi que l’intervention de Thésée chez Sophocle permettent au héros de rompre avec une « nourriture » (trophe) délétère, de passer en somme de Thèbes à Athènes. Déjà, l’éloge du premier stasimon de l’Œdipe à Colone, célébrant l’olivier nourricier (701 : paidotrophos), offrirait le modèle d’une terre suppléant avantageusement la mère49.
29Dans les Bacchantes d’Euripide, analysées par Roger Travis, c’est la dimension allégorique du rituel religieux comme du théâtre – de l’un dans l’autre, devrait-on plutôt dire, et l’auteur est pleinement fondé à souligner que l’efficace du spectacle suppose un spectateur convaincu de la toute-puissance de Dionysos – qui est exploitée, notamment dans l’évocation des enfances du dieu. Issu d’une mère symboliquement détruite par le père divin, puis rené dans le corps même de Zeus (1-9 ; 88-103), le Dionysos thébain fait subir à Penthée, héros tragique, le « traumatisme maternel ». Le passage d’un plan à l’autre provoque, chez le spectateur, cette deuxième naissance à soi, proprement allégorique, qui serait en somme l’effet cathartique majeur (Roger Travis adhère à l’hypothèse selon laquelle des éphèbes auraient composé les chœurs tragiques et donc médiatisé ici le rapport entre les ménades venues d’Asie et le public adulte d’Athènes)50.
30Qu’il s’agisse donc d’Œdipe dans la dernière pièce de Sophocle, mais aussi d’Hypermestre et de ses sœurs dans la trilogie des Danaides, ou du Dionysos des Bacchantes d’Euripide, l’allégorie chorale assurerait le passage d’une figure maternelle humaine polluée à une autre instance, maternelle elle aussi, mais non humaine et purifiée. Par le biais de la catharsis, elle libérerait de son attachement à l’origine le spectateur athénien lui-même. Didactique, propédeutique, la tragédie serait une machine de guerre contre le me phunai, entendu comme une inguérissable nostalgie de l’origine qui s’enracinerait non pas tant justement dans le territoire des pères qu’au sein de la plénitude paradoxale d’avant la naissance51.
31Dans sa lecture récente de l’Orestie, Michèle Gastambide aboutit à des conclusions analogues : il s’agit là d’une réflexion plus tributaire encore de la psychanalyse que celle de Roger Travis, puisque l’auteur n’est pas helléniste52. La mise en scène du matricide d’Oreste est considérée comme la représentation mythique d’un geste vital pour l’individu, qui doit consentir à la séparation d’avec la mère toute-puissante pour accéder à la « coupure symbolique » constitutive de son statut adulte. L’ambivalence des sentiments nourris à l’endroit de la mère s’explique par le moment même de la naissance, acte de vie et de création certes, mais également passage brutal de la plénitude à un vide que ne structure pas encore le langage. Un étrange paradoxe veut que ce soit la figure maternelle qui dirige vers le symbolique (musicale, sa voix est la première orchestration du chaos) et vers qui la haine volontiers fait retour, en tant qu’elle aurait trahi l’originelle et rassurante fusion. L’histoire d’Oreste peut donc se lire comme l’illustration d’une pathologie limite, mais aussi, si l’on suit le mouvement de la trilogie, comme l’allégorie de la séparation symbolique (et non plus violente) de l’individu avec la mère et de son incorporation sociale. Indépendamment de plusieurs points qui suscitent à coup sûr la discussion53, on peut objecter à cette interprétation, qui tend à reconstituer l’histoire d’Oreste comme celle d’un sujet réel, à laquelle Eschyle, Sophocle et Euripide auraient indifféremment apporté leur contribution, de ne pas prendre en compte la complexité du texte de l’Orestie, notamment dans la dernière partie de la trilogie54.
