La Correspondance de Flaubert : une méthode au fil du temps
p. 43-57
Texte intégral
1En étudiant la Correspondance et les manuscrits de Flaubert, la critique a surtout, jusqu’ici, défini la méthode de l’écrivain dans ses traits les plus constants. Il me semble que le moment est peut-être venu de replacer dans une perspective diachronique les acquis de toutes ces recherches ; de se demander comment la méthode de Flaubert a évolué, et en quoi son évolution pourrait rendre compte de la différence entre les œuvres. Le thème de cette Journée m’invite à commencer par l’examen de la Correspondance.
2Je ne me dissimule pas ce que la délimitation de mon champ de recherche a d’arbitraire. D’abord, prétendre toucher à des questions de genèse en écartant les manuscrits est assez paradoxal, et particulièrement dans le cadre d’une rencontre organisée par la Bibliothèque Nationale et par l’ITEM… Mais on a, ces dernières années, beaucoup progressé dans les études de genèse fondées sur les manuscrits ; tandis que si l’étude de la Correspondance comme texte a connu des débuts éclatants, l’utilisation des témoignages de l’auteur continue à se faire dans l’arbitraire le plus parfait. En relisant les lettres de Flaubert, je n’ai cessé d’être effrayée quand je retrouvais dans leur environnement temporel, intellectuel et affectif des déclarations auxquelles j’avais moi-même, comme d’autres, infligé d’incroyables distorsions en les arrachant à leur contexte. Il m’a paru urgent d’y mettre un peu de méthode. Vous voudrez bien m’excuser de jouer le jeu, et de relever à partir de la Correspondance des caractéristiques parfois plus évidentes encore au vu des dossiers.
3Il ne s’agit pas de refaire, en une demi-heure, une Esthétique de Flaubert. Je laisserai de côté le critique et le théoricien de la littérature, pour m’en tenir à ce que l’auteur dit de la genèse de ses propres œuvres. Ce parti m’oblige à bien des sacrifices. Dans la première lettre du volume qui nous rassemble ici, Flaubert loue tel ouvrage sur les chemins de fer 1° de réussir à être amusant avec un pareil sujet ; 2° de bien fondre la partie anecdotique avec la partie technique ; 3° de faire sentir la protestation de l’individu contre le pouvoir. La lettre est de janvier 1859 : est-ce bien du livre d’Eugène Delattre qu’il s’agit ? Flaubert ne pense-t-il pas plutôt à Salammbô ? Pareille question déborde mon exposé d’aujourd’hui.
4Je vais donc me demander ce que les lettres de Flaubert disent de son travail, en prenant soin de ne pas écraser la perspective chronologique, pour observer à la fois des données constantes et les traces d’une évolution. Repassant sur des chemins connus, j’espère cependant que le point de vue adopté me permettra de jeter parfois sur le paysage un regard neuf. J’ajoute que je n’ai pas l’ambition de présenter une étude systématique, mais seulement de développer quelques points qui me paraissent éclairants.
5Lorsque Flaubert parle à ses correspondants du sujet de ses livres, il l’évoque avant tout comme psychologique, (les travaux des dernières décennies ont souvent occulté cet aspect de l’œuvre). Commençant Madame Bovary, il juge ainsi la première Éducation sentimentale : « il aurait fallu montrer […] pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre » ; et il signale comme un des meilleurs passages le chapitre de l’Amérique, c’est-à-dire « la lassitude d’eux-mêmes suivie pas à pas ». Quant à la Tentation de saint Antoine, un de ses défauts est que le personnage reste « à faire », l’auteur s’étant, avoue-t-il, glissé à sa place. Les déclarations qui font de Madame Bovary un roman psychologique sont trop connues pour qu’il faille les évoquer. Pour Salammbô, je rappellerai cet aveu des débuts : « ce qui m’inquiète le plus, c’est le fond, c’est-à-dire la partie psychologique » ; y fait écho, le livre terminé, le regret que « le piédestal [soit] trop grand pour la statue ». Pour L’Éducation sentimentale, on n’a de nouveau que l’embarras du choix, depuis : « je veux faire l’histoire morale des hommes de ma génération ; sentimentale serait plus vrai », jusqu’à cette précision dans une lettre à Barbès : « Bien que mon sujet soit purement d’analyse, je touche parfois aux événements de l’époque. » Il n’y a que pour Bouvard et Pécuchet que l’écrivain ne manifeste pas d’intentions psychologiques – ce qui éclaire évidemment le statut des personnages ; la mise en relation des différentes époques de la Correspondance fournit donc des renseignements qu’on ne peut trouver ailleurs (elle le fait ici par le biais d’une absence révélatrice).
