La poétique-poïétique selon Tynianov
p. 19-116
Texte intégral
1Le système conceptuel de la poétique-poïétique de Tynianov offre une difficulté particulière : Tynianov n’a jamais donné la description théorique explicite de ses concepts ; encore aujourd’hui ceux-ci restent pris dans la « matière » des œuvres et auteurs qu’il a étudiés ; notre tâche est donc de les en dégager, de les « traduire ».
2Pourtant il ne s’agit plus ici de la traduction du russe en français, mais du français en français. Car les concepts de Tynianov exigent, pour leur efficacité éventuelle dans une application à la littérature française, américaine, japonaise..., que nous mettions sur eux nos propres mots. Chez Tynianov, les termes sont moins importants que les notions qu’ils recouvrent ; et si tel lecteur préfère au couple tynianovien principe constructif /matériau celui de procédé/langue ou forme/substance ou style/matière linguistico-thématique, libre à lui pourvu que le sens de cette dialectique soit bien perçu, c’est-à-dire que la forme soit entendue non pas comme un gant qu’on met sur la main, mais justement comme un rapport.
3Ce que je propose dans la première partie de cet ouvrage n’est donc que ma « traduction » des principaux points nodaux de Tynianov. Et si cette traduction n’est pas convaincante ou adéquate sur tel ou tel point, le lecteur est libre, et peut-être tenu, de rectifier, améliorer, « retraduire » à sa façon.
4Conséquence de la difficulté précédente, un nouvel obstacle entrave la lecture de Tynianov. Habitué depuis La Métaphysique d’Aristote à considérer qu’« il n’y a de science que de l’universel1 », le lecteur est troublé par le théoricien russe, dont la pratique poéticienne est une réfutation en actes de cette idée. Chez Tynianov, en effet, l’étude des particularités historiques, loin de gêner la généralité théorique, la favorise. Et pour une raison finalement assez simple : c’est que le théoricien est lui aussi dans l’Histoire. Gérard Genette écrivait dès 1969 : « Dans l’analyse des formes elle-même [...] règne [...] un préjugé qui est celui [...] de [...] l’incompatibilité de l’étude synchronique et de l’étude diachronique, l’idée qu’on ne peut théoriser que dans une synchronie que l’on pense en fait, ou du moins que l’on pratique comme une achronie : on théorise trop souvent sur les formes littéraires comme si ces formes étaient des êtres, non pas transhistoriques (ce qui signifierait précisément historiques), mais intemporels. La seule exception notable est celle, on le sait, des formalistes russes, qui ont dégagé très tôt la notion de ce qu’ils nommaient l’évolution littéraire2. » La question n’est donc pas : être ou ne pas être dans l’Histoire, mais : étant donné que j’y suis, dois-je dire ou ne pas dire les conditionnements qu’elle m’impose ? Si l’on admet avec Durkheim que « l’inconscient, c’est l’oubli de l’histoire […] [et que] l’inconscient d’une discipline, c’est son histoire3 », alors peut-être vaut-il mieux dire cet inconscient, car un « retour du refoulé » rendrait caduque la théorie elle-même. Telle est la position de Tynianov, instruit notamment par l’expérience des théoriciens allemands des années 1910 – expérience sur laquelle on s’arrêtera quelques instants.
5Dans la théorie allemande du vers au début du siècle, le courant dominant est l’école acoustique, la fameuse « Ohrenphilologie ». Cette école affirme que le vers est une réalité avant tout sonore et qu’il ne peut être étudié que dans sa sonorité. Vérité apparemment générale, mais en fait particulière et fragile, car cette « école acoustique », indique Tynianov4, est historiquement liée à l’essor de la déclamation poétique au début du siècle en Allemagne. Pour le théoricien russe cette vérité est fragile, parce qu’il estime qu’en vertu de l’idéalité de la construction littéraire, et en l’occurrence poétique, il est parfaitement possible de lire des vers selon leur idéalité non phonique et que les critères acoustiques retenus par F. Saran et ses collègues ne rendent pas compte du phénomène de l’équivalent de vers ou de strophe (Pouchkine, mais aussi Tardieu, remplacent délibérément un vers par une ligne de point)5. Le poéticien russe suggère que si Saran avait eu conscience de ses déterminations-particularités historiques, de l’orientation déclamatoire de la poésie allemande de l’époque, il eût peut-être soumis sa théorie à l’épreuve des époques de poésie intimiste, et sa « vérité » en eût été certainement différente. Comme quoi, selon l’auteur du Vers lui-même, taire ses conditionnements historiques est le plus sûr moyen de leur laisser le pouvoir et dire sa particularité est le meilleur moyen d’y échapper.
6Pour maintenir l’adéquation du propos à la poétique tynianovienne et permettre en même temps au lecteur de porter sur elle un regard critique, nous proposons d’en suivre les « nœuds » dans leur ordre chronologique d’émergence. Non seulement la valeur générale de chacun ne devrait pas souffrir de son enracinement historique, mais la description même de ces déterminations historiques devrait à l’inverse éclairer l’efficience de cette généralité. En suivant l’ordre historique, nous serons amenés à énumérer les points nodaux pratiqués par Tynianov ; nous en dégagerons dix-huit, mais qu’un autre chercheur en repère plutôt huit ou vingt-cinq ne changera rien au fond de l’affaire poéticienne. L’important est bien de tester leur efficacité pour la connaissance du fonctionnement de la littérature ; et c’est pourquoi, le plus souvent, nous essayons d’éprouver, avec un exemple tiré de la littérature française, ce que Tynianov affirme à propos de la littérature et de la poésie russes.
7On commencera par constater avec quelle virtuosité les travaux de Tynianov parviennent à théoriser dans l’histoire et à quel point les titres de ces travaux sont trompeurs. Les titres sont trompeurs parce qu’ils se réduisent souvent au nom d’un ou deux écrivains : apparemment l’étude est particulière. En réalité, à propos du cas concret et particulier d’un écrivain, Tynianov aborde une question générale. Chez lui, la généralité est dans la particularité, dont il convient justement de l’extraire. Provisoirement.
1. La forme comme rapport entre principe constructif et matériau, ou l’œuvre comme système
8Ce point se donne à lire implicitement dans Dostoïevski et Gogol (contribution à la théorie de la parodie) (1919), premier travail de Tynianov publié en 1921 sous forme de brochure marquée du sigle de l’OPOÏAZ. C’est une publication, comme souvent chez Tynianov, modeste par le volume (une trentaine de pages), mais considérable par l’ampleur théorique des questions abordées.
9En 1919 Tynianov n’énonce pas ce point aussi expressément que nous le faisons ici. Le théoricien n’utilise pas encore le terme de « principe constructif » ou « facteur constructif » (qui apparaît environ trois années plus tard), mais le concept, lui, est déjà présent dans des termes comme style, procédé et même principe (c’est nous qui soulignons ces termes dans la citation qui suit) :
Le style de Dostoïevski reproduit, varie, combine, le style de Gogol [...].
Gogol promeut la nature inerte au rang de principe original de théorie littéraire [...].
Le principal procédé de Gogol dans la description des gens est le procédé du masque. Ce masque, ce peut-être avant tout un vêtement, un costume (chez Gogol les vêtements ont une signification importante dans la description du physique), ce peut être aussi un physique accusé. [Ici, p. 137, 140, 141]
L’essence de la parodie est la mécanisation d’un procédé ; naturellement, cette mécanisation n’est sensible que lorsque le procédé mécanisé est connu ; la parodie assume donc une double fonction : 1) la mécanisation d’un procédé, 2) l’organisation d’un nouveau matériau, ce nouveau matériau étant l’ancien procédé mécanisé. [Ici, p. 151] [Remarquons au passage la définition de la parodie : une œuvre est parodique lorsqu’elle transforme en (son) matériau le principe constructif ou procédé principal d’une autre œuvre, M.W.].
Dans l’œuvre le principe constructif est évidemment premier, et il appelle des éléments seconds, par exemple le caractère des personnages, la structure de l’intrigue – éléments que Tynianov regroupe sous le terme de matériau. Signalant que le procédé du masque chez Gogol (un vêtement nettement souligné, un trait physique bien marqué) finit toujours par s’incarner dans le nom des personnages, Tynianov montre que tous les autres éléments découlent de ce principe du nom-masque :
Le récit de la brouille entre Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch découle entièrement de la ressemblance et différence entre les noms. Au début du premier chapitre le nom d’Ivan Ivanovitch est mentionné 14 fois ; le nom d’Ivan Nikiforovitch presque aussi souvent ; dans des juxtapositions ou comparaisons, ils sont mentionnés ensemble jusqu’à 16 fois. La projection de la différence des masques verbaux sur les masques physiques amène une opposition complète entre les deux : « Ivan Ivanovitch est maigre et de haute taille ; Ivan Nikiforovitch est un peu plus petit, mais par contre il s’étend en largeur. La tête d’Ivan Ivanovitch ressemble à un gros radis avec la queue en bas ; la tête d’Ivan Nikiforovitch – à un radis avec la queue en haut », etc. La ressemblance des noms se projette en ressemblance des masques : « Autant qu’Ivan Ivanovitch, Ivan Nikiforovitch déteste les puces [...]. D’ailleurs, malgré quelques différences, Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch sont des personnes merveilleuses. » La projection de la différence des masques verbaux sur le sujet aboutit à la brouille entre Ivan Ivanovitch et Ivan Nikiforovitch ; la projection de la ressemblance donne leur égalité sur fond de « vie ennuyeuse ». [Ici, p. 143-144]
10Pourquoi Tynianov découvre-t-il, ce « nœud » à ce moment-là et à propos de Gogol (1919) ? Pour deux raisons convergentes. Parce que dans ces années la prose de tradition gogolienne (illusion de la narration orale, veine fantastique) connaît un fort renouveau (les écrivains du groupe des « Frères Sérapion » : Zochtchenko, Zamiatine, etc.). Et parce que les deux principales orientations apparemment antagoniques de la critique russe de l’époque, l’« école historico-culturelle », surtout préoccupée de contexte social, et l’école symboliste, avant tout attentive aux valeurs éternelles, n’en finissent pas de noyer la littérature dans l’histoire et la philosophie.
11En tant que théoricien qui, comme Paul Valéry, connaît la littérature de l’intérieur, c’est-à-dire aussi comme praticien, Tynianov sait par expérience que l’écrivain ne crée pas d’un côté son personnage, de l’autre son style et d’un troisième encore les événements. Autrement dit, la tâche du poéticien est, selon lui, de saisir le système de l’œuvre, de déterminer les corrélations qui organisent les éléments du matériau de cette œuvre, éléments toujours non spécifiquement artistiques : il y a des personnages dans les récits des patients de Freud, il y a du style dans les articles de journaux, il y a des événements dans les manuels d’histoire. Optimiste, Tynianov déclare au début de L’Ode comme genre oratoire (1922) :
On ne peut plus parler de l’œuvre comme de « l’ensemble » des aspects qui sont les siens : le sujet, le style, etc. Ces abstractions sont dépassées depuis longtemps : le sujet, le style, etc. sont en interaction, dans la même interaction et corrélation que le rythme et la sémantique dans le vers. L’œuvre est un système de facteurs corrélés les uns aux autres6.
12Grâce à cette dialectique entre le principe constructif et les éléments du matériau, Tynianov est désormais en mesure de cerner la spécificité du fait littéraire, et de donner à la poétique un objet unique et cohérent. La dichotomie entre forme et contenu (ou entre forme et fond) est invalidée, qui vouait les chercheurs à se disperser entre études de « forme » et études de « contenu » et les empêchait de saisir l’originalité du phénomène esthétique. En 1919 Roman Jakobson écrit à propos de cette dispersion : « Jusqu’à présent, les historiens de la littérature imitaient la police qui, se proposant d’opérer une arrestation, se saisirait à tout hasard de tout ce qui se trouve dans l’appartement, hommes et choses, et aussi de ceux qui passent par hasard dans la rue. De même, pour les historiens de la littérature, tout leur était bon : la vie quotidienne, la psychologie, la politique, la philosophie7. »
13Mais le couple principe constructif/matériau a encore un avantage : il permet au chercheur de se replonger dans l’energuéia de l’œuvre, dans la dynamique qui était la sienne au moment et au cours de son processus de création, il est adéquat à l’œuvre comme objet d’une discipline qui est autant la poïétique que la poétique. Et Tynianov utilise une méthode originale pour obtenir cette adéquation : évitant d’appliquer à l’œuvre des notions extérieures, étrangères ou trop « entéléchiques » (statiques), il reprend au contraire des notions dynamiques qu’il a éprouvées de l’intérieur et qui sont les notions utilisées par les praticiens eux-mêmes. Dans leurs déclarations et commentaires, les écrivains n’utilisent certes pas obligatoirement les termes de principe constructif et de matériau, mais les réalités désignées par ces mots leur sont tout à fait familières. On pourrait donner en exemple les déclarations que cite Tynianov lui-même : Gogol lisant Derjaviné, Pouchkine lisant Karamzine ou se commentant lui-même, et l’on verrait que ce couple y est, au moins silencieusement, à l’œuvre. Plus parlants pour notre lecteur seront peut-être les témoignages d’écrivains français, où l’on remarquera du reste que ce travail des concepts peut s’accomplir silencieusement, mais aussi explicitement, c’est-à-dire dans des termes qui sont pratiquement ceux de Tynianov. Dans sa « Préface » à Iphigénie, Racine parle de la manière dont il s’est « éloigné de l’économie et de la fable d’Euripide »8. Dans le célèbre Comment j’ai écrit certains de mes livres, Raymond Roussel révèle ce qu’il appelle le « procédé très spécial » grâce auquel il fabrique deux phrases formellement presque identiques, mais de signification différente, la première devant constituer le début d’un conte, la seconde en constituant la fin – objectif que l’auteur commente en ces termes : « C’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux9. » Elsa Triolet écrit dans la préface de son recueil de nouvelles Le Premier Accroc coûte 200 francs : « Le “style” est la peau d’une chose écrite et non son vêtement, l’enlever n’est pas la déshabiller, c’est l’écorcher10. » L’Oulipo commente en ces termes sa propre activité littéraire : « L’activité de l’Oulipo applique à [des] matériaux des traitements systématiques et prévus11. » Enfin Paul Valéry, lui aussi illustre praticien et théoricien : « Qu’importe la matière première, qui est un peu partout ? C’est le talent, c’est la puissance de transformation qui me touche et qui me fait envie12. »
14De la même façon chez Tynianov dans Le Vers lui-même (1924, 1977), Le Fait littéraire (1924, 1991) ou De l’évolution littéraire (1927, 1991) nombreuses sont les expressions du type : « mise en forme du matériau par le principe de construction » ou « application d’un facteur constructif à un matériau » ou « déformation du matériau par le principe constructif ». Par exemple dans Le Fait littéraire (1924), où l’auteur utilise indifféremment les termes synonymes de facteur ou principe constructif : « L’originalité d’une œuvre littéraire réside dans l’application d’un facteur constructif à un matériau, dans la “mise en forme” (c’est-à-dire, en fait, dans la déformation) de ce matériau. » [1991, p. 219]
*
15Les passages précédemment cités de Dostoïevski et Gogol... énoncent implicitement un second point nodal de la poétique-poïétique tynianovienne, celui de l’idéalité de la forme littéraire. Le principe artistique, montre Tynianov, est non pas matériel, mais idéel, comme l’est le phonème par rapport à la matière phonique.
2. L’idéalité du principe constructif
16De manière révélatrice, le théoricien russe utilise dans son travail sur Dostoïevski et Gogol le terme de principe. Aristote aurait employé celui de puissance (dunamis). Et de fait Tynianov reprend à son compte le double sens du concept aristotélicien : à la fois virtualité abstraite et efficacité-force ; un principe est un moteur abstrait, une dynamique, une virtualité efficace idéellement. Le principe du moteur à explosion n’est pas encore un moteur à explosion, il n’empêche qu’il permet de construire de tels moteurs. Le principe n’est donc pas la réalisation matérielle. Et l’on comprend bientôt pourquoi Tynianov tient tant à la distinction entre principe et réalisation : c’est qu’à l’inverse de ce qui se pratique en Russie au début du siècle (et aujourd’hui encore, et pas seulement en Russie), elle permet justement de ne pas faire de la forme (idéelle, abstraite, dynamique : la forme comme rapport) une forme matérielle-réalisée (linguistique, stylistique). Positivement cette fois : cette forme-principe est l’X, le troisième terme grâce auquel le poéticien moderne peut échapper au couple aporétique de la forme et du contenu. La correspondance entre Eïkhenbaum et Jirmounski a ceci de passionnant qu’elle nous permet d’assister pour ainsi dire in vivo à la naissance de cet X, qui selon Eïkhenbaum, Chklovski et Tynianov, fait toute la différence entre l’étude traditionnelle de la forme (porteuse d’un contenu idéologique, philosophique) et le formalisme russe comme école nouvelle visant la spécificité esthétique de la littérature. Le 10 août 1917 Eïkhenbaum écrit à Jirmounski :
L’autre jour, à Pétersbourg, j’ai acheté trois thèses allemandes de « Stiluntersuchung » (1910 et 1911) sur Bürger, Chamisso et Flaubert. Les deux premières sont une application touchante du schéma d’Elster (ses élèves) – sans aucune critique, sans rien « de soi-même ». Cela m’est très utile, c’est comme si je suivais le séminaire d’Elster. Mais ce que c’est pauvre en fait ! Et je comprends pourquoi. Parce qu’il n’y a aucun X ni aucune hypothèse. Mais en réalité sans cela il n’y a pas de théorie. Dans notre théorie, l’X est ce troisième terme qui n’est ni la forme, ni le contenu et à la découverte duquel nous devons aspirer. L’hypothèse est que ce troisième terme se fait sentir dans les sons, le rythme, les procédés. Le parallèle entre « forme » et « contenu » indique seulement qu’en réalité ils ne sont pas parallèles, mais proviennent du point de ce troisième terme qui n’est ni simplement de la pensée, ni simplement du son13.
Telle est la situation en 1917 : Eïkhenbaum, encore à la recherche d’un troisième terme qu’il n’a toujours pas trouvé, maintient de bonnes relations avec Jirmounski. Mais quatre ans plus tard la rupture théorique est consommée. Voici ce qu’écrit Eïkhenbaum au même Jirmounski le 19 octobre 1921 :
[...] Tu cherches à me démontrer que le rôle de l’Opoïaz est insignifiant. À propos de moi-même je dis franchement ceci : je n’ai compris la signification de la méthode formelle que lorsque j’ai commencé à travailler à l’Opoïaz. Je pense que nous parlons un peu de choses différentes. Une chose est l’étude de la forme, autre chose est la méthode formelle comme principe. Bien sûr, nous étudions la forme depuis longtemps, indépendamment de l’Opoïaz […]. Tout le département des études romanes et germaniques [...] nous a appris à aborder les questions de la forme [...]. Mais, Viktor, c’était une chose très différente ! Il y a toujours eu ici l’idée que cette forme était une forme externe derrière laquelle se trouvait autre chose et que c’était de cette autre chose qu’il fallait finalement parler. Cette idée gênait, minait notre travail.
M’étant rapproché de l’Opoïaz, j’ai commencé à penser différemment le concept même de « forme ». Des problèmes tout à fait nouveaux, de nouveaux concepts, de nouvelles corrélations entre eux sont apparus. C’est là que toi et moi avons commencé à diverger. Rappelle-toi ton opposition au concept de « motivation »14.
17Observons qu’à peu près au même moment en France, Paul Valéry, théoricien qui a pour lui d’avoir d’abord pratiqué, fait la même découverte. Dans la citation précédente, Valéry parle en effet de « puissance de transformation ». Nous retrouvons Aristote : qui dit puissance, dit virtualité, et qui dit virtualité, dit bien idéalité. La déclaration qui suit est encore plus nette (c’est toujours Valéry qui parle) : « Construire existe entre un projet ou une vision déterminée et les matériaux que l’on a choisis [...]. Construire doit faire songer à une commune mesure des termes mis en œuvre, un élément ou un principe [...] qui peut n’avoir d’autre existence qu’une abstraite ou imaginaire15. »
18C’est dans Le Vers lui-même (1924) que l’on trouve à ce propos l’exposé le plus explicite. Tynianov écrit, toujours optimiste (trop ?) :
Nous avons récemment épuisé la fameuse analogie : forme-contenu = verre-vin. Mais toutes les analogies spatiales appliquées au concept de forme sont importantes, car elles ne sont qu’un simulacre d’analogie : en fait, sous le concept de forme se glisse toujours un trait statique étroitement lié à la spatialité. [1977, p. 43]
On comprend mieux ici pourquoi Tynianov ne peut se satisfaire du couple traditionnel ; la « forme » étant conçue comme trop externe-spatiale (le gant par rapport à la main ou le verre par rapport au vin), le « contenu » est lui aussi considéré comme trop spatial (interne), et du coup c’est tout le couple qui est bancal, car les deux termes rapprochés demeurent étrangers l’un à l’autre : un verre peut accueillir du vin, mais aussi de la farine ou du mercure, ce qui montre que le verre n’est pas la forme spécifique de ces « contenus ».
19Tynianov parle du « trait statique » de cette forme spatialisée, « statique » signifiant chez lui non interactif ou non corrélatif. Car les « dunamis » et « energuéia » qu’il estime propres à la forme idéelle sont directement tributaires de la corrélation forte, nécessaire, entre principe constructif et matériau. Non-corrélation = statisme, corrélation = dynamique, telles sont en quelque sorte les deux équations de base de la poétique-poïétique tynianovienne. Voilà pourquoi le théoricien écrit au début du Vers lui-même (1924) :
L’unité de l’œuvre n’est pas un tout symétrique clos, mais une totalité dynamique en développement ; il n’y a pas entre ses éléments le signe statique de l’égalité et de l’addition, mais il y a toujours le signe dynamique de la corrélation et de l’intégration.
La forme de l’œuvre littéraire doit être perçue comme dynamique. Ce dynamisme joue [...] dans le concept de principe constructif. [...] La forme dynamique n’est pas constituée par l’assemblage des facteurs [du mot ou de l’œuvre], mais par leur interaction, et, par conséquent, par la mise en relief d’un groupe de facteurs aux dépens d’un autre.
Ceci implique que le facteur mis en relief [le principe constructif] déforme ceux qui lui sont subordonnés [que Tynianov, un peu plus loin, appelle le matériau]. [1977, p. 44]
20Pour une clarté maximale, on pourrait figurer la différence du couple conceptuel tynianovien par rapport au couple spatialisé traditionnel à l’aide de la formule suivante, qui révèle que pour Tynianov la langue ou le style (« forme » externe-spatiale) et les thèmes (« contenu ») constituent le matériau, de l’œuvre, c’est-à-dire ce que l’écrivain emprunte à la sphère extra-littéraire pour le transformer, selon un certain principe, en œuvre littéraire :
21On note ce faisant que le couple tynianovien, comme tout couple conceptuel destiné à appréhender des rapports ou des corrélations, est asymétrique. De même que dans la paire signifiant/signifié il n’y a pas de signifié sans signifiant (pas de signification sans matière verbale pour la porter), de même, en littérature il n’y a pas, selon Tynianov, de matériau sans principe constructif : le matériau est déjà formel. Le théoricien écrit au début du Vers lui-même : « Le concept de “matériau” ne va pas au-delà de la forme : lui aussi est formel ; il est erroné de le confondre avec les éléments hors-construction. » [1977, p. 41-42]
*
22Dostoïevski et Gogol, contribution à la théorie de la parodie : le titre même, avec sa deuxième partie généralisante, montre déjà que pour et chez Tynianov la généralité théorique est prise dans la particularité historique et que le théoricien formaliste ne peut donc théoriser que dans l’histoire, ce qui signifie : théoriser l’histoire ou, plus exactement, l’évolution. Quelle est en l’occurrence la particularité historique ? Tynianov découvre – authentique découverte factuelle – que dans Le Village de Stépantchikovo et ses habitants Dostoïevski combat parodiquement les Extraits de la correspondance avec mes amis de Gogol. Mais en fait cette première publication de 1919 pourrait aussi être sous-intitulée « contribution à la théorie de l’évolution littéraire », car il s’avère que pour Tynianov, la parodie reproduit, dans des conditions réduites de laboratoire, la loi fondamentale de l’évolution en grandeur nature. Le théoricien écrit :
Quand on parle de « tradition littéraire » ou de « succession littéraire », on imagine d’ordinaire une ligne droite reliant le représentant le plus jeune d’un courant littéraire à son aîné. En réalité l’affaire est beaucoup plus complexe. La ligne ne va pas tout droit ; arrivée à un certain point, elle oblique, il y a rupture, conflit. [Ici, p. 135]
Toute succession littéraire est avant tout conflit, destruction de l’ancien système et nouvelle construction à partir d’éléments anciens. [Ici, p. 136]
3. Le conflit comme moteur de l’évolution littéraire
23À l’instar des précédentes, cette inférence n’arrive pas à l’improviste. Tynianov la formule à ce moment-là parce que l’Opoïaz dont il fait partie naît, au milieu des années 1910, d’un futurisme russe (Bourliouk, Kroutchonykh, Maïakovski, Khlebnikov) qui entre bruyamment en conflit avec le symbolisme ; rappelons-nous, pour nous faire une idée de ce « bruit », le titre provocateur du manifeste des cubo-futuristes : Une Gifle au goût public (1912). D’une certaine manière Tynianov se perçoit lui-même comme une rupture, comme en rupture. Il ne peut donc pas accepter les élaborations des historiens de la littérature russe qui dans les années 1910-1920 considèrent l’évolution littéraire à travers les lunettes roses de la continuité. Voici une ligne : Pouchkine – Gogol – Dostoïevski – Tourguéniev – Tolstoï. En voici une autre : Lomonossov – Derjavine – Joukovski – Pouchkine – Lermontov (voir 1991, p. 215). Tynianov ressent comme non conforme à la réalité ces tableaux idylliques où chaque poète précédent est supposé transmettre généreusement la lyre au poète suivant. Il prouve, faits à l’appui, qu’entre Gogol et Dostoïevski il y a rupture et non continuité.
24En même temps, ce premier travail livre une caractéristique générale de l’attitude terminologique de Tynianov : dans les mots, Tynianov est « rupturiste », c’est-à-dire qu’il souligne la rupture sans parler de continuité. Mais dans les faits, l’analyse reste d’une grande finesse : le traitement parodique des textes gogoliens par Dostoïevski révèle que l’ancien est repris dans le nouveau de manière transformée ; en d’autres termes, Tynianov voit bien le durable dans le variable. Le lecteur veillera donc à ne pas se laisser induire en erreur « rupturiste » par le vocabulaire de Tynianov. Le même lecteur pourra s’étonner que Tynianov exprime un propos subtil dans un vocabulaire excessif. Mais l’étonnement cessera peut-être si le lecteur se rappelle que le théoricien, pris dans l’histoire, ne peut pas faire autrement que de s’adresser à ses contemporains. Les contemporains de Tynianov sont « continuitistes » en actes et en paroles, Tynianov sera, lui, « rupturiste » en paroles afin que l’on comprenne à quel point les actes littéraires les plus forts assurent la continuité de l’art dans et par la rupture.