32La question essentielle que pose, en tout cas, la coïncidence entre les deux essais, de nature et d’inspiration différentes, dont il vient d’être fait mention, est celle de la validité d’un modèle selon lequel le théâtre de Dionysos mettrait en scène, toutes configurations mythiques confondues55, la nostalgie de l’origine maternelle et la nécessité de son dépassement. Pour en revenir plus précisément à la lecture de l’Œdipe à Colone, on s’interrogera sur plusieurs points et sur plusieurs plans. D’abord sur la portée restreinte donnée à l’indiscutable force avec laquelle la tragédie, notamment sophocléenne, met en scène le mouvement de repli vers l’origine caractéristique, par exemple, de la trophe inversée des Labdacides : pourquoi le corps maternel en serait-il l’ultime clef, surtout en tant que lieu d’engluement dans la matière, dans l’informe, dans un primitif indifférencié toujours à dépasser ? Bachofen n’est pas si loin…
33Ensuite, on demeurera peut-être sceptique devant le but normatif qu’une telle théorie assigne au spectacle tragique. La question n’est pas qu’elle s’avoue « misogynistic and anti-feminist », au sens où sa misogynie serait « itself a defence against the persistence of the maternal body in the individual »56, mais qu’elle limite le champ de l’imaginaire libéré par l’univers tragique, ouvert justement à tout ce que la cité et les institutions athéniennes forclosent. Il est frappant que l’ouvrage de Roger Travis, qui place au centre de la pièce de Sophocle le corps maternel – image dans le tapis ? lettre volée ? on choisira l’image, entre James, Poe et Lacan57 –, procède de postulats analogues à ceux d’un livre qui lui dénie au contraire toute spécificité dans une œuvre où il est omniprésent58. Dans les deux cas, l’orthodoxie des valeurs civiques, qui excluent du champ des représentations obligées le féminin, le corps, l’individu lui-même, est reconduite au sein de l’univers tragique soit comme champ des signifiés majeurs, soit comme finalité de l’opération cathartique elle-même. Il semble bien plutôt que le féminin constitue, dans l’univers tragique, une dimension certes confictuelle, mais fondatrice de toute individualité humaine. Les femmes, et surtout les mères, peuvent même y incarner la part de l’antipolitique, qu’un genre comme l’oraison funèbre exclut de son champ discursif59.
34Ainsi, la Thèbes tragique, dont Roger Travis, évoquant les Spartes dans son analyse des Bacchantes, fait une terre dangereusement maternelle, opposée à la « bonne » renaissance de Dionysos60, peut au contraire être caractérisée comme l’anti-cité où règnent le déni de la filiation maternelle, le refus de l’altérité, la mortifère répétition du même. Dionysos, né à Thèbes de la fille de Cadmos, Sémélé, est le fruit d’une double gestation, celle qu’il connut dans le ventre de sa mère humaine et celle que lui assura son père divin Zeus lorsque, Sémélé foudroyée, il cousit et couva l’enfant dans sa cuisse (1-42 ; 86-104)61. En ce qui concerne Penthée, en revanche, la paternité d’Échion, le Sparte, revient avec insistance dans le texte d’Euripide et doit être mise en rapport avec les traits tyranniques propres au personnage, qui le rapprochent de l’Étéocle des Sept contre Thèbes d’Eschyle. Si l’on considère, en effet, l’ensemble des références à Échion qui parcourent la pièce d’Euripide, on constatera que la moitié d’entre elles mentionnent explicitement la naissance autochtone62. On notera aussi qu’à quatre reprises, on retrouve le type de condensation observé dans le texte des Phéniciennes : aux vers 538-541, le chœur assimile Penthée à la « race » issue du dragon et mentionne en second lieu la paternité d’Échion ; aux vers 995-996, il stigmatise en Penthée le « fils de la terre (gonon genene), sans dieu ni justice, néd’Échion » ; aux vers 1015-1016, se retrouve une formulation analogue ; au vers 1155, enfin, et toujours dans la bouche du chœur, la condensation est plus extrême encore : Penthée est « le rejeton du dragon » (tou drakontos ekgeneta Pentheôs).
35À la lumière de tels passages, la double gestation dont bénéficia Dionysos apparaît bien comme une critique réflexive de l’ascendance de Penthée. Quel meilleur moyen, pour la tragédie, de suggérer que l’origine et la croyance autochtones ne sont jamais innocentes63 ?
