I – L’apparition du système soviétique
p. 13-26
Texte intégral
Le coefficient d’étrangeté de la Russie
Un espace eurasien
1Avant toute chose, lorsqu’il est question de la Russie, il convient de prendre en compte ce qu’on pourrait appeler son coefficient d’étrangeté.
2Parce que les Russes appartiennent à ce que les Anglo-Saxons nomment l’ethnie caucasienne (ce qu’on appelait autrefois la race blanche), parce qu’ils parlent une langue indo-européenne et professent une religion chrétienne, parce que leur pays joue depuis le XVIIIe siècle un rôle de premier plan dans la politique européenne, les Occidentaux ont généralement tendance à considérer qu’ils font partie du même espace de culture qu’eux et leur sont par conséquent intelligibles depuis l’intérieur de leur propre système de références. La plupart des Russes avec lesquels ils sont en contact font d’ailleurs de leur mieux pour les conforter dans cette idée, mettant un point d’honneur à se donner pour des Européens à part entière, abreuvés aux mêmes sources et partageant les mêmes valeurs.
3Mais précisément, l’insistance qu’ils mettent à nier leur différence suffit à révéler combien celle-ci les obsède, combien elle leur est présente, et profonde.
La façade occidentale
4Cette difficulté qu’il y a à découvrir le vrai visage de la Russie sous le masque européen qu’elle se plaît à arborer n’est du reste pas nouvelle. Pour gérer l’Etat moderne qu’il s’efforçait de créer, Pierre Ier impulsa la formation d’une élite de type européen, qui finit par s’imprégner si bien des usages et de la culture des cours occidentales qu’elle en devint presque étrangère à son propre peuple. Or c’est par elle que passaient la plupart des contacts que les étrangers pouvaient avoir avec la Russie. En sorte que les voyageurs qui visitaient l’empire ne faisaient que changer de lieu, non de monde : les hommes et les femmes qu’ils retrouvaient là étaient à l’exacte ressemblance de ceux qu’ils côtoyaient chez eux, ils parlaient leur langue, pratiquaient leurs codes, goûtaient leurs plaisirs, s’adonnaient à leurs modes. Seul le décor changeait. Pris au piège de ce miroir qui leur renvoyait si complaisamment leur propre reflet, nos voyageurs s’en revenaient convaincus que la Russie n’était qu’une Europe un peu plus enneigée. Quelques-uns seulement surent discerner l’irréductible étrangeté qui se dissimulait derrière cette trompeuse ressemblance. Etrangeté dont les racines sont historiques et culturelles.
La présence de l’Asie
5A cheval sur l’Europe et l’Asie, la Russie n’est réductible ni à l’une ni à l’autre. Elle est un espace eurasien, une culture métisse, issue d’un cheminement historique particulier, qui oscille constamment entre les deux traditions dont elle participe. Au milieu du XIIIe siècle, l’Asie l’engloutira pendant deux siècles et demi : immense traumatisme, qui, prolongé par la lutte incessante qu’elle devra soutenir jusqu’à la fin du XVIIe contre les raids des nomades de la steppe venus de l’Est et du Sud, va marquer définitivement sa mémoire collective et faire de la menace asiatique sa hantise permanente. Dans l’imaginaire russe, l’Asie incarne la barbarie par excellence (azjatčina) – et à l’opposé, l’Europe est vue comme la source de la civilisation, de la culture, de la modernité. Mais pour un Russe, se dire Européen est plus un acte négatif que positif : une manière de marquer sa différence par rapport à un monde asiatique perçu comme hostile et sauvage plus qu’un acte d’identification à son contraire. Car s’il refuse d’assumer comme telle la composante asiatique de sa culture, résultat d’une proximité séculaire, d’innombrables affrontements, échanges, métissages et brassages, elle n’en est pas moins présente en lui, elle ne lui en a pas moins fourni une partie importante des matériaux qui lui ont permis de bâtir son identité.