6Mais si presque toutes les œuvres de Flaubert peuvent être vues comme psychologiques, cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’a écrit que des romans d’analyse. Une des questions les plus intéressantes que mette en lumière la Correspondance est celle des rapports de l’auteur avec les genres littéraires.
7Dès sa plus tendre enfance, il tâte d’une multitude de genres : discours, comédie, récit, texte historique, roman, proverbe dramatique, pièce de vers... En 1846, il pense à rédiger plus tard ses Mémoires ; en 1847, il réfléchit à ce que doit être un « Voyage ». À partir de Madame Bovary, s’il manifeste toujours un grand désir de tâter de tout : roman de chevalerie, conte de fées, épopée, ballet, pantomime, bouts-rimés, féerie, livret d’opéra..., il montre surtout l’intention de transformer les genres dans lesquels il prétend s’inscrire.
8Madame Bovary ne sera pas un roman psychologique classique, car l’auteur y veut « écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée ». Les autres genres sont aussi pris de biais. Flaubert rêve à un roman de chevalerie, mais « en introduisant un élément de terreur et de poésie large ». Il rédigera au bénéfice de Louise Colet des réclames pour des libraires, mais en sortant de l’habitude des simples nomenclatures ; il conçoit des articles de mode d’un genre tout différent de ce qu’on trouve dans les revues ; non pas : voilà ce qui se porte pour l’instant, mais : voilà comment Véronèse habille ses blondes ; ou bien : qu’est-ce qui fait qu’une toilette est décente, ou émoustillante, ou élégiaque ? La correspondance du temps de Salammbô montre un souci extrême de s’écarter des modèles du genre, et par exemple d’écrire le roman historique avec les procédés du roman moderne (sous cet angle, Salammbô est l’inverse de Madame Bovary). Flaubert entreprend ensuite d’écrire le Château des cœurs avec Bouilhet et d’Osmoy. Après quinze jours de lectures, il décide déjà de s’écarter de la féerie traditionnelle : « Non ! non ! je rêvasse une pièce passionnée où le fantastique soit au bout » ; l’œuvre terminée, elle lui paraît démontrer que l’on peut « rajeunir un vieux genre ». Ce seront ensuite l’Éducation sentimentale, roman d’analyse mais où le fond est historique ; la Tentation de saint Antoine, présentée comme l’« exposition dramatique du monde alexandrin » – pièce de théâtre descriptive, donc ; et Bouvard et Pécuchet, « encyclopédie critique » sous forme de roman.
9Toutefois la tripartition roman- théâtre-poésie est respectée – à une exception près – par l’écrivain. Il a, rédigeant Madame Bovary, l’idée toujours présente à l’esprit que la prose est totalement différente du vers, et qu’il faut la garder « très prose ». Son obsession de la variété, son souci d’éviter les répétitions de mots et les assonances et de changer constamment le rythme doivent répondre, consciemment ou non, à la volonté de distinguer la prose du vers, en évitant ce qui fait la spécificité de celui-ci. Faut-il rappeler d’ailleurs que Flaubert ne peut parler d’adopter un ton poétique sans orner l’adjectif d’un « h » moqueur : « pohétique » ?
10D’autre part, si ardemment qu’il aime le théâtre, il refuse de lui emprunter ses procédés pour un roman : il est « canaille » de remplacer par des tirets les formules introductives du style direct ; et tout aussi canaille de rédiger un passage de Salammbô en phrases courtes et dans le genre dramatique. Pourquoi ? parce qu’on s’accorde ainsi une facilité indue. Ce qui laisse penser que l’écriture théâtrale est « facile » aux yeux de Flaubert, dès cette époque. Plus tard, lorsqu’il sera en train d’écrire le Sexe faible et le Candidat, il manifestera certaines répugnances devant les nécessités du style dramatique :
Les ellipses, les suspensions, les interrogations et les répétitions doivent être prodiguées si l’on veut qu’il y ait du mouvement, et tout cela en soi est fort laid.