36Une autre particularité de l’intrigue des Bacchantes paraît ici pouvoir être éclairée dans la même perspective. On s’est demandé pourquoi, à la fin de la pièce, Cadmos, père de Sémélé et d’Agavé, qui pourtant avait pris d’emblée avec Tirésias le parti et la livrée du dieu, se voit lui aussi puni, voué à devenir dragon et conducteur de hordes barbares (1330-1338)64. Si l’on se rappelle que Cadmos avait fondé Thèbes en tuant le dragon chthonien et en épousant Harmonie, il faut peut-être voir là, au-delà d’une vengeance exercée sur sa personne, la volonté d’annuler son œuvre civilisatrice ou, plus exactement, de pousser jusqu’à leurs ultimes conséquences les forces négatives présentes, dès le départ, dans la dynastie thébaine, de part en part travaillée par l’envers de toute généalogie : la pulsion de retour à l’origine et de répétition suicidaire du même, dont les Spartes, ces guerriers autochtones nés des dents du dragon et en partie amalgamés à la famille de Cadmos, sont les emblèmes. Il faut une fois encore souligner que la représentation de Thèbes comme univers où les modèles de différenciation politique, sexuelle et généalogique fonctionnent mal, est l’une des élaborations majeures de l’univers tragique athénien. Là aussi, derrière la fonction dramatique de Dionysos dans les Bacchantes (le dieu personnage qui se venge d’un outrage), on retrouve le mécanisme générique de la tragédie elle-même, poussant à l’extrême de leur logique ses propres représentations65.
37Une perspective comme celle de l’anthropologie historique, qui fonde sa lecture des textes anciens sur le pari, certes difficile à tenir, d’une distance maintenue par rapport à ses objets, c’est-à-dire qui se refuse à les réduire à une clef interprétative unique et qui s’efforce de les replacer dans le champ des représentations grecques (dont il est certes vrai que nous avons en partie hérité), peut préserver leur force de questionnement toujours aussi intacte et radicale. Pour prendre un seul et presque fortuit exemple, qui incite à ne pas faire de la Mère l’universelle nuée planant sur la cité comme l’ombre du mal dans le Faust de Murnau, on citera l’exodos d’une œuvre au plus haut point réflexive et intertextuelle66. Le discours de la Muse en deuil de son fils à la fin du Rhésos montre bien la variété des facettes du prisme tragique : le héros mort jamais plus ne verra le « corps maternel », mais le regret d’avoir mis au monde des enfants, qu’on s’expose à ensevelir dès lors qu’ils existent, est le lot commun des « mortels », c’est-à-dire à la fois des pères et des mères (969 : metros demas ; 980-982 : ponoi brotôn)67.
38Résumons donc le débat. Ou bien le texte tragique est en effet un outil d’intégration civique qui pousse l’individu à renoncer aux mortifères adhérences primordiales. Ou bien il permet, dans sa complexité savante, de donner voix à toutes les dimensions de l’imaginaire dont ne veut rien savoir la stricte orthodoxie civique, et en particulier à la part de l’autre en soi, de l’étranger, de l’étrange, du féminin, et c’est plutôt ce point de vue qui semble rendre justice à l’ample spectre des représentations émanées du texte tragique. Bien sûr, cette mise en scène-là conduit à donner forme à l’informe, à faire vivre l’invivable et à construire des anti-destins. On ne confondra donc pas la figure maternelle avec la question de l’origine et du rapport de chaque individu avec la sienne propre, même s’il est vrai que la tragédie pose la question en des termes étrangers à toute métaphysique et s’en tient à ce qu’on pourrait appeler le drame psychique de l’inscription dans le temps et dans la finitude.
39Cette distinction est capitale. Dans sa lecture du bel et énigmatique essai de Jacques Trilling, James Joyce ou l’écriture matricide, Jacques Derrida s’interroge sur le « tri » nécessaire entre la « mère » et la « maternité », entre « le ventre de la mère » et « l’inéluctable de la naissance, de l’heure marquée, toujours déjà inscrite »68 . Le matricide serait dans la malédiction de l’être-né (toute dénégation trouverait d’ailleurs son origine dans cette dénégation du naître)69. Mais cette maternité originelle est inséparable de la figure singulière de la mère. C’est alors que le « tri » se mue volontiers en « trille », c’est-à-dire que toujours surgit la tentation du recouvrement de la « maternité » par la « mère », si mince est la différence entre l’une et l’autre70. En liant étroitement mère et origine mais en les distinguant aussi, cette hypothèse permet de concevoir le drame natal en dehors de toute pensée purement métaphysique ou tout simplement logique (et c’est bien ainsi que les Tragiques l’affrontent, à l’opposé d’un Épicure stigmatisant à bon droit l’inconséquence du me phunai71). Elle permet aussi d’appréhender pourquoi le refus, le ressentiment, la haine même peuvent s’accompagner d’un intense désir de retour vers – ou plus exactement en deçà de, mais la coïncidence est ici inévitable – ce qui pourtant apparaît comme la malédiction dont la vie ne serait que l’implacable déroulement.