L’héritage de la Moscovie
La première rupture avec l’Europe
6Lorsqu’elle fut surprise par l’invasion mongole, la Russie kiévienne était une société qu’on pourrait qualifier de protoféodale et qui semblait appelée à suivre une évolution historique analogue à celle des sociétés occidentales. Elle entretenait d’ailleurs avec l’Europe des relations commerciales et politiques : une princesse russe devint reine de France au XIIe siècle et une autre reine d’Angleterre. L’invasion mongole fit table rase de cette Russie-là – y compris physiquement, puisque la région de Kiev fut transformée en désert et que le centre de gravité du pays se transporta à plusieurs centaines de kilomètres au nord-est.
7Ce tournant majeur allait couper la Russie de ses sources européennes pendant près de cinq siècles. C’est seulement à la fin du XVe qu’elle réussit à s’affranchir définitivement du joug mongol. Mais il lui fallut encore près de deux siècles pour reprendre des relations suivies avec l’Europe occidentale.
8Une rupture historique aussi brutale et aussi longue ne pouvait manquer d’avoir des effets extrêmement profonds. Quand la Russie retrouva l’Europe, elle ne lui était plus apparentée que par les données primordiales de sa personnalité collective : ses caractères ethniques et linguistiques, ainsi que sa religion. Pour tout le reste, la culture et les institutions, elle lui était devenue étrangère.
L’empreinte mongole
9Cette longue période d’immersion forcée dans le monde asiatique ne pouvait en effet manquer de transformer profondément la personnalité collective de la communauté russe.
10C’est en qualité de collecteurs du tribut pour le khan mongol que les princes de Moscovie imposèrent peu à peu leur suprématie à l’ensemble de la noblesse russe et unifièrent les diverses principautés en un ensemble continu qu’ils entreprirent de gérer selon les méthodes administratives qui faisaient la force de leur vainqueur : c’est sous la férule de l’Etat mongol et à sa ressemblance que s’est constitué l’Etat moscovite.
11Après plusieurs tentatives infructueuses, il s’arracha à sa sujétion à la fin du XVe siècle. Mais la menace asiatique ne s’en trouvait pas pour autant définitivement écartée : pendant près de deux siècles encore, elle continua de peser sur la communauté russe, sous la forme de raids continuels des nomades du Sud et de l’Est, qui venaient s’approvisionner là en esclaves à destination des marchés orientaux, vidant le pays de ses forces vives.
12Dans ce pays de plaines ouvertes, dépourvu de défenses naturelles, il n’y avait pas d’autre protection possible que la cohésion de la communauté. Au milieu d’un environnement aussi hostile, celle-ci tendait à s’imposer comme un impératif absolu, auquel tout le reste devait être subordonné, car il y allait, si l’on ose dire, de la survie même de l’espèce. Pas de place ici pour l’aventure individuelle : chacun avait conscience que sa seule chance de pouvoir faire face aux terribles dangers du monde extérieur était dans sa solidarité active avec tous les autres, dans la cohésion sans faille de tout le groupe.
Un monde communautaire
13Les Russes se trouvèrent ainsi amenés à faire de la puissance de leur communauté la valeur suprême de leur code social. Tout ce qui était susceptible de l’accroître, tout ce qui allait dans le sens du renforcement de la cohésion se trouva valorisé, au détriment de tout ce qui allait dans le sens de l’autonomie individuelle. Ne pouvant espérer survivre hors de la communauté, chacun était tenu de se mettre entièrement à son service, de lui consacrer toute son énergie, de s’identifier à elle, de faire corps avec elle.