25Nous l’avons entrevu, les rapports littéraires entre Gogol et Dostoïevski sont une illustration directe de ce point ; dans Le Village de Stépantchikovo et ses habitants Dostoïevski conteste, en les reprenant parodiquement, les traits essentiels de la poétique gogolienne tels qu’ils se manifestent dans la Correspondance avec mes amis : la façon de construire le nom des personnages (du type : nom commun + suffixe -ov), la forme des mémoires, le style, les répétitions. Raison de plus pour ne pas succomber à la formulation « rupturiste » de Tynianov : le cas de la parodie montre bien qu’un conflit littéraire est toujours une rupture dans la continuité. Du reste la métaphore qu’utilise Tynianov pour formuler ce point en 1924 dans Le Fait littéraire paraît attester son refus du « rupturisme » quant au fond des choses : la « ligne d’évolution, dit-il, n’est pas droite mais brisée » [1991, p. 214]. Tynianov évite ainsi deux positions extrêmes. D’une part celle de la téléologie linéaire qui fait de l’évolution littéraire le développement ou la réalisation harmonieuse d’une essence apriorique (telle était à peu près la position de Venguérov, maître de Tynianov à l’université de Saint-Pétersbourg ; mais c’est aussi, en terrain français, celle de Jean Cohen, pour qui l’évolution de la poésie française est supposée réaliser le but apriorique de l’impertinence épithétique16, ou celle de Genette, qui pense que « le roman moderne » réalise une essence apriorique : le « récit bas » censément défini par Aristote il y a vingt-cinq siècles17). D’autre part, la métaphore de la ligne brisée permet à Tynianov d’éviter le « rupturisme » des conceptions opposées18. Entre la ligne droite de la téléologie, où l’on ne voit pas le virage original qu’un artiste fait prendre à l’histoire de la littérature et les pointillés du rupturisme, qui brillent par leurs blancs et où les réalités ne peuvent pas se rencontrer puisqu’elles ne se touchent pas, Tynianov propose une théorie permettant de penser le passage d’une forme littéraire à une autre, c’est-à-dire l’évolution comme transformation : la ligne, ni droite, ni pointillée, se transforme en se brisant. Le conflit Gogol/Dostoïevski est naturellement un cas parmi tant d’autres : Pouchkine reprend et combat Lomonossov et Karamzine, La Fontaine conteste le « galimatias » de Théophile de Viau, de Saint-Amant et d’Agrippa d’Aubigné, Verlaine s’oppose à Leconte de Lisle et Hugo, Huysmans attaque le naturalisme de Zola en revendiquant un « artificialisme » précieux, le Nouveau Roman affronte le roman philosophique...
*
26Au début de l’étude sur Dostoïevski et Gogol... Tynianov formule, à la suite de l’inférence sur le « conflit », un point annexe que nous pourrions appeler la tresse ou le conflit par contournement.
3 bis. Le conflit par contournement ou la tresse de l’évolution littéraire
27L’évolution, indique Tynianov, n’est pas une ligne brisée unique, mais une tresse de lignes brisées, et tel écrivain appartenant à telle lignée peut très bien s’opposer à un autre écrivain d’une autre lignée par le simple fait que les deux lignées se contournent sans s’affronter directement. Tynianov fait lui-même l’expérience de cette loi dans les années du début de siècle : comme au siècle précédent, Pouchkine est l’objet d’un véritable culte, mais le théoricien ne peut que trouver suspecte l’unanimité d’adorateurs aussi différents que les poètes symbolistes et les « Frères Sérapion » ; il se rend compte que vouer un culte officiel et unanime est une manière de masquer les différences et les conflits. Reprenons le début de Dostoïevski et Gogol... :
Lorsqu’on parle de « tradition littéraire » ou de « succession littéraire », on imagine d’ordinaire une ligne droite unissant le représentant le plus jeune d’un certain courant littéraire à son aîné. En réalité, l’affaire est bien plus complexe. La ligne ne va pas tout droit ; arrivée à un certain point, elle oblique, il y a rupture, conflit. Et pour ce qui est des représentants d’un autre courant, d’une autre tradition, là point de conflit : on se contente de les contourner en les ignorant ou en les révérant, on les combat par le simple fait qu’on existe. Tel a été justement le combat tacite de presque toute la littérature russe du XIXe siècle contre Pouchkine : elle l’a contourné tout en lui vouant un culte ostentatoire. Issu de la « ligne aînée », celle de Derjavine, Tiouttchev ne dit rien de son aïeul, préférant célébrer officiellement Pouchkine. De la même façon, Pouchkine est glorifié par Dostoïevski. Celui-ci va même jusqu’à en faire son père spirituel ; ignorant délibérément certains faits relevés par la critique de l’époque, il affirme que la « pléiade » des années 1860 vient précisément de Pouchkine. [Ici, p. 135]
*
28En 1921, les circonstances amènent Tynianov à formuler plusieurs autres points nodaux de sa poétique-poïétique, nœuds que l’on pourrait regrouper en deux catégories : la relativité littéraire d’un côté et la démarcation-corrélation entre vers et prose de l’autre. Ces deux séries d’inférences sont énoncées dans l’article sur Les Formes du vers de Nékrassov et reprises ou développées dans des travaux ultérieurs.
4. La relativité littéraire
29Formulée implicitement en 1921, explicitement en 1924 dans Le Fait littéraire et en 1927 dans De l’évolution littéraire, cette inférence pose qu’on ne peut connaître la valeur (esthétique) d’une œuvre qu’en se référant à ses contemporains.
30En 1921 les littérateurs russes fêtent le centième anniversaire de la naissance de Nikolaï Nékrassov, poète qui a scandalisé les lecteurs russes de 1850 par une prosaïsation provocante du rythme et du lexique de sa poésie. L’année du centenaire, Korneï Tchoukovski, écrivain et poète de tradition nékrassovienne, distribue aux écrivains et chercheurs un questionnaire sur la place de son « maître » dans la littérature russe. Pourquoi Tynianov en vient-il à formuler une théorie de la relativité littéraire à l’occasion de ce centenaire ? Sans doute parce qu’il se rend compte que les lecteurs de 1920 ont une idée déformée de la poésie de 1850, marqués qu’ils sont par l’idée reçue selon laquelle Nékrassov vaut surtout par l’orientation démocratique et populaire de ses thèmes, comme si ces thèmes n’étaient pas logés dans des vers. Pour cerner la spécificité esthétique réelle de Nékrassov-poète, estime Tynianov, il faut revenir (avec un regard certes critique) à son époque, à la contemporanéité du poète. Le théoricien écrit au début de son étude :
Les querelles autour de Nékrassov se sont tues ; il est manifestement reconnu de façon définitive. Cependant [...] si l’on admet Nékrassov un peu vite et sans trop s’interroger, on risque de négliger les griefs que les contemporains du poète formulaient à l’encontre de son art [...]. Le grand reproche qui était fait à Nékrassov et qu’il admettait lui-même, était celui de prosaicité. Ce n’est pas par hasard que les premières lignes de la critique de Rêves et sons, composées par Biélinski, invitaient l’auteur à écrire plutôt en prose [...].
Nékrassov heurtait l’ouïe de ses contemporains, formée à l’écoute de Pouchkine et de Lermontov. [1991, p. 196]
Formulation encore plus nette de la relativité en 1924 dans Le Fait littéraire :
Qu’est-ce que la littérature ?
Qu’est-ce qu’un genre ?
Tout manuel de littérature qui se respecte commence obligatoirement par ces définitions. La théorie de la littérature s’obstine à concurrencer les mathématiques dans la constitution de définitions statiques extrêmement stables et irrévocables, oubliant que si les mathématiques reposent sur des définitions, en théorie de la littérature, à l’inverse, les définitions, loin de constituer un point de départ, ne sont qu’un résultat, sans cesse modifié par l’évolution du fait littéraire. [...].
Les définitions de la littérature opérant à partir de ses traits « essentiels » se heurtent au fait littéraire vivant. Alors qu’il est de plus en plus difficile de donner une définition stable de la littérature, n’importe quel contemporain vous montrera du doigt ce qui est fait littéraire. Il vous dira que ceci n’est pas du domaine de la littérature et relève de la vie sociale ou de la vie privée du poète, mais que cela, en revanche, est précisément un fait littéraire [...]. Les revues, les almanachs existaient bien avant nous, mais c’est seulement à notre époque [1924] qu’ils sont perçus comme « œuvre littéraire » originale, comme « fait littéraire ». [...] Les charades, les logogriphes ne sont, à nos yeux, que des amusements pour enfants, mais à l’époque de Karamzine, avec la mise en avant des riens verbaux et des jeux de procédé, cet amusement était un genre littéraire. [...]
Et c’est uniquement dans l’évolution que nous pourrons analyser la « définition » de la littérature. On découvrira, en outre, que les qualités de la littérature qui semblaient fondamentales, premières, changent constamment et ne caractérisent pas la littérature en tant que telle. C’est le cas par exemple des concepts de ce qui est « esthétique », au sens de ce qui est « beau ».
Est invariable ce qui semble aller de soi : la littérature est une construction verbale, perçue précisément comme construction, c’est-à-dire que la littérature est une construction verbale dynamique. [1991, p. 212, 214-215, 219]
31« N’importe quel contemporain, dit Tynianov, vous montrera du doigt ce qui est fait littéraire. » Examinons les grandes conséquences qu’entraîne ce principe pour la poétique-poïétique tynianovienne, et commençons par écarter une interprétation subjectiviste. Quand Tynianov parle du « contemporain » (au singulier), il ne signifie pas que le décret de littérarité puisse être pris arbitrairement par le caprice d’un individu. Le singulier est une manière de singulier collectif, et le « contemporain » désigne en fait pour le poéticien russe la contemporanéité, c’est-à-dire le système des acteurs (écrivains et lecteurs) qui constituent la synchronie littéraire : à chaque époque, ce sont les praticiens-auteurs et les praticiens-lecteurs qui montrent ce qui est littérature, parce que ce sont eux qui la font.
32Si le lecteur a pu penser jusqu’ici que Tynianov déterminait le principe constructif de tel poète ou prosateur, Pouchkine ou Gogol, grâce à un savoir supérieur ou atemporel, il faut à présent corriger cette impression – impression qui tient au fait que nous avons donné le résultat du problème sans dire comment le chercheur y parvenait. Sauf à prendre le risque d’appliquer ses propres critères à des productions passées, le poéticien présent, suggère Tynianov, n’a pas d’autre solution que de se référer aux témoignages des contemporains, c’est-à-dire de la synchronie.
33Et qui lit les travaux de Tynianov ne peut pas en effet ne pas être frappé par l’abondance des références à ces témoignages : lettres, articles de journaux ou de revues, déclarations de lecteurs, polémiques entre écrivains eux-mêmes. Non fortuite, cette abondance est le signe d’une pratique fondamentale du théoricien russe, celle de ce qu’on pourrait appeler une théorie de la relativité littéraire. Théorie qui mérite à présent un regard distancié.
34En France le premier regard critique vient probablement de Tzvetan Todorov qui, en 1968 dans Poétique, suggère que si Tynianov a besoin de se référer aux auteurs et lecteurs contemporains de l’œuvre étudiée, c’est qu’il n’est lui-même pas en mesure, comme théoricien, de donner une définition solide et générale de la littérature ; et Todorov conclut à un « constat d’impuissance19 ». Il semble toutefois qu’il n’y ait impuissance que dans une logique « définitionnelle », disons peut-être mieux : déductive ou postulative (puisqu’elle consiste à déduire l’objet réel d’un postulat subjectif-arbitraire) ; logique qui n’est justement pas celle de Tynianov. Alors, dira-t-on, quelle est celle de Tynianov ?
35Dans Le Fait littéraire tout juste cité, Tynianov expose un point de vue tout à fait original sur le statut de la définition en poétique-poïétique. Les poéticiens, dit-il en substance, ont l’habitude de travailler avec des définitions de départ, avec des définitions ontologiques, c’est-à-dire reposant sur l’être d’un art (d’un genre, d’une œuvre) dont ils oublient l’idéalité et qu’ils réduisent en fait au matériau. Les critiques du début du XIXe siècle définissent par exemple le genre russe du « poèma » (grosso modo poème narrativo-épique) comme un genre héroïque à personnages et style nobles. Définition ontologique de départ, définition « matérielle », et en tant que telle, suggère Tynianov, définition sujette à invalidation. Car il suffit qu’apparaisse Rousslane et Lioudmila de Pouchkine (poème « trivialisé » en forme de conte populaire) pour que la définition tombe. Et, selon Tynianov, toute définition ontologique- « matérielle » est vouée à connaître ce sort, car les matériaux de la littérature étant infinis, qui peut dire quels seront ses matériaux dans l’avenir ?
36Autre exemple, trop éloquent pour le passer sous silence : Tynianov lui-même... qui montre, à son insu et à ses dépens, comment l’ontologie parvient à se glisser dans les définitions apparemment les plus respectueuses de l’idéalité. Dans un article de 1924 intitulé Cinéma, mot, musique le théoricien, toujours sensible à l’abstraction des phénomènes artistiques, cherche à définir l’essence du cinéma, d’un cinéma qui est encore à l’époque essentiellement muet :
Le cinéma est un art abstrait. […]
L’espace du cinéma en tant que tel est abstrait : il est bidimensionnel. L’acteur se détourne du spectateur. Mais vous voyez malgré tout son visage : il chuchote, il sourit, le spectateur en voit davantage que l’acteur d’une pièce de théâtre. [...]
Le corps de l’acteur au cinéma est abstrait. Le voilà réduit à un point, ou bien voilà que ses mains mélangent les cartes et occupent tout l’écran. [...]
Le cinéma livre une parole, mais c’est une parole abstraite, dont les composantes ont été démembrées.
Vous avez devant vous le visage de l’acteur qui parle : ses lèvres bougent, ses mimiques verbales sont en action. Vous ne discernez pas les mots (et tant mieux, car vous ne devez pas les discerner), il n’empêche qu’un certain élément de parole vous est donné.
Puis arrive la légende : vous savez ce qu’a dit l’acteur, mais vous l’apprenez après qu’il l’a dit (ou avant). Le sens des mots est abstrait, dissocié de la prononciation. Ils sont décalés dans le temps. [...]
Et où est le son ? C’est la musique qui donne le son.
Le cinéma est l’art du mot abstrait. [...]
Quand on invente un poison, on invente en général un antidote.
L’antidote susceptible de tuer le cinéma, c’est le cinétophone. Le cinétophone est une invention malheureuse.
Les personnages vont parler « comme dans un vrai théâtre ». Mais toute la force du cinéma est justement de livrer la « parole » sans que les personnages « parlent ». La parole se présente sous la forme minimale et abstraite qui fait du cinéma un art.
Le cinétophone est un bâtard du théâtre et du cinéma, un compromis misérable20.
37L’idéalité tynianovienne est ici en porte-à-faux parce que, sans s’en apercevoir, le théoricien hypostasie-ontologise la mutité de la parole cinématographique et prend ce qui n’est qu’un décalage maximal entre sens et prononciation pour un décalage de nature. Aussi surprenant que cela soit chez le créateur de l’évolution littéraire, le Tynianov théoricien du « septième art » oublie la catégorie de devenir, son analyse de l’être cinématographique basculant invinciblement dans l’affirmation d’un devoir-être, l’ontologie dans l’axiologie, la relativité dans la normativité : muet, le cinéma doit le rester, et la parole l’abâtardit. Mais toute la littérature (écrite) et surtout les soixante-dix années de cinéma parlant écoulées depuis Tynianov attestent qu’un mot n’a pas besoin d’être muet pour être abstrait. La coïncidence parfaite, dans la plupart des films parlants, entre sens et prononciation n’est en fait qu’un degré zéro du décalage, et donc nullement une abolition de l’idéalité de la parole cinématographique. Le meilleur exemple en est sans doute le film de Marguerite Duras Les Enfants, qui, sur l’échelle allant du décalage maximal (le cinéma muet) au décalage zéro (la plupart des films parlants), adopte un décalage médian, les personnages articulant, au cours d’un plan, des paroles qui ne seront proférées qu’au plan suivant.
38En logique non déductiviste, la définition (et nous verrons quelle sorte de définition le Tynianov poéticien propose) ne peut pas être un départ, mais seulement une arrivée. Mais alors d’où partir ?
39Selon le principe de relativité, Tynianov laisse entendre que, de même que ceux qui attestent de l’existence du mot « impertinent » comme signifiant « inexact » ou « insolent », ce sont avant tout les praticiens-locuteurs de 1650 ou de 1950 par l’emploi qu’ils font de cet adjectif, de même que la langue (la communauté synchronique des locuteurs qui la font en la parlant) est première par rapport à la linguistique qui, seconde, l’étudie et en donne éventuellement des définitions – de même, ceux qui attestent de la fonction littéraire, par exemple, de la fable de La Fontaine, ce sont les « acteurs » qui la créent en l’écrivant et/ou en la lisant, autrement dit, la communauté synchronique des auteurs-lecteurs. Pourquoi synchronique ? Parce que la forme de la fable de La Fontaine n’a pas toujours la même fonction : en 1670 cette fonction est littéraire-esthétique, comme le suggère Boileau en 1669 dans sa Dissertation sur Joconde21, mais au XXe siècle cette fonction est moralisatrice.
40Comme nous l’annoncions dès l’ouverture, la théorie de la relativité permet donc d’éviter les deux grandes apories symétriques des attitudes métalittéraires traditionnelles ; d’une part le déductivisme, qui consiste à déduire la littérarité d’une définition ontologique de départ, définition, comme on l’a vu, de grande fragilité ; d’autre part la démarche relativiste qui récuse toute définition, préférant affirmer que la littérarité n’est qu’une affaire d’appréciation personnelle. Tynianov propose, lui, de considérer que l’existence, y compris celle de la littérature, n’est pas un prédicat logique à démontrer ou à déduire, mais une réalité à constater – à constater non point en général, de manière intemporelle (objectivisme ou positivisme absolu), à constater non pas de son « petit » point de vue isolé (« à chacun sa vérité » – subjectivisme absolu), mais du point de vue d’une synchronie : objectivité relative ou relativité objective.
41Encore faut-il admettre, aurait ajouté Tynianov, la distinction entre forme et fonction. Car ce que les auteurs-lecteurs contemporains évaluent, c’est bien, non pas la forme en soi, mais la fonction de cette forme, étant entendu que ce sont eux qui créent la fonction, c’est-à-dire qui déterminent la manière dont ils se servent de l’œuvre – intransitivement si la fonction qu’ils lui confèrent est esthétique, transitivement si cette fonction est idéologique. Tynianov donne l’exemple de la forme charade, dont la fonction est littéraire relativement aux auteurs-lecteurs contemporains de 1790 (Karamzine), et simplement verbale relativement aux synchronies antérieures et postérieures. « Les formalistes, écrit Gérard Genette en référence à Boris Eïkhenbaum, ont précisément rencontré l’histoire lorsqu’ils sont passés de la notion de “procédé” à celle de “fonction”22. »
5. « La littérature est une construction verbale dynamique »
42Pour Tynianov la seule définition juste de la littérature est donc une définition non de départ mais d’arrivée (le départ, c’est la réalité non démontrable et seulement constatable synchroniquement) : donc une définition qui ne serait pas celle, ontologique et statique, de matière-chose, c’est-à-dire d’un postulat, mais qui est bien celle, dynamique, d’un rapport. Le postulat, on l’a vu, s’expose aux démentis de l’Histoire à venir (et parfois même passée), et si l’exemple du « poèma » russe invoqué précédemment ne suffit pas, et si trop lointaine est l’invalidation des grandes définitions « classiques » de la « poésie dramatique, lyrique ou épique » par l’installation du conte et du roman de prose au centre de la littérature, on se rappellera plus près de nous l’échec des trois grandes définitions d’esprit structuralistes : 1) littérature = texte, 2) roman = récit ou narration, 3) théâtre = dialogue. La première est annulée par le phénomène de l’équivalent de texte analysé au point 8 (et par les constatations synchroniques permettant d’affirmer par exemple que le Traité de Maastricht est bien un texte, mais pas littéraire). La seconde est infirmée par le roman dialogal qu’est Le Neveu de Rameau. La troisième est invalidée par la petite pièce en un acte de Tchékhov Les Méfaits du tabac (1886) – narration intégralement monologique où l’unique personnage Nioukhine (littéralement : Monsieur Flaireur), conférencier amateur censé exposer à son public les dangers de la cigarette, relate en fait les misères de sa condition de mari exploité23.
43Dans la logique non postulative qui est la sienne, Tynianov en conclut que la seule définition légitime est une définition dialectique de rapport : la littérature est un rapport entre un principe constructif et un matériau, rapport dynamique (sous le signe de la corrélation, et non de l’addition hétéroclite) établi-perçu comme tel par une synchronie. Et c’est évidemment ce rapport dynamique synchroniquement établi que Tynianov a en vue, lorsqu’il affirme au début du Fait littéraire que la littérature est une « construction verbale précisément perçue comme construction », c’est-à-dire une « construction verbale dynamique ».
44Observons que cette définition est bel et bien une définition d’arrivée, car elle ne sert à rien pour appréhender les œuvres : on aurait beau la ressasser, il serait impossible de l’utiliser comme point de départ pour savoir si par exemple Le Contrat social, qui tantôt figure, tantôt ne figure pas dans les manuels et les histoires de la littérature française, est un fait littéraire ou une œuvre philosophique. Cette définition ne permettra pas davantage de savoir a priori quel est le principe constructif de Guerre et paix. Toute la pratique théorique tynianovienne postérieure montre que la définition ne lui épargne pas l’effort de lire dans chaque cas les réactions des contemporains – manière d’éviter les postulats subjectifs sans pour autant verser dans le positivisme du « fait brut ». Mais l’intérêt d’une telle définition est-il seulement négatif ? Sans doute non, et c’est ce que l’on verra un peu plus loin.
*
45La loi de la relativité littéraire a rencontré deux grandes objections auxquelles Tynianov a pourtant répondu dès le départ. Raison de plus pour s’y arrêter maintenant. Première objection : l’opinion littéraire synchronique, point de référence du poéticien, est rarement unanime. Deuxième objection : les contemporains sont subjectifs. Les réponses de Tynianov peuvent être résumées par l’énoncé d’un nouveau point nodal :
6. L’opinion publique littéraire est un système
46Tynianov répond à la première objection au début de l’étude sur Les Formes du vers de Nékrassov (1921) :
Les querelles autour de Nékrassov se sont tues, il est manifestement reconnu de façon définitive. Cependant, tout comme autrefois, bien des ambiguïtés demeurent. Partisans et détracteurs de Nékrassov se rejoignaient en fait sur un point essentiel : les uns admettaient sa poésie en dépit de la forme, les autres la rejetaient à cause d’elle. [1991, p. 196]
On voit ici comment Tynianov reconstitue, chez les contemporains, une unanimité reposant non sur l’accord, mais sur la contradiction : les « partisans » éludent les innovations lexicales, poétiques et génériques de Nékrassov pour ne retenir que l’orientation « démocratique » de ses thèmes ; de l’autre côté, les « détracteurs » dénient toute poéticité à cette poésie, par exemple Tourguéniev, qui déclare que « la poésie n’a même pas rendu visite24 » à Nékrassov. Au total, et à leur insu, indique le poéticien formaliste, partisans et détracteurs sont d’accord pour laisser entendre qu’à l’opposé du vers « éthéré » antécédent (Lermontov, Baratynski et leur langage du « cœur », du « rêve » et de l’« âme »), le vers satirique de Nékrassov révolutionne la poésie russe du milieu du XIXe siècle.
47En même temps on remarque que partisans et détracteurs ne sont pas à égalité dans cette ratification contradictoire de la littérarité : sur les innovations les détracteurs sont plus clairvoyants que les partisans. Souvent ces derniers contournent la nouveauté proprement artistique, alors que les premiers vont directement à l’essentiel, comme la langue va là où la dent fait mal. Et au fond la plus grande lucidité des « opposants » est compréhensible ; plus spontanée que volontaire, elle n’est que l’autre face de leur « douleur » : l’art leur fait « mal » parce qu’il fait œuvre originale et rompt leurs habitudes. Tynianov écrit à ce sujet :
L’ouïe des contemporains est plus fine, et si dans leurs louanges ils ne sont pas toujours clairvoyants, leurs reproches, au contraire, saisissent presque toujours ce qui est pour eux l’essentiel d’un art donné. [1991, p. 196]
48C’est donc le témoignage des adversaires qu’il convient de lire en premier, c’est lui qui donne au poéticien la perception fiable de l’œuvre. Si l’on veut ainsi étudier ou lire esthétiquement Crime et châtiment ou Les Démons, on se rappellera que l’intérêt des contemporains-détracteurs ne va pas de prime abord à ce que, du haut du XXe siècle, de manière projective, le lecteur pense être la philosophie ou la morale de Dostoïevski. Pour être bref, on pourrait regrouper les réactions des lecteurs-ennemis de l’époque selon trois critères : 1) les lecteurs russes de 1860-1870 sont choqués par la langue chaotique de Dostoïevski ; 2) ces mêmes lecteurs sont choqués par les situations artificielles et forcées ; 3) toujours les mêmes lecteurs sont choqués par le caractère des personnages, qui sont tous des maniaques ou des malades. On peut dire que les adversaires de l’époque saisissent bien, à leur façon, le principe constructif de Dostoïevski, ce par quoi il fait œuvre originale-esthétique par rapport au réalisme « banal » de Gontcharov, Pissemski ou Tourguéniev. Peu importe, pour Tynianov, le nom plus ou moins savant que le poéticien donne ensuite, sur la base de ces témoignages, au principe constructif dostoïevskien : nous opterions volontiers pour l’« étrange profondeur », mais on pourrait tout aussi bien parler d’« excès de la réflexion » ou de « manie de la profondeur » ; l’essentiel est de voir que ce principe constructif organise tous les matériaux du roman dostoïevskien : les dialogues philosophiques des personnages, leur manie de la réflexion qui les fait ressembler à des fous (L’Idiot), la promotion de l’intrigue policière au rang d’énigme morale (Crime et châtiment), les événements bizarres qui composent ces intrigues, les actes extraordinaires des personnages...
49En appliquant de manière très embryonnaire la méthode tynianovienne à la littérature française, on observera ainsi à quel point notre réception de Verlaine en cette fin de XXe siècle est inadéquate à l’objectivité relative du poète dans sa synchronie. Peut-être influencée davantage par le titre univoque (« fadeur ») de l’étude de Jean-Pierre Richard que par l’étude elle-même (plus bivalente : fadeur et acuité), notre perception projective de Verlaine comme poète « fade » méconnaît le scandale sémantico-esthétique de l’époque. Pour percevoir ce scandale littéraire on lira par exemple le critique contemporain Charles Morice, qui, sous le transparent pseudonyme de Karl Mohr et l’ironique titre « Boileau Verlaine », publie en décembre 1882 dans La Nouvelle Rive gauche un article où il condamne sévèrement l’hermétisme de Verlaine et sa désinvolture vis-à-vis de la rime :
Paris-Moderne, écrit Morice, a publié récemment une curieuse poésie de M. Paul Verlaine, intitulée « Art Poétique ». Le titre est effrayant, – mais il n’y a que trente six vers. Cette pièce a ceci de très intéressant, qu’elle indique avec assez de précision où en sont les novateurs à outrance La doctrine poétique de M. Verlaine se résume en ces deux mots : Musique et Nuance. […] Puis voici les préceptes secondaires : choisir de préférence l’Impair ; joindre l’Indécis au Précis ; fuir la Pointe, le Rire et l’Éloquence ; assagir la Rime [...]. Trouvez-vous que cela manque de clarté ? C’est que rien n’est plus cher à M. Verlaine que « la chanson grise » [...]. Que signifie cette haine de l’Éloquence et du Rire ? Qu’est-ce que ce musicien qui attaque la rime ? Comme si la rime n’était pas dans les vers la grande harmonie ! [...] Le fond du système, c’est l’obscurité voulue. [...] Il déplaît à M. Verlaine d’être intelligible. […] J’espère donc qu’il n’aura pas de disciples et que cette poésie n’est pas celle de l’avenir. Nous devons nous féliciter de ne pas l’entendre, puisqu’il ne veut être entendu25.