40Il est tentant de penser ici à la vision radicale que Schopenhauer proposa de la tragédie, dont Peter Szondi souligne la parenté avec les Conférences sur l’esthétique de Solger, prononcées en 1819, date de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation72. Même si Schopenhauer, avare en citations, croit pouvoir repérer dans une sentence de Calderon qui évoque irrésistiblement Œdipe (« Pues el delito mayor / Del hombre es haber nacido73 ») le signe que les malheurs de tout héros tragique témoignent du « péché originel », c’est au-delà de tout contexte explicitement chrétien qu’il propose de voir dans la catastrophe tragique la plus puissante « négation du vouloir-vivre » qui fut jamais proclamée (la comédie conduisant à son affirmation obstinée, en dépit de tout) : la connaissance, née de la volonté, se retourne contre elle et, matricide en somme, inverse le mouvement qui conduisait de l’inorganique à l’humain74. Un lecteur d’aujourd’hui pensera plus volontiers, indépendamment de toute considération éthique, à la mise en scène de l’« instinct de mort » freudien, défini comme la pulsion fondamentale qui pousserait le vivant, dans sa croissance même, à tendre vers l’inanimé, à s’« endormir du sommeil de la terre »75.
41Pourtant, le mouvement repéré dans maint texte tragique ne constitue pas à véritablement parler une pulsion en soi suicidaire, bien que le suicide fasse partie des issues parfois offertes à l’aporie. Il s’agirait bien plutôt d’un désir vital inversé, pour qui seul ce qui a été perdu, pas seulement l’origine première, mais tout ce qui s’en rapproche en tant qu’aboli, constituerait l’objet d’un appétit de présence, incurablement tourné vers une unité et une totalité que le mouvement même du temps dément et défait, et qui jamais véritablement n’eut lieu : un repli, en somme, contre les plis du temps, qu’on rêverait n’être qu’une déformation peut-être passagère de l’éternité. C’est pourquoi l’on proposera le terme de « repli originel » pour définir cette tendance, par analogie avec la traduction proposée par Maurice Blanchot du « vaterländische Umkehr » de Hölderlin, opération certes différente de celle dont il est ici question76, mais qui partage avec elle la particularité que « l’origine, la source… ne peut se montrer que dans ce qui surgit d’elle et donc sous le visage de la privation et du renfermement77 ». Bien sûr, un tel mouvement réalisé impliquerait l’abolition des structures constitutives de l’individu inscrit dans la famille et dans la cité. Il interdirait aussi la succession des générations et la différenciation généalogique : sous les espèces d’un retour à l’informe, au primitif, on peut toujours suspecter que s’y dissimulerait en dernière instance le désir de mort.
42La tragédie grecque réussit néanmoins le miracle de rendre sensibles ces configurations, aussi puissantes que secrètes, inscrites dans l’humain, et de donner à leur révélation un pouvoir libérateur. Peut-être d’ailleurs faut-il mettre ce processus en étroite relation avec ce qu’on se risquera à appeler la négativité positive propre à certaines voix tragiques, qui s’opposent obstinément aux prescriptions d’oubli propres au politique grec78. Ainsi, l’imaginaire tragique se construirait à la fois sur la critique des représentations civiques, qui nient la part d’ombre du citoyen, et sur la transfiguration poétique des forces négatives propres à l’individu, dont la révélation sert pourtant de contrepoids aux idéalités réductrices proposées par la cité. L’un des aspects les plus frappants de cette stratégie consiste à révéler, au cœur des constructions autour de l’origine, les mouvements de courts-circuits et d’annulation de la temporalité, sur lesquels s’exerce pleinement l’ironie du genre, puisque leur rôle est justement de politiser intégralement le sujet.
43Mais le projet est moins ici de fournir une interprétation théorique d’un phénomène qui relève de la vaste question des rapports entre le politique, le psychique et le vivant, que de tenter de le saisir à l’œuvre dans différentes configurations mythiques, thématiques et dramatiques. Il n’est bien sûr pas indifférent que des personnages féminins en soient les témoins privilégiés, comme le montrent les figures d’Électre et d’Antigone, mais aussi les Danaïdes d’Eschyle.