– bref, ce qui était « canaille » dans un roman est devenu canaille en soi. « Je ne suis pas près de refaire du théâtre », confiera-t-il à sa nièce. À noter que l’utilisation du mode narratif dans une œuvre dramatique ne lui pose pas le même problème, comme en témoigne la Tentation de saint Antoine (voilà mon exception) : c’est donc le style dramatique qui lui déplaît, plus encore que le mélange des genres.
11Une dernière remarque sur la position de Flaubert par rapport aux genres proprement dits. À vouloir subvertir leur répartition classique, il est perpétuellement sur la corde raide, position qu’il recherchera toute sa vie, à tous les stades de son travail. La baisade de Madame Bovary doit être à la fois chaste et luxurieuse ; pour l’opération du pied-bot, il faut exposer dans un style littéraire des détails techniques. Dans Salammbô, il faut tout ensemble « de l’action et de la couleur » ; il faut « faire gras et rapide ». Dans l’Éducation sentimentale, il s’agit de prendre pour centre d’intérêt un jeune homme sans intérêt. Dans Bouvard, de « faire rire avec la théorie des idées innées ». Concilier les contradictoires, c’est une méthode pour obtenir une écriture personnelle : « Ne pas ressembler au voisin, tout est là », proclame Flaubert en 1860. C’est en cela qu’il est un artiste au sens profond du terme, un créateur de formes ; mais il y a aussi en lui du saltimbanque, fier de ses tours de force (« Madame Bovary aura été pour moi un tour de force prodigieux »).
12Après ces remarques qui portent sur la conception de l’œuvre, j’aborde la documentation de Flaubert.
13Dans sa jeunesse, il est frappant de constater que lorsqu’il parle de « travailler », c’est souvent à des lectures qu’il fait allusion. Dès 1835, lire sans but immédiat fait partie de son métier d’écrivain. Jusqu’au bout, la Correspondance mentionnera ces lectures qu’on pourrait appeler « de formation ». À l’époque de Madame Bovary, Flaubert en dit bien la nécessité : « C’est plus utile que d’écrire, puisqu’on écrit avec ce que les autres ont écrit. Il faut lire sans cesse, de l’histoire et des classiques » (le contexte indique que l’histoire est prisée ici comme un genre narratif noble ; à la même époque, Flaubert la définit aussi comme le genre sérieux qui bannit les remarques personnelles ; c’est plus tard seulement qu’elle deviendra le modèle scientifique dont il faut imiter la rigueur).
14Sur les lectures documentaires, je serai brève. Dès le projet du Conte oriental (1845-1846), elles sont importantes. Si la documentation chapitre par chapitre, pendant la rédaction, prend de plus en plus de place, jusqu’au bout Flaubert s’imposera une longue période de documentation préalable. Ainsi, avant de commencer la rédaction de Bouvard et Pécuchet, il lit force ouvrages sur la médecine (qui lui serviront assez vite) mais aussi sur l’éducation, sujet du dernier chapitre (ce qui est d’ailleurs un indice de l’importance de ce chapitre dans la conception de l’œuvre).
15Il pratique encore un autre type de lectures documentaires, dont on n’a guère parlé, je pense. Quand il déclare en octobre 1838, pendant qu’il rédige Mémoires d’un fou, que les Confessions lui apparaissent comme « la vraie école du style », on peut se demander si les Confessions ne sont pas pour lui, à ce moment, plus qu’une simple lecture de formation : une lecture documentaire, qui concerne peut-être le contenu mais surtout le style de l’œuvre en chantier. À l’époque de Madame Bovary, cette intention de lecture sera claire :
Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections qui ne veulent pas venir. Toute la journée de lundi et de mardi a été prise par la recherche de deux lignes ! Je relis du Montesquieu, je viens de repasser tout Candide ; rien ne m’effraie.
Il s’agit donc de se documenter sur les tournures de style, comme on le fait aussi sur la composition chimique du cidre ou la mort par empoisonnement. Il en ira de même jusqu’à la fin de sa vie ; lettre de 1875 : « J’ai écrit à peu près dix pages de mon Saint Julien. Je lis un peu de Saint-Simon et je relis pour la millième fois les contes de M. de Voltaire ! » Avant de se lancer dans l’écriture, il se remet en mémoire le style qui convient.