14Sans doute cette socialisation de la personne n’est-elle pas propre à la Russie. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, l’individu est également soumis à la communauté et doit se conformer dans tous les actes de sa vie aux règles minutieuses qu’elle édicte – intégration sociale qui relève d’ailleurs du sacré, puisqu’en ritualisant les conduites de l’individu et en fixant sa place dans le groupe, c’est à l’ordre de l’univers, dont l’ordre social n’est que le reflet, qu’elle l’associe. En Russie, à cette dimension religieuse s’ajoutait une visée clairement politique : il s’agissait certes de maintenir chacun dans la présence de la divinité, mais aussi dans la présence immédiate du groupe et de son souverain. L’angoisse existentielle des Russes n’était pas que métaphysique, elle était liée au sentiment d’une menace précise : celle que faisaient peser sur eux en permanence les nomades tatars ou mongols.
Le pouvoir autocratique
15Aussi cette angoisse, cette soif de cohésion devaient-elles s’actualiser dans des structures politiques extrêmement autoritaires. Comme l’a écrit Custine, « la Russie a fait de la loi martiale le régime ordinaire de son existence1 ». Il lui fallait à sa tête un chef unique, incarnant en sa personne la totalité de la communauté, qui participait de tous et dont tous participaient. Tout pouvoir, toute autorité, toute légitimité émanaient de lui seul. En s’unissant symboliquement à lui par le serment, chaque Russe s’unissait par là à tous les autres et se constituait avec eux en un corps collectif, en une même famille, dont le souverain était considéré comme le commun géniteur (car’-batjuška).
16Il assumait à ce titre les prérogatives dévolues par les Russes à la communauté elle-même : plus ils s’en sentaient dépendants, plus ils avaient besoin d’elle pour leur protection et plus les pouvoirs qu’ils consentaient à accorder à celui qui l’incarnait devaient être étendus. Si le monarque devint ainsi la clé de voûte du système politique moscovite, c’est sur la base d’un consensus réel entre la communauté et son prince.
17Chargé de faire prévaloir dans tous les domaines l’intérêt de tous sur l’intérêt de chacun, celui-ci allait peu à peu être investi d’un pouvoir illimité. Tous lui durent une obéissance absolue et il put disposer de quiconque comme bon lui semblait, quel que soit son rang et sa position – si bien que rang et position avaient une importance toute relative dans une société où tous étaient également les esclaves du souverain, où tous se sentaient également insignifiants devant sa puissance.
L’État, maître du sol
18Maître absolu des hommes, le tsar était a fortiori maître absolu des choses. La tradition mongole faisait du khan le propriétaire éminent de toutes les terres de son empire. Ayant repris à leur compte les prérogatives du khan, les princes de Moscovie s’attribuèrent celle-ci également et en usèrent pour confisquer progressivement le sol. Celui-ci devint bien d’Etat et fut redistribué par le tsar à ses hommes de service en échange de leurs prestations. Mais ils n’en avaient que l’usufruit et non la propriété. A côté de la noblesse traditionnelle surgit de la sorte une noblesse de service, entièrement dépendante de l’Etat et qui finit par absorber la première. Quant à la paysannerie, elle fut peu à peu privée de toutes ses anciennes libertés et mise à la disposition de la noblesse de service, dont elle dut assurer l’entretien – une mobilisation indirecte, en somme. C’est parallèlement à cette évolution que se mit en place, avec les encouragements du pouvoir politique, le fameux système de l’obščina, de la commune paysanne autogérée, qui administrait elle-même ses propres affaires – collecte des redevances, redistribution périodique des terres, plus tard recrutement des soldats, etc. – avec pour souci principal d’assurer la cohésion de la communauté et l’égalité de tous ses membres.
19Là encore, c’est en sa qualité de personnification de la communauté que le tsar exerçait ce droit de propriété éminente. En sorte que cette dépossession des anciens propriétaires par le monarque équivalait à ce qu’on appellerait aujourd’hui une nationalisation, puisqu’en devenant le bien du représentant de la communauté, le sol devenait médiatement celui de la communauté elle-même.
20Cette appropriation du sol par l’Etat était la formule qui correspondait le mieux à l’esprit communautaire de l’ancienne Moscovie et à son souci de cohésion sociale. Comment une société qui ignorait, qui niait la notion de personne privée, aurait-elle pu en accepter le prédicat, la propriété privée ?