Notes de bas de page
1 D’un mot, rappelons-en la trame : de la terre de l’Acropole et du sperme d’Héphaïstos, évité par Athéna (elle l’essuie d’un brin de laine, qu’elle jette au sol), naît Érichthonios, dont la déesse, à défaut d’être la mère, se fera la nourrice.
2 On renverra essentiellement à Loraux 1990c, 1993a, 1996a (dont on suit ici la réflexion sur les logiques de l’autochtonie) ; voir aussi Vernant-Vidal-Naquet 1986b (p. 175-211), Zeitlin 1990, Richir 1995, Bonnard 2004, (p. 65-100), Alaux-Létoublon 2005b.
3 Loraux 1996a, p. 13-14.
4 Voir Platon, Ménexène, 239 a : isegonia fonde l’isegoria.
5 Loraux 1996a, p. 16 s. ; 61-63 ; 83-84. Voir aussi Nagy 2000b, p. 8 : « Mother Earth has become a democratie equalizer. »
6 Loraux 1996a, p. 12, 18 (à propos des femmes), 31-34 (à propos de « la tension de la première fois et de la répétition »).
7 Loraux 1996a, p. 71-73 ; 88-90 ; 100-101 ; 176-178. Voir aussi p. 92-93, sur l’ambiguïté du statut de Danaos dans les Suppliantes d’Eschyle.
8 Platon, République, III, 414c (le « beau mensonge » ; l’« histoire phénicienne ») – 414e (avantages de la croyance autochtone : les citoyens regarderont la terre comme leur « mère » et se regarderont comme des « frères ») ; Lois, II, 663 d-664 a (le « mensonge utile » ; le « mythe sidonien »).
9 Loraux 1996a, p. 90.
10 Notre traduction.
11 Eschyle, Sept contre Thèbes, 44-48 : sang du taureau sacrifié (taureiou phonou) ; serment par phobos philaimatos ; vœu de vaincre ou « tremper la terre de leur sang (phonou) » ; 737 (haima phoinion). Précisons que, chez Homère comme dans la tragédie, haima désigne fréquemment le sang versé et, par métonymie, le meurtre lui-même (ainsi, au v. 653 des Euménides, il joue semblablement avec homaimos).
12 Voir Alaux 1995a, p. 108-109 ; Detienne 2003, n. 58, p. 165.
13 Vian 1963, p. 209-210.
14 Créon (et Jocaste) descendent du Sparte Échion, qui épousa Agavé, fille de Cadmos et d’Harmonie.
15 Voir le rejet du v. 944 (hoi soi te paides).
16 Loraux 1996a, p. 177 et n. 26, p. 240 ; cf. p. 89, sur la lecture toute différente que pouvaient faire les Thébains de leur mythe d’autochtonie, et p. 23, sur la spécificité d’Athènes ; p. 34.
17 Benveniste 1948, p. 88.
18 Loraux 1996a, p. 35 ; 82-83 ; p. 57. Sur tous ces points, voir aussi Chantraine 1968, s.v. gignomai et phuomai.
19 Cf. Loraux 1988b, p. 26-27. Il serait d’ailleurs intéressant de recenser, dans l’ensemble des tragédies œdipiennes, les occurrences des termes phuô et phusis, pour montrer l’interférence permanente qui s’y joue entre naissance et nature (je n’ai pu consulter Hajistephanou 1975). Quant au substantif arkhe, on sait qu’il se rattache au verbe arkhô, qui indique à la fois le commencement et le commandement (Loraux 1996a, p. 22). À propos des femmes, les jeux imaginaires sont évidemment complexes. L’autochtonie, cette mekhane d’après-coup, transfère sur elles l’artifice : secondes par rapport à la phusis primordiale et à arkhe, les femmes sont aussi dotées d’une phusis et d’un genos propres, parce qu’il faut bien rendre compte de leur aptitude à engendrer (Loraux 1996a, p. 136-138).
20 Loraux 1996a, p. 34.
21 Mais on sait que, pour Aristote, la cité est un fait de « nature » (Politique, I, 1252 b 30-1253 a 2).
22 Bachofen 1996, p. 84-87 (et l’ensemble du chapitre inaugural sur la Lycie, p. 71- 144) ; Borgeaud et al. 1999, p. 208 (« l’intention du poète est de dire que… les générations des hommes ne descendent pas les unes des autres, mais sont toutes nées d’une même mère ») ; sur la pensée de Bachofen, voir aussi Loraux 1996a, p. 128-168.