16Enfin, Flaubert relit parfois ceux par lesquels il craint d’être influencé. En juin 1856, pour Saint Julien, la Légende du beau Pécopin. Est-ce aussi pour s’en démarquer qu’il relit du Balzac pendant la rédaction de Madame Bovary ? Et n’a-t-il pas relu les Martyrs pour Salammbô, toujours dans la même intention ? En juillet 1860, il écrivait aux Concourt sa crainte de retomber dans Télémaque ou les Martyrs ; et il affirmera dans la lettre à Sainte-Beuve que son système est tout différent de celui de Chateaubriand. La peur de retomber dans quelque chose de déjà vu s’estompe avec le temps : l’auteur de l’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet est plus sûr de son originalité.
17Dans le travail de Flaubert, ses amis jouent des rôles multiples. À neuf ans, Flaubert propose à Ernest Chevalier de s’« associer » pour écrire ; il semble que cela veuille dire : écrire, l’un après l’autre, dans le même cahier. L’ont-ils fait ? En tout cas, il est piquant de constater que c’est ce type d’association qui produira Par les champs et par les grèves. Plus tard, Flaubert collaborera quelquefois avec Bouilhet, dans des entreprises exclusivement théâtrales, il faut le noter.
18Flaubert a besoin d’auditeurs : il organise des lectures de ses œuvres. Il aura besoin toute sa vie de confidents privilégiés à qui expliquer ses projets et leur état d’avancement – ce sont presque toujours des femmes, et parfois bien inattendues : Mlle Leroyer de Chantepie, Mme Roger des Genettes. Il a besoin de conseillers lorsqu’il en est au stade du plan. Il discute avec Bouilhet le plan de Salammbô et celui de l’Éducation sentimentale ; en 1872, il écrit à Tourgueniev : « J’ai besoin de vous exposer très en détail le plan d’un livre » (Bouvard et Pécuchet) ; un an plus tard, il confie à George Sand qu’il a fait le plan d’une pièce (le Candidat) ; « mais je n’ai personne à qui le montrer, hélas ! Je vais donc le laisser dans un tiroir. »
19Il a besoin, enfin, de documentalistes, auxquels il recourt avec une désinvolture croissante. Jules Duplan, Edmond Laporte seront taillables et corvéables à merci, et Flaubert, de plus en plus, fait appel à ses amis pour des recherches qu’il aurait pu mener lui-même. Je m’arrêterai un instant à celles qui concernent le lieu de l’action.
20S’il invente Yonville (« pays qui n’existe pas »), à l’autre bout de l’œuvre Flaubert procède tout autrement pour Bouvard et Pécuchet, qui se passe également en Normandie. Il cherche longuement l’endroit où il va établir les bonshommes, puis celui de leur excursion géographique ; c’est qu’il veut des choses on ne peut plus précises :
En résumé il me faut : 1° une falaise ; 2° un coude de cette falaise ; 3° derrière lui une valleuse aussi rébarbative que possible ; et 4° une autre valleuse ou un moyen quelconque de remonter facilement sur le plateau.
Il enquête d’abord lui-même du côté du Havre, et, rentré bredouille, charge Maupassant de découvrir un lieu qui réponde à la description. Tout cela est connu, mais il vaut la peine de réfléchir un instant à cette curieuse démarche. Car Flaubert n’ira même pas voir l’endroit que découvre pour lui, finalement, son neveu Commanville !
21Depuis toujours, il lui fallait une référence pour chaque détail historique ou technique. Caution parfois fragile, mais suffisante, quelle qu’elle fût. On le vit ainsi, à l’époque de l’Éducation sentimentale, arguer d’une note manuscrite, « extraite du Moniteur » précisait-il, pour situer à toute force les élections de la Garde Municipale non à la date que lui fournissait Laporte, mais en mars 1848 (car, avouait-il candidement – ou cyniquement – « maintenant, ça me gênerait beaucoup pour mon plan qu’il en fût autrement »). Peu à peu, son souci d’obtenir la garantie du réel tourne au délire. Dans les années 1850, il craignait de se laisser emporter par l’érudition. Vingt ans plus tard, cette crainte semble l’avoir quitté, il ne s’inquiète que de tout vérifier, de tout justifier ; tout, y compris ses propres inventions (par exemple le lieu de l’excursion des bonshommes), qu’il prétend obstinément retrouver dans la réalité – pour la raison, comme il l’écrira quelques jours avant de mourir, que « l’esthétique est le Vrai », et que la réalité « confirme » donc nécessairement l’idéal conçu par l’écrivain.