L’État, maître des hommes
21Et de fait, même pour ce qui concernait les biens mobiliers, la propriété n’avait qu’un statut précaire, qui l’apparentait plus à une tolérance qu’à un droit.
22Tout ce qui allait dans le sens de la privatisation était perçu par la conscience collective comme contraire au bon ordre des choses. Travailler à son enrichissement personnel, par exemple, était assimilé à un comportement quasiment asocial, à une sorte de détournement d’énergie au détriment de la communauté. Il n’y avait de richesse vraiment légitime en Moscovie que celle acquise au service du tsar et sanctionnée par lui.
23Toute la vie de la société russe se trouvait ainsi réorganisée conformément à un principe central, le service de l’Etat qui, directement ou indirectement, s’imposait à tous. Cette atmosphère de contrainte généralisée et l’arbitraire bureaucratique dont elle s’accompagnait eurent pour effet de freiner considérablement le développement économique. Soumis à l’arbitraire d’un Etat qui s’estimait en droit de disposer de leurs personnes et de leurs biens, marchands et artisans exerçaient leurs activités dans des conditions d’insécurité permanente : constamment exposés à la pratique des confiscations par l’autorité, ils étaient plus incités à dissimuler leurs richesses qu’à les faire fructifier en développant les échanges.
24Aussi les opulentes cités marchandes qui fleurissaient en Europe et en Orient n’ont-elles pas leur équivalent en Moscovie, où les villes n’étaient le plus souvent que de maigres bourgades administratives et militaires. En conséquence de quoi la culture urbaine, son esprit d’indépendance et d’innovation, qui a fait le ressort du dynamisme occidental, restait absente de Russie.
Un asservissement consenti
25On serait donc tenté de dire que les Russes ont conquis leur liberté comme communauté au prix de leur asservissement comme individus. Il est douteux que la seule volonté des princes de Moscovie eût pu assujettir aussi complètement la population si celle-ci n’y avait en quelque manière consenti et coopéré. L’esclavage généralisé était en somme le prix à payer pour s’assurer un minimum de sécurité physique. Faisant de nécessité vertu, les Russes en vinrent à l’exalter comme le meilleur système de gouvernement possible.
26Par la magie de cette communion mystique qui subsumait toute la nation dans la personne de son souverain, le despotisme absolu du tsar était vécu par ceux qui le subissaient non comme un régime d’asservissement et d’arbitraire intégral, mais au contraire comme l’accomplissement même de leur liberté. Puisqu’entre eux et lui l’adéquation était posée comme totale, sa volonté ne pouvait être dans tous les cas que l’exacte expression de leur volonté à tous. Ils convenaient volontiers que la tyrannie qu’ils subissaient était lourde, mais ils y voyaient l’expression d’une contrainte qui émanait d’eux-mêmes et non qui leur était imposée. Dès lors ses décisions, y compris les plus extravagantes, étaient reçues avec la plus grande révérence et appliquées avec le plus grand zèle, puisque par définition elles correspondaient à l’intérêt supérieur de la communauté, même quand aucun des membres de celle-ci n’était capable d’en percer le sens. Des générations de voyageurs étrangers n’ont voulu voir dans cet extraordinaire empressement du peuple russe à obéir aux plus folles lubies de ses souverains que la manifestation d’une incroyable docilité, due selon eux à son « fatalisme asiatique » ou à sa « passivité slave ». Or, en se prosternant devant la volonté du tsar, aussi obscure leur fût-elle, c’est devant leur propre volonté collective qu’en réalité les Russes estimaient se prosterner, et si chacun était effectivement dépossédé de lui-même en tant qu’individu séparé, en tant que membre de la communauté incarnée par le souverain, il était son propre maître puisque le pouvoir qui l’écrasait était le sien.