23 Cf. Alaux 1995a, p. 48-51.
24 Cf. Eschyle, Sept contre Thèbes, 69-77, et Judet de La Combe 1988.
25 Cf le geste de M. Yourcenar, qui place les premières paroles de Glaucos (Iliade, 6, 145-146) en exergue du deuxième volume du Labyrinthe du monde, Archives du Nord (Paris, 1977), dans lequel se poursuit, en descendant cette fois le cours de l’histoire, l’évocation des figures de sa lignée.
26 Platon, Ménexène, 237 d 3- 238 a (ou gar ge gunaika memimetai kuesei kai genne-sei, alla gune ge). Sur ce texte, voir Loraux 1996a, p. 75-77, 130-134, 142-144 : les sonorités « galactiques » sont une référence de l’auteur à J. Derrida (Glas, Paris, 1974) ; le signifiant memimetai est le seul à y échapper dans la phrase citée (p. 142) ; cf. Loraux 1990c, p. 13-14, à propos de ce même passage : « le signifiant détruit le signifié (et, dérivée dans le signifié, la maternité des femmes prête en réalité son langage à l’énoncé). »
27 Loraux 1996a, p. 92 et 97 (il est vrai qu’une fois le début acquis, la transmission du même « garantit la pérennité de la cité contre la loi du temps des hommes » : p. 47). La démonstration est particulièrement saisissante aussi à propos de la manière dont les préverbes de mouvement font vaciller la fixité du terme histemi dans l’Archéologie thucydidéenne, ou dont la fréquence du verbe oikein révèle le geste originel de venir habiter une terre faute de pouvoir en être issu (p. 97-99).
28 Detienne-Sissa 1989, p. 231-252 ; 288-292 (avec la réponse de Loraux 1990c, p. 266-269) ; Detienne 2003, p. 19-120.
29 Jouan-Van Looy 2000, p. 95-132.
30 Sur les différentes versions de leur suicide, voir Brulé 1987, p. 28-31 (elles ont ouvert la ciste contenant Érichthonios ; elles ont fait vœu de ne pas survivre à leur sœur sacrifiée lors de la guerre contre Eumolpos). N. Loraux a souligné l’ironie tragique qui préside probablement aux paroles d’Athéna, lorsqu’elle prescrit d’enterrer Chthonia sous le même tertre que ses sœurs « à cause de leur noblesse » (fr. 68-70), alors même qu’elles se sont suicidées (Loraux 1985, p. 80-81).
31 D’où viendront plus tard la réconciliation du dieu et du roi, et le culte de Poséidon-Érechthée qu’il faut sans doute mettre en rapport avec la volonté athénienne de souveraineté à la fois terrestre et maritime (Brulé 1987, p. 27).
32 Georgoudi 2003 (notamment p. 176-178 sur le nom de Praxithéa et sur son rapport avec Athéna). Le rôle souvent éminent des prêtresses d’Athéna Polias ne saurait préjuger d’une quelconque importance politique des femmes sui generis (Loraux 2003, p. XXIII-XXIV).
33 Nagy 1994, p. 344.
34 Cf. Loraux 1990c, p. 267.
35 Elle est fille du dieu-fleuve Céphise, ce qui n’est pas la même chose. Une femme peut cependant transmettre l’autochtonie sans être elle-même autochtone ni « jouir de l’autochtonie » (Brulé 1987, p. 395) : c’est le cas de Créuse, fille d’Érechthée, épouse de Xouthos, mais d’abord unie à Apollon, dont elle eut l’enfant Ion, promis à régner à Athènes et à perpétuer la lignée d’Érechthée (Loraux 1990c, p. 197- 253 ; 264-266, sur l’Ion d’Euripide ; Brulé 1987, p. 23-24).
36 Loraux 1993a, p. 45-47.
37 Loraux 1999b.
38 Le mouvement inverse, mais toujours critique, s’observe dans la scène des Suppliantes d’Euripide, véritable « réflexion en acte sur l’oraison funèbre » (Loraux 1993a, p. 69-71), où Thésée vient canaliser et orienter vers l’éloge la plainte entamée par Adraste et les mères sur les corps des guerriers argiens morts dans la guerre contre Thèbes (799 si).