22Quittons ces hauteurs pour évoquer un dernier trait de la recherche documentaire : l’importance du détail. Dans les années 1850, c’est un leitmotiv : demande de « détails précis » pour les rêves de jeune fille de Madame Bovary, « détails neufs et superbes » que l’écrivain trouve dans ses lectures pour Saint Julien (en 1856), « détails de moeurs splendides » recueillis chez Ammien Marcellin pour Salammbô – et aussi besoin angoissé de « trouver les détails » pour ce dernier roman. Mais la similitude des remarques cache plusieurs intentions différentes. D’une façon générale, Flaubert doit « voir » ce dont il parle pour être capable de le faire voir, c’est-à-dire de créer l’illusion – un de ses mots-clés à l’époque des deux premiers romans. Voir, cela passe pour l’auteur par la précision du détail ; et parallèlement, pour le lecteur, la vérité (Flaubert dit aussi : la Réalité) tient à « une série de détails saillants et probables ».
23Mais dans le travail de Salammbô, le détail archéologique ou historique joue aussi un autre rôle, qu’il faudrait mettre en rapport avec les méthodes scientifiques en honneur à l’époque. En mai 1857, Flaubert écrit :
il faut […] que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable. Je suis en train de lire un mémoire de 400 pages in-quarto sur le cyprès pyramidal, parce qu’il y avait des cyprès dans le temple d’Astarté.
Le détail apparemment anodin des cyprès dans le lieu du culte est un des faits à partir desquels l’écrivain entend reconstituer, par une démarche inductive, le culte lui-même. Autre exemple. Si Flaubert donne un grand rôle au Zaïmph dans l’intrigue de Salammbô, c’est qu’il a induit l’importance de cet objet à partir de deux détails : ses allées et venues entre Rome et Carthage, et le fait qu’il avait été associé au nom d’Héliogabale (ce qui laisse supposer qu’il jouait un rôle religieux). Il faut donc donner un sens plus littéral qu’on ne l’imagine habituellement à l’ambition proclamée de « ressusciter Carthage ». La référence à la méthode inductive explique pourquoi Flaubert pourra dire qu’il « ne distingue plus maintenant dans son livre les conjectures des sources authentiques » : tel un homme de science, à partir d’un certain nombre de traits il a rempli les cases vides du tableau.
24Après Salammbô, le travail de préparation évolue assez nettement. La documentation devient de plus en plus utilitaire. Plus question de flâner de livre en livre, « en se laissant aller au courant », comme Flaubert le faisait encore en 1859. Il va droit son chemin, jusqu’à utiliser, l’aurait-on cru, des compilations : en décembre 1878, pour le chapitre de l’amour dans Bouvard et Pécuchet, il demande à Maupassant de lui envoyer d’urgence un livre intitulé Tout le bien et tout le mal qu’on a dit des femmes. On voit ici, en outre, que la documentation est vraiment de dernière minute. Le travail de Flaubert, à partir de l’Éducation sentimentale, s’apparente parfois au bricolage.
25Même chose à l’étape de la rédaction. Pendant qu’il écrit Madame Bovary, le souci de l’enchaînement des idées, celui de ménager une progression psychologique sont premiers ; les faits sont secondaires, et plutôt importuns, comme en témoigne la solution paradoxale inventée lorsqu’il découvre qu’un hiatus risque de se manifester entre le long début psychologique et la suite, c’est-à-dire les passions « effectives » ; au lieu de développer les péripéties de l’action – pourtant essentielle dans un roman – et de restreindre l’« analyse narrative », il décide d’accroître la part de celle-ci en « déguisant » (c’est son mot) le récit des faits en récit d’une évolution psychologique. Dans l’Éducation sentimentale, il advient parfois, au contraire, que l’auteur se trouve devant une masse de faits en vrac pour lesquels il s’efforce ensuite de découvrir « la liaison qui doit les rendre vraisemblables ». Il lui arrive alors de chercher des transitions ; jamais, je crois, une progression.