50Plongée salutaire, car elle permet au lecteur de 1990 de se rendre compte que le mélange de l’Indécis et du Précis, fondement de l’art verlainien et au nom duquel, dans Un mot sur la rime (1888), le poète réclamait une rime faible et légère, privée de la consonne d’appui, comme chez Racine – ce mélange est perçu par les contemporains des années 1880 comme un obscurcissement choquant. Quand le vers dominant de l’époque antérieure ou concomitante est un alexandrin trop bien frappé, nuancer, fluidifier ou mélanger, c’est se condamner à l’inintelligibilité. La contrariété des contemporains de 1880 permet au poéticien moderne d’affirmer que la nuance comme coexistence du vague et de l’aigu, du fluide et du pénétrant est le point majeur de l’innovation poétique verlainienne.
*
51À la seconde objection (les contemporains sont subjectifs), Tynianov répond que la contemporanéité littéraire n’est pas une somme de volontés isolées et subjectives sur laquelle il serait impossible de s’appuyer, mais un système de rapports possédant son unité objective (et contradictoire : souvenons-nous des partisans et détracteurs de Nékrassov). Avec une métaphore venue de l’arithmétique : non pas addition subjective de subjectivités isolées, mais multiplication des subjectivités reliées les unes aux autres et finissant par confluer dans une objectivité sociale. Si Tynianov avait été linguiste, il aurait peut-être rappelé le cas de ce prince des Carpates qui pensait que sa langue était la seule naturelle et avait ordonné aux nurses de ne pas parler à ses enfants – souhaitant démontrer que la langue, sa langue leur viendrait naturellement de l’intérieur. Résultat : ces enfants n’ont jamais acquis le langage. De même que la langue est une objectivité située non pas en l’homme, mais (dans les rapports) entre les hommes, de même, suggère Tynianov, l’objectivité de la littérature se situe entre les auteurs et les lecteurs. Une subjectivité individuelle est donc sans effet sur elle, et c’est pourquoi les débats sur la littérarité d’une œuvre nouvelle sont toujours des débats d’arrière-garde, « après coup » : les subjectivités s’en mêlent et en décousent parce que l’événement-avènement objectif s’est déjà accompli. Tourguéniev nie la poéticité de Nékrassov parce que Nékrassov est déjà là : lourd d’une objectivité sociale, déjà saisi par le lectorat russe de 1860. En 1960-1970 certains lecteurs, formés au papier-bible de « La Pléiade », considèrent que les romans de Marguerite Duras ne sont pas de la littérature et que les chansons de Brassens, comme celles de Clément Marot en leur temps, ainsi que les ariettes et autres romances de Verlaine, ne sont pas de la poésie. Mais les réactions de ces universitaires sont salutaires : elles pointent une littérature en plein renouvellement, Tynianov dit : en plein « déplacement » ; le (groupe de) lecteur(s) qui récuse la littérarité de Duras ou la poéticité de Brassens oublie qu’il a été forgé (précédé), comme la communauté lectoriale à laquelle il appartient, par l’objectivité de la littérature passée qu’il a lue ; et, pris dans la routine de cette histoire, il ne voit pas que l’histoire est en train de se transformer, de se déplacer. L’œuvre nouvelle-choquante, que les détracteurs contemporains perçoivent comme la cessation de la littérature (de la poésie), ne fait que transformer la littérature : elle les choque parce qu’elle conteste, au sein même de l’art, la conception de l’art à laquelle ils sont habitués. « L’histoire, disait Genette en 1969, dans la mesure où elle dépasse le niveau de la chronique, n’est pas une science des successions, mais une science des transformations.26 » Ni droite, ni pointillée, la ligne de l’évolution littéraire selon Tynianov ne se continue pas : elle se brise ou se déplace. Remarquant l’attitude dénégative des contemporains à l’égard de Rousslane et Lioudmila (1821) de Pouchkine (« ce n’est pas un poème »), Tynianov écrit dans Le Fait littéraire (1924) :
Toute l’essence révolutionnaire du « poème » de Pouchkine Rousslane et Lioudmila tenait au fait que c’était un « non-poème » [...] ; le genre venu prendre la place du « poème » héroïque s’est trouvé être le « conte » léger du XVIIIe siècle, qui n’a pas, pour autant, renoncé à son caractère léger ; la critique ressentit cette substitution comme une chute hors du système. En réalité c’était un déplacement. [1991, p. 212- 213]
*
52La seconde grande inférence que formule Tynianov dans Les Formes du vers de Nékrassov (1921, 1991) est celle de la démarcation radicale entre vers et prose. Tynianov ne cessera pas de rencontrer et affiner ce point, notamment dans Sur la composition d’Eugène Onéguine (1922), Le Vers lui-même (1924, 1977), Les Archaistes et Pouchkine (1926, 1991), De l’évolution littéraire (1927, 1991).
7. La démarcation et la corrélation entre vers et prose
53Les Formes du vers de Nékrassov : voilà un titre qui suggère une étude particulière sur la prosodie de Nékrassov. Tynianov y pose en réalité le problème général de la différence entre la prose et le vers. Vu des années 1990, le titre de Tynianov paraît inoffensif et banal. Il est en réalité profondément polémique, car, on l’a entrevu, les lecteurs russes de 1920 perçoivent encore Nékrassov comme un mauvais poète, certes digne de respect pour l’orientation démocratique et populaire de sa poésie, mais dont les prosaïsmes rythmiques et lexicaux ont ruiné le vers. Oui au contenu, non à la forme, pensent les contemporains russes de 1920. Le titre de Tynianov est donc bien une provocation : il dit clairement qu’on peut s’intéresser au vers de Nékrassov, à Nékrassov poète rénovateur du vers russe au XIXe siècle. À la suite du titre, l’article fait le reste : il démontre que le vers « populaire » de Nékrassov ne s’est pas transformé en prose, qu’il a enrichi, révolutionné la poésie russe, de même que, disons, les vers « populaires » de Queneau ou de Tardieu ont enrichi et renouvelé la poésie française.
54L’idée force de Tynianov est qu’en dépit de toutes les ressemblances formelles éventuelles, la prose et le vers ne peuvent se fondre l’une dans l’autre, car ce sont moins deux formes que deux fonctions, deux principes constructifs différents, deux virtualités efficaces ou encore, en métaphore musicale, deux clés. Tynianov écrit :
La clé indiquée est importante. Les vers se distinguent de la prose non pas tant par des traits immanents, par une donnée, que par la série indiquée, par la clé. De là naît la profonde différence qui sépare ces deux genres ; la signification des mots est modifiée en poésie par la sonorité ; en prose, c’est la sonorité des mots qui est modifiée par leur signification. Les mêmes mots veulent dire une chose en prose, une autre en poésie. [1991, p. 208]
55En filant la métaphore de la clé, nous pourrions dire ceci : la prose est la clé de sol, le vers est la clé de fa (ou vice versa, comme on voudra). En soi, ces clés sont des idéalités ; la clé de sol n’est pas plus une sonate que la prose est un roman. Mais pour être une idéalité, une virtualité, la clé de sol (comme toute autre) n’en est pas moins active : si elle n’est pas en tête de portée, on ne peut tout simplement pas lire les notes qui la suivent. Si, d’une façon ou d’une autre, la clé de prose ou la clé de vers n’est pas indiquée (par la graphie), le lecteur est incapable de lire-interpréter la sémantique de la forme qu’il a sous les yeux. Pas plus qu’on ne peut confondre la tonalité de si mineur avec la fameuse Messe du même nom, on ne peut confondre la fonction « clé prosaïque » (ou la « clé poétique ») avec les formes où elle se réalise.
56C’est pourquoi, estime Tynianov, la prose et le vers ne sauraient être confondus. On imagine l’étonnement du lecteur russe de 1920 devant cette inférence – lecteur habitué depuis quelques décennies aux poèmes en prose de Tourguéniev (le cycle Senilia date de 1882) et qui voit s’épanouir sous ses yeux la prose métrique d’Andreï Biély (Pétersbourg est publié en 1913) et les vers libres de Maïakovski. Mais si Tynianov, comme on va le voir, prend malgré tout sur lui d’affirmer que le vers libre est encore un vers, et même une quintessence du vers, peut-être convient-il, une fois passé l’étonnement, d’entrer ne serait-ce qu’un moment dans sa perspective avant de la mettre à l’épreuve.
57Tynianov part de loin ; à savoir, du rôle du prosaïsme lexical dans le vers, et plus précisément dans la poésie de Nékrassov. Sans nous attarder sur des exemples peut-être trop peu éloquents en contexte français, mais auxquels le lecteur a accès grâce à la traduction intégrale de l’article dans le recueil de 1991, nous signalerons simplement le « choc » que causèrent chez les contemporains russes de 1850-1860 (dont Tourguéniev) les prosaïsmes de ces vers nékrassoviens ; et nous en viendrons sans tarder à la conclusion de Tynianov :
L’introduction de prosaïsmes est sans danger pour la poésie : leur signification est modifiée par la sonorité. Ce ne sont pas les prosaïsmes que nous avons en prose : dans la poésie, ils s’animent d’une vie autre, s’organisent selon un autre principe. Voilà pourquoi dans les cas où la sémantique de formules poétiques particulières est devenue un lieu commun, est totalement anéantie, et ne peut déjà plus entrer en tant qu’élement significatif dans l’organisation du vers, l’introduction de prosaïsmes enrichit le vers pourvu que la clé soit respectée. Par l’introduction de la prose, Nékrassov a enrichi la poésie. [1991, p. 208- 209]
Dans le domaine français, et pour demeurer chez Verlaine, l’approche tynianovienne est, semble-t-il, d’une bonne efficacité pour l’évaluation d’un substantif aussi prosaïque que problème et de sa fonction dans Mon rêve familier :
[...] et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême
La rime avec « blême » donne déjà un début de réponse : un problème est un mystère (comme Saturne, planète du « mystère nocturne », dit Verlaine en prélude aux Poèmes saturniens), et qui plus est, ce problème se colore des nuances pâles, blêmes de l’art verlainien de la nuance. En d’autres termes, la clé de vers ou, sans métaphore, la syntaxe poétique (avec le soulignement du mot par la rime) incorpore ce prosaïsme en le dotant de ce que Tynianov appelle un « signe secondaire de signication », signe conforme à la sémantique verlainienne. Impensable dans les vers de Corneille ou de Racine, le problème, au départ prosaïque, devient un élément à part entière du lexique « très vague et très aigu » de Verlaine-poète.
58Mais il s’avère que le couple de la prose et du vers n’est pas seulement une opposition. Si, dans la conception de Tynianov, le principe constructif de la prose est la modification de la sonorité par la signification, et celui du vers – la modification de la signification par la sonorité, alors les deux « clés » sont bien, au sein de la littérature, deux arts différents. Mais le fait qu’un changement au sein de l’un de ces deux arts provoque un changement équivalent au sein de l’autre révèle la nature corrélative des deux termes opposés. Exemple : à la charnière des XIXe et XXe siècles, en Russie, la fonction « vers » cesse d’être portée par la forme du mètre, le vers se transforme en vers libre, ce qui signifie que la poéticité se transfère du mètre vers d’autres traits (une syntaxe particulière, un certain lexique). Du coup, le mètre, libéré de sa tâche d’incarner la fonction poétique, peut être mobilisé par la prose, et c’est alors l’apparition de la prose métrique. Tynianov écrit au point n° 6 de la synthèse De l’évolution littéraire (1927) :
La prose et la poésie sont, en effet, en corrélation, il existe une fonction réciproque poésie-prose. [...]
Dans un système littéraire précis, la fonction-vers est remplie par l’élément formel que constitue le mètre.
Mais la prose se différencie, évolue : parallèlement évolue aussi le vers. La différenciation d’un des types en corrélation entraîne, ou plus exactement, est liée à la différenciation de l’autre type en corrélation. On voit apparaître alors la prose métrique (par exemple A. Biély). Cela signifie qu’en poésie, la fonction-vers est passée du mètre à d’autres éléments […] : au rythme comme marque des unités de vers, à une syntaxe, à un vocabulaire particuliers, etc. La fonction de la prose par rapport au vers demeure, mais les éléments formels qui la remplissent sont autres. [1991, p. 238-239]
59À bien y regarder, et comme en creux, Tynianov propose ici une conception originale du vers libre – conception peut-être plus féconde que celle qui veut voir en lui un rapprochement, voire une fusion, avec la prose. La disparition du critère du mètre régulier dans le vers libre ne l’empêche pas de maintenir la démarcation de la fonction-vers par rapport à la fonction-prose. Pour attester cette démarcation radicale, Tynianov reprend, dans Le Vers lui-même (1924, voir 1977, p. 71-72), le raisonnement d’un poète russe du XVIIIe siècle, Vassili Trédiakovski. Dans sa Nouvelle et brève méthode de composition des vers russes (1735) Trédiakovski s’emploie à montrer que rien de ce qui est ou a été commun à la prose et au vers ne peut être invoqué au titre de leur spécificité respective : le nombre de syllabes, le style sublime, les figures... Pour ce qui est de la rime, l’auteur constate qu’elle a besoin de deux vers pour exister ; or il faut pouvoir définir la spécificité du vers précisément sur la base d’un seul vers ; la rime ne peut donc être considérée comme un critère pertinent, ce qu’atteste clairement l’existence de vers non rimés qui n’en sont pas moins des vers (vers blancs). En référence à la prose métrique de Biély, Tynianov retranche également le critère du mètre : si la prose peut être métrique, c’est que le mètre n’est pas un critère spécifique du vers. Que reste-t-il pour définir le vers, une fois effectuée cette imposante ablation ?
60Pour répondre à cette question, il faut examiner un point que Tynianov énonce à peu près au même moment.
8. Le principe de l’équivalence et des conditions minimales
61Le phénomène de l’équivalence désigne un procédé assez courant qui consiste, pour les prosateurs ou les poètes, à remplacer, hors de toute situation de censure ou d’inachèvement, le matériau linguistico-thématique par des signes graphiques (par exemple, une ligne de points), de manière à présenter le principe constructif sous sa forme la plus nue possible.
62Tynianov accorde une grande importance à ce phénomène parce que dans les années 1910-1920 la poésie russe (et allemande) renoue de manière spectaculaire avec l’art déclamatoire (les futurismes) et que, sous cette influence, les théoriciens allemands du vers (Saran, Meyman, Wundt) en viennent à proposer une définition trop acoustique du rythme. Cette définition prend en compte des réalisations rythmiques tellement larges et physiques qu’elle finit par confondre le principe et la réalisation et qu’elle ne peut plus rendre compte des situations (d’équivalence) où le principe constructif se présente justement à l’état virtuel, non matériel, non linguistique. D’où la nécessité, estime Tynianov, de saisir le principe constructif de l’œuvre étudiée non dans ses conditions maximales de réalisation (qui risquent au contraire de le masquer), mais dans ses conditions minimales.
63Le phénomène de l’équivalent de texte, montre Tynianov, est le meilleur exemple de la nature seconde (ce qui ne signifie pas secondaire) du matériau verbal et thématique et de la primauté du principe constructif-artistique : le matériau ne peut pas se passer du principe constructif qui lui donne forme, mais le principe constructif, lui, peut fort bien se présenter seul, sans matériau, c’est-à-dire en fait avec un matériau de degré zéro ; Tynianov écrit dans la première partie du Vers lui-même (1924) :
J’appelle équivalent d’un texte poétique tous les éléments non verbaux qui remplacent ce texte d’une manière ou d’une autre […], son remplacement par des éléments graphiques, etc. [...].
Dans le poème de Pouchkine À la mer, la strophe XIII [à tort « reconstituée » par les spécialistes, M. WJ se lit généralement de la manière suivante :
Le monde est vide... Maintenant où donc
Pourrais-tu m’emporter, océan ?
Partout le destin humain va de même façon :
Là où gît le bien, on voit les soupçons
Soit des lumières, soit d’un tyran. [...]
64En fait cette strophe, bien que parfaitement achevée, subit de très curieuses transformations ; dans le texte de 1824 il ne reste que quatre mots :
Le monde est vide……………………………………………………………
……………………………………………………………
……………………………………………………………
……………………………………………………………
Viennent donc ensuite trois lignes et demi de points de suspension avec la note suivante : « À cet endroit, l’auteur a mis trois lignes de points de suspension. L’original de ce poème a été fourni aux éditeurs par le prince P.A. Viazemski, et rien n’a été changé ici à la manière dont Pouchkine lui-même l’a écrit » etc. [...]. Dans le texte de 1829, le dernier donné de son vivant, Pouchkine ne laisse encore une fois que la première phrase [...] suivie de nouveau par trois lignes et demi de points de suspension. Nous n’allons pas suivre le martyrologe posthume de cette strophe déformée, complétée et finalement « reconstituée » par les spécialistes de Pouchkine. Nous n’allons pas non plus supposer que Pouchkine a omis ces lignes à cause de la censure ; il aurait très bien pu n’omettre que la dernière, ou les deux dernières, ou bien toute la strophe [...] ; nous n’allons pas non plus supposer que Pouchkine a omis cette strophe pour sa mauvaise qualité artistique, car rien ne nous l’indique. Ce qui nous intéresse, c’est le fait même de l’omission et du remplacement. [...]
Ici les points, cela va de soi, ne font aucune allusion, même lointaine, à la sémantique du texte et à sa sonorité ; cependant ce qu’ils nous donnent est amplement suffisant pour se transformer en équivalent de texte [...]. Le mètre est donné comme signe, comme potentialité à peine dévoilée. [1977, p. 55-57]
D’où cette conclusion :
Le matériau peut se réduire au strict minimum nécessaire au signe du principe constructif. Dans le théâtre du Moyen Âge, il suffisait, pour représenter une forêt, d’un écriteau portant l’inscription « forêt » ; de même dans la poésie, une simple étiquette suffit parfois à remplacer l’élément lui-même : nous considérons comme strophe le seul numéro de la strophe [...]. Ce faisant, l’équivalent qui se superpose à un matériau qualitativement transformé dénude presque toujours avec plus de force le principe constructif ; dans les exemples que nous avons cités, l’aspect métrique du vers, par exemple, a été mis à nu. [1977, p. 61]
65Dans la poésie française on trouve de beaux équivalents de texte par exemple chez Jean Tardieu, auteur du Fleuve caché, éminent poète de tradition verlainienne, lui aussi, adepte de la fluidité, mais chez qui le rythme fluide sert non pas « l’indécis » ou l’insaisissable d’une mélodie, mais l’allègement-anéantissement de la matière métrique et verbale, provoqué par le traitement accentuel du vers. Dans la poésie comme alliage de la parole et de musique (rythme), la balance penche, chez Verlaine, du côté de la musique ; ce qui explique que ses romances soient « sans paroles ». Chez Tardieu la balance penche du côté des paroles, du ton, de l’accent, de la voix ; ce qui compte chez Tardieu, c’est le flux des accents toniques, et il suffit de lire, pour s’en rendre compte, un poème comme « Étude de rythme à six temps forts » :
…………………………………………………………………………………
(Je) raconte (un) pays (je) raconte (un) pays (é)tranger (je) raconte
Je raconte un pays je raconte un pays étranger je raconte
Je raconte un pays étranger d’où rien n’est jamais revenu […]27
La ligne de points au début du poème n’est pas un manque ou un oubli. Elle est le premier vers de l’œuvre, vers à matériau linguistique zéro, bref, équivalent de texte. L’équivalent livre le principe constructif du poème (le rythme à six temps forts) de la manière la plus pure qui soit : les six accents indiqués « à la clé » (le titre) et manifestés par les vers à matériau plein se présentent là dans toute leur idéalité. À la suite du titre, dans ce qui est une sorte de « mode d’emploi », le poète précise : « La ligne de points représente des sons impossibles à noter. C’est-à-dire les paroles du deuxième vers récité “bouche fermée”, afin d’indiquer seulement le rythme dominant, soit : une syllabe accentuée précédée de deux syllabes atones ou [...] d’une seule. Exemple : han han han… han han = je raconte... d’où rien. [...] [Le deuxième vers] doit être dit de façon à remplacer par des silences de durée équivalente, ou par un murmure indistinct, la première syllabe atone de chaque mesure : je, un, é, qui, pour cette raison, est placée entre parenthèses28. » C’est dire, pour Tardieu, l’importance du rythme sous son aspect vocal. Précisons que cette « Étude » est la cinquième d’un cycle qui s’intitule Six études pour la voix seule.
66L’équivalent de texte, avec son degré zéro du matériau verbal, loin de signifier un affaiblissement ou une disparition du principe constructif, est donc au contraire le procédé le plus dynamique de son soulignement. Tynianov veut y voir la preuve même de l’abstraction (idéalité) réelle ou de la réalité idéelle du principe constructif. C’est pourquoi, au début du Vers lui-même, il le confirme par l’inférence sur les conditions minimales : « On ne saisit pas le principe constructif par le maximum des conditions dans lesquelles il se donne, mais par le minimum de ces conditions. » [1977, p. 50]
*
67C’est en fonction de ce précepte que Tynianov commence à répondre à la question posée précédemment : une fois éliminés le lexique, les figures, la rime, etc., que reste-t-il pour définir le vers ? Pour exposer la réponse tynianovienne le plus clairement possible, nous suivrons la métaphore vestimentaire qu’utilisent les formalistes quand ils parlent de « mise à nu » (obnajénié) du procédé ; et notons que Tynianov lui-même vient d’analyser le rôle de l’équivalent textuel en précisant qu’il « dénude » le principe constructif. Dans cette optique, nous admettrons provisoirement que la prose est un homme et le vers une femme (ou vice versa). Si un peintre a besoin, pour sa composition, de connaître le visage, les contours corporels, les dimensions et proportions de la femme qui pose devant lui, il s’efforcera de ne pas envisager cette femme dans les conditions vestimentaires maximales où elle se présente : voile, chapeau, talons hauts, robe à crinoline, châle… Revêtez un homme de tous ces habits et ornements, et la silhouette ne sera sans doute pas très différente. Pour connaître spécifiquement la femme, le peintre demandera à la voir dans ses « conditions minimales », c’est-à-dire nue ou presque.
68Il en va de même pour le vers. Où réside sa spécificité par rapport à la prose ? Pas dans la rime, ni le mètre, ni les assonances ou allitérations, ni le lexique en soi, ni les tropes ou les figures – toutes choses qui peuvent se retrouver aussi dans la prose et qui ne sont que les atours du vers. Si nous appelons système l’ensemble des conditions maximales dans lesquelles se présente un principe ou une fonction, alors nous pouvons dire avec Tynianov : « Cette différence [entre prose et vers] se situe dans le domaine du rôle fonctionnel du rythme : c’est le rôle fonctionnel du rythme qui décide de la différence, et non les systèmes dans lesquels il se donne. » [1977, p. 73] Telle est, selon le poéticien russe, la spécificité du vers : alors que dans la prose, quand elle est cadencée ou rythmée comme parfois chez Baudelaire, Huysmans, Jünger ou Tourguéniev, le rythme joue le rôle de matériau, c’est-à-dire d’élément second, et demeure soumis au principe constructif sémantique (par exemple dans À rebours – que le contemporain Valéry qualifie de « suite de très beaux poèmes en prose » – la rythmicité de certaines phrases demeure un élément second par rapport au principe premier de la « précision précieuse » qui gouverne tout le roman), dans le vers le rythme est le facteur premier, le principe constructif ou organisateur. Il ne faut pas confondre la rythmicité éventuelle de la prose avec le rythme organique du vers, de même qu’il ne faut pas confondre la prosaïcité de certains mots figurant dans des vers (« problème » chez Verlaine, « donc » chez Tardieu) avec le principe (sémantique) organique de la prose. Pour Tynianov, rythmicité n’est pas rythme, et prosaïcité n’est pas prose.
69Il reste à déterminer les marques du rythme comme principe constructif du vers, et pour ce faire le théoricien russe applique le précepte désormais connu des conditions minimales. La condition minimale du rythme, c’est la présence d’un regroupement de matériau lexical (de mots) qui va servir d’unité. Exemple : dans Mon rêve familier de Verlaine « Je fais souvent » est le premier regroupement ou la première unité (de quatre syllabes). Ce premier regroupement est comme un appel, c’est-à-dire que ce premier groupe de quatre syllabes appelle un autre groupe semblable. Mais cet appel sera-t-il entendu ? Deux cas.
70Si l’appel est entendu (Tynianov dit : si l’ébauche est réalisée ou résolue), c’est que nous sommes dans un système métrique régulier : « Je fais souvent » (4 syllabes) appelle « ce rêve étrange » (4 syllabes) qui appelle « et pénétrant » (4 syllabes), le tout formant l’unité de l’alexandrin. Si le mètre est régulier, le vers se compose de plusieurs groupes égaux ; en d’autres termes : le groupe métrique est inférieur au vers.
71Si l’appel n’est pas entendu (si l’ébauche n’est pas réalisée), cela signifie que le second groupe n’est pas égal au premier, nous sommes alors dans le cadre d’un vers irrégulier (le vers libre), où le mètre subsiste, mais à l’état d’ébauche, de virtualité dynamique.
72Dans le cas où l’ébauche est réalisée ou résolue, l’unité est le petit groupe métrique (inférieur au vers). Dans les cas de non réalisation ou non résolution de l’ébauche, c’est tout le vers (libre) qui constitue l’unité. Le mètre est donc pour Tynianov une condition indispensable du rythme, mais « mètre » ne signifie pas obligatoirement « mètre régulier », car le vers libre, loin d’être une absence de mètre, est présence même d’un mètre irrégulier, d’un mètre où les unités sont variables. Et l’on songe ici inévitablement, en terrain français, aux « morceaux » de régularité intégrés au tissu des vers libres de Saint-John Perse. L’unité (le regroupement du matériau verbal) est ainsi, selon Tynianov, la première marque du rythme comme principe constructif du vers.
73La seconde marque du rythme est la « tesnota », c’est-à-dire la cohésion ou la compression du matériau linguistique dans le vers. Autrement dit, la force-densité des relations entre les mots joue le premier rôle dans le vers (alors qu’elle est au second plan dans la prose). Quand Verlaine écrit dans la troisième strophe de son célèbre poème :
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure...
la gerbe de significations qui jaillit du rapprochement de « cœur » et « s’écœure » est l’effet de la compression du vers : ce dernier mot signifie non seulement l’écœurement comme dégoût, mais aussi le fait que le cœur s’é-cœure, cesse d’être un cœur : il y a activation de la négativité du préverbe. Non qu’un tel rapprochement soit impossible en régime de prose, mais, comme vient de l’indiquer Tynianov, la compression joue dans le vers, et en l’occurrence chez Verlaine, le premier rôle ; de même que dans Mon rêve familier le locuteur poétique nie le caractère concret de la femme dont il a rêvé (sa voix, sa couleur de cheveux, son nom sont inconnus), de même ici le cœur devient un non-cœur, insensible, impersonnel à l’image de la tournure grammaticale « Il pleure », où transparaît notoirement et aisément l’intertexte de la forme impersonnelle « Il pleut » ; et dans cette perspective il n’est bien sûr pas innocent que l’art « impersonnel » soit l’objectif déclaré de Verlaine29. Le principe de « fluidification aiguë » comme négation de la solidité satirico-épique (Hugo) et monumentale (Leconte de Lisle) appelle-façonne une négation de la « personne » physique aussi bien que grammaticale, matériau négatif qui en retour contresigne le principe de fluidification.
74La troisième marque du rythme, due à l’unité et à la compression, est, selon l’auteur du Vers lui-même, la dynamisation du matériau verbal dans le vers. L’unité et la compression dégageant des unités d’un type nouveau (métrique) – nouveau par rapport aux unités grammaticales, sémantiques ou syntaxiques –, le mot se trouve dès lors appartenir en même temps à deux unités : une sémantico-syntaxique et une métrique ; ses relations avec les autres mots et sa signification sont dynamisées au sens où elles se compliquent de cette double appartenance. La situation la plus flagrante à cet égard est celle de l’enjambement. Prenons la deuxième strophe de Mon rêve familier :
Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas, cesse d’être un problème
Pour elle seule...