39 Loraux 1996a, p. 31, 97.
40 Loraux 1996a, p. 31-34.
41 Distinguant le sémantisme des adjectifs arkhaios, dérivé d’arkhe, et palaios, J. Jouanna fait observer que le premier, référant à l’origine, implique une « vision progressive », et le second une « vision régressive » du passé (Jouanna 2004, n. 2, p. 22). Mais toute vectorisation imaginaire depuis une origine ou un début court le risque que le mouvement ne s’inverse ; dans une vision résolument « régressive » du temps, le passé est pour ainsi dire remis plus efficacement à sa place.
42 Loraux 1990c, p. 15 ; 21.
43 À moins de rester dans le registre du « comme » et de ne pas intervertir comparant et comparé : « La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé » (A. Platonov, cité par P. Michon, La Grande Beune, Lagrasse, 1996).
44 Travis 1999.
45 Sophocle, Œdipe à Colone, 1224-1227 : « Ne pas être né (me phunai), voilà qui passe tout argument (ton hapanta nikài logon) ; ou sinon, retourner sitôt né d’où l’on vient (benai keithen hothen per hekei), au plus vite. » Les stasima sont les chants choraux séparant les différents épisodes d’une tragédie.
46 Œdipe à Colone, 1239 : « Lui aussi, et pas seulement moi, subit [le malheur d’être né] », dit le chœur, à propos d’Œdipe).
47 Œdipe à Colone, 92 ; 578 ; cf. 1524-1525.
48 Voir chapitre 4. Pour le discours d’Aphrodite, voir TrGF, III (Radt 1985), 44 : « Le Ciel sacré sent le désir de blesser la Terre, un désir prend la Terre de jouir de l’hymen : la pluie, du Ciel époux, descend comme un baiser vers la Terre, et la voilà qui enfante aux mortels les troupeaux qui vont paissant et le fruit de Déméter, cependant que la frondaison printanière s’achève sous la rosée d’hymen – et de tout cela la cause première, c’est moi. »
49 Travis 1999, p. 87-135 ; p. 185-190.
50 Travis 1999, p. 136-190 ; Winkler 1990.
51 Dans le Philoctète de Sophocle, les évocations de Skyros, île natale de Néoptolème, pourraient aller dans ce sens (Gibert 1995, p. 152-153).
52 Gastambide 2002.
53 Citons le rôle attribué à Dionysos, patron de la représentation tragique, qui donnerait l’exemple du matricide symbolique (Gastambide 2002, p. 54-58) : dans les Bacchantes pourtant, face à Penthée, à son refus du féminin et de l’altérité, le dieu qui transcende les clivages se fait vengeur de l’honneur maternel, y compris sur les femmes de Thèbes (10-11 ; 41-42). À un tout autre propos, qui concerne le crime commis à Nanterre en avril 2002, la référence explicite à un matricide évoque a contrario la lecture faite par P. Legendre de la folie analogue du Caporal Lortie (mai 1984), pour qui le gouvernement du Québec « avait pris le visage de (son) père » (Legendre 1989) : faut-il en conclure que le « parricide », pris au sens large, soit indifféremment meurtre de la mère ou du père, en tant qu’il s’agirait de refuser incestueusement les différenciations ?
54 Trilling 2001, p. 113 : « Est-il un texte plus chargé d’ambiguïtés et de sous-entendus que la tragédie du matricide ? »
55 Travis 1999, p. 191 : « The issues of critical interpretation that affect our final reading of Oedipus at Colonus also affect the whole of Attic tragedy and to some extent the whole of drama and literature. »
56 Travis 1999, p. 192-193.
57 Il paraît à cet égard révélateur que la lecture d’ensemble de l’Œdipe à Colone, des étapes successives et des articulations du drame, soit reléguée à la fin de l’ouvrage et conduite de façon relativement cursive (Travis 1999, p. 195-224).
58 Dupont 2001.
59 Loraux 1999b.
60 Travis 1999, p. 175-176.
61 Aux v. 526-528, le chœur se fait l’écho de l’appel lancé par Zeus à son fils, en forme de splendide adunaton : « Viens, Dithyrambe, entre en ma matrice mâle (eman ar-/sena tande bathi nedun) ». Le syntagme est probablement glosé par Nonnos de Panopolis (Dionysiaques, 1,7 : arseni gastri). Cf. Loraux, 1989a, p. 152- 153 sur le motif de la nedus mâle (Cronos, Zeus, Héraclès, le Cyclope).