27Mais cet acquiescement avait pour condition l’identification complète au groupe, la renonciation à toute conscience individuelle – qui n’était d’ailleurs pas vécue comme une renonciation : conditionné dès l’enfance à n’avoir pas de volonté personnelle, de destin personnel distinct de celui du groupe, ne pouvant se penser comme individu séparé, le Moscovite n’éprouvait pas le besoin d’autonomie et de liberté qu’un tel statut suppose. Membre d’une communauté qui se pensait elle-même comme communauté libre, il était à travers elle aussi libre qu’on peut l’être et considérait son sort non seulement comme normal, mais comme enviable.
L’esclavage, c’est la justice
28L’esclavage n’apportait pas seulement la liberté aux sujets du tsar, il leur apportait également l’égalité et la justice. Devant la colère du souverain, le plus riche boyard n’était pas mieux protégé que le plus pauvre paysan – étant plus en vue, il l’était même plutôt moins. Pas de statut d’exception, ici, pour la noblesse et le clergé, qui étaient exposés aux châtiments corporels, à l’égal des moujiks. En dépit de ses débordements – ou à cause d’eux – la puissance du despote apparaissait ainsi comme une forme de justice immanente qui n’épargnait rien ni personne, même si ses raisons étaient parfois mystérieuses. Et c’est cette foi absolue dans l’équité souveraine du tsar qui permettait aux Russes de supporter avec une telle patience la tyrannie de ses fonctionnaires.
29Ayant ainsi découvert à la servitude des vertus insoupçonnées, les Russes en vinrent à la considérer non seulement comme un état normal, mais comme un état souhaitable, comme une forme supérieure de socialité. Et cette conviction venait à son tour conforter l’attachement qu’ils portaient à leur communauté, à leur monde, à leur sol, donnant à leur patriotisme cette intensité particulière qui est la sienne aujourd’hui encore et qui dépasse de très loin les limites du simple sentiment national : il est appartenance à une communauté d’exception, à une sorte de peuple élu. « Une des pierres angulaires de ce qui allait devenir l’“idée russe” », écrit l’historien Tibor Szamuely,
résidait dans une croyance profonde dans la Russie comme personnifiant une société basée sur l’égalité et la justice où, en fin de compte, aucun homme ne valait mieux que son voisin et où prévalait une volonté unique. Cela peut sembler le comble du paradoxe, mais c’est justement ce système de servitude généralisée, d’esclavage de toute la population, que l’on donnait (...), que l’on brandissait même comme la meilleure preuve de l’excellence de l’Etat russe et de son incontestable supériorité sur tous les autres2.
30Cette exaltation de l’esclavage trouva son apothéose dans le messianisme national dit de la « Troisième Rome ». Considérant qu’après la trahison de la première Rome, devenue hérétique, puis la chute de la seconde, Constantinople, c’était à la Russie qu’il revenait de reprendre le flambeau de la vraie foi, de devenir la Troisième Rome, les Russes en vinrent à se persuader que leur nation était porteuse d’un message transcendant, qu’elle était destinée à apporter au monde une nouvelle révélation et à prendre la tête des peuples pour les guider vers le salut.
Le Tout contre les parties
31Ainsi, au moment même où l’Europe émergeait de la féodalité et voyait s’affermir une société civile fondée sur une conscience de plus en plus aiguë des droits de l’individu, la Russie, elle, suivait le cheminement opposé, restreignant de plus en plus l’aire de souveraineté des individus au profit de celle de la communauté, incarnée dans un Etat bureaucratique fortement centralisé et dominé par un souverain au pouvoir illimité. Et, paradoxalement, le rejet de la domination mongole, loin de ralentir ce glissement dans l’orbite de la tradition asiatique, l’accentua au contraire : c’est aux XVIe-XVIIe siècles que le système moscovite atteint son point de plus grande proximité avec les grands empires bureaucratiques de la Chine, de l’Inde, du Moyen-Orient. Point ici de féodalité, avec son foisonnement de souverainetés locales et de coutumes particulières, coordonnées et hiérarchisées par un tissu complexe de relations d’homme à homme, fondées sur le principe de l’engagement réciproque du vassal et du suzerain : rien qu’un espace unique, soumis partout à une hiérarchie unique, émanation d’un pouvoir central qui exerce sur toutes choses une autorité absolue et sans contrepoids. D’un côté, une multiplicité de légitimités querelleuses, sans cesse occupées à s’affirmer les unes face aux autres, de l’autre une légitimité unique, pliant tous les individus sous la même loi, les confondant tous dans le même organisme solidaire et indifférencié, où chacun n’existe que comme partie d’un Tout qui le dépasse. D’un côté, un monde de la différence et de la turbulence, parcouru de courants contradictoires qui s’affrontent en chocs incessants, de l’autre, un monde qui fait son idéal de l’identique et de l’uniforme.