Le déterminant « transparent » est dynamisé-complexifié du fait qu’il est un élément de l’unité sémantico-syntaxique « et mon cœur transparent pour elle seule » (et s’il est transparent pour elle seule, c’est que pour presque tout le monde il est opaque) et à la fois un mot de l’unité du vers « Car elle me comprend, et mon cœur transparent » (unité d’un vers qui s’achève sur l’adjectif et où l’adjectif signifie bien la transparence). La dynamisation tient donc à cette double appartenance qui complexifie le déterminant en le faisant osciller entre deux significations opposées, opacité et transparence.
75La quatrième marque du rythme, selon le poéticien formaliste, est la conséquence de cette dynamisation : la successivité du discours poétique. Le terme de successivité désigne l’intensité des interactions entre les mots aussi bien dans la dimension horizontale du vers (la dialectique entre « cœur » et « s’écœure » dans le vers de Verlaine) que dans celle, verticale, qui permet de passer d’un vers à l’autre, d’une rime à l’autre (« problème » et « blême ») au sein du poème (dimensions que Jakobson regroupe, comme on sait, dans l’« axe de la combinaison »). Il désigne en même temps un processus d’expectation – cette attente idéelle qui sépare le mouvement progressif de l’ébauche (l’appel d’une unité donnée à être suivie d’une unité semblable) et le mouvement régressif, réel dans le cas de la réalisation-résolution de l’ébauche (vers régulier), virtuel dans le cas de non-résolution de l’ébauche (vers libre). Il indique enfin que la structure de base de la poésie est l’identité-répétition, structure fondamentalement égalitaire qui veut qu’un vers court ait la même valeur qu’un vers long, qu’une unité « intra-versique » courte soit l’équivalente d’une longue30.
76On l’a vu, Tynianov retient le substantif de successivité pour caractériser le discours en vers ; si le terme n’est pas éloquent en lui-même, on sait dans les faits de quels synonymes il peut s’accompagner (expectation, identité, égalité) ; et en tout cas il est au moins logique que le théoricien propose celui de simultanéité pour caractériser le processus de production de sens en régime de prose ; en prose, les mots s’agglutinent immédiatement, sans regarder en avant (ébauche, appel) ni en arrière (réalisation ou non de l’ébauche) ; d’où l’importance considérable que revêt d’emblée la hiérarchie différentielle des unités, phrases, paragraphes, chapitres, parties... Là encore, le terme tynianovien ne paraît pas des plus convaincants, et les synonymes qui viennent d’être suggérés (immédiateté31, différence et hiérarchie) seraient peut-être les bienvenus à ses côtés. En tout état de cause, les termes sont ici moins importants que les couples antagoniques qu’ils forment : successivité/simultanéité, expectation/immédiateté, identité/ différence, égalité/hiérarchie, auxquels on pourrait ajouter la distinction jakobsonienne : équivalence/non-équivalence. Et, même si ce doit être le seul, l’avantage de l’opposition tynianovienne est d’éviter les théories de l’écart, toujours aporétiques, puisqu’au moins implicitement elles font de la prose la norme neutre (le terme non marqué de l’opposition), et de la poésie l’écart (le terme marqué).
77Les quatre indicateurs du rythme comme principe constructif du vers (1. unité, 2. compression, 3. dynamisation, 4. successivité) permettent de comprendre la fécondité de la conception du vers libre proposée par Tynianov : non plus rapprochement avec la prose, mais démarcation par rapport à la prose, soulignement de la nature « versique » du vers, puisque dans ce vers libre, l’unité et la compression produisent leurs effets « en toute nudité », hors des atours (mètre régulier, rime...) dont la tradition les habillait et les masquait tout à la fois. Tynianov écrit dans Le Vers lui-même (1924) :
Quelles [...] sont les conditions minimales [du rythme] ? [...]
Le phénomène le plus simple et le plus essentiel sera le dégagement d’un groupe métrique comme unité ; ce dégagement est en même temps l’ébauche dynamique du groupe suivant […] ; si l’ébauche métrique est résolue, nous avons affaire à un système métrique [...]. La première opération [l’ébauche] sera, cela va de soi, le moteur progressif du regroupement, la seconde [la résolution de l’ébauche], le moteur régressif.
Mais que se passe-t-il si cette ébauche dynamique n’est pas résolue dans le groupe semblable suivant ? Le mètre cesse dans ce cas d’exister comme système régulier, et apparaît sous un autre aspect. L’« ébauche non résolue » est également un moment dynamisant ; le mètre est conservé sous la forme d’une impulsion métrique. [...] On obtiendra alors un vers métriquement libre : le vers libre, le vers irrégulier […]. Ici le mètre comme système est remplacé par le mètre comme principe dynamique, on a, à proprement parler, une orientation vers le mètre, un équivalent de mètre.
[...]. Alors que dans le vers-système, ce qui existe comme mesure, c’est la petite unité dégagée de la série [ici, « série » signifie « vers », M.W.], ici c’est la série tout entière qui s’avère être la base ; l’ébauche dynamique couvre [...] la série tout entière, et sa non-résolution dans la série du vers suivante est un moment qui dynamise aussi cette série. (De plus il est fort possible que le vers libre soit la fusion de plusieurs vers-systèmes, et précisément la fusion de systèmes différents.) [...]
Le vers libre est donc une forme métrique « variable ». [...]
Ainsi, ce n’est pas une interaction systématique des facteurs de rythme (conditions maximales) qui définit le vers en ce cas, mais une orientation vers le système, vers son principe (conditions minimales) ; peu importe que le système de groupement nous soit donné ou que nous ne fassions que tendre vers lui ; cette tension nous mène également à des groupements sui generis dont il résultera une dynamisation du discours. [...]
Aujourd’hui le vers libre a remporté de grandes victoires. Il est grand temps de dire qu’il est le vers caractéristique de notre époque ; affirmer que ce vers est une exception ou qu’il est à la limite de la prose est une erreur tant historique que théorique.
Le vers libre est à proprement parler une utilisation conséquente du principe de la « non-réalisation de l’ébauche dynamique » appliqué aux unités métriques.
La raison d’être de la « prose cadencée » d’une part, et du vers libre d’autre part, est justement d’exister, pour la première, à l’intérieur de la série prosaïque, pour la deuxième, à l’intérieur de la série du vers. [...] Le « poème en prose » et le « roman en vers » sont également fondés, comme genres, sur la profonde différence entre les deux phénomènes et non sur leur proximité ; le « poème en prose » dénude toujours son essence de prose et le « roman en vers » son essence de vers. « Je n’écris pas un roman, mais un roman en vers : différence diabolique », [écrit Pouchkine, dans sa lettre du 4 novembre 1823 au prince Viazemski, à propos d’Eugène Onéguine, M.W.].
Que se passe-t-il si nous écrivons le vers libre en prose ?
[…] Les coupes [c’est-à-dire les limites du vers, son début et sa fin, M.W.] [...] s’effacent dans la graphie prosaïque. Nous détruisons donc l’unité de la série du vers ; en plus de l’unité nous détruisons un autre trait : les liens étroits qu’établit l’unité du vers entre les mots qu’elle regroupe ; on détruit donc la cohésion de la série du vers. Or c’est justement l’unité et la cohésion de la série qui sont le trait objectif du rythme du vers. [...]
Ainsi, nous sommes en présence de deux séries constructives closes : celle du vers et celle de la prose. Tout changement qui intervient en leur sein est précisément un changement interne. De plus, tout vers orienté vers la prose est une orientation de l’unité et de la cohésion de la série vers un objet inhabituel ; c’est pourquoi l’essence du vers ne sera pas estompée, mais au contraire mise en avant avec une force neuve. Ainsi le vers libre que l’on considère comme un « passage à la prose » est en fait une mise en avant extraordinaire du principe constructif du vers. [...]
De ce qui a été dit on peut tirer la conséquence suivante : [...] il ne faut pas étudier le rythme de la prose et celui du vers comme s’ils étaient égaux ; en étudiant l’un et l’autre des deux rythmes, nous devons avoir à l’esprit leur différence fonctionnelle. [1977, p. 63-78]
78Il convient ici d’observer que, sans doute adéquate à un certain vers libre de graphie classique et univoque (avec ligne unique pour chaque vers-unité, comme dans de nombreux poèmes de Maïakovski, Apollinaire, Jouve, Michaux, Bonnefoy), la conception tynianovienne du vers libre et de la différence fonctionnelle entre prose et vers semble inapte à élucider le fonctionnement rythmico-sémantique de textes, disons, plus « bivalents ». Comment lire par exemple Fata Morgana (1940) de Breton, Étroits sont les vaisseaux (1957) de Saint-John Perse, ou certains « chapitres » du Théâtre/Roman (1974) d’Aragon ? Comme de la prose ? Sans doute non, puisque Saint-John Perse (pour ne prendre que lui) ne répugne pas à l’enjambement générateur de vers. Comme des vers ? Mais alors pourquoi les retours « à la ligne » qui créent des paragraphes de prose ?
79Y a-t-il dans ces « textes » fusion de la prose et de la poésie ? Une réponse affirmative ne rendrait pas le tableau plus clair. Car quel troisième terme la fusion des deux premiers est-elle censée produire ? Une prose cadencée ? Pas sûr non plus, car la différence est certaine (au moins au plan des signaux graphiques) entre ces exemples et la prose cadencée de Julien Gracq ou des Deux Ivan (1980) de Mark Kharitonov. Une prose mesurée comme celle des Psaumes pénitentiels de David (1577) de Blaise de Vigenère ? Ce troisième terme pourrait être baptisé « proésie » ou, moins néologiquement, « verset », comme chez Claudel. Mais au-delà de la forme (les nouveaux signaux graphiques) et de son nom, la question de la fonction ne laisse pas de se poser. Autrement dit, si la (trans) formation du matériau sémantique par le rythme est le principe constructif du vers, si la soumission du matériau rythmique à la hiérarchisation sémantique est le principe constructif de la prose, quel est le principe constructif de ce troisième « mode » ? Nous sommes, semble-t-il, devant une partition musicale dont la clé, inédite, est pour l’instant indéchiffrable. À moins que la littérature en soit arrivée au stade d’évolution que Tynianov décrivait, il est vrai un peu énigmatiquement, au point 6 de sa synthèse De l’évolution littéraire (1927) :
Nous considérons tacitement la prose métrique comme de la prose et un vers libre non métrique comme de la poésie, sans réaliser que dans un autre système littéraire nous nous trouverions dans une position difficile. La prose et la poésie sont, en effet en corrélation, il existe une fonction réciproque poésie-prose [...].
Mais [...] l’évolution ultérieure des formes peut soit maintenir pour des siècles la fonction poésie-prose […], soit la détruire, la rendre insignifiante ; […] il peut survenir une période où il sera sans importance de savoir si une œuvre est écrite en vers ou en prose. [1991, 238-239]
Si tel est le cas, ne serait-ce pas à cette nouvelle « insignifiance » de la fonction vers-prose que des créateurs comme Saint-John Perse ou Aragon donneraient forme à l’aide de leurs nouveaux signaux graphiques ? Comme l’astronomie, la poétique rencontre parfois des phénomènes de telle nouveauté que l’imagination et les mots lui manquent pour les concevoir et les décrire.
*
80On a vu la situation éclectique des études littéraires dans la Russie du début de siècle. De cet « éclectisme »32, Tynianov cherche à formuler les causes avec ses propres concepts. Il se rend compte que le plus souvent, faute d’appercevoir l’idéalité de la construction littéraire, les chercheurs sont voués à n’envisager que le matériau, les matériaux. Or, comme l’écrit l’auteur de Le Vers lui-même, le matériau de la littérature a une caractéristique essentielle : « l’hétérogénéité » (1977, p. 41). Pour Tynianov, ce terme signifie, étroitement, que le mot, matériau privilégié de la littérature, « possède des éléments inégaux, dépendants de sa fonction » (1977, p. 41). Mais il est possible, et peut-être même nécessaire, d’étendre l’observation à l’ensemble du matériau, c’est-à-dire aussi au signifié thématique inévitablement véhiculé par le matériau verbal ; « l’hétérogénéité » du matériau au sens large désigne alors l’infinie diversité des éléments que l’écrivain va puiser dans la sphère non artistique indissociablement interne (son psychisme) et externe (le monde extérieur), et dont l’essence sera de motiver (ou d’être modelés par) le principe constructif : théories philosophiques, émotions, imaginations, souvenirs, faits psychologiques, sociologiques, scientifiques, lectures, mythes, aventures, voyages, expériences amoureuses, recettes culinaires... Dans le même temps et en retour, la fonction du principe constructif sera de donner aux matériaux hétérogènes de l’œuvre leur forme, leur unité-homogénéité – cette « commune mesure des termes mis en œuvre » dont parle Valéry, cette dynamique « de la corrélation et de l’intégration » dont parle Tynianov (1977, p. 43) et qui permet l’existence d’une « science » littéraire non éclectique, spécificatrice, à objet si ce n’est unique, du moins unifié et homogène. Hors de la « commune mesure » et de la dynamique d’intégration, le chercheur en vient à concevoir, ou au moins à pratiquer l’œuvre comme une somme hétéroclite d’aspects divers, et dans l’explication de leur présence ce même chercheur en est réduit – puisque le principe commun est méconnu – à dénombrer les influences. Une poétique des influences est-elle possible ? Dans « Les Argiens », tragédie inédite de Kiichelbeker (1924-1927) Tynianov écrit :
La méthode en vogue un certain temps qui a consisté à voir dans toute œuvre une pluralité d’influences était liée à une approche psychologique de la littérature. Plus cette méthode s’est répandue, plus elle a montré son inconsistance. Dans Rousslane et Lioudmila un chercheur a dénombré plus de 80 « influences », et cela n’a en rien fait avancer notre compréhension de l’œuvre. Cette méthode conçoit l’œuvre comme une somme d’influences, l’écrivain comme une éponge psychologique passive qui absorbe toutes les influences qui passent, et la littérature russe non plus comme une série corrélée à la vie et à la société russes, mais comme une série corrélée aux seules littératures étrangères33 .
Cette déclaration est intéressante en ce qu’elle suggère qu’il y a deux sortes d’influences s’exerçant sur l’œuvre littéraire : il y a l’influence dans l’espace géographique (de la littérature allemande sur la française, de l’italienne sur la russe...) dont Tynianov parle explicitement, mais cet explicite désigne un implicite : l’influence dans l’espace social (de la psychologie sur la littérature, de la philosophie sur la littérature, etc.). Nous avons vu les efforts entrepris par Tynianov pour spécifier l’objet de la poétique dans le champ social. Mais il est aussi très soucieux de spécifier cet objet dans le champ géographique. Le point central de son argumentation en la matière est celui-ci : contrairement à la pratique dominante dans la Russie de ce début de siècle, on ne saurait réduire la littérature russe aux influences exercées sur elle par la littérature anglaise (Byron), allemande (Schiller), française (Voltaire). La littérature russe est certes une littérature jeune (elle commence seulement au XVIIe siècle), et comme toute littérature « jeune », elle a besoin de modèles étrangers : la littérature française, du temps de sa « jeunesse », a eu besoin de suivre des modèles grecs et latins, et la littérature russe de 1750-1850 s’inspire volontiers de modèles français, italiens, allemands, anglais. Mais pour Tynianov le modèle reste justement étranger et n’annihile en rien la spécificité nationale de l’œuvre. Le modèle, la source d’inspiration, l’influence, etc. sont des réalités relevant de la genèse de l’œuvre, et c’est une chose que d’envisager l’œuvre sous l’angle de sa genèse (domaine de hasard et de contingence), et c’en est une autre que d’examiner la place de ladite œuvre dans l’évolution de la littérature (domaine de nécessité) : dans Le Cid Corneille s’inspire d’un modèle espagnol (genèse), mais il demeure que c’est la dramaturgie française que cette pièce révolutionne et que c’est, entre autres, au théâtre trop anecdotique d’Alexandre Hardy que Corneille réagit (évolution).
9. La distinction entre évolution et genèse
81Tynianov énonce ce point en 1921-1922 dans Tiouttchev et Heine (1991, p. 182-195). Privé de sous-titre, le titre est trompeur. Il ne s’agit pas d’une étude de littérature comparée. À propos d’un cas précis Tynianov traite du problème général de l’influence et met en place sa distinction entre évolution (ou tradition) et genèse. Il montre qu’une influence (fortuite-génétique-seconde) sur un écrivain n’est possible que parce qu’elle sert son principe constructif, son originalité (nécessaire-évolutive-première). Au milieu du XIXe siècle, Tiouttchev, héritier de la poésie oratoire et intime de Lomonossov et Derjavine, bouleverse cette tradition en en condensant les genres : il ramène les longs poèmes aux dimensions de fragments. Sur le chemin de ce genre inédit de poésie « ample » logée dans de petites formes, Tiouttchev rencontre les genres fragmentaires et laconiques du romantisme allemand canonisé par Heine. Il serait bien sûr inexact de dire que la lecture de Heine n’a pas marqué Tiouttchev, mais sur la base de la distinction entre évolution-tradition et genèse, Tynianov s’estime en droit d’affirmer que la non-rencontre avec Heine n’aurait pas empêché Tiouttchev d’accomplir son chemin évolutif : densifier les longues formes du XVIIIe. Voici ce qu’écrit Tynianov au début de son étude :
En histoire littéraire, on ne dissocie pas encore assez nettement deux domaines de recherche : celui de la genèse des phénomènes littéraires et celui de leurs traditions [...]. [pour Tynianov, synonyme d’évolution, M.W.]
La genèse d’un phénomène littéraire relève de ce domaine soumis au hasard que sont les passages d’une langue à l’autre, d’une littérature à une autre, tandis que le domaine des traditions obéit à des lois et se limite au cercle d’une littérature nationale. Tout en se rattachant d’un point de vue génétique à des modèles allemands, le vers de Lomonossov, par exemple, est dans le même temps le prolongement de tendances métriques précises du vers russe [...].
La construction d’une histoire génétique de la littérature est impossible […].
Voilà résolue la question des « traditions », des « influences » étrangères, etc. en littérature : nous n’avons pas affaire, dans ce cas, à des éléments dont le phénomène étudié serait le prolongement ou l’achèvement historique, mais à ce qui lui a servi de prétexte. Un seul et même phénomène peut, d’un point de vue génétique, se rattacher à un modèle étranger donné et être, dans le même temps, le développement d’une tradition précise de la littérature nationale, étrangère et même contraire à ce modèle. [1991, p. 182]
82Comme nous l’annoncions, la poétique-poïétique aura peut-être intérêt, pour l’efficacité maximale de ce point, à lire ici l’adjectif étranger non seulement dans son sens géographico-national, mais aussi dans son sens social : est étranger à la littérature (et susceptible de l’influencer, c’est-à-dire de s’y intégrer au titre du matériau) tout phénomène non littéraire, événement social, psychologique, familial, philosophique...– à condition, nous allons le voir, que ce phénomène soit déjà verbal.
83Le souci tynianovien de la nationalité littéraire semble étrange aujourd’hui, à une époque où les écrivains « internationaux » sont devenus un fait relativement courant. Où placer Vladimir Nabokov, qui a écrit d’abord en russe, puis est passé à l’anglais ? Le critère de la systémicité nationale est-il applicable à l’œuvre de Milan Kundera ? Il serait pourtant erroné, nous semble-t-il, de prendre le souci « national » de Tynianov pour du nationalisme ; d’origine juive et né dans une région très mélangée de la Lituanie, Tynianov est à cent lieues de ce type d’idéologie. Mais en tant que chercheur, il estime de son devoir de distinguer les domaines de contingence, où la littérature est principalement considérée – en termes foucaldiens, puis genettiens – comme document, et ceux des lois nécessaires, où la littérature est envisagée comme monument, pour elle-même, dans son esthéticité. Or, pour le théoricien russe, les contours du domaine de nécessité sont, en littérature, bel et bien nationaux, car à la différence de la peinture, de la sculpture ou de la musique (qui, comme on dit, « ne connaissent pas de frontières »), la spécificité nationale d’une littérature tient à la nationalité de son premier matériau : la langue ; la langue française n’est pas la langue russe, et cette différence détermine par exemple le caractère de la versification : le critère de l’accent tonique étant peu pertinent dans la langue française, la versification française a longtemps été un système syllabique ; à l’inverse, le critère de l’accent tonique étant pertinent dans la langue russe, la versification russe est surtout un système syllabo-tonique.
84Si la « nationalité » littéraire, loin du tropisme nationaliste, traduit chez Tynianov une tension vers la systémicité littéraire, il n’en demeure pas moins que le théoricien russe n’a apparemment pas aperçu ou pas eu le temps d’apercevoir toute la complexité factuelle de la distinction qu’il propose. Cette complexité tient au fait que la « nationalité » d’une littérature ne peut être vraisemblablement déterminée que selon un trait au moins double : le linguistique certes, mais aussi le socio-géographique. Car, à titre d’exemple, l’aire linguistique du français ne se réduit pas à la France. D’où, pour illustrer la complexité du problème, des questions que le poéticien moderne, quel que soit son domaine d’étude, ne peut sans doute pas éviter : peut-on ou ne peut-on pas réunir, au sein d’une même histoire systémique, les écrivains sénégalais de langue française et les écrivains français ? Une histoire systémique (une poétique) de la littérature allemande doit-elle faire une place particulière à l’existence d’une RD A aujourd’hui disparue ? Faut-il ou ne faut-il pas séparer histoire de la littérature allemande et histoire de la littérature autrichienne ?
85En 1968, Tzvetan Todorov a soumis le couple tynianovien de l’évolution et de la genèse à un examen de grand enjeu. L’auteur de Poétique écrivait en effet : « Nous partirons de cette opposition, quitte à y mettre un sens différent de celui de Tynianov. […] La genèse de l’œuvre était considérée par les Formalistes comme extérieure à la littérature [...]. Dans une étude [intitulée Le Fait littéraire], Tynianov montrait l’impossibilité de donner [de la littérature] une définition atemporelle, anhistorique : telle espèce d’écrits (par exemple le journal intime) sera considérée comme faisant partie de la littérature à une époque, comme lui étant extérieure à une autre. Derrière ce constat d’impuissance s’affirmait une autre thèse [...] selon laquelle des textes non littéraires pouvaient jouer un rôle décisif dans la formation d’une œuvre littéraire. [...] Si l’on met ensemble ces deux conclusions séparées, on doit de toute évidence réviser le premier jugement qui considérait la genèse comme un fait extérieur, digne de l’intérêt des psychologues et des sociologues, et non du littéraire. Aussi loin que l’on remonte dans la genèse, on ne trouve que d’autres textes [...] ; et on peut difficilement concevoir un partage parmi ceux-ci. Faut-il exclure des facteurs linguistiques qui président à la genèse d’un roman de Balzac les écrits de ceux qui ne furent pas écrivains, mais philosophes, moralistes, mémorialistes, chroniqueurs de la vie sociale ? […] On ne peut penser le “dehors”, l’“extérieur” du langage et du symbolique. La vie est une bio-graphie, le monde une sociographie [...]. La genèse n’est pas non plus “extra-littéraire”, mais il faut avouer que, à ce moment, le terme n’est plus approprié : il n’y a pas de genèse des textes à partir de ce qui n’est pas eux, mais toujours et seulement un travail de transformation d’un discours en un autre, du texte au texte34. »
86On entrevoit déjà la teneur du débat que Tynianov aurait pu engager avec Todorov. La nécessité, affirmée par le poéticien formaliste, de la référence à la synchronie auctoriale-lectoriale – ce qui a été appelé ici précédemment l’objectivité relative ou la relativité objective de l’œuvre littéraire – cette nécessité est, dans la perspective non postulative de Tynianov, synonyme non d’« impuissance », mais justement de puissance ; d’abord parce qu’elle permet au théoricien de partir de ce point extérieur (à sa subjectivité) qui est précisément l’objet à saisir et étudier, ensuite parce qu’elle met la théorie en mesure de penser ledit objet – cette pratique fondamentalement historique (évolutive, aurait dit Tynianov) qu’est la littérature –, et enfin parce qu’elle fait de la synchronie non plus une achronie, mais un moment de la diachronie. Car tel est l’enjeu en définitive : comment imaginer, dit en substance l’auteur du Fait littéraire, que l’on puisse définir en général, solidement, c’est-à-dire anhistoriquement ce phénomène fondamentalement variable qu’est la littérature ?
87Sur le problème plus précis de la genèse, Todorov objecte à Tynianov en récusant le partage entre un roman de Balzac et les écrits des mémorialistes contemporains ; mais là encore ne faudrait-il pas s’entendre sur la perspective, sur la logique de recherche ? En logique postulative, le partage est effectivement impossible : sur la base du postulat de la littérature comme texte, le roman balzacien est assurément tout autant un texte que les ouvrages historiographiques d’Augustin Thierry, et les notions tynianoviennes d’évolution et de genèse perdent alors toute espèce de pertinence. Mais il en va différemment dans la perspective de la relativité fonctionnelle. Ainsi, les témoignages de la synchronie 1830-1850 indiquent que les contemporains faisaient un net partage entre la littérature pourtant très « historique » de Balzac et les écrits à fonction non esthétique des historiens. Le critique Eugène Poitou, détracteur de l’art balzacien, écrit par exemple : « Il [Balzac] a tenté toutes les voies hasardeuses où s’est égaré le roman moderne, [...] il a pactisé mainte et mainte fois avec le mauvais goût et le mauvais esprit de l’époque [...]. [Il a] propagé bien des sentiments mauvais et porté ainsi plus d’une atteinte à la moralité publique35. » Naturellement, le poéticien-poïéticien est contraint de « traduire » le témoignage dans son propre métalangage : que reproche E. Poitou à Balzac ? Ce n’est pas d’être simplement immoral, puisque Balzac n’est pas un simple citoyen, mais avant tout un écrivain ; Poitou lui reproche en réalité d’être littérairement immoral. Mais – nouvelle question poïéticienne – comment Balzac aurait-il pu faire pour ne pas apparaître comme immoral ? Après avoir décrit, dans Étude de femme, l’audace presque goujate de Rastignac portant sa déclaration d’amour à une marquise qu’il n’a jamais vue, il aurait pu ajouter quelque chose comme : vous vous rendez compte, cher lecteur, de l’impudence et de la grossièreté d’Eugène de Rastignac, alors que vous et moi, cher lecteur, nous sommes si polis et bien élevés. Autrement dit, Poitou reproche à Balzac non pas de décrire des immoralités, mais de ne pas prendre ses distances à leur égard. Bref, il lui reproche de les « vraisemblabiliser ». La « vraisemblabilisation » d’actes ou de faits extraordinaires (immoraux) est, dirait Tynianov, le principe constructif, esthétique-original, de la prose balzacienne, et c’est grâce aux contemporains-adversaires de la synchronie concernée que le chercheur ultérieur parvient à l’établir. Mais symétriquement, le silence de Poitou (comme des autres critiques) sur les barbaries relatées par Thierry par exemple dans les Récits des temps mérovingiens est tout aussi éloquent que les remontrances précédentes : il n’y a pas lieu d’en faire grief à l’historien, car ce dernier prend la posture désormais banale du « civilisé » condamnant la barbarie, et la synchronie n’a donc aucune raison de conférer à sa narration une fonction autre que pédagogique-idéologique. En résumé, Poitou sait bien ce qui est littérature et ce qui ne l’est pas.