62 Bacchantes, 213, 229, 265, 507, 539-541 (qui font écho aux v. 526-528 : le contraste est souligné par l’anaphore du verbe anaphainein ; sur la construction du verbe dans le premier passage cité, voir Lacroix 1976, p. 184-185), 995-996, 1015-1016, 1025-1026, 1030, 1119, 1155, 1274 (les occurrences soulignées sont celles où la naissance autochtone est mentionnée). Aux v. 1330-1332 et 1357- 1358, l’image du dragon ne s’applique plus qu’à la métamorphose régressive de Cadmos et d’Harmonie.
63 On notera qu’à la faveur d’un tel jeu, la tragédie s’autorise à opposer des motifs qui, au plan d’un imaginaire plus largement partagé, procèdent d’un même fondement : selon J.-B. Bonnard, c’est aussi bien le récit de la double gestation de Dionysos que la légende des Spartes thébains qui témoignent du processus grec de surévaluation de la paternité (Bonnard 2004, p. 35-43 ; 69-81).
64 Je me réfère ici à une observation faite de vive voix par A. Moreau. Cf. Aélion 1986, p. 24-28.
65 Pour une interprétation hors contexte tragique de la métamorphose de Cadmos comme renaissance autochtone, voir Gourmelen 2004, p. 393-397.
66 L’exodos est la dernière partie d’une tragédie, qui correspond à la sortie du chœur.
67 Voir aussi, sur le me phunai et ses enjeux, Loraux 1988b : Travis 1999 cite cet essai, en remarquant significativement qu’il aborde la question sous l’angle de la « philosophie » et de la « logique » plutôt que de la « psychologie » (n. 45, p. 54). On serait tenté de penser que la différence porte sur la conception même et les contenus de la « psychologie » telle qu’on peut la définir lorsqu’il s’agit de textes littéraires et anciens (mais de frappants échos existent aussi chez les Modernes, par exemple chez Leopardi : cf. Y. Bonnefoy, Keats et Leopardi, Paris, 2000, p. 64, 66 ; Ph. Jaccottet, Le Bol du pèlerin (Morandi), Genève, 2001, p. 25).
68 Derrida 2001, p. 12.
69 Certaines remarques de Gastambide 2002 vont dans le même sens : voir p. 145- 146.
70 Derrida 2001, p. 29-30.
71 Épicure, Lettre à Ménécée, 126 (Balaudé 1994, p. 193), citant Théognis, 425-428 (West 1989), que reprendra Sophocle.
72 Szondi 2003, p. 34-36 ; 39-42.
73 Calderón, La Vie est un songe, I, 2.
74 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation (Burdeau-Roos 1978), p. 325-326 ; 1171-1177 (même si la tragédie antique réserve une part moindre à l’« esprit de résignation »…). Étudiant la manière dont l’Occident du xixe siècle projette, dans sa vision du bouddhisme, sa propre « pulsion de mort », R.-P. Droit cite un fragment de Nietzsche, daté de 1871, où la tragédie, en tant que lieu de conflits, apparaît comme l’antidote de la menace quiétiste représentée, selon lui, par le bouddhisme (Droit 2004, p. 205-212 ; p. 216-219 ; sur Schopenhauer, voir p. 135-152 et 213-217, notamment sur le Nirwanaprinzip diagnostiqué par Freud, « point de jonction entre le principe de constance et la pulsion de mort »). Chacun des deux philosophes met l’accent sur une dimension fondamentale du texte tragique, le dernier mot revenant sans doute à Nietzsche, puisque la coexistence de tendances opposées non résolues va bien sûr dans le sens du vivant et que, d’autre part, la mise en scène du repli originel comme motif tragique en fait nécessairement l’objet d’une critique par cette mise à distance même.
75 Laplanche et Pontalis 1997, s.v. « Pulsions de mort », p. 372 (avec les différentes références aux œuvres de Freud).
76 Hölderlin, « Remarques sur Œdipe », in Œuvres, éd. Ph. Jaccottet et al., Paris, 1967, p. 958 ; Blanchot 2002 (1955), p. 363-374 ; Dastur 1997 ; Calasso 2001, p. 48-51.
77 Dastur 1997, p. 19.
78 Loraux 1997a, p. 146-194 notamment.
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