Retour vers l’Europe
La modernisation de Pierre Ier
32Survient alors le second grand tournant de l’histoire russe : le règne de Pierre Ier, qui prend la Russie à bras-le-corps pour la retourner vers l’Occident. La visée du tsar est surtout instrumentale. Son rêve est un rêve impérial : il s’agit d’affirmer la grandeur de la Russie – c’est-à-dire de l’Etat russe. La transformation de la société en est le moyen, non la fin. Pour acquérir les instruments modernes de la puissance, une armée et une marine de type occidental, appuyées sur un appareil administratif efficace, il faut des cadres formés à l’occidentale : Pierre Ier les fait surgir de terre, les puisant non seulement dans les vieilles familles, mais parmi les hommes du commun, renouvelant ainsi l’antique noblesse de service dans sa composition comme dans ses mœurs, jusqu’à en faire, du moins extérieurement, l’exact reflet de la noblesse occidentale, auquel elle emprunte ses modes, ses titres, ses attributs. Reflet trompeur : en réalité, il s’agit non d’une caste indépendante, fondée sur la naissance et solidement assise sur ses privilèges, comme la noblesse occidentale, mais d’une élite fonctionnarisée, suscitée par l’Etat, entièrement dépendante de lui et astreinte à son service (d’ailleurs, n’importe quel fonctionnaire accède automatiquement à la noblesse dès lors qu’il atteint un certain rang hiérarchique) relevant non d’un statut particulier, mais du droit commun.
Une rénovation de l’absolutisme
33Toutefois, grâce à la position prétorienne que lui avait conféré la modernisation de l’armée, cette noblesse parvint peu à peu, dans le courant du XVIIIe, à s’affranchir du service obligatoire et à devenir définitivement propriétaire de ses terres – et de ses paysans. Mais cela même lui interdisait de briser réellement son rapport de dépendance à l’Etat : sa nouvelle puissance était fondée sur l’appropriation privée de la paysannerie, dont la soumission ne pouvait être garantie que par la puissance de l’Etat. En sorte que d’avoir réduit les paysans en esclavage l’empêcha d’aller plus loin dans la voie de sa propre émancipation et l’obligea à maintenir le pouvoir absolu du souverain.
34Les réformes de Pierre Ier, si elles permirent de réorganiser l’appareil d’Etat et de lui donner une nouvelle efficacité en le débarrassant de ses archaïsmes, ne modifièrent donc pas fondamentalement les structures de la société. Elles furent plus une modernisation technique qu’une modernisation sociale. Si bien qu’elles servirent surtout à donner un nouveau dynamisme à l’autocratie – ceci au moment même où en Occident la monarchie absolue commençait à s’essouffler. En somme, alors qu’elle croyait s’être mise à l’heure de l’Europe, la Russie s’installait au contraire dans un nouveau décalage.