88Todorov a raison de refuser de penser un « en-dehors » des textes, une genèse à partir de ce qui n’est pas eux ; mais ce refus ne saurait autoriser le chercheur à ne voir dans le passage de la non-littérature à la littérature qu’une « transformation [...] du texte au texte » ; car suivant le système de l’opinion publique littéraire synchronique, le poéticien-poïéticien ne peut pas ne pas reconnaître que les « textes » ne sont pas tous de même niveau : certains assument une fonction d’intransitivité (esthétique), d’autres une fonction de transitivité (idéologique). Les chroniques journalistiques et judiciaires sont des textes « génétiques » pour les textes « évolutifs » de Dostoïevski – ses romans, dont le principe constructif de l’étrange profondeur s’oppose au « réalisme » de Tourguéniev ou Gontcharov. Même esthétique à l’origine, Le Décaméron de Boccace est un texte « génétique » pour l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, dont les courtes nouvelles à vocation anti-anecdotique et anti-chevaleresque, viennent contester l’immense roman d’aventures chevaleresques de la paralittérature synchrone et constituent à ce titre un texte « évolutif » décisif de la littérature française. Il n’y a certes pas de dehors du symbolique ou du langage, mais il y a, selon la théorie de la relativité, des réalités textuelles extérieures à l’évolution systémique de la littérature française des années 1540 et de la littérature russe de 1860.
*
9 bis. La distinction entre parodicité et parodialité
89Cette distinction est le fruit de la rencontre entre une question, la parodie, qui passionne Tynianov depuis ses débuts poéticiens en 1919, et le couple évolution/genèse qu’on vient d’étudier. La maturation est progressive, elle passe notamment par la grande étude de 1926 sur Les Archaistes et Pouchkine (1991, p. 42-181), où le théoricien analyse la lutte de Pouchkine contre ceux qui veulent ressusciter les genres nobles (ode solennelle, tragédie) et qu’il nomme les « archaïstes » (Küchelbeker, Katénine, Griboïedov). Et elle aboutit finalement à la formulation du point central de l’étude De la parodie (1929) :
Le point important sur lequel il convient de s’entendre, c’est la question de la parodialité [paroditchnost] et de la parodicité [parodiinost], autrement dit la question de la forme parodiale et de la fonction parodique. La parodialité consiste à employer des formes parodiales dans une fonction non parodique. L’utilisation d’une œuvre comme maquette pour une œuvre nouvelle est chose courante. Si dans ce dernier cas les œuvres appartiennent à des milieux différents (par exemple du point de vue thématique et lexical), on obtient un phénomène formellement voisin de la parodie, mais qui fonctionnellement n’a rien à voir avec elle. Dans le feuilleton en vers [des années 1920] qui a par exemple pour visée le poème pouchkinien ou lermontovien, la « visée » n’est qu’apparente : pour le feuilletoniste, Pouchkine et Lermontov sont également indifférents, de même que leurs œuvres, mais leur maquette est un signal commode de littérarité, de rattachement à la littérature en général36.
90La distinction tynianovienne ne serait sans doute pas moins opérante en terrain français. Dans le recueil verlainien Parallèlement, les poèmes parodiques du cycle Lunes relèvent clairement de la parodicité : le Verlaine des années 1880, lassé de la fluidité et du rêve, parodie et combat celui des années 1860 en mettant désormais l’accent sur le précis plus que sur l’indécis, sur l’aigu plus que sur le vague ; d’où l’invasion lexicale et thématique de l’érotisme voire de la pornographie, du milieu voyou des cafés, des suffixes prosaïsants (fadasse, poétastre).
91D’où le sonnet Lombes, parodie de Mon rêve familier, où cette fois la femme vague et banalement unique de l’amour à deux est remplacée par les épices plus aiguës de l’amour à trois – avec deux femmes aux formes et couleurs précises.
92En revanche les traductions homophoniques et lipogrammatiques, par les oulipistes, d’œuvres de Lucrèce, Baudelaire ou Rimbaud37 n’ont pas pour fonction de combattre la poétique de ces écrivains. Les poèmes qui constituent le matériau de ces « traductions » ne sont qu’un prétexte génétique, et les parodies produites par Marcel Bénabou et ses collègues n’ont donc qu’une fonction parodiale.
*
93Il est peut-être temps à présent de signaler que, s’il a pour lui l’avantage d’indiquer l’enracinement historique de la généralité, cet exposé des points nodaux tynianoviens dans l’ordre chronologique de leur formulation présente pourtant un risque important : celui de laisser croire que le poéticien russe a cheminé d’un point à l’autre sans rencontrer de résistance. C’est bien sûr le contraire qui s’est produit, et le lecteur aura du reste remarqué que si, la plupart du temps, nous donnons une indication d’année pour la première formulation de la loi, nous nous empressons de préciser les travaux ultérieurs où le théoricien revient sur le sujet, corrigeant, modifiant, affinant. La théorie de Tynianov s’est « cherchée », et ses tâtonnements mêmes sont instructifs. Par exemple, Tynianov évolue dans sa manière de penser les rapports entre littérature et société, entre « série » littéraire et « séries » extralittéraires, série (riad) désignant chez lui un domaine-système fonctionnant selon ses lois propres, mais corrélé à d’autres séries-systèmes.
10. La corrélation entre la « série » littéraire et les « séries » extralittéraires (ou sociales)
94Le théoricien russe commence à réfléchir à ce problème très tôt, en 1922, dans L’Ode comme genre oratoire. Là encore, le titre est trompeur. L’article est théorico-concret : à travers le cas particulier de la construction et de l’évolution de l’ode russe au XVIIIe siècle (Lomonossov, Derjavine), il pose la question des rapports entre série littéraire et séries extralittéraires. Pourquoi Tynianov s’intéresse-t-il à ce problème-là à ce moment-là ? Pour deux raisons convergentes : parce que la poésie oratoire connaît justement une renaissance dans les années 1910-1920 (avec notamment la poésie de Maïakovski) et parce que cette renaissance est liée aux bouleversements des rapports entre société, art et science. On sait que l’époque de la révolution politique de 1917, quel que soit le jugement politique que l’on porte aujourd’hui à son propos, est une époque de révolution totale. À la différence de ce qui se passe dans la France de 1789, où la Révolution politique ne s’accompagne d’aucune révolution équivalente dans le domaine des arts et des sciences, les années 1910-1920 révolutionnent tous les domaines de la vie russe (européenne) et leurs corrélations. Ce début de siècle voit la fin du régime tsariste, la propagation de la théorie de la relativité physique, la naissance de la linguistique, de la poétique, du cinéma, de la photographie d’art, les ruptures futuristes, cubistes, constructivistes dans les domaines de la peinture, de la littérature, de l’architecture ; chacun se rappelle les noms de Kandinski, Malévitch, Maïakovski, Troubetskoï, Khlebnikov, Tatline, Larionov, Eisenstein, Rodtchenko.
95Si la révolution « totale » peut s’accompagner d’une rupture artistique comme la poésie oratoire de Maïakovski et si cette rupture de 1910-1920 remet à l’ordre du jour l’art oratoire du XVIIIe siècle, il n’est donc pas fortuit que Tynianov pose la question des rapports entre littérature et société précisément à propos de cette branche du passé poétique russe. Il écrit au début de L’Ode comme genre oratoire (1922) :
Le système littéraire est corrélé à la série extralittéraire la plus proche, au langage, au matériau des arts verbaux voisins et du langage quotidien. Comment se fait cette corrélation ? Autrement dit, quelle est la fonction sociale première de la série littéraire ? C’est là que le terme d’orientation [oustanovka] a toute son importance. L’orientation n’est pas seulement la dominante de l’œuvre (ou du genre) qui colore fonctionnellement les facteurs seconds, c’est en même temps aussi la fonction de l’œuvre (ou du genre) par rapport à la série extralittéraire la plus proche, celle du langage. [...] D’où l’extrême importance de l’orientation verbale en littérature38.
96Très bien ; mais cette relation directe entre un espace socio-verbal et une œuvre (ou un genre) sent fort son sociologisme, et le sociologisme, comme toute explication simplificatrice, ne rend pas compte des relations que telle œuvre entretient avec telle autre. Pour dire les choses métaphoriquement, si l’on considère que le grand système de la réalité humaine se compose de strates horizontales (sous-systèmes ou séries), le sociologisme consiste à établir une relation verticale directe entre un fait de la strate sociale et une œuvre de la strate littéraire sans tenir compte des relations horizontales de cette œuvre avec les autres éléments de la strate littéraire.
97Nous l’avons annoncé, l’analyse de cette corrélation par Tynianov évolue. Cinq ans après le travail sur l’ode oratoire de Lomonossov et Derjavine, le théoricien amende son propos : l’orientation (oustanovka) ne met plus en relation une œuvre-genre et un discours social, mais tout le système littéraire et tout le système social. Tynianov écrit dans son article De l’évolution littéraire (1927) :
Le système d’une série littéraire est avant tout le système des fonctions de cette série, en corrélation constante avec les autres séries. [1991, p. 240]
Les concepts d’« orientation », de fonction verbale, ne valent que pour la série littéraire ou pour le système de la littérature, mais ne peuvent s’appliquer à une œuvre séparée. Avant qu’on puisse parler de son orientation, une œuvre particulière doit être rattachée à la série littéraire. La loi des grands nombres n’est pas applicable aux petits. [1991, p. 243]
98Autrement dit, qui veut construire une histoire systémique de la littérature (une poétique-poïétique), doit d’abord étudier les lois propres à l’évolution de la strate littéraire, puis les lois propres à l’histoire de la strate sociale, pour pouvoir enfin mettre les deux strates en corrélation. C’est un travail immense. Tynianov, Eïkhenbaum et Chklovski en ont jeté les bases dans le domaine de la littérature russe. Mais le chantier reste ouvert, comme il le reste sans doute pour d’autres littératures. À titre d’exemple, infime et schématique : la prose française de 1850-1900 semble former un système synchronique homogène structuré par l’orientation (oustanovka) « scientifique », par le principe constructif de la « science » ou de la « précision » (chez Flaubert la précision se veut plastique, chez Huysmans – précieuse, chez Zola – physiologique, génétique et même expressément « scientifique » selon certaines déclarations). On pourrait ainsi étudier d’abord le système de ressemblance-opposition entre les principes constructifs « scientifiques » de la prose française de 1850-1900, étudier ensuite le système des discours sociaux (domination du discours scientifique : c’est l’époque de La Science et l’hypothèse de Poincaré, de La Science expérimentale de Cl. Bernard, du Régime féodal en Bourgogne de Seignobos, des Origines de la France contemporaine de Taine), tenter enfin une corrélation entre les deux. C’est là que Tynianov et Todorov pourraient se rejoindre : il n’y a effectivement pas de dehors du langage et donc pas d’action d’une socialité non verbale sur ce phénomène verbal qu’est la littérature ; ce qui agit sur la verbalité littéraire, c’est une verbalité sociale pourvue de ce que les formalistes appelaient une dominante : un discours social dominant, qui façonne l’oustanovka de la synchronie littéraire.
99Le lecteur attentif aura remarqué que nous venons d’introduire ici un nouveau concept important, la verbalité sociale, maillon manquant jusqu’à présent dans l’exposé de la réflexion de Tynianov sur ce point central qu’est la causalité socio-littéraire. Ce concept, revêtu en russe du vocable de byt – redoutable à traduire, plus étroit que son premier sens de « vie quotidienne » ou « vie sociale », mais plus large que la notion française de paralittérature, d’où notre choix de verbalité sociale comme sphère englobant les pratiques de langage orales ou écrites –, ce concept fait son apparition en 1924 dans Le Fait littéraire, au moment où le poéticien cherche à expliquer l’accession de certains « phénomènes » socio-verbaux inhabituels à la fonction artistique – à titre de matériau d’un nouveau principe constructif :
Plus le phénomène est [...] inhabituel, et plus le nouveau principe constructif se dessine avec netteté.
Ces phénomènes, l’art les trouve dans la verbalité sociale. La verbalité sociale regorge de rudiments des différentes activités intellectuelles. La verbalité sociale se compose de science, d’art, de technique à l’état d’ébauche [...] Au moment où, dans l’art, un principe constructif nouveau, fondamental, central se développe, celui-ci cherche les phénomènes « nouveaux », frais, qui ne soient pas « les siens ». Les phénomènes anciens, habituels, liés au principe constructif désagrégé, ne peuvent faire l’affaire.
Et le nouveau principe constructif se porte sur les phénomènes de la verbalité sociale qui sont frais, qui lui sont proches.
Je donne un exemple.
Au XVIIIe siècle (première moitié) la correspondance était à peu près ce qu’elle était encore pour nous il y a peu de temps : exclusivement un phénomène de la verbalité sociale. Les lettres ne se mélangeaient pas à la littérature. Elles empruntaient beaucoup de choses au style littéraire de la prose, mais elles étaient loin de la littérature, c’étaient des petits mots, des reçus, des requêtes, des informations amicales, etc.
La poésie était l’élément dominant de la littérature et en poésie les genres dominants étaient les genres élevés. Il n’y avait pas d’accès, même pas d’interstice par lesquels la lettre pût devenir un fait littéraire. Mais voici que ce courant s’épuise : l’intérêt pour la prose et les genres mineurs fait reculer l’ode élevée.
[...]
La destruction de la poésie lyrique grandiose se produit à l’époque de Karamzine. En opposition au mot oratoire, la romance, la chanson prennent une importance particulière. [...]
On voit apparaître la petite forme, la petite émotion ; la psychologie remplace les allégories. C’est ainsi que les principes constructifs nouveaux viennent s’opposer aux anciens.
Mais pour leur application, ils ont besoin des phénomènes les plus transparents, les plus souples, et c’est dans la verbalité sociale qu’ils les trouvent.
Les salons, la conversation des « gentilles dames », les albums cultivent la petite forme de la « bagatelle » : les « chansons », quatrains, rondeaux, acrostiches, charades, bouts rimés, deviennent un phénomène littéraire important.
Et enfin on a la lettre.
Ce sont les lettres qui ont fourni les phénomènes les plus malléables, les plus légers et nécessaires mettant en avant avec une force extraordinaire les nouveaux principes constructifs ; l’inachevé, le caractère fragmentaire, allusif, la petite forme « familiale » de la lettre motivaient l’introduction des riens et des procédés stylistiques opposés aux procédés « grandioses » du XVIIIe siècle. Ce matériau nécessaire se trouvait hors de la littérature, dans la verbalité sociale. De document appartenant à la verbalité sociale, la lettre s’élève au centre même de la littérature. Les lettres de Karamzine à Pétrov surpassent ses essais de vieille prose oratoire canonique et nous conduisent aux Lettres d’un voyageur russe, où la lettre de voyage devient genre. [1991, p. 222-224, traduction revue par nous sur certains points, dont la verbalité sociale].
100À quel point Tynianov est encore hésitant sur cette notion de byt, à quel point nous tranchons l’hésitation en optant pour verbalité sociale et à quel point Tynianov évolue encore de 1924 à 1927, c’est ce que montre le point 10 de la synthèse De l’évolution littéraire, qui vient en quelque sorte justifier après coup notre choix (je garde ici intacte la traduction de 1991, en rappelant simplement le mot russe byt là où il apparaît dans l’original) :
En quoi réside la corrélation de la littérature et des séries voisines ?
Quelles sont, de plus, ces séries voisines ?
Chacun a sa réponse toute prête : la vie courante [byt].
Mais pour résoudre la question de la corrélation des séries littéraires et de la vie courante [byt] il faut d’abord trouver comment et par quoi celle-ci se trouve en corrélation avec la littérature. Par sa composition, en effet, la vie courante [byt] est multiple, variée et seule est spécifique la fonction de ses différents aspects. La vie courante [byt] se trouve en corrélation avec la littérature par son aspect verbal avant tout. Telle est donc la corrélation des séries littéraires et de la vie courante [byt]. Elle s’effectue selon la ligne verbale. [1991, p. 241]
101Cette synthèse de 1927 est d’autant plus intéressante que Tynianov y reprend le même exemple qu’en 1924, mais cette fois avec un concept de byt explicitement « verbalisé » :
L’orientation [oustanovka] de l’ode de Lomonossov, sa fonction verbale est oratoire. Le mot est « orienté » vers la prononciation. D’autres phénomènes relevant de la verbalité sociale [bytovyé] sont liés à cela : la lecture à voix haute dans une grande salle, dans une salle de palais. À l’époque de Karamzine, l’ode est littérairement « usée ». L’importance de l’orientation [oustanovka] a disparu ou rétréci, et l’orientation s’est portée sur d’autres formes, formes relevant cette fois de la verbalité sociale [bytovyé]. Les odes de félicitations et toutes les autres sont devenues des « vers en uniforme », phénomènes appartenant à la seule verbalité sociale [bytovyé]. Il n’y a pas de genres littéraires tout prêts. Et voilà que leur place est prise par des phénomènes verbaux sociaux [bytovyé rétchévyé]. La fonction verbale, l’orientation [oustanovka] cherchent une forme et la trouvent dans la romance, les plaisanteries, jeux de rime, bouts rimés, charades, etc. C’est ici que le facteur de la genèse, c’est-à-dire l’existence de telles ou telles formes verbales sociales [bytovykh rétchévykh] prend toute sa signification évolutive. À l’époque de Karamzine les séries socio-verbales [bytovyé] les plus éloignées correspondant à ces phénomènes verbaux sont les salons. Fait relevant de la verbalité sociale [bytovoi], le salon devient à cette époque un fait littéraire. Voilà comment une fonction littéraire s’arrime à des formes de la verbalité sociale [bytovykh]. [1991, p. 241-242, traduction revue par nous sur certains points.]
102Pour assouplir notre verbalité sociale, vocable peut-être trop univoque par rapport au concept russe, disons que le byt est finalement toute cette zone sociale faite de « rebuts » paralittéraires usés (romans roses, noirs, populaires, certaines chansons de variété...), mais pas seulement – zone de matérialisation linguistique où l’ensemble de la société, dans ce qu’elle peut avoir de non verbal au-delà même du paralittéraire, se trouve mise en mots, tant il est vrai que le « monde » ne saurait faire pression sur la littérature sans passer par cette étape de verbalisation qui le fait devenir bio-graphie, psycho-graphie, sociographie, historio-graphie, philo-graphie, etc. Quand, dans son article Pouchkine (1928-1929), Tynianov parle de la pression du « matériau historique » sur le travail littéraire de Pouchkine à partir de 1825, il faut entendre en fait que la pression émane de la verbalité sociale, dont la dominante est historio-graphique (la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle russe sont marqués par l’émergence et la montée en puissance de la discipline historique : Tatichtchev, Chtcherbatov, Boltine, Karamzine, et les traductions en russe des historiens allemands) :
Pour Pouchkine le rapport au matériau historique découle de son travail sur la poésie épique – les matériaux sont « appelés » par le point de vue contemporain. Ainsi, dans Le Nègre de Pierre le Grand, Pouchkine exploite les matériaux de sa généalogie, actuels au début pour lui au titre de composante de son « visage poétique » et actualisés ensuite par les questions sociales (Ma. généalogie). Ainsi le travail sur La Fille du capitaine coïncide avec le travail historique sur la révolte de Pougatchov, travail lui aussi mis en avant par les problèmes sociaux de l’époque ; quant à l’Histoire du village de Gorioukhino, c’est l’expérience d’un écrivain-historien, c’est l’assimilation parodique de l’Histoire de l’État russe de Karamzine […]. Le travail du poète, puis du prosateur confronte de plus en plus Pouchkine au document. Son travail artistique non seulement se nourrit du réservoir de la science, mais il en est proche aussi par les questions méthodologiques qui surgissent. [...] D’où le passage dialectique au matériau comme tel. Pouchkine devient historien39.
103S’il est vrai que la pression de la verbalité sociale sur la littérature se manifeste par la promotion d’espaces sociaux accédant à la dignité littéraire, chaque époque-système étant dominée par l’un de ces espaces, il faut se garder en même temps d’hypostasier, de « matérialiser » ces espaces. On a vu la grande salle impériale pour la Russie de 1750, le salon pour la Russie de 1790 ; sans doute pourrait-on ajouter l’École et l’Université dans la France de 1970, avec l’installation de l’essai critique (Barthes) au centre de la littérature. En fait, les lieux dont parle le théoricien russe ne sont pas tant géographiques qu’idéels, et l’on peut donc souscrire à l’analyse de la chercheuse italienne Maria di Salvo : « [Pour Tynianov] chaque courant ou genre littéraire prend appui sur l’orientation vers un lecteur idéal. [...] Peu importe [...] qu’en réalité les lecteurs de Karamzine et de son école aient prédominé sur les lectrices : pour les karamzinistes le lecteur idéal, c’est la dame, et cela a des conséquences précises sur le choix des thèmes, des formes, de la langue40. » Tel est le premier garde-fou contre l’ontologie sociologiste : l’idéalité de l’espace socio-littéraire dominant. La seconde protection dont s’entoure Tynianov est, on l’a vu, le double principe de système et de dominance : la fameuse loi des grands nombres, formulée en 1927 dans De l’évolution littéraire, rappelée et systématisée en 1929 dans De la parodie (1929), avec cette déclaration que nous retrouverons logiquement à propos du genre :
L’évolution des genres tient aussi à la modification de la corrélation entre les membres du système (par exemple, la « lutte » entre l’ode et l’élégie, la « victoire » de l’élégie), modification qui se révèle être une modification de la corrélation entre certaines orientations de l’activité verbale41.
Ce n’est donc pas un espace socio-verbal unique qui fait pression sur la littérature, mais l’ensemble du système socio-verbal dans lequel un lieu sociologique parmi d’autres est devenu dominant. La double notion de système et de dominante est conservée, et les orientations verbales sont plurielles et corrélées entre elles.
104Enfin, Tynianov va jusqu’au bout de sa « systémicité » en explicitant pour la première fois ce qu’on pourrait appeler, d’une notion marxienne, la détermination en dernière instance du littéraire par le social (au sens large : économie, politique...) : « Le fait des diverses orientations de l’activité verbale est corrélé à la structure sociale de la société et à ses changements, et est conditionné par eux42 . »
*
105Ce point est évidemment décisif pour comprendre toute l’originalité (et la fécondité) de Tynianov – non seulement dans son temps, mais aussi aujourd’hui, dans le contexte des sémiotiques ou linguistiques textuelles à l’œuvre depuis les années 1960. À l’inverse du postulat de base de ces divers courants métalittéraires (littérature = texte, ou littérature = langage), rappelons-nous le début, déjà cité ici, de l’étude sur L’Ode... : « Le système littéraire est corrélé à la série extralittéraire la plus proche, au langage... » En d’autres termes, le langage est une réalité extralittéraire. C’est dire, encore une fois, l’importance du point de vue de la relativité-contemporanéité : seul le regard de la relativité distingue, dans chaque système synchronique, entre série littéraire et série extralittéraire la plus proche.
106Pourtant il faut bien dire que, la chose allant à peu près de soi pour Tynianov, et ses actes de chercheur étant suffisamment clairs en eux-mêmes, le poéticien russe n’a pas cru devoir se livrer à davantage d’explicitation théorique ; d’où, rétrospectivement, l’ambivalence, et les liens téléologiques sans doute abusivement établis entre le « formalisme russe » et les sémiotiques textuelles structuralistes ou ultérieures. L’ambivalence, c’est-à-dire l’éventuelle assimilation de la littérature au langage, vient peut-être chez Tynianov de deux ou trois articles, dont on peut citer ici Le Vocabulaire de Lénine polémiste (1924) et Les Problèmes de l’étude de la littérature et de la langue (1928, écrit conjointement avec Roman Jakobson). En réalité, dans le premier cas, seul le titre pourrait inciter à penser que Tynianov ne fait pas le partage entre les textes non littéraires (ici : ceux de Lénine) et les littéraires et leur applique le même traitement. Car le corps même de l’étude est sans ambiguïté, et ce dès la première page, où le théoricien montre qu’un mot n’est pas identique à lui-même, mais se différencie selon la fonction de la construction (ou du texte) qui le porte : fonction journalistique ordinaire, conversationnelle, rhétorique, littéraire, littéraire-poétique ou littéraire-prosaïque...43. Ce qui intéresse ici le Tynianov-linguiste, c’est la sémantique de Lénine (les signes linguistiques sont arbitraires). Ce qui intéresse, le Tynianov poéticien partout ailleurs, c’est le rapport de motivation-transformation entre le matériau et le principe constructif (les « signes » littéraires sont motivés). Dans le second cas en revanche, la situation est beaucoup moins univoque (et peut-être parce que ces thèses de 1928 sont conjointes)44. Certaines thèses (par exemple la seconde, sur la corrélation de « l’histoire de la littérature avec les autres séries historiques », ou la troisième, sur la nécessité de soumettre les études de genèse au point de vue évolutif-fonctionnel) concernent exclusivement la littérature et sont, à ce titre, parfaitement claires. D’autres (comme la sixième, sur l’application de la distinction entre langue et parole à la littérature) sont éminemment ambivalentes. Admettons donc au total l’ambiguïté de ces thèses sur le statut de la langue par rapport à la littérature. Mais il nous faut alors reconnaître deux autres points, concernant chacun des deux auteurs des thèses de 1928.
107Force est d’abord de constater qu’en dehors de la mise au point de 1928, Tynianov est exempt de confusion. Quand il étudie des textes non littéraires, il fait acte de linguiste, et non de poéticien. Quand il fait acte de poéticien et qu’il a besoin de la linguistique, la relation entre linguistique et poétique est clairement celle de deux domaines extérieurs l’un à l’autre. Deux exemples, tirés de la synthèse De l’évolution littéraire (1927) :
[...] il n’est pas indifférent qu’un élément soit « effacé », « pâli » ou non. Qu’est-ce que le caractère « effacé », « pâli », d’un vers, d’un mètre, d’un sujet, etc.? En d’autres termes, qu’est-ce que l’automatisation d’un élément donné ?
Je donne un exemple emprunté à la linguistique : quand la représentation d’une signification « pâlit », le mot concerné devient l’expression d’un lien, d’un rapport, il se transforme en mot-outil. En d’autres termes, sa fonction change. Il se produit la même chose en ce qui concerne l’automatisation, « l’affadissement » d’un élément littéraire quel qu’il soit : il ne disparaît pas, simplement sa fonction change, elle devient auxiliaire. Si le mètre d’une œuvre en vers est « affadi », ce sont d’autres signes du vers, d’autres éléments de l’œuvre qui deviennent essentiels à sa place ; quant au mètre, il remplit d’autres fonctions. [1991, p. 236]
La mise en corrélation d’une œuvre et d’une série littéraire est fonction de la « divergence », de la « différenciation » qu’introduit cette œuvre précisément par rapport à la série à laquelle elle se rattache. Le genre du poème pouchkinien, par exemple, a suscité des débats extrêmement aigus pour la critique des années vingt, parce que le genre choisi par Pouchkine était combiné, mêlé, nouveau, sans « nom » tout prêt. Plus grandes sont les divergences par rapport à une série littéraire donnée et plus est précisément souligné le système par rapport auquel il y a divergence, différenciation. Le vers libre, par exemple, souligne le principe du vers à partir de traits non métriques et le roman de Sterne – le principe du sujet, à partir de traits non-sujet […]. Une analogie venue de [iz] la linguistique : « la variabilité du radical oblige à concentrer sur lui le maximum d’expressivité et l’exclut du réseau des préfixes invariables » (Vendryes)45. [1991, p. 240-241, traduction revue par nous sur certains points.]