26La façon dont il procède au découpage de son texte éclaire bien ce changement d’optique. On sait que Madame Bovary n’a été divisée en chapitres que sur le manuscrit du copiste. La Correspondance connaît, pour ce roman, la partie constituée d’ensembles, eux-mêmes formés de mouvements ; et c’est par mouvements que Flaubert travaille. Les œuvres suivantes sont, d’avance, divisées en chapitres ; il arrive encore que l’auteur parle de mouvements (à l’intérieur d’un chapitre), mais c’est plutôt rare. Or penser mouvements, c’est se soucier de ce qui lie entre eux les éléments successifs ; penser chapitres, c’est marquer la césure. Dernière étape : parlant de l’expérience de la critique historique dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert la désignera comme une division de son chapitre de l’Histoire.
27À partir de 1838 environ, la Correspondance porte témoignage sur un type de travail qui ne trouve plus son intérêt en lui-même, mais par rapport à l’œuvre à venir : à cette époque, Flaubert – il n’a pas dix-sept ans – « bâtit des plans » presque sans rien rédiger. En 1845 il projette des « scénarios » ; en 1847 il présente Par les champs et par les grèves comme « un rude exercice ». Dans la célèbre lettre à Bouilhet du 14 novembre 1850, après avoir énuméré les trois sujets entre lesquels il hésite, il dit la nécessité où il se trouve de « connaître la qualité de son terrain et ses limites avant de se mettre au labourage » : si je comprends bien, ces trois sujets sont donc considérés comme des occasions de se mettre à l’épreuve, de se tester. Et l’un de ces sujets, on le sait, contient en germe Madame Bovary.
28C’est avec Madame Bovary, en effet, que Flaubert a conscience de passer de l’apprentissage à la maîtrise : il « apprend son doigté », écrit-il ; ou encore, avec plus de précision : « j’aurai appris à faire du dialogue et du portrait » ; et enfin, en 1853 : « avec la Bovary finie, c’est l’âge de raison qui commence ».
29Que Madame Bovary soit encore le travail d’un jeune écrivain, cela se remarque, par exemple, dans la façon dont l’auteur apprécie le temps que va lui demander la rédaction de l’ouvrage. Le 31 janvier 1852, quelques mois après s’y être mis, Flaubert espère publier son roman « l’hiver prochain »– donc en 1852-53. En juin 1852, il compte l’avoir achevé « dans 14 ou 16 mois », soit pour octobre 1853. En mars 1853, il se lamente parce qu’il n’aura pas fini dans un an (en mars 1854). En novembre, les comices ayant bien marché, il envisage la possibilité de terminer, à ce rythme-là, l’été suivant (1854). En janvier 1854, il renonce à se fixer un terme... Et c’est en octobre 1856, on le sait, que la publication commencera. Pour Salammbô, au contraire, les prévisions sont justes deux fois sur trois ; dès février 1859, Flaubert annonce à Baudelaire qu’il en a pour deux à trois ans au moins, et l’œuvre s’achèvera trois ans et deux mois plus tard. Pour l’Éducation sentimentale, l’appréciation est bonne, qu’il s’agisse de l’achèvement de l’œuvre ou du temps que prendra telle ou telle partie ; et il arrive deux fois que, contrairement à ce qui se passait jusque là, Flaubert compte trop large. En décembre 1871, il est capable d’annoncer avec précision qu’il terminera en juillet suivant la Tentation de saint Antoine. Pour Bouvard et Pécuchet, les choses sont moins claires à cause des interruptions, de l’inachèvement de l’ouvrage et du fait qu’on ne sait jamais si Flaubert fait intervenir ou non la rédaction du second volume. À l’époque où il va commencer son roman, il semble retomber dans ses anciennes illusions : le livre lui demandera « 2 ou 3 ans, au moins ! » Très vite, cependant, il parle de cinq à six ans : la discordance est forte. Plutôt que de voir dans les « 2 ou 3 ans » la marque d’une incapacité soudaine et passagère à apprécier les difficultés de la tâche, je serais tentée de trouver là un indice de ce que l’écrivain, au moment où il va reprendre son projet de 1863, n’envisage pas encore de lui donner toute son extension. Deux mois plus tard, l’idée qu’il se fait de son livre s’est modifiée ; entre-temps, il a « relu son scénario ». Revenons au point qui m’occupe : pour ce qui concerne l’appréciation par l’écrivain de son rythme de travail, ou plutôt les possibilités qu’il a de maîtriser ce rythme – car c’est de cela qu’il s’agit finalement-, la rédaction de Madame Bovary apparaît encore comme un moment d’apprentissage.