La puissance russe, puissance de l’État russe
35Mais elle n’en avait pas moins pris rang parmi les puissances européennes. En la dotant d’une armée et d’une marine modernes, Pierre Ier lui avait donné les moyens d’un projet impérial, qui n’allait pas tarder à se concrétiser dans une série ininterrompue de conquêtes territoriales. C’est à partir du XVIIIe siècle que l’expansion russe prend véritablement son essor : pendant plus de deux siècles, l’empire ne cessera de s’agrandir dans toutes les directions et au détriment de tous ses voisins. De citadelle assiégée et tremblant pour sa survie, la Russie est devenue un prédateur redoutable.
36Sous ses habits neufs, cette puissance russe reste cependant marquée par ses origines asiatiques. Elle n’est pas fondée, comme c’est le cas pour l’Angleterre ou pour la Hollande, sur la richesse et le dynamisme de sa société civile, sur l’esprit aventureux de ses marchands ou de ses marins. L’expansionnisme russe est un expansionnisme d’Etat, d’un Etat surpuissant, qui tire ses ressources non de l’opulence et du goût d’entreprendre de ses sujets, mais de sa capacité à les pressurer et à les enrégimenter. Aussi la puissance russe est-elle essentiellement administrative et militaire, non seulement dans son expression, mais dans sa nature même : la mobilisation de son armée n’est que la partie émergée de la mobilisation de toute sa population.
La modernisation de 1861
37C’est la taille de son empire et le nombre de ses sujets qui permettent à l’Etat russe de tenir son rang dans le concert des puissances : face au défi des Etats européens, il lui faut donc les accroître sans cesse. La boulimie territoriale de la Russie du XIXe est aussi une réaction de défense face au monde extérieur.
38Mais ce géant n’a pas le dynamisme interne de ses rivaux et ses conquêtes territoriales ne suffisent pas à compenser son inertie, son archaïsme, son absence d’inventivité technique et son retard économique. C’est ce que révèle brutalement la guerre de Crimée. Pour remédier à cette situation, il faut moderniser la société et non plus seulement l’Etat : en d’autres termes, abolir l’esclavage paysan. C’est ce que va faire Alexandre II en 1861.
39Bien qu’assorti de conditions qui en restreignent considérablement la portée, l’Acte d’émancipation marque le début d’une dynamique nouvelle, qui va aller s’accélérant au fil des années. Les rapports marchands se développent, on voit apparaître les premiers capitalistes russes, puis, à la suite des réformes de Stolypine, au début du XXe siècle, les premiers petits propriétaires paysans indépendants. L’urbanisation progresse, les classes moyennes – techniciens, cadres, professions libérales de type occidental – s’étoffent. La Russie commence, lentement et non sans réticences, à s’engager dans la voie de la révolution industrielle.
Un État modernisateur
40Mais cette révolution industrielle continue à être perçue par l’Etat russe dans le cadre de ses concepts traditionnels : c’est à lui qu’elle doit profiter d’abord, elle doit servir par priorité ses objectifs de puissance. Il ne s’agit pas de laisser le champ libre au capitalisme privé, mais de mettre son dynamisme au service des conceptions et des intérêts de l’Etat, en encadrant et en orientant ses entreprises dans le sens voulu. D’où l’accent mis sur l’industrie lourde et l’édification d’unités de production très concentrées, qui sont censées permettre à la Russie de combler rapidement son retard sur l’Europe.
41On a parlé à propos de cette période d’un « capitalisme sans capitalistes ». L’entreprise privée russe, en effet, ne dispose pas des capitaux nécessaires à la réalisation des énormes investissements qu’exigent les projets de l’Etat. Celui-ci va donc en assurer le financement sur ses fonds propres et en faisant appel au capital étranger, qui s’assure ainsi une position dominante dans la jeune industrie russe. Certes, avec les progrès de l’accumulation, sa part va aller diminuant, mais en 1914, il réalise encore 40 % du total des investissements. Cette mainmise de l’Etat et des grandes compagnies internationales sur les secteurs stratégiques ne laisse à l’entreprise privée autochtone que la portion congrue, le secteur des petites et moyennes entreprises, tournées vers la consommation. Ainsi, en dépit d’un rythme élevé de développement économique, le capitalisme russe proprement dit ne progresse que lentement : il n’existe pas en Russie de véritable bourgeoisie d’affaires, comparable à son homologue occidentale et capable de peser comme elle sur les décisions du pouvoir.