Autrement dit, pour Tynianov, le regard de la poétique sur la linguistique ne peut être que métaphore, et non métonymie, analogie formelle (méthodologique) et non empiétement matériel ; la poétique-poïétique fait ou peut faire comme la linguistique, mais elle ne doit pas faire de la linguistique ; mieux encore : l’objet est de même nature (évolutive), mais ce n’est pas le même objet, parce que forme dans la langue, le signifiant linguistique devient matériau en littérature et que la littérature n’est apte à remplir sa fonction esthétique que parce qu’elle est une construction utilisant le langage comme un matériau. Or, à moins d’une régression à l’ontologie, il n’y a pas de sciences des êtres ou des matériaux, mais il y a, ce qui est bien différent, des sciences des idéalités (systèmes et rapports) matérialisées.
108Second point : le cheminement ultérieur de Jakobson montre que ce dernier demeure au contraire prisonnier des confusions de la métonymie ontologique. Et l’on pourrait dire que tout le structuralisme littéraire et ses héritiers actuels, et notamment la branche stylisticienne, de Riffaterre à Molinié (pour ne prendre que cette branche), ont été aiguillés sur une voie de garage par le Jakobson de la fameuse étude Linguistique et poétique (1960) sur les six fonctions de la langue. On se souvient que le linguiste considère comme poétique la fonction des messages dans lesquels l’accent est mis sur le message pour son propre compte. Mais tout le problème est l’ambiguïté de l’adjectif « poétique ». D’un côté, appliqué à des messages de forme répétitive (« I like Ike »), le qualificatif renvoie clairement à une partie de la littérature, la poésie (les vers), fondée sur le principe de répétition-équivalence (principe d’équivalence projeté de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison, dit Jakobson ; principe d’égalité-successivité, dit Tynianov)46. De l’autre côté, et au prix d’un calembour pour le moins fâcheux entre le sens moderne de poésie (œuvres en vers) et un sens vieilli (toute la littérature, y compris de prose), Jakobson assimile ces phénomènes localisés de répétition matérielle-linguistique (phonique) au phénomène général de la motivation idéelle-esthétique (cette sorte, mais seulement sorte, de « répétition » du principe constructif par le matériau que les chercheurs appellent encore autotélisme, intransitivisation, reclosion, modélisation) – laissant entendre de fait que le poétique de sa fonction serait synonyme d’esthétique et s’étendrait ainsi à l’ensemble de « l’art du langage » (sic). Le bonneteau conceptuel ouvre, comme il fallait s’y attendre, sur une aporie que les précautions47 masquent à peine : celle de la prose littéraire qui, avec son principe de différenciation-hiérarchie, résiste obstinément aussi bien à la vraie fonction poétique (principe d’équivalence) qu’à la fausse (phénomènes de répétition matérielle), qu’il est alors superflu de dire « poétique ».
109Au bout du compte, la « fonction poétique » n’est ni proprement poétique ni d’ailleurs spécifiquement littéraire – puisqu’on ne sache pas que le jeu sur le signifiant observable dans les dictons (« qui se ressemble s’assemble », « qui s’excuse s’accuse ») suffise à en faire des œuvres d’art –, ni même une fonction, puisque si un élément a une fonction, ce n’est pas seulement par rapport à son système, mais aussi et surtout par rapport aux utilisateurs contemporains de ce système – souci synchronique étranger au Jakobson de 1960. L’enjeu ultime du débat, comme le lecteur le sent bien, est évidemment la conception de la littérarité-esthéticité : forme naturelle (linguistique) ou fonction sociale ? Jakobson, oubliant que l’idéalité de la fonction synchronique est justement ce qui socialise-esthétise la forme matérielle, réduit la transcendance du principe esthétique (celui que Tynianov nommait constructif) à la matérialité du langage ; il n’y a donc rien de surprenant à ce que sa « fonction poétique » ne soit finalement qu’une forme linguistique.
110Et s’étonnera-t-on davantage de voir Molinié ou Genette, ayant assimilé Jakobson en même temps que son calembour, aboutir aux mêmes impasses ? L’aporie ontologique pousse le premier à osciller sans conciliation possible entre littérarité (ou style) comme phénomène linguistique (donc transitif, donc culturellement représentatif), et littérarité (ou style) comme « plus » extralinguistique, donc autoréférentiel et non représentatif48. Et c’est ainsi que, suivant la même aporie, le second envisage la fictionalité, marque supposée de littérarité, tantôt comme « un trait de nature », tantôt comme un « horizon de lecture », c’est-à-dire un trait de socialité49.
*
111Comme on l’a vu, l’article de 1922 sur L’Ode comme genre oratoire ne se contente pas de formuler la corrélation systémique entre littérature et société (verbalité sociale) ; en même temps et dans le même mouvement il affirme l’inévitable fonctionnalité de la forme – point qu’il convient de formuler à présent le plus explicitement possible.
11. La dialectique entre forme et fonction
112On sait l’importance du concept de fonction chez Tynianov, concept grâce auquel le théoricien parvient enfin à penser la littérature comme histoire, c’est-à-dire comme transformation ou évolution. Et bien sûr il n’est pas fortuit que Tynianov découvre la fonction (l’histoire) au moment où l’Histoire, notamment russe, et notamment littéraire, se bouleverse. Positivement cette fois : c’est parce que Tynianov est lui-même une rupture dans la métalittérature russe (le « formalisme »), rupture métalittéraire originellement liée à une rupture littéraire (le futurisme), qu’il est à même de penser la littérature comme rupture, transformation, histoire.
113En affirmant la fonctionnalité, Tynianov ne peut donc pas ne pas promouvoir la contemporanéité. Et l’on a entrevu ce qu’un poïéticien préoccupé du domaine français, et par exemple de La Fontaine, pourrait tirer de cette promotion : c’est en observant, parmi d’autres, Boileau lisant La Fontaine que le lecteur ultérieur aperçoit la fonction esthétique-originale des fables et contes en 1670, et c’est en observant l’utilisation didactique qu’en font les contemporains de 1950 que le poïéticien peut conclure, trois siècles plus tard à la fonction moralisatrice-idéologique de la fable. Voilà pour une même forme qui change de fonction. Mais une même fonction peut aussi changer de forme : en 1670 la fonction « conte » est portée par des formes de vers (La Fontaine), en 1750 par des formes de prose (Voltaire).
114En définitive, tout travail poéticien-poïéticien comporte pour Tynianov une part de « littérature comparée » (comparée dans le temps), puisqu’étudier spécifiquement une œuvre (ou un élément de cette œuvre), c’est la comparer, la confronter à la littérature passée, pour déterminer en quoi elle la renouvelle et la transforme. Des études de fonctionalité pourraient ainsi venir compléter les riches études de forme effectuées depuis une trentaine d’années. Elles éclaireraient d’un nouveau jour la diachronie, la transformation littéraire subie, à deux siècles environ de distance, par une même forme, par exemple celle du narrateur extradiégétique-homodiégétique dans Gil Blas de Santillane et À la recherche du temps perdu. Dans le premier cas cette forme sert à façonner un personnage-narrateur souple, gris, second, c’est-à-dire prétexte à un développement textuel par « enfilage » (terme de Chklovski) ; les aventures sociales, premières, sont en quelque sorte des perles enfilées sur le fil d’un personnage contingent, ballotté, qui les subit sans savoir où elles le mènent. D’où sa philosophie fataliste et sceptique – véritable motivation thématique de la construction littéraire. D’où également les articulations parfois maladroites entre les épisodes (« Laissons là... ») qui ont justement pour effet-fonction de dénuder le principe constructif. Dans le second cas, la même forme sert à modeler un personnage-narrateur premier, nécessaire, qui sait, lui, où il va, et la volonté de Proust d’écrire la dernière page du Temps retrouvé avant les autres, et en « réponse » aux premières de La Recherche, illustre bien, si le titre de l’ensemble n’était assez clair, sa vectorisation.
115Inversement, tout travail de littérature comparée (dans l’espace) pourrait mettre au premier plan l’étude de la fonction. Car il se peut fort bien que des réalités apparemment identiques aient des fonctions différentes. Il serait ainsi instructif de se demander si le thème de l’adultère assume la même fonction dans la célèbre trinité comparative Madame Bovary, Anna Karénine et Effi Briest. D’un autre côté, des réalités différentes peuvent assumer des fonctions similaires. Quoi de commun, apparemment, entre un récit de voyage russe et un conte philosophique français ? Et pourtant Le Voyage à Erzeroum de Pouchkine et le Candide de Voltaire jouent un rôle analogue dans l’évolution de leur littérature respective : grâce au procédé de la description « étrangéifiante » de grands événements militaires, les deux œuvres inaugurent dans leur prose respective une tradition de narration anti-héroïque.
*
116Autour de 1923-1924, dans La Question Tiouttchev et Le Vers lui-même, Tynianov définit pour la première fois de manière explicite les concepts de matériau et de principe constructif : le principe constructif est le facteur dominant, organisateur, subordonnant, les facteurs subordonnés constituant le matériau. Mais il définit surtout la nature de leurs rapports au sein de l’œuvre.
12. Le rapport entre principe constructif et matériau est un rapport de transformation-motivation
117Si nous allons du principe constructif au matériau, ce rapport est un rapport de transformation : le principe constructif forme-déforme-transforme le matériau. Tynianov écrit au début du Vers lui-même :
La forme de l’œuvre littéraire doit être perçue comme dynamique.
Ce dynamisme joue 1) dans le concept de principe constructif. Les facteurs du mot n’ont pas tous la même valeur ; la forme dynamique n’est pas constituée par leur assemblage, mais par leur interaction et, par conséquent, par la mise en relief d’un groupe de facteurs aux dépens d’un autre. Ceci implique que le facteur mis en relief [que Tynianov vient de nommer le principe constructif] déforme ceux qui lui sont subordonnés [le matériau]. 2) La perception de la forme est toujours, ce faisant, la perception du flux (et, par conséquent, du changement) du rapport entre le facteur constructif dominant et les facteurs subordonnés. [...] Sans cette perception de subordination, de déformation de tous les facteurs à partir d’un facteur jouant le rôle constructif, il n’y a pas de fait d’art50. [1977, p. 44]
118Si nous allons du matériau au principe constructif, le rapport est un rapport de motivation : le matériau motive, justifie, confirme le principe constructif. On lira par exemple dans La Question Tiouttchev (1923) cette phrase où « l’orientation du mot » n’est que l’ancêtre du principe constructif, concept non encore forgé à cette date : « L’efficience artistique du thème dépend toujours de l’orientation du mot que ce thème contresigne. » [Ici, p. 175]
119On voit apparaître ici un nouveau concept tynianovien, celui de contreseing (skrepa), que l’on peut expliciter sans tarder en signalant qu’il est synonyme de la célèbre motivation formaliste, objet du présent développement. Sous l’apparence sibylline de cette phrase, Tynianov signifie que pour percevoir un thème littéraire, par exemple celui de l’insaisissable chez Verlaine, comme un thème non pas philosophique, mais justement littéraire (artistique), le lecteur n’a d’autre solution que de se replonger dans la contemporanéité, seule dépositaire de l’energuéia de l’œuvre, autrement dit d’appréhender le thème en question dans son caractère dynamique de rapport – de rapport de motivation, confirmation, contreseing du principe constructif. Il est par exemple révélateur que vers la fin des années 1810, au moment où Pouchkine sort de sa période stylisatrice (imitations de la manière d’Ossian, de l’Antiquité), au moment où il subit de front la pression de la verbalité sociale, en l’occurrence historiographique (l’Histoire de l’État russe de Karamzine paraît à partir de 1816), et où son vers commence à se « prosaïser-historiser » – il est révélateur que cette nouvelle « orientation du mot » soit « contresignée » par de nouveaux thèmes, celui, historique ou généalogique, de l’origine nègre de Pouchkine lui-même et celui de l’amour comme passion non plus romantique-éthérée, mais immorale et prosaïque :
À IOURIEV (1821)
[...]
Et moi, gredin toujours oisif,
Descendant monstrueux des nègres51,
D’éducation simple et sauvage,
Indifférent au mal d’amour,
Je plais à une jeune beauté
Par la rage éhontée de mon désir [...]
120Selon cette même perspective, il est symptomatique que dans À rebours de Huysmans le principe constructif de l’outrance précieuse (ou de la facticité excessive) soit ratifié, « contresigné » par le thème de l’artifice, de la préciosité comme non-nature, anormalité, excès, excentricité ; Des Esseintes, on le sait, trouve le factice et l’artifice plus « vrais », plus « naturels » que la nature ; il aménage sa maison de manière excentrique, sa salle à manger ressemble à la cabine hermétique d’un navire en mouvement, il adore les gravures monstrueuses de Jan Luyken et préfère les fleurs artificielles aux naturelles. Autrement dit, et comme l’écrit Chklovski dans sa Théorie de la prose, « dans une œuvre littéraire, la pensée est soit un matériau, au même titre que l’aspect articulatoire et sonore d’un morphème, soit un corps étranger52 ». Pour Tynianov, ce n’est donc pas le thème-contenu qui se cherche une forme adéquate, c’est le principe constructif qui appelle et transforme des matériaux verbo-thématiques qui lui correspondent. Si tel n’est pas le cas, le « corps » reste étranger, il est expulsé, le thème devient thèse et, à la différence du Bakhtine des années vingt, les formalistes estiment que l’artàthèse est une contradiction dans les termes53. À l’inverse, auraient-ils ajouté, les œuvres qui semblent parfois « à thèse », les fables de La Fontaine, Candide ou L’Optimisme, Zadig ou La Destinée sont, dans leur synchronie, des textes à fonction d’abord esthétique. Et c’est bien sûr autre chose que des lecteurs ultérieurs fassent une lecture « à thèse » de ces œuvres en leur conférant une fonction d’abord idéologique (morale, philosophique...). Tynianov écrit en 1924 dans Le Fait littéraire :
Une balle ne doit pas être jugée d’après sa couleur, son goût, son odeur. On doit la juger d’après sa dynamique. […] En isolant une œuvre littéraire, le chercheur ne la place absolument pas en dehors des projections historiques, il ne fait que l’approcher avec l’appareil historique inadéquat et défectueux du contemporain d’une autre époque. [1991, p. 216]
121L’intégration organique du thème comme motivation-contreseing de la construction est donc ce qui permet, selon Tynianov, la « reclosion » de l’œuvre, son intransitivité, et en ce sens Tynianov est bien un héritier de Kant ; le thème peut servir une idéologie, mais à titre second ; il sert avant tout le principe constructif de l’œuvre qui l’a convoqué au titre du matériau. Mais Tynianov n’en reste pas à Kant. Nous verrons encore comment il le reprend tout en le dépassant.
13. L’isochronie du rapport entre principe constructif et matériau
122C’est un point fondamental que Tynianov énonce (de manière énigmatique) en 1924 et qui est destiné à réfuter le positivisme de ses détracteurs marxistes (la littérature comme reflet direct de la société). Pour une clarté maximale, nous repartirons du concept d’orientation (oustanovka) : « Avant qu’on puisse parler de son orientation, disait le théoricien, une œuvre particulière doit être rattachée à la série littéraire. La loi des grands nombres n’est pas applicable aux petits. » Observons que ce que Tynianov dit de l’œuvre littéraire comme petit nombre à rattacher au grand nombre de la « série » littéraire vaut également pour le document (les faits divers lus par Dostoïevski dans les journaux, les lectures historiographiques de Tolstoï en vue de Guerre et paix, les carnets ethnographiques composés par Zola en vue de ses romans), document-petit-nombre à rattacher au grand nombre de la verbalité sociale. En d’autres termes, ce serait une illusion sociologiste de croire que le document social (petit nombre) passe à l’état de matériau littéraire (petit nombre) sans médiation déterminante, c’est-à-dire en sautant le maillon des deux systèmes, celui des discours sociaux et celui des principes constructifs-littéraires (grands nombres) ; un tel « court-circuit » mènerait justement au positivisme toujours problématique de la « littérature-reflet-direct-de-la-société ». En affirmant à l’inverse que le concept d’orientation ne vaut que pour le système de la littérature et non pour l’œuvre séparée, Tynianov réfute l’idée d’une transformation (sociologiste) – au bénéfice de la détermination indirecte ou systémique. Le fait divers journalistique (le plus étrange possible) comme document extralittéraire ne devient matériau littéraire chez Dostoïevski que parce qu’il est adéquat au principe constructif de l’étrange profondeur. Aussi bizarre que cela apparaisse au sens commun, mais comme le suggère la logique systémique, le principe constructif forme et transforme un matériau qui est déjà le sien.
123Disons-le encore autrement : si l’on définit le matériau comme tout ce qui, dans l’œuvre, se trouve également hors d’elle, on veillera à ne pas faire de cette extériorité une antériorité. Toutes ces composantes que sont les idées, sensations, souvenirs, émotions et les matières verbales les plus diverses ne deviennent matériau que lorsqu’elles s’intégrent à l’œuvre littéraire, et le concept même de matériau ne fonctionne donc qu’en corrélation avec le facteur spécifiquement esthétique : le principe constructif. Dans sa tentative de concevoir sans aporie le rapport du facteur constructif au matériau, Tynianov en vient logiquement à penser une transformation de nature particulière. Et la particularité tient au fait que cette transformation s’accomplit dans une temporalité idéelle, c’est-à-dire de degré concrètement ou historiquement nul. L’auteur du Vers lui-même écrit :
La perception de la forme est toujours [...] la perception du flux (et par conséquent du changement) du rapport entre le facteur constructif, dominant, et les facteurs subordonnés. Dans le concept de ce flux, de ce « développement » il n’est absolument pas nécessaire d’introduire une nuance temporelle. Le flux, la dynamique peuvent être pris en soi, hors temps, comme mouvement pur. [1977, p. 44]
Ce « mouvement hors temps », qui peut apparaître comme une énigme tant la formulation tynianovienne est dense et abstraite, n’est en réalité rien d’autre que la traduction, au plan de la temporalité idéelle, de ce que nous avons appelé l’asymétrie des concepts de rapport : le rapport entre signifiant et signifié est également isochrone, ou plus exactement hors temps réel-historique. Tynianov se fait un devoir de rappeler cette asymétrie. Par exemple dans Le Vers lui-même : « Le vers ne nous offre pas un matériau à rythmer, mais un matériau déjà rythmé et déformé. » [1977, p. 79.] Dans L’Intervalle (1924) : « Le vers, c’est du discours transformé54. » Dans Le Fait littéraire (1924) :
Le « matériau » n’est absolument pas opposé à la « forme », il est également « formel » car il n’y a pas de matériau « hors construction ». [...]. Le matériau est l’élément de la forme subordonné aux éléments constructifs mis en avant. [1991, p. 219]
On s’aperçoit ainsi que la dialectique entre principe constructif et matériau, loin de donner lieu à une étude immanente de l’œuvre comme entité bien étanche, est déjà l’outil permettant à Tynianov, conscient des deux écueils symétriques de l’historicisme-relativisme (tout change, rien ne reste) et de l’ontologie (tout demeure, rien ne change), de penser le Non-Temps (le Temps idéel) dans le Temps (Historique), l’anhistoire dans l’histoire, la permanence dans la variation. Le « hors temps » de ce rapport est en même temps un garde-fou efficace contre les apories des conceptions qui, dans la Russie du XXe siècle débutant, ont tendance à prendre la littérature pour de la pensée mise en forme, la poésie pour de la prose mise en vers – toutes attitudes qui font des écrivains ou des poètes de curieuses bêtes prenant un malin plaisir à exprimer de façon alambiquée des choses qu’ils auraient pu dire clairement dans des traités de sociologie, de psychologie ou de philosophie. Tynianov cite à ce sujet un passage polémique des Conférences berlinoises de A.W. Schlegel :
Ce n’est pas la peine de prendre en considération l’opinion de ceux qui affirment que la forme du sonnet enchaîne le poète, qu’elle est le lit de Procuste sur lequel on étend et on réduit la pensée ; ceux-ci traitent de la même manière toute versification, et partant de là, considèrent chaque poème comme un exercice qui consiste à mettre scolairement en vers une prose au départ informelle. [1977, p. 79]
124Bref, le « hors temps », dans sa corrélation implicite avec le concept d’orientation, permet à Tynianov de concevoir l’extralittéraire hors de la notion positiviste de reflet (qui voudrait que l’interne soit le miroir plus ou moins fidèle de l’externe) tout en pensant malgré tout une transformation, qu’on pourrait ainsi dire stéréoscopique, du matériau littéraire.
14. L’expansion du principe constructif
125Dans Le Fait littéraire (1924) Tynianov énonce un nouveau point nodal de sa poétique. C’est une loi qui fait suite à celle de la distinction entre évolution et genèse, et qui, comme celle-ci, est destinée à faire pièce à l’éclectisme ambiant :
Un principe de construction qui s’est déjà trouvé un champ d’application cherche à se développer, à s’étendre aux domaines les plus larges possible.
On pourrait appeler cela « l’impérialisme » du principe de construction [...]. Un principe de construction essaie de sortir des limites qui lui sont habituelles car s’il s’y cantonne, il s’automatise très vite. Cela explique les changements de thèmes chez les poètes. Je donne un exemple. Tout l’art de Heine repose sur la rupture, la dissonance. Dans le dernier vers, il rompt la ligne droite de l’œuvre (la pointe) : ses images sont construites selon le principe du contraste. C’est précisément sous cet angle qu’il travaille le thème de l’amour. Gotschall écrit : « Ces contrastes entre le côté “sacré” et le côté “vulgaire” de l’amour, Heine les a poussés à l’extrême ; ils risquaient de n’être plus de la poésie. Les variations sur ce thème cessèrent à la fin de “sonner”. Les éternelles automoqueries rappelaient un clown de cirque. L’humour devait se chercher d’autres domaines, sortir du cercle étroit de “l’amour” et prendre pour thème l’État, la littérature, l’art, le monde objectif. »
S’étendant à des domaines de plus en plus vastes, un principe constructif essaie enfin de franchir la frontière qui le sépare du spécifiquement littéraire, du « déjà utilisé », et il débouche finalement sur la vie sociale. [1991, p. 226-227]
126On voit d’emblée le profit à tirer d’une telle inférence : elle permet d’expliquer certains phénomènes littéraires par des causes précisément littéraires (évolutives), et non psychologiques ou autres (génétiques). Tynianov mentionne déjà deux de ces phénomènes : les changements de thèmes et les débordements vers la vie sociale.
127On objectera que les changements de thèmes peuvent s’expliquer par l’évolution des sentiments personnels du poète ou par des événements nouveaux survenus dans sa vie. Mais, répond Tynianov, ce serait précisément confondre l’optique évolutive et l’optique génétique. Se placer dans l’optique génétique et étudier les contingences sociologiques, morales, psychologiques, qui ont pu, dans les années 1660, influencer la vie de Molière au point de le faire passer du thème de l’éducation féminine (1662 : L’École des femmes) à celui du donjuanisme (1665 : Dom Juan) ne peut à l’évidence remplacer l’étude évolutive – celle qui a pour vocation d’élucider la place évolutive-nécessaire de Dom Juan dans la littérature française et d’expliquer en quoi cette pièce renouvelle le théâtre. Si l’on repense au principe systémique du thème-contreseing, alors il est encore plus clair que l’étude des thèmes sous l’angle de leur genèse (extralittéraire : psychologique, familiale, politique) ne permet pas de comprendre pourquoi – étude évolutive – Molière passe d’un thème en vers (l’éducation des femmes en 1662) à un thème en prose (le donjuanisme en 1665). De la même manière chez Verlaine, les éléments génétiques (la prison, la relation homosexuelle avec Rimbaud) ne suffisent pas à expliquer l’apparition des thèmes érotiques et « crus » des années 1870-1880 : le principe constructif de la fluidité aiguë risque la banalisation s’il ne conquiert pas les « cafés-concerts », les « troquets » et les « voyous »55.
128Pour ce qui est des débordements vers la vie sociale, Tynianov ébauche l’exemple de Heine, mais on pourrait tout aussi bien parler de Pouchkine. La périodisation de l’œuvre de Pouchkine fait bien apercevoir « l’impérialisme » du principe constructif pouchkinien (la prosaïsation-historisation) :
- 1813-1819 : période de poésie stylisatrice (petites poésies « à la manière de » l’Antiquité…)
- 1819-1829 : période de poésie en cours de prosaïsation (grands poèmes narratifs, souvent parodiques ou historiques, entourés de notes et préfaces en prose de plus en plus abondantes : Rousslane et Lioudmila, La Gabriéliade, Poltava, un drame historique Boris Godounov, écrit en vers et en prose, un roman en vers Eugène Onéguine.
- 1830-1837 : période de prose (Les Récits de Belkine), de prose historique (La Fille du capitaine), période d’activité historiographique et journalistique (Pouchkine dirige sa propre revue Le Contemporain).
129Du poète minaudier à l’historien et journaliste : on mesure la puissance de ce principe de prosaïsation qui en l’espace d’une quinzaine d’année expulse Pouchkine non seulement de la poésie, mais de la littérature.
130Pourtant, Tynianov ne semble pas avoir aperçu, ou du moins formulé, une autre conséquence intéressante de « l’expansion » du principe constructif. On pourrait dire que le principe constructif tend à une extension non seulement temporelle (c’est le cas envisagé par Tynianov : on passe temporellement, diachroniquement d’un thème à l’autre, de l’amour à la politique chez Heine), mais aussi spatial. Spatial désigne ici un espace culturel synchronique à l’intérieur duquel l’écrivain soumet à son principe constructif ses productions littéraires ainsi que l’ensemble de ses conceptions extralittéraires, philosophiques, morales, politiques – jusques et y compris son comportement quotidien. Tynianov, qui aspire dans les années vingt à dépasser les poncifs du « lien de la littérature avec la vie » et de « l’influence de la vie sur la littérature », paraît avoir pressenti ce point. Il ouvre Le Vers lui-même (1924) en notant :
L’étude de la littérature se heurte à des difficultés de deux ordres. La première [vient] du matériau [...]. Dans ce premier cas, l’objet de notre étude est en quelque sorte étroitement lié à notre conscience quotidienne et il est même parfois fondé sur la cohérence de ce lien. [...] Nous faisons arbitrairement entrer dans l’objet de notre étude tous les rapports habituels de notre vie quotidienne pour en faire le point de départ de l’étude de la littérature. [Note 1 de Tynianov : ] En disant cela, je n’émets bien entendu aucune objection contre le « lien de la littérature avec la vie ». Je doute seulement que cette manière de poser le problème soit correcte. Peut-on dire « la vie et l’art », alors que l’art aussi est « vie » ? [1977, p. 41 et 159]
131Si l’on songe à la déformation du matériau pictural chez Salvador Dali par le principe de l’étrange démesure (des paysages démesurés, ramollis précisément par l’ampleur de l’étirement, une crucifixion vue d’en haut, le peintre adoptant la perspective « céleste » de Dieu-le-père), l’expansion du principe constructif ne serait-elle pas le mode d’explication spécifiquement esthétique de la personnalité de Dali ? Chacun connaît ses excès, ses hyperboles, ses exagérations, sa mégalomanie. Mais, sauf à considérer l’art comme la manifestation secondaire d’une maladie mentale, il serait injuste de dire que la mégalomanie de Dali a déterminé ou influencé son art. Ne serait-ce pas plutôt le principe constructif de la démesure surréaliste qui se répand sur son comportement quotidien et le pousse à l’excentricité ? Le peintre lui-même déclare : « La loufoquerie chez moi peut être substantielle, et la substance la plus profonde, pure blague56. »
132Les mêmes remarques valent sans doute pour Dostoïevski. De son principe de l’étrange profondeur proviennent la nature des intrigues (en forme d’énigme) et le type des personnages (un peu anormaux : L’Idiot). C’est la fameuse promotion littéraire du roman policier et sa transformation en énigme philosophico-morale. C’est encore la construction de personnages d’intellectuels (la profondeur), rarement fous à lier, mais souvent à la limite de la normalité (l’étrangeté) : Mychkine, Raskolnikov, Verkhovenski, Stavroguine, tous anormaux de la réflexion, gens que la profondeur rend étranges. Possédé par ce principe constructif, Dostoïevski perçoit Tourguéniev et Gontcharov comme les représentants d’un réalisme plat, qu’il faut justement combattre. Et qui lit comparativement Oblomov (1859) et Crime et châtiment (1866) ne peut pas en effet ne pas être frappé par l’antagonisme entre les mondes et les principes constructifs de ces deux romans : il y a entre les deux à peu près la même distance qu’entre l’art « impersonnel » (dixit Flaubert) de Madame Bovary et celui, fantastique, des Diaboliques. En 1868, Dostoïevski écrit à l’écrivain Maïkov : « J’ai une toute autre opinion de la réalité et du réalisme que nos réalistes et critiques. Mon idéalisme est plus réel que leur réalisme. […] Ah, il est profond, leur réalisme ! Avec leur réalisme, on n’expliquerait pas la centième partie des faits réels qui se produisent vraiment57. » En 1869, dans une lettre au critique Strakhov : « J’ai une vision personnelle de la réalité (en art), et ce que la plupart appellent fantastique et exceptionnel constitue parfois pour moi l’essence même de la réalité. [...] Dans chaque journal vous tombez sur la relation de faits les plus réels et les moins communs58. » Et en 1880 : « Le fantastique doit être en contact tellement étroit avec le réel que vous devez presque y croire59. » Si l’on accorde quelque crédit à l’inférence sur l’expansion du principe de construction, on se donc gardera d’affirmer que Dostoïevski est « influencé par les journaux », qu’il « s’inspire des faits divers journalistiques ». Ce n’est pas le fait divers journalistique qui détermine l’œuvre de Dostoïevski, c’est Dostoïevski qui va au fait divers parce qu’il convient à son principe constructif, parce qu’il le contresigne.