30La différence est flagrante aussi entre les premiers grands romans et les derniers pour ce qui concerne la relation affective de Flaubert avec son travail. Dès 1846, c’est à l’amour qu’il compare son rapport à l’écriture. On retrouve ce champ métaphorique en termes de jouissance, de volupté, de plaisir, de délices pour Madame Bovary, en termes de phénomènes physiques précis pour Salammbô. Les fameuses Affres du style ne doivent pas faire oublier le Flaubert qui découvre presque dans l’extase – il parle d’heures « olympiennes » – le métier d’artiste. Sa méthode d’invention (se faire sentir ce que l’on veut écrire) lui permet d’autre part de retrouver cette symbiose avec son personnage qui avait fait les délices de la rédaction de Saint Antoine. Ainsi le voit-on s’identifier à son héroïne : « j’irai au Bal, et passerai ensuite un hiver pluvieux que je clorai par une grossesse ». Cette sympathie joue sans doute un rôle dans le choix de l’ironie comme tonalité de base de Madame Bovary, l’ironie dont Flaubert rappelle qu’elle ne dit une chose que pour mieux faire entendre son contraire, riant pour plus de pathétique.
31À partir de Salammbô, l’état d’effervescence heureuse n’est plus évoqué comme le résultat d’un travail réussi, mais comme une condition de réussite : « C’est maintenant qu’il va falloir se monter et gueuler, dans le silence du cabinet ! » Il s’agit donc bien de rechercher l’excitation qui permettra d’écrire ; résultat atteint deux mois plus tard : « Enfin, je me mets à bander ». De même, un mois après avoir entamé la rédaction de l’Éducation sentimentale, lorsque Flaubert constate que « l’enthousiasme ne vient pas encore », il désigne en même temps son travail comme une « lourde besogne ».
32J’ouvre ici une parenthèse sur la fameuse « gueulade » flaubertienne. Nous avons tous en tête l’image de Flaubert vociférant sur la terrasse de Croisset, ce qui était pour lui une façon de contrôler son texte avant la lecture aux amis. Mais il hurlait aussi en écrivant. Les témoignages de la Correspondance sont nombreux sur la période Bovary ; ils montrent que le verbe doit être pris dans son sens littéral (Flaubert en a « la voix cassée ») et que les hurlements sont directement proportionnels à l’enthousiasme. À l’époque de Salammbô, on vient de le voir, la gueulade est devenue un moyen physique de s’amener à l’état d’effervescence nécessaire. Or c’est plutôt la nécessité d’écrire à froid que Flaubert exprime le plus souvent, et que la critique a retenue. Y a-t-il contradiction ? Pas plus qu’entre l’idée qu’il ne faut pas écrire ce que l’on sent, et celle qu’il faut se faire sentir ce que l’on veut écrire : il ne faut pas écrire ce qui vous excite, mais s’exciter pour pouvoir écrire.
33À partir des années 1870, il ne sera toutefois plus question, ni d’excitation spontanée ou provoquée, ni même d’enthousiasme qui se fait attendre. Quand l’auteur évoque « les difficultés gigantesques » de Bouvard et Pécuchet, il ajoute : « Mais s’il n’y avait pas de difficulté, où serait l’amusement ? » De la volupté de Madame Bovary à l’amusement de Bouvard, l’évolution est nette.
34Elle est éclatante aussi quand on songe à l’application extrême avec laquelle Flaubert a conçu et rédigé Madame Bovary. La construction des scènes, par exemple, vise ouvertement à la prouesse technique. Qu’on songe à toutes les intentions exprimées à propos du chapitre des Comices : distinction de premiers et de seconds plans, mise en scène de tous les personnages secondaires, effet de symphonie, paysage enveloppant le tout, article résumant l’épisode pour le faire paraître moins long... Aussi, pour concilier les résultats de ce type de travail avec sa recherche du « fondu », l’écrivain est-il soucieux, une scène terminée, de « dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mâts de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent ».