Un État conservateur
42En s’instituant le principal maître d’œuvre du développement économique, grâce notamment à des hommes tels que Witte, l’Etat russe a donc réussi à maintenir à peu près intacte son emprise sur la société. A la fin du siècle, on assiste certes à l’émergence d’une société civile qui commence à traduire en termes politiques son désir d’autonomie, notamment à travers le mouvement libéral, mais elle demeure trop faible pour imposer un véritable dialogue au pouvoir. Si celui-ci s’est fait l’artisan de la modernisation économique du pays, sur le plan politique, ses conceptions n’ont que peu évolué. Elles procèdent toujours de la vieille vision holiste de la Russie comme communauté unanime et indifférenciée, rassemblée autour de son tsar : lors de son couronnement, Nicolas II en est d’ailleurs encore à qualifier de « rêves insensés » les propositions des partisans d’une monarchie constitutionnelle. Autant le pouvoir se montre pragmatique en matière de développement économique et technique, autant il se fige dans son conservatisme dès qu’il s’agit de mettre en cause la conception traditionnelle de l’Etat, instaurant par là une tension croissante entre celui-ci et les forces neuves que sa propre politique de modernisation fait émerger.
L’archaïsme russe
43La Russie du début du XXe siècle figure certes parmi les grandes puissances. Mais en dépit de la rapidité de son développement économique, elle reste une puissance archaïque. Ce qui fait la force des pays occidentaux c’est qu’ils ont su, chacun à sa manière, libérer le dynamisme de leur société civile, passer de l’âge holiste à l’âge individualiste, pour reprendre la distinction de Louis Dumont3. La Russie, elle, reste enracinée dans sa tradition communautaire et étatique. Son décollage économique lui-même est moins le produit spontané de la libre initiative des acteurs individuels que l’effet d’une politique volontariste, décidée et orchestrée par le pouvoir central. En sorte que si elle est bien techniquement entrée dans l’âge industriel, socialement et politiquement, elle reste une société préindustrielle, dominée par un Etat surpuissant qui, au nom de la vieille tradition holiste dont il est le gardien, entend continuer à avoir la haute main sur l’ensemble de la vie sociale et s’oppose à l’émergence d’une société civile autonome, libre de ses mouvements et de ses initiatives. Et s’il prend en main la modernisation technique du pays, c’est en fin de compte pour mieux s’opposer à sa modernisation sociale.
44La société russe se trouve ainsi dédoublée entre une Russie des villes et une Russie des champs : d’un côté, une société urbaine, moderniste, dynamique, appuyée sur l’industrie et le commerce, tournée vers l’Europe, dont elle a adopté les valeurs culturelles et politiques ; de l’autre, la masse des ruraux de la société agraire, qui représente encore 80 % de la population, que la modernité n’a encore qu’effleurée et qui reste, dans son immense majorité, figée dans ses modes de vie archaïques et ses traditions communautaires et égalitaristes. Deux mondes qui se regardent avec méfiance et que la grande tempête de 1917 va jeter l’un contre l’autre.
45Extérieurement, la puissance russe est impressionnante. Mais elle repose sur des fondements d’un autre âge. La cuisante défaite militaire que lui inflige le Japon en Mandchourie en apporte la démonstration. Mais la Russie ne saura pas entendre l’avertissement. Prisonnière de son rôle de grande puissance, il lui faut l’assumer coûte que coûte. Or les données du jeu ont changé et elle n’est plus en mesure de le faire. La guerre désastreuse dans laquelle elle va se trouver entraînée en 1914 et qu’elle n’est pas en état de soutenir va lui révéler la profondeur des illusions qu’elle se fait sur elle-même et sur le monde.
Notes de bas de page
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