*
1331924 est l’année de la première synthèse théorique de Tynianov : Le Fait littéraire. C’est l’heure du premier bilan, de la mise en place explicite de la théorie de la relativité. Et déjà Tynianov semble pressentir une objection importante, celle que lui adresseront, sous le vocable de relativisme, des chercheurs largement ultérieurs60, et que l’on peut résumer comme ceci : si le « fait littéraire » est différent d’une synchronie à l’autre, c’est qu’il n’y a rien de commun entre deux faits littéraires appartenant à des époques différentes, et donc le terme unique de littérature, qui suggère bien qu’il y a ou qu’il y aurait quelque chose de commun (une littérarité), disons, entre Corneille et Ionesco, est injustifié. Si tout change, c’est que rien ne reste ; la théorie de la relativité ne serait finalement qu’un relativisme, et la pensée de l’histoire un historicisme.
*
134Nous avons annoncé précédemment que la définition tynianovienne de la littérature comme « construction verbale dynamique » avait, bien qu’inapte à servir de départ, un intérêt positif. Son intérêt est justement d’aider à élaborer une véritable histoire de la littérature, c’est-à-dire une poétique.
15. Le principe (ou rapport) constructif : signe de l’histoire (diachronie) dans le système (synchronique) et de la permanence dans la variation
135En 1972, Gérard Genette, qui se demande quel est l’objet d’une véritable histoire de la littérature, formule le problème de la façon suivante : « Des œuvres considérées dans leur texte, [...] on ne peut, diachroniquement, rien dire, si ce n’est qu’elles se succèdent. Or l’histoire, me semble-t-il, dans la mesure où elle dépasse le niveau de la chronique, n’est pas une science des successions, mais une science des transformations : elle ne peut avoir pour objet que des réalités répondant à une double exigence de permanence et de variation. L’œuvre elle-même ne répond pas à cette double exigence [...]. Il me semble donc qu’en littérature, l’objet historique, c’est-à-dire à la fois durable et variable, ce n’est pas l’œuvre : ce sont ces éléments transcendants aux œuvres et constitutifs du jeu littéraire que l’on appellera pour aller vite les formes : les codes rhétoriques, les techniques narratives, les structures poétiques, etc.61. »
136Le problème est effectivement bien posé : l’objet de la poétique est permanent et variable. Mais la solution est illusoire, et l’on comprend pourquoi Genette refuse aux œuvres le droit d’être cet objet : c’est qu’il les considère « dans leur texte », c’est-à-dire dans leur matériau. Et il est bien vrai que si l’on cherche à construire une histoire des matériaux, on ne peut conclure qu’à la succession d’un matériau à un autre. La solution est illusoire, disions-nous, parce que les formes retenues par Genette sont encore une fois « matérielles » et non spécifiquement littéraires : les avocats recourent aux « codes rhétoriques » sans faire nécessairement œuvre littéraire, les « techniques narratives » ne sont pas, elles non plus, obligatoirement littéraires puisque les historiens ou les journalistes les utilisent pour « organiser » les événements qu’ils ont à relater, et quant aux « structures poétiques », certains savants et pédagogues russes du milieu du XVIIIe siècle les mettaient en œuvre pour rédiger, en vers, des manuels de physique ou de minéralogie.
137Le problème se résout de lui-même si l’on envisage les œuvres non plus « dans leur texte » ou matériau, mais dans l’idéalité de leur principe constructif, la permanence-variabilité ne pouvant être observée en fait qu’au niveau de l’idéalité. Pour Tynianov, la poétique ou histoire de la littérature est une histoire des principes constructifs parce qu’il y a toujours (au moins) un principe « ancien » dans le nouveau. Et il faut tout de suite préciser ce que signifie ancien. Deux sens, deux situations.
138La situation courante est celle où l’ancien principe est l’immédiatement précédent voire encore concomitant ; le cas de parodicité (Goethe/Nicolai, Gogol/Dostoïevski, Verlaine 1860/ Verlaine 1880) est à cet égard le plus révélateur de cette Aufhebung où le principe nouveau enlève et tout à la fois élève le précédent : dépassement désormais purgé de la circularité hégélienne et enrichi de la linéarité brisée de la diachronie. La parodicité n’est toutefois pas le seul mode de Aufhebung littéraire ; dans son grand article Pouchkine (1928- 1929), Tynianov montre comment s’élabore chez l’auteur d’Eugène Onéguine le principe constructif d’historisation-prosaïsation du vers : Pouchkine reprend la tradition du « mot exact » de Karamzine en la purifiant du maniérisme de la petite forme propre aux épigones karamzinistes ; et il renouvelle cette sémantique en lui appliquant les principes oratoires de la culture opposée (Lomonossov et Derjavine), et notamment l’union du slavon livresque (qui est aux Russes à peu près ce que le latin est aux Français) et de la langue populaire. Et, mutatis mutandis, cette analyse vaut sans doute pour toutes les « grandes » œuvres, grandes ou littéraires, parce que trans-formatrices.
139L’autre situation est celle de la lignée, où l’ancien est séparé du nouveau par plusieurs synchronies. En 1830 Tiouttchev, poète de lignée lomonossovienne et derjavinienne, reprend, en les condensant, les genres poétiques oratoires et intimes de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. En terrain français, le principe constructif du rythme fluide-aigu, nouveau en 1860 (Verlaine), reprend pourtant des éléments anciens de fluidité qui se trouvaient déjà chez Racine. Un peu plus tard, le principe constructif du surréalisme poétique – l’image que Reverdy définissait comme le « rapprochement de deux réalités [...] éloignées62 » – reprend dans de nouvelles conditions rythmiques (le vers libre) des principes constructifs propres à Théophile de Viau et Agrippa d’Aubigné. Encore un peu plus près de nous, Albert Cohen reprend, quatre siècles plus tard, le principe constructif de l’amplification triviale propre à Rabelais, et la comparaison de deux titres ébauche déjà un alléchant programme poéticien : d’un côté Pantagruel, roy des dipsodes, restitué à son naturel, avec ses faictz et prouesses espoventables, composéz par feu M. Alcofribas, abstracteur de quinte essence et de l’autre M ange clous, surnommé aussi longues dents et oeil de Satan et Lord High Life et sultan des tousseurs et crâne en selle et...
140Tynianov écrit au début du Vers lui-même (1924) :
Les catégories fondamentales de la forme poétique demeurent inébranlables : l’évolution historique ne brouille pas les cartes, et n’annule pas la différence entre le principe de construction et le matériau, mais au contraire l’accentue. Cela n’élimine pas, bien sûr, le problème posé par chaque cas qui a sa propre corrélation entre principe de construction et matériau. [1977, p. 45]
141Si la permanence du rapport de transformation-motivation entre principe constructif et matériau est assurée par la variation des deux termes du rapport, alors la prudence s’impose à l’égard de ce qu’on pourrait appeler des « concepts-chênes » (le « poèma » comme genre à personnages nobles pour la critique russe du début du XIXe siècle, le vers comme sonorité chez les chercheurs acousticiens allemands des années 1910, le cinéma comme muet pour Tynianov, la littérature comme texte pour Barthes, le roman comme récit pour les narratologues) – concepts qui rompent au moindre souffle de l’évolution, car étant inaptes à varier, ils sont inaptes à durer. L’histoire étant fondamentalement transformation, rapport d’une forme ou d’un principe constructif à l’autre, le poéticien ne peut théoriser l’histoire que si ses concepts sont eux aussi des concepts de rapport, des concepts durables parce que variables, souples et, par là, adéquats à l’objet souple. Les concepts de Tynianov sont des « concepts-roseaux », corrélatifs, capables d’épouser le vent de l’évolution littéraire : littérature comme construction verbale dynamique, œuvre comme rapport d’un principe constructif à un matériau. Nous en verrons encore d’autres.
142Jusqu’à présent, les critères de périodisation des histoires de la littérature ont en général été des critères hétérogènes, les philosophiques-idéologiques (le siècle des Lumières) se mêlant, parmi d’autres, aux historico-politiques (l’époque de Louis XIV). Le rapport entre principe constructif et matériau ne mettrait-il pas à l’ordre du jour l’élaboration d’une poétique (évolutive) où les époques-synchronies seraient délimitées selon des critères spécifiquement littéraires, chacune étant organisée par la ressemblance ou l’opposition des principes constructifs ? La synchronie étant, pour la poétique-poïétique, le cadre premier, la condition sine qua non des études de style, de procédé, de genre, de posture d’énonciation, la délimitation chronologique de ces époques-synchronies, que Tynianov nommait des « époques-systèmes », paraît être une tâche de première nécessité – ceci en dépit de son extrême difficulté (Tynianov ou ses collègues ne l’ont d’ailleurs jamais entreprise méthodiquement), difficulté qui tient par exemple au fait que les limites d’une synchronie poétique peuvent fort bien ne pas coïncider avec celles d’une synchronie prosaïque.
*
143Les années 1910-1920 de la vie littéraire russe sont dominées, nous l’avons vu, par un fait artistique d’importance exceptionnelle : le futurisme, et notamment celui de Khlebnikov. Tous les poètes et théoriciens novateurs de l’époque sont sensibles au phénomène, de Jakobson qui lui consacre en 1919 un exposé intitulé La Poésie russe contemporaine à Tynianov qui préface en 1928 les premières œuvres complètes de Khlebnikov (Sur Khlebnikov). Or ce qui frappe avant tout chez Khlebnikov, c’est le fameux langage « d’outre-entendement » (en russe : zaoum), qui ressemble tant au babil, à la langue souvent néologique des enfants. Voilà donc qu’un phénomène verbal, encore simplement social en 1890, se retrouve en plein centre de la littérature en 1920. L’inférence sur le centre et la périphérie qui va se formuler ici n’est donc pas une émanation de l’éther théorique, mais un point que Tynianov éprouve concrètement-historiquement.
16. Le centre et la périphérie
144Complétant ce que nous avons déjà vu sur la relativité du phénomène littéraire, à savoir que ce qui est littéraire dans une synchronie ne l’est pas dans une autre et vice versa, Tynianov écrit dans Le Fait littéraire (1924) :
Et ce qui est fluctuant ici, ce ne sont pas seulement les frontières de la littérature, sa « périphérie », ses zones limitrophes, mais c’est de son « centre » même qu’il s’agit : on n’a pas affaire à un grand courant continu qui se déplacerait et évoluerait au cœur de la littérature tandis que sur les côtés seulement se formeraient de nouveaux phénomènes ; non, ces mêmes nouveaux phénomènes occupent précisément le centre, et le centre, lui, se déplace vers la périphérie.
Lors de sa désagrégation, un genre se déplace du centre vers la périphérie et à partir des riens de la littérature, de ses arrières et de ses profondeurs, monte à sa place vers le centre un nouveau phénomène. [1991, p. 215]
145Autrement dit, et pour utiliser une métaphore astronomique, la littérature n’est pas un corps qui se déplace dans l’espace en gardant une forme ou structure immuable : c’est un corps qui se transforme dans le cours même de son déplacement. Central dans la littérature française du XVIIIe siècle, le roman sentimental (Manon Lescaut, La Nouvelle Héloise, Paul et Virginie) est à sa périphérie au XXe siècle. Périphérique dans la littérature de 1900, l’essai occupe son cœur même dans les années 1970 (Barthes).
*
146Si nous avons dit qu’en 1924, alors qu’il vient à peine de formuler, dans Le Fait littéraire, sa théorie de la relativité littéraire, Tynianov pressent le reproche de relativisme, c’est parce que dans ce même article le poéticien en vient pour la première fois à traiter systématiquement du grand problème du genre. La question est explicitement posée au tout début de sa synthèse :
Qu’est-ce qu’un genre ? [1991, p. 212]
17. Un genre est l’action bisynchronique de variables premières sur des invariants seconds
147Pour éclairer cette définition, on peut reposer la question différemment : quels faits révèlent le mieux, en littérature, le rôle de permanence-variation joué par la dialectique entre principe constructif et matériau ? Au moins deux : la parodie et le genre. En allant vite, disons que la parodie (à fonction non parodiale, mais parodique) est l’instrument de rupture-continuité dont la littérature se sert dans une seule série de cas : lorsque les deux œuvres concernées (la parodiante et la parodiée) sont en contact immédiat à la frontière entre deux synchronies (exemples : Don Quichotte parodie les romans de chevalerie espagnols immédiatement précédents, Les Souffrances du jeune Werther (1774) sont rapidement parodiées par Les Joies du jeune Werther (1775) de Nicolai, Dostoïevski parodie Gogol). Tynianov analyse le phénomène dans l’article traduit ici Dostoïevski et Gogol (contribution à la théorie de la parodie). Nous n’y reviendrons pas. Passons au genre.
148La formulation du problème dans les lignes qui précèdent (le genre comme instrument de rupture-continuité ou différence-identité) indique déjà que pour Tynianov le genre est une catégorie fondamentalement évolutive, et c’est sans doute pourquoi le théoricien russe n’adopte pas la démarche tabulaire qui caractérise habituellement la « génologie ». Si l’on ne craignait pas l’anachronisme, on pourrait dire que Tynianov est, en cette matière, sur les positions du Philippe Lejeune des années 1970, au moment où il objecte aux démarches typologiques. Affirmant qu’une typologie générale des genres est impossible du fait que les critères des genres changent d’une époque à l’autre (le critère du style bas, moyen ou sublime, pertinent à l’époque classique, ne l’est plus aujourd’hui, la forme de la prose et du vers, pertinente encore au XIXe siècle, ne semble plus l’être dans le Théâtre/Roman d’Aragon), Lejeune montre que les typologies existantes ne résistent pas à la variabilité historique et débouchent sur des tableaux inévitablement (an) achroniques – ce que confirme l’échec des tentatives tabulaires les plus récentes : en 1979 Gérard Genette, réduit à constater l’aporie entre les modes, « catégories linguistiques et prélittéraires », et les genres, catégories littéraires, et en 1989 Jean-Marie Schaeffer, résigné à prendre acte, malgré un tableau de critères génériques proprement himalayien, que « la généricité du texte [...] est partout et nulle part à la fois » et que le genre « est le lieu impossible d’une identité fantomatique »63. Saut de côté permettant d’échapper au faux problème, par nature sans solution, la démarche évolutive et systémique énonce qu’un genre, différent d’une synchronie à l’autre, ne saurait être appréhendé que dans son système synchronique, ce qui signifie que le genre n’a pas d’invariant premier. Est-ce à dire qu’il n’ait pas d’invariant du tout ? Non, suggère Tynianov, le relativisme-historicisme (pas d’invariant) n’est pas une alternative viable aux achronies de l’ontologie déductiviste-postulative (invariant premier), dont il n’est que l’inverse symétrique ; il faut trouver un troisième terme. Voyons donc comment Tynianov se met à sa recherche.
149On se rappelle la phrase tynianovienne déjà citée ici : « L’ouïe des contemporains est plus fine et si dans leurs louanges ils ne sont pas toujours clairvoyants, leurs reproches, au contraire, saisissent presque toujours ce qui est pour eux l’essentiel d’un art donné. » Or, qu’est-ce que cet « essentiel », si ce n’est le genre ? Tynianov le dit dans Le Littéraire aujourd’hui (1924) :
La sensation du genre est importante. Sans elle les mots sont privés de résonateur, l’action se déroule sans but, à l’aveuglette. Je dirai même : la sensation du genre est la sensation de la nouveauté littéraire, d’une nouveauté décisive ; c’est une révolution, tout le reste n’est que réforme. Et en ce moment on a grand soif de genre, on a envie de le palper, de nouer un nouveau nœud littéraire. [Ici, p. 194]
Et dans La Question Tiouttchev (1920-1923) :
Dans la première moitié du XIXe siècle la lutte grandiose et cruelle pour les formes qui a eu lieu au XVIIIe est relayée par le processus plus lent de leur élaboration et décomposition, qui s’effectue souvent à tâtons.
Mais en de telles périodes de relève le genre ne se tient pas tout prêt ; il s’agit de le créer pour la première fois ; une difficile période de création tâtonnante du genre commence. Le genre naît quand, une fois l’orientation du mot poétique dessinée par opposition à une autre, la fusion nécessaire de cette orientation avec un thème, le nécessaire « déroulement » de ce thème sont trouvés. Et tandis que pour les contemporains l’efficience artistique du thème dépend toujours de l’orientation du mot que ce thème contresigne, pour les générations ultérieures l’originalité de cette corrélation disparaît, le thème et le style sont perçus séparément, ce qui signifie que la sensation du genre disparaît. [Ici, p. 175]
150Autrement dit, pour Tynianov, non seulement le genre n’est pas un tiroir que l’écrivain n’aurait qu’à ouvrir pour se servir, mais il est en plus une réalité tellement évolutive que l’existence ne lui est pas garantie en permanence. Il y a des époques où la littérature cherche et trouve ses genres et d’autres où elle vit sur ses acquis, (ce qui signifie : ) sans genres nouveaux, tout en commençant précisément à en chercher des nouveaux. Dans le premier type d’époques, que Tynianov appelle des « intervalles », les œuvres qui se produisent sont des œuvres-genres (des dunamis : La Nouvelle Héloise comme roman sentimentaliste), dans le second type d’époques les œuvres qui se créent sont d’importance seconde, moins fortement nouvelles ou originales, moins dynamiques ; on pourrait les appeler des œuvres-entéléchies (avec Paul et Virginie le roman sentimentaliste est déjà en cours d’« entéléchisation », ce qui explique sa place seconde par rapport à l’œuvre de Rousseau). Dans son article sur L’Intervalle (1924), Tynianov écrit à propos des genres en vers :
Nous nous comportons encore envers les genres comme envers des objets finis. Le poète se lève, ouvre une sorte d’armoire et en retire le genre dont il a besoin. Chaque poète peut se servir. Et des genres, de l’ode au [grand, M.W.] poème, ce n’est pas ça qui manque. Il y en a bien assez pour tout le monde.
Mais voilà, l’intervalle nous enseigne autre chose. Il est intervalle parce qu’il n’y a pas de genres achevés, parce que ces genres se créent lentement, d’une façon anarchique, et qu’ils ne conviennent pas à tous. Un genre se crée lorsque le mot poétique en se renforçant a requis toutes les qualités nécessaires pour apparaître dans sa forme définitive et close. Le genre est la réalisation, la condensation de toutes les forces errantes et égarées du mot. C’est pourquoi tout nouveau genre convaincant surgit de façon sporadique64.
151Si l’on résume le propos de ces trois citations, on obtient à peu près ceci : 1) le genre est pour Tynianov la nouveauté littéraire même, sans lui les mots du poème ou l’action du roman sont des éléments sans système d’ensemble. 2) Le genre est le développement d’un style (d’une sémantique) qui trouve son thème (à constater synchroniquement, car hors de la synchronie, style et thème sont perçus séparément, sans lien de nécessité, ce qui provoque une perte de la sensation du genre. 3) Si le genre est le développement d’un style qui trouve son thème, c’est qu’il n’existe pas tout fait, et s’il n’existe pas tout fait, c’est que l’écrivain doit le créer, non pas par une décision arbitraire, inefficace dans une réalité systémique, mais en épousant telle exigence concrète d’originalité posée à tel moment par l’évolution littéraire.
152C’est dire, pour Tynianov, l’aspect inévitablement stylistique et sémantique de la notion de genre, aspect que le théoricien apprend à connaître notamment chez Pouchkine. 1830 est, dans l’itinéraire pouchkinien, une année charnière : elle marque le début d’une période dominée par la prose, mais la renonciation au vers n’est pas immédiate, elle est médiatisée par une renonciation au vers épique (presque exclusivement le tétramètre iambique) et à la structure non strophique que le poète a pratiqués pendant toute la décade précédente, de Rousslane et Lioudmila (1820-1821) à Poltava (1828-1829). Or 1830 est aussi l’année de La Maisonnette de Kolomna, et Tynianov souligne que cette œuvre fait genre parce que le « poèma », forme que Pouchkine reprend à la fin des années 1810 comme héroïco-épique, cesse ici de l’être, fût-ce à titre parodique : Eugène Onéguine, « roman en vers » dont l’auteur ne sait pas bien – hésitation révélatrice – si les unités sont des « chants » ou des « chapitres », est passé par là. La nouveauté du genre de La Maisonnette de Kolomna se traduit dès l’ouverture par deux marques nouvelles : le pentamètre iambique (que nous rendons ici par le décasyllabe) et la structure strophique (l’octave) :
I
Je suis fort las de l’iambe à quatre pieds :
Il est usé, et il serait bien temps
De laisser les enfants jouer avec.
Cela fait si longtemps que j’ai envie
De me mettre à l’octave...
153D’où finalement la nécessité, pour Tynianov, d’envisager le genre, par exemple l’épître, non point en général, ontologiquement, comme une forme où le poète pourrait loger n’importe quel contenu, mais systémiquement, selon sa dimension stylistico-sémantique. Dans l’article Pouchkine (1928-1929) Tynianov écrit :
Le poème [Rousslane et Lioudmila] est écrit en tétramètres iambiques. L’importance du mètre pour le genre, son rôle générique sont indubitables. Les épîtres écrites en trimètres, tétramètres et hexamètres iambiques sont trois genres totalement différents. Tel type de mètre (et même certains de ses traits particuliers) réunit des conditions sémantiques bien précises. Aussi le mètre est-il une composante essentielle du discours poétique, et non son enveloppe extérieure. Cela explique que le mètre puisse être coloré par ses composantes génériques. Certaines formes d’iambe ont immanquablement une coloration épique, odique, etc. Quand elles s’intégrent à d’autres corrélations génériques, ces formes ne perdent pas leur coloration ; mais la fonction de la coloration change. Le fait que Pouchkine, dans La Maisonnette de Kolomna, renonce à sa poésie épique antérieure, se traduit au premier chef dans le combat contre l’ancien mètre et les anciennes unités métriques65.
154Un genre est donc pour Tynianov non pas une classe (statique) d’œuvres, mais, s’il faut conserver la notion de groupe, une lignée dynamique d’œuvres, lignée inaugurée ou réactivée par une œuvre qui transforme la littérature, c’est-à-dire qui fait genre en générant de la littérature (comme l’ode de Lomonossov génère celle de Derjavine et celle de Pétrov, comme La Nouvelle Héloise génère les innombrables romans épistolaires du dernier tiers du XVIIIe siècle). Et pour savoir maintenant quel est l’invariant, c’est-à-dire ce qui reste une fois effectuée la transformation (la continuité dans la rupture), on peut lire ce qu’écrit Tynianov au début du Fait littéraire (1924) – analyse à laquelle on accordera d’autant plus d’attention qu’elle était récemment encore inaccessible, faute de traduction, aux théoriciens du genre, et qu’elle semble lever une aporie fondamentale :
Toute l’essence révolutionnaire du « poème » de Pouchkine Rousslane et Lioudmila tenait au fait que c’était un « non-poème » […] ; le genre venu prendre la place du « poème » héroïque s’est trouvé être le « conte » léger du XVIIIe qui n’a pas, pour autant, renoncé à son caractère léger ; la critique ressentit cette substitution comme une chute hors du système. En réalité, c’était un déplacement. [...]. Le genre est devenu méconnaissable, et cependant il a gardé quelque chose de suffisant pour que ce « non-poème » soit un poème. Cet élément suffisant ne relève pas des traits distinctifs « principaux », « essentiels » du genre, mais des traits secondaires [c’est nous qui soulignons], des traits, qui pour ainsi dire, vont de soi et qui, en quelque sorte, ne caractérisent absolument pas le genre. Dans notre cas, le trait distinctif nécessaire pour la conservation du genre est la grandeur.
La « grandeur » est, au départ, une notion énergétique : nous sommes enclins à appeler « grande forme » une forme dont la construction exige une grande énergie. « Une grande forme », un poème [épique ou narratif, M.W.], peut s’incarner en une petite quantité de vers (voir Le Prisonnier du Caucase de Pouchkine). [...]
Ce sont les traits « secondaires », tels que la grandeur de la construction, qui se révèlent être la condition nécessaire et suffisante de l’unité d’un genre d’une époque à l’autre. [1991, p. 212-214]
155L’optique poïéticienne-évolutive que ces lignes traduisent ne permettrait-elle pas de résoudre le délicat problème de l’invariant ? Entre les adeptes d’une démarche typologique qui tiennent de facto l’invariant pour l’élément premier et qui, comme le disait Lejeune, ne peuvent rendre compte de la variabilité générique puisque, précisément, ils mettent l’invariant au premier plan – entre ces « typologues » d’une part et les relativistes de l’autre qui nient tout invariant et considèrent le genre comme une étiquette subjective, Tynianov suggère, comme on vient de le lire, que l’invariant est nécessairement second. C’est parce qu’en poétique (science des transformations littéraires) l’élément premier est l’évolution, c’est parce que la littérature est un phénomène fondamentalement « transformatif » que le facteur premier y est toujours le facteur évolutif variable ; ce qui rend nécessaire de reconnaître la place seconde de l’invariant.
156Voilà probablement l’apport principal de Tynianov à la « génologie ». Dans le cas du roman par exemple, les invariants seraient, comme le laisse entendre le théoricien russe66, au nombre de deux : le roman est 1) une grande forme, 2) de prose. Mais, ajoute Tynianov, encore faut-il concevoir les invariants selon la perspective de la relativité, de la spécificité et de la fonction.
157Dans le passage précédemment cité du Fait littéraire, le théoricien abordait la question de la grande forme, plus exactement de la « grandeur ». Il disait de façon métaphorique que la grandeur était un concept « énergétique ». Dans l’étude Des Fondements du cinéma (1927) il dit sans métaphore :
La « grande forme » en littérature ne se définit pas par le nombre de pages, pas plus qu’au cinéma elle ne se définit par le métrage. [...] Pouchkine a créé une grande forme en vers sur la base de digressions. Par sa taille Le Prisonnier du Caucase n’est pas plus long que certaines épîtres de Joukovski, mais c’est une grande forme, car les « digressions » sur la base d’un matériau très décentré par rapport à la fable élargissent considérablement l’« espace » du poème [poèma : poème épico-narratif, M.W.], obligeant le lecteur à appliquer une quantité de travail parfaitement différente à la même quantité de vers dans l’« Épître » de Joukovski à Voïeïkov et dans Le Prisonnier du Caucase de Pouchkine. Je donne cet exemple parce que Pouchkine a utilisé le matériau des épîtres de Joukovski dans son poème, mais il en a fait des digressions par rapport à la fable. Ce procédé de ralentissement sur la base d’un matériau décentré est caractéristique de la grande forme67.