35Au stade de la rédaction, parmi les points qui lui ont donné du tracas je retiendrai le dialogue. On connaît le problème de Flaubert : si la forme n’est pas profondément littéraire, avec un sujet pareil cela deviendra du Paul de Kock – « mais comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit ? » La difficulté dans Salammbô sera tout aussi cruciale mais très différente : cette fois, c’est que la civilisation décrite est sans commune mesure avec la nôtre : « Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! » La question disparaît ensuite de la Correspondance, pour ce qui concerne les travaux de l’auteur lui-même. C’est dans les conseils que Flaubert donne en 1867 à René de Maricourt que j’irai chercher une troisième difficulté du style direct : celle de faire parler longtemps les personnages, « car presque toujours ils parlent dans le même style que l’auteur ». Ceci n’éclairerait-il pas en partie l’abondance de l’indirect libre dans Bouvard et Pécuchet ? Nous avons coutume de mettre l’accent sur l’ambiguïté que crée ce procédé. Mais sérieusement, Bouvard est-il si ambigu ? Ce n’est plus d’ironie (comme pour Madame Bovary), c’est de comique, notons-le, que Flaubert parle à propos de son dernier roman : la moquerie est alors beaucoup plus évidente. À cette époque, l’auteur va droit son chemin.
36Ainsi, en avril 1875, il écrit qu’il faut bien dans Bouvard « un semblant d’action, une espèce d’histoire continue pour que la chose n’ait pas l’air d’une dissertation philosophique » – désinvolture qui tranche avec l’inquiétude qu’il manifestait, à l’époque de la Bovary, devant un possible déséquilibre entre la psychologie et l’action. L’effort créateur au moment de la rédaction est bien moindre, car le passage du document au texte romanesque se fait ici par étapes : « Ce sont les notes de mes notes que je coordonne ». L’« espèce d’histoire » s’invente très schématiquement ; ainsi la scène de l’excursion géologique :
J’ai deux terreurs : peur de la fin du monde (Bouvard), venette personnelle (Pécuchet) ; la première causée par une masse qui pend sur vous, la seconde par un abîme béant en dessous.
37La Correspondance des quinze dernières années nous fait ainsi fréquenter un écrivain arrivé à maturité. Flaubert peut maintenant exercer son art au milieu des mondanités, du règlement de ses problèmes financiers, en travaillant à plusieurs œuvres à la fois (Bouvard le matin et le Candidat le soir), sans compter les démarches pour les représentations des pièces de Bouilhet et les nombreuses rééditions de ses propres œuvres... lui qui ne pouvait avoir quelque rendement dans la rédaction de Madame Bovary qu’au prix d’une régularité presque absolue dans son travail.
38S’il a changé de méthode et de ton, s’il y va plus rondement, s’il préfère maintenant le comique à l’ironie, la théorie qu’il développe encore à l’occasion n’a pas changé depuis la correspondance avec Louise Colet et la lettre à Sainte-Beuve :
Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout la beauté… [Je suis] très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions.
39Il serait même, on l’a vu, tenté par des théories presque mystiques : la rencontre fatale de l’esthétique et du réel, et aussi, ce qui transporte le problème des assonances à un autre niveau, celle du mot juste et du mot musical. Il continue de croire qu’il faut que l’âme de l’écrivain soit pleine de son sujet à en déborder, et s’arrange, au moment d’Un cœur simple, pour « s’emplir la cervelle de l’idée perroquet ». Il me semble d’ailleurs que pour les Trois contes il retrouve partiellement la méthode des premières œuvres ; ainsi, le rôle de l’imagination créatrice d’illusion quand il commence à concevoir Hérodias : « je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil ».
40Et pour la première fois de sa vie, le 3 septembre 1879, huit mois avant sa mort, ayant relu trois chapitres de Bouvard, il se déclare complètement satisfait : « C’est très bien, très raide, très fort, et pas du tout ennuyeux ». Il me plaît de pouvoir terminer sur cette image d’un écrivain heureux.
Auteur
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