La grandeur n’est donc pas une question de nombre de pages ; le nombre de pages est un critère typographique, et non spécifiquement littéraire, et chacun sait bien qu’au prix de quelques manipulations typographiques ou informatiques, le plus épais des romans peut revenir aux dimensions d’un mince fascicule. Là encore le poéticien-poïéticien est tenu de garder à l’esprit l’idéalité du principe constructif, et de ne pas prendre pour critères premiers des éléments du matériau, que ce matériau soit typographique ou linguistique : il y a certes de grandes formes littéraires logées dans de grandes quantités de matériau linguistique (Boris Godounov, Le Rouge et le Noir), il y a certes de petites formes logées dans de petites quantités de matériau (les contes d’Alphonse Allais, les récits de Tchékhov), mais il y a aussi de grandes formes (poème épique, roman, tragédie) logées dans de petites quantités de matériau typographique ou linguistique (Le Prisonnier du Caucase, Mozart et Saliéri, Le Neveu de Rameau, L’Étranger) et il y a aussi de petites formes qui essaient de s’enfler typographiquement jusqu’à se faire passer pour des grandes, mais qui restent des petites (Les Tribulations extraordinaires de Julio Jurenito et de ses disciples d’Ehrenbourg, La Femme riche de P. Besson). Jusqu’à présent, la définition de la grandeur reste négative (elle ne se définit pas par le nombre de pages). Positivement, il faut revenir à la relativité et au système : la grande forme romanesque n’est pas en 1750 ce qu’elle est en 1850, et il n’y a donc pas de grande forme en soi, il n’y a de grande forme (Tolstoï, Flaubert) que par rapport aux petites (Tchékhov, Maupassant) dans le cadre du même système synchronique. C’est pourquoi Tynianov peut écrire dans De l’évolution littéraire (1927) :
Si nous isolons une œuvre de son système, nous ne sommes absolument pas en mesure d’en définir le genre parce que ce qui était appelé « ode » dans les années 1820 ou plus tard par Fet, l’était selon des critères différents de ceux de l’époque de Lomonossov.
[...] Une étude isolée des genres, menée indépendamment des systèmes de genres auxquels ils se rapportent est impossible. Le roman historique de Tolstoï n’est pas en corrélation avec le roman historique de Zagoskine, mais avec la prose de son époque.
[...] Aujourd’hui nous rattachons un roman à la série « roman » par référence à ses dimensions, au type de développement du sujet, autrefois nous nous fondions sur la présence d’une intrigue amoureuse. [1991, p. 237-240]
158Dans cette perspective on pourrait définir le genre de la façon suivante : un genre littéraire est l’interaction entre des supports invariants nécessaires mais seconds (par exemple la grandeur) et des variables historiques premières et suffisantes (par exemple, le mode synchronique de réalisation : représentation scénique ou lecture, lecture intime ou publique ; publique chantée ou non-chantée ; par exemple le style, le type de personnage, le mode énonciatif, etc.). Mieux peut-être : un genre littéraire est l’action de variables premières sur des invariants seconds. Comme annoncé par ailleurs, cette définition n’est pour Tynianov qu’une définition d’arrivée, elle ne saurait en aucun cas remplacer l’étude concrète de départ, celle des œuvres elles-mêmes dans leur réception synchronique. Mais il est vrai qu’elle permet d’éviter efficacement les deux écueils de toute science humaine : les généralités achroniques (rien ne change, tout reste, l’invariant est premier) et l’historicisme (tout change, rien ne reste, il n’y a pas d’invariant). En matière de genre, la théorie de la relativité indique que l’essentiel change, la permanence étant assurée par l’invariant second.
159C’est ici le lieu de relever les deux significations du substantif genre dans l’emploi que peut en faire une poétique-poïétique. Le genre désigne tantôt l’interaction qui vient d’être décrite entre variable première et invariant second, tantôt seulement l’invariant second. Le poéticien aurait peut-être intérêt à spécifier à chaque fois, car la confusion mènerait certainement à de nouvelles difficultés. Nous serions enclins à proposer deux termes différents pour ces deux significations différentes ; en toute rigueur, il faudrait distinguer terminologiquement entre genre (comme interaction entre variable et invariant) et invariant générique : l’invariant générique « roman », c’est la grande forme de prose (le roman n’est pas un genre, c’est un invariant de genre ou invariant générique). Ce qui est genre, c’est ce qui est nouveau par rapport à telles œuvres passées, ce qui fait varier l’invariant de façon novatrice. En attendant d’éventuelles études plus poussées sur la question, nous proposerons l’hypothèse schématique que voici : si l’on convient de désigner l’invariant générique par un substantif, le genre (nouveau) c’est ce substantif, auquel s’adjoint un déterminant pointant la nouveauté : roman sentimentaliste (Rousseau), roman historique (Balzac), roman précieux (Huysmans), sonnet monumental (Leconte de Lisle), sonnet impressionniste (Verlaine) – schéma que l’on affinera en précisant que la nouveauté peut très bien porter non seulement sur l’invariant générique, mais sur le genre lui-même – auquel cas un nouveau déterminant vient s’ajouter au syntagme « nom + déterminant » déjà existant ; c’est ainsi que pour marquer la différence avec le « roman précieux » du XVIIe siècle À rebours devrait en toute exactitude être qualifié par exemple de roman précieux-masculin ou précieux-outrancier.
160Si cette amorce d’analyse dynamique est susceptible de résorber certaines apories de la génologie, elle ne saurait toutefois faire oublier que des outils comme le statut second de l’invariant ou le caractère dynamique de la « grandeur » attendent l’épreuve décisive d’une application systématique, tant dans le détail d’un genre concret qu’à l’échelle plus générale des lignées de genres. En reprenant dans cet esprit le cas du roman abordé précédemment, on s’aperçoit par exemple que l’invariant de la clé de prose (si c’en est un) est plus problématique que Tynianov ne semble le penser de prime abord. D’abord le roman médiéval français (Roman de Troie, Roman de Renart, Roman de la Rose, Roman de Fauvel) est, comme on sait, une œuvre en vers ; et serait-il juste, pour « sauver » le roman comme grande forme en prose, de voir dans ces œuvres des épopées (grande forme en vers) ? Plus près de nous, le célèbre Eugène Onéguine, roman en vers (1825-1832) de Pouchkine est certes un contre-exemple moins délicat dans la mesure où cette parodie d’épopée est encore une épopée, l’indication « roman » désignant principalement la « trivialisation » du genre épique. En revanche le Chêne et Chien, roman en vers (1937) de Queneau semble bien faire problème. De la même façon, la méthode tynianovienne resterait à éprouver sur des matières comme l’invariant « élégie », l’invariant « ode » ou l’invariant « sonnet ». Dans ce dernier cas, par exemple, la tentation est grande de donner comme constante la « règle » des quatorze vers, mais il faut visiblement résister à la tentation puisque, comme l’a rappelé récemment Jean-Marie Schaeffer, « George Peele publie un sonnet composé de trois stances de six vers chacune, le sonnet 126 de Shakespeare ne contient que douze vers, John Suckling est l’auteur d’un sonnet de cinq stances à sept vers ( !), Gay appelle sonnets ses pastorales courtes indépendamment du nombre de vers, Hopkins écrit des sonnets à quinze vers, etc.68 ». Il se peut aussi que le problème soit mal posé, et que le sonnet, jadis qualifié, avec d’autres formes poétiques fixes, de « taille », soit non pas un invariant générique, mais la forme transitoire prise par un invariant générique autre, qui resterait précisément à définir69.
161Comme nous y incitent certaines déclarations de Tynianov, la théorie des genres (dynamiques) pourrait être résumée par le tableau suivant, dont les deux entrées sont fournies par la grandeur (petite forme ou grande forme) et la clé (prose ou vers), étant entendu que le caractère invariant de la clé reste à vérifier :
Ce résumé tabulaire appelle quelques remarques. Une rigueur minimale commande avant tout que cette version achronique soit « synchronisée » : seuls des tableaux synchroniques (photo instantanée du système générique de telle littérature à telle époque) permettraient d’assortir les invariants seconds-nécessaires des variables premières-suffisantes. Ensuite, des questions se posent, par exemple à propos de l’ode (et sans doute aussi à propos d’autres genres) : l’ode, petite forme à l’époque-synchronie de Boileau (qui l’inclut dans le chant II de L’Art poétique consacré justement aux petites formes : élégie, églogue, sonnet, idylle), ne serait-elle pas une grande forme dans les Cinq grandes odes de Claudel ? Que dire des odes de Lomonossov ? Envisagée achroniquement, l’Ode sur l’arrivée d’Élisabeth Pétrovna de MoscouàSaint-Pétersbourg pour son couronnement en 1742, composée de 44 strophes et de 440 vers, est plus longue que certaines grandes formes condensées de Pouchkine ; mais synchroniquement les odes lomonossoviennes, déployées sur une grande quantité de matériau, sont bien des petites formes, dont le système stylistico-sémantique (le tétramètre iambique) s’oppose au système stylistico-sémantique des grandes formes écrites en hexamètre iambique, équivalent de l’alexandrin (le poème héroïque Pierre le Grand, la tragédie Tamira et Sélirri). Précisons en outre que le tableau est inapte à rendre compte du phénomène de la « provocation générique », qui consiste, pour un écrivain, à sous-intituler telle œuvre d’une indication générique sciemment décalée : Gogol sous-intitule son roman Les Âmes mortes « poèma » ; Thomas Bernhard sous-intitule son roman Maîtres anciens de l’indication « comédie ». Il faudrait autre chose qu’un tableau, c’est-à-dire par exemple une étude fouillée des corrélations génériques synchroniques pour tenir la position diplomatique, celle qui veut que le poéticien ne réponde pas à la « provocation » (en prenant le sous-titre générique au pied de la lettre), mais qu’il ne fasse pas non plus comme si elle n’existait pas (en éludant purement et simplement l’indication de genre). Enfin, pour combler une lacune ancienne et moderne, le tableau devrait peut-être s’augmenter d’une troisième clé (proésie ou verset), dotée à son tour de petites formes (Vigenère, Saint-John Perse) et de grandes (Claudel, Aragon).
162Cet ensemble de questions en forme d’Everest pourrait incliner le chercheur au découragement, mais il semble que là encore Tynianov nous redonne espoir. Par exemple dans Le Fait littéraire (1924) :
Il est impossible de donner d’un genre une définition statique, recouvrant l’ensemble de ses manifestations : un genre se déplace ; sa ligne d’évolution n’est pas droite, mais brisée et ce mouvement s’effectue précisément au détriment des traits « principaux » : de l’épopée comme narration, de la poésie lyrique comme art de l’émotion, etc. Ce sont les traits « secondaires », tels que la grandeur de la construction, qui se révèlent être la condition nécessaire et suffisante de l’unité d’un genre d’une époque à l’autre [c’est nous qui soulignons].
Mais le genre lui-même n’est pas un système constant, immobile ; il est intéressant de voir comment oscille la notion de genre dans le cas de l’extrait, du fragment. Un extrait de poème [poèma] peut-être perçu comme partie de poème, donc comme un poème ; mais il peut être ressenti également comme extrait, c’est-à-dire que le fragment peut-être perçu comme genre. Cette perception ne dépend pas de l’arbitraire du sujet, mais de la prépondérance ou simplement de la présence de l’un ou de l’autre genre : au XVIIIe siècle un extrait sera un fragment, à l’époque de Pouchkine – un poème. Il est intéressant de remarquer que les fonctions des différents moyens et procédés stylistiques dépendent de la définition du genre : dans le poème elles seront différentes de ce qu’elles sont dans l’extrait.
Ainsi en tant que système le genre peut varier. Il surgit (à partir d’erreurs et d’ébauches venant d’autres systèmes) et retombe, se transformant en rudiments d’autres systèmes. La fonction, pour le genre, d’un procédé quelconque n’est pas invariable.
Il est exclu de se représenter un genre comme un système statique pour la simple raison que la conscience d’un genre naît de sa confrontation avec le genre traditionnel (c’est-à-dire de la sensation d’un remplacement – même partiel – du genre traditionnel par un genre « nouveau », venu prendre sa place). L’important ici est que le nouveau phénomène remplace l’ancien, occupe sa place, qu’il en soit le remplaçant, sans en être « l’héritier direct ». Si cette « substitution » n’a pas lieu, le genre en tant que tel disparaît, se désintègre. [1991, p. 214]
On veillera ici à ne pas mésinterpréter Tynianov lorsqu’il parle de « genre traditionnel » : l’adjectif n’a pas le sens flou qu’on lui prête parfois pour désigner, de manière plus ou moins sélective, tout le passé d’un phénomène, il s’agit ici d’un concept de la relativité permettant d’appréhender le genre tel que le traite ou le modèle la synchronie précédente, antérieure à la dernière transformation. (Il va de soi que dans ce traitement le genre peut être porteur d’une partie plus ou moins importante de son passé, mais là n’est pas le décisif.) Cela signifie (et il faudrait peut-être une révolution copernicienne de notre mode de pensée pour le comprendre) qu’invariant ne veut pas dire éternel. Le passage crucial est ici : « L’unité d’un genre d’une époque à l’autre. » Pour faire vite, on pourrait dire qu’invariant signifie bisynchronique : un genre possède l’invariant « i » à l’époque-synchronie A et à l’époque-synchronie B (c’est l’« i » qui permet au genre de passer, différent mais unitaire, de A à B), mais entre l’époque B et l’époque C c’est sur un autre trait, disons « j », que se porte l’invariant (c’est le « j » qui permet au genre de passer, différent mais unitaire, de B à C). Cette formulation des choses montre bien qu’il n’y a rien (qu’il peut ne rien y avoir) de commun entre le genre à l’époque A et le « même » genre (en fait le même nom de genre) à l’époque C. À cet égard le cas du roman historique ou du roman précieux ou du roman social ne doit pas nous induire en illusion : il est vrai que dans tous ces genres l’invariant qu’est la grande forme dynamique a une allure d’éternité, mais ce n’est sans doute qu’une apparence, due à la transitivité (au sens mathématique du terme) : du genre de l’époque A au genre de l’époque B l’invariant est la grandeur, du genre de l’époque B à celui de l’époque C l’invariant est encore la grandeur, et l’on en conclut « logiquement » que de A à C (et donc de A à D, E, F...) l’invariant est le même. Certes, mais dans l’optique de la relativité (vision synchro-diachronique) il est illégitime de sauter le maillon intermédiaire de l’époque-synchronie B. Illégitime et d’autant plus risqué que s’augmente la tentation de penser l’invariant « grandeur » comme éternel, alors que nous sommes probablement, et seulement, dans le cas d’un invariant de forte longévité (comme pour l’épopée en son temps). On veillera ainsi, et avec une prudence redoublée en cas d’identité d’invariant dans deux œuvres-genres séparé(e)s par au moins une synchronie, à ne pas figer les choses, c’est-à-dire à ne pas hypostasier une identité provisoire en éternité définitive. Car qui peut dire si dans cinq ou six siècles, après bien des déplacements successifs dans les systèmes génériques et, disons, de patients efforts écologiques, le lecteur n’assistera pas à l’émergence d’une petite forme appelée par exemple « roman vert » (il y en a bien un noir et un rose) ? Qui peut dire plus généralement si dans quelques siècles les genres romanesques formés sur l’invariant « grande forme » n’auront pas disparu non seulement de la littérature, comme le roman sentimental, littéraire au XVIIIe siècle et paralittéraire aujourd’hui, mais aussi de la paralittérature, comme la comédie en vers ?
163Le tableau ayant par définition l’inconvénient de court-circuiter tous les maillons intermédiaires des transformations génériques, l’inférence de l’invariant bisynchronique expliquerait finalement qu’on puisse trouver le même genre (en fait la même appellation, mais non la même réalité) dans deux cases du tableau : le roman comme grande forme en vers, mais aussi comme grande forme en prose, l’ode comme poésie de petite forme, mais aussi comme poésie de grande forme.
164Voilà pour le système littéraire. Mais Tynianov ajoute que dans une question aussi centrale que le genre, un autre aspect ne saurait être négligé : le système des systèmes, c’est-à-dire la corrélation de la synchronie littéraire avec la verbalité sociale dominante, d’un mot : oustanovka (voir notre point 10). L’apparition du roman socio- (ou historico-) vraisemblabilisant (Balzac) n’est pas due à la seule évolution, fût-elle conflictuelle, de la littérature, elle est liée à la domination du discours social-historiographique dans la première moitié du XIXe siècle français (Tocqueville, Thierry). Même chose probablement, on l’a entrevu, pour le roman « scientifique » de la seconde moitié du siècle : il est corrélé à la verbalité sociale dominante de l’époque, le discours scientifique. Assez tôt (et au plus tard en 1926) Tynianov ressent la nécessité d’une sociologie de la littérature70, car l’exigence de renouvellement interne ou immanent énoncée dans Le Fait littéraire (1924, 1991, p. 221) sous la forme d’un schéma en quatre étapes (1. automatisation d’un principe constructif et émergence d’un principe opposé, 2. recherche, par le nouveau principe constructif, du matériau auquel s’appliquer 3. expansion du principe constructif, 4. automatisation) ne peut être, pour reprendre le joli mot de Pierre Bourdieu, qu’une inférence « en forme de vertu dormitive71 ». Disons plus explicitement avec Lidia Guinzbourg, élève de Tynianov : « Sans les prémisses sociales et idéologiques on ne peut que pointer cette nécessité de renouvellement, mais il est impossible d’expliquer pourquoi c’est précisément telle nouveauté qui s’impose, et non telle autre72. » Voilà pourquoi dans son grand article De la parodie (1929) Tynianov opère, précisément sur le problème du genre (qui est selon lui la nouveauté même en littérature), la synthèse de sa position de 1922 (l’ode de Lomonossov corrélée directement à la verbalité sociale oratoire russe de l’époque) et de celle de 1924 (le schéma en quatre étapes de l’évolution immanente) :
En tant que systèmes, les genres se distinguent à la fois selon deux perspectives : d’abord ils sont corrélés entre eux dans le système littéraire, ensuite ils sont corrélés à telle ou telle orientation de l’activité verbale. Par exemple l’ode [d’une certaine époque, M.W.] est corrélée à l’élégie, à l’épître et ainsi de suite dans le système de la littérature, et en même temps l’ode est orientée au parler oratoire, l’élégie (d’un certain type) à la mélodie, l’épître (d’un certain type) au discours dialogique, et ainsi de suite.
L’évolution des genres tient aussi à la modification de la corrélation entre les membres du système (par exemple, la « lutte » entre l’ode et l’élégie, la « victoire » de l’élégie), modification qui se révèle être une modification de la corrélation entre certaines orientations de l’activité verbale. Il en résulte en général soit une hybridation générique, soit même une disparition complète de certains genres, i.e. une transformation du système générique73.
165Ainsi la génologie ne serait pas vraiment concevable sans une sociologie littéraire. Si le lien n’est pas abusif, la poétique est décidément promise à de belles études.
*
166En 1927, dans l’article Des fondements du cinéma, Tynianov en vient à repenser et assimiler l’un des derniers grands concepts que lui lègue la métalittérature traditionnelle, celui de style. La réflexion a commencé avant 1927, mais c’est dans la grande contribution sur l’art cinématographique qu’elle se fait la plus systématique et explicite. Pourquoi cette question-là à ce moment-là ? Probablement parce que Tynianov travaille à une époque de grand syncrétisme artistique (les futuristes, pour ne citer qu’eux, sont souvent poètes et peintres) et que cette tendance met mieux en lumière, comme par un mouvement de retour, la spécificité de chaque art et de ses styles. C’est par exemple dans un article sur Les Illustrations (1923) (ces dessins accompagnant parfois les éditions d’œuvres littéraires) que Tynianov pose, de manière implicite et sous le vocable de concrétude (konkretnost’), le problème du style original d’un écrivain ; après avoir pris soin de poser la question minimale (« Les illustrations illustrent-elles ? »), le théoricien étudie la concrétude des personnages de Gogol et parvient à la conclusion que, cette concrétude étant avant tout verbale (par exemple les procédés oratoires de Tchitchikov dans Les Âmes mortes), les illustrations qui ne retiennent qu’une pose ou un geste illustrent quelque chose qui ne caractérise pas en propre le style de Gogol ; pour avoir une véritable valeur illustrative, l’illustration devrait chercher à reproduire non pas un élément isolé, mais, avec les moyens graphiques qui lui sont propres, le principe constructif de l’original. Rappelons par ailleurs qu’en 1926 Tynianov débute au cinéma comme scénariste et qu’étant donné le gisement inépuisable que constitue la littérature pour cet art alors en plein essor le théoricien ne peut pas ne pas se poser, comme dans Les Illustrations, la question des rapports entre les deux arts. D’où, la même année, un très bref article intitulé Du scénario, où la notion de style ne manque pas d’apparaître :
La « mise en scène » des « classiques » au cinéma ne doit pas être illustrative ; les procédés et styles littéraires ne peuvent être que des impulsions, des ferments pour les procédés et styles du cinéma [...]. Le cinéma peut donner, avec ses moyens, l’analogie d’un style littéraire74.
18. Le style est l’affleurement le plus manifeste, au niveau du matériau linguistique, de l’idéalité du principe constructif
167Précisons tout de suite que cette définition explicite ne se trouve pas telle quelle chez Tynianov, mais qu’elle est malgré tout, comme on le verra en fin de parcours, dans la continuité de ses analyses concrètes. La nouveauté chez Tynianov, c’est que le style d’une œuvre est envisagé comme l’équivalent de son système sémantique (système de dénomination), que le théoricien appelle parfois sujet (plan de l’énonciation), par opposition à la fable (plan de l’énoncé). C’est dire si l’idée du style comme supplément d’esthéticité ou de littérarité est étrangère à Tynianov. Dans sa contribution sur les Fondements du cinéma le théoricien écrit :
... Chaque moyen stylistique est en même temps aussi un facteur de sens75.
... Le style est un fait sémantique76. […]
Prenons Le Nez de Gogol.
... La sémantique de l’action est telle qu’elle fait penser à une maison de fous. Il suffit de suivre le schéma d’une ligne de la fable, celle du « nez » : le nez coupé du major Kovaliov... se promène sur la perspective Nevski en qualité de Nez ; Le Nez veut partir en voiture pour Riga, mais il est intercepté par le commissaire de quartier et rendu dans un chiffon à son ancien propriétaire.
Comment une telle ligne de la fable a-t-elle pu prendre corps dans le sujet [système sémantique de dénomination, M.W.] ? Comment une simple absurdité est-elle devenue une « absurdité » littéraire ? Il s’avère que tout le système sémantique de l’œuvre joue ici un rôle important. Le système de dénomination des choses dans Le Nez est tel qu’il rend possible cette fable.
Voici l’apparition du nez coupé :
« [Ivan Iakovlévitch] aperçut quelque chose de blanchâtre, de compact
[…]. « Qu’est-ce que cela peut bien être ? » se demanda-t-il.
[...] C’était un nez, oui, un nez, et même, semblait-il, un nez de connaissance.
– [...] Je m’en vais le mettre dans un chiffon et le poser dans ce coin, en attendant ; je l’emporterai plus tard, [dit Ivan à Praskovia Ossipovna],
– Il ne manquerait plus que cela [dit Praskovia]. Je ne permettrai pas a un nez coupé de rester chez moi. [...] Emporte-le, emporte-le tout de suite. Et qu’il ne remette plus les pieds ici !
[Ivan réfléchit : ] le pain, c’est quelque chose qu’on mange, ce n’est pas du tout le cas d’un nez. »
Une analyse stylistique minutieuse du premier contact du lecteur avec le nez coupé nous entraînerait trop loin, mais le passage cité suffit à montrer que le nez coupé est transformé par le système sémantique des phrases en quelque chose d’ambigu : « quelque chose », « compact » (au neutre), « le » (pronom très fréquent où la charge d’inanimé est toujours faible), « permettre à un nez » (animé), etc. Et à chaque ligne cette atmosphère sémantique [souligné par nous] construit stylistiquement la fable du « nez coupé » d’une manière telle que le lecteur, déjà préparé, déjà plein de cette atmosphère sémantique, peut lire sans le moindre étonnement des phrases aussi stupéfiantes que : « Le nez regarda le major, et ses sourcils se froncèrent légèrement. »
C’est ainsi qu’une fable devient élément du sujet : à travers le style, qui crée l’atmosphère sémantique de l’œuvre [...].
Aussi « retenu » que soit le style, il existe comme moyen de construction du système sémantique [...].
[...] En poésie les polémiques autour des systèmes métriques sont toujours des polémiques sur les systèmes sémantiques […]77.
On évitera ici de considérer le qualificatif sémantique dans une perspective herméneutique ; l’interprétation, on le verra, n’est jamais le souci du Tynianov de la maturité (1920-1929). Pour le théoricien, la sémantique est le système grâce auquel la matière verbale la plus fine de l’œuvre (les sèmes, les mots, les propositions, les phrases...) devient porteuse de son principe constructif-esthétique, qui est en l’occurrence chez Gogol le principe du masque. Dans cet esprit, on ne s’étonnera pas de voir les facteurs rythmiques ou métriques (facteurs sémantiques, comme dit l’auteur du Vers lui-même) intégrés à l’étude de la stylistique poétique. Pour Tynianov, le style d’un poète ne saurait être envisagé hors de la référence à son système rythmico-métrique, car le rythme (le mètre) n’est pas en supplément dans le vers, et le vers est précisément le facteur premier du style poétique.
168Constitutif de la sémantique, le style est pour Tynianov une continuité constructive et supra-idéologique. C’est pourquoi, apparemment « retenu » (Tolstoï, Verlaine, Camus) ou au contraire souligné (Rabelais, Gogol, Nékrassov, Céline), il demeure un moyen de construction littéraire, un moyen de reclore l’œuvre sur elle-même, de faire jouer au matériau linguistico-thématique son rôle de contreseing motivant à l’égard du principe constructif. Chez Barbey d’Aurevilly, le principe de l’étrange excès-originalité qui préside à la construction des Diaboliques (1874) appelle et façonne les matériaux d’une « fable » en forme d’énigme et d’une narration gigogne permettant de mettre en scène l’auditeur-narrataire, lui-même étonné, choqué, surpris, intrigué. L’art de Barbey pourrait être résumé par le substantif intrigue indissociablement pris dans ses trois sens : menée, fable, perplexité (si l’on accepte de glisser dans le substantif cette troisième valeur d’embarras propre au seul verbe transitif intriguer). On ne sera pas surpris de noter qu’à ce principe constructif de l’étrange excès-originalité réponde un style de l’étrange, avec par exemple des questions sans réponse et des verbes d’illusion ou de perplexité (« je crus avoir la berlue », « je ne comprenais pas »78) – facteurs constructifs dont l’effet est de déformer-transformer et en l’occurrence opacifier l’intégralité du matériau verbal ; dans certains récits la stylisation est étrange car étrangère : espagnole dans Le Plus bel amour de Don Juan, anglaise dans Le Dessous de cartes d’une partie de whist, avec des substantifs comme « honorability », « partner », « robber », « spleen », « dandy », utilisés sans autre fonction que la coloration étrang(èr)e de l’ensemble du tissu textuel. Ces éléments sont emblématiques du style aurevillien non pas parce qu’ils seraient « marqués », à l’inverse d’autres qui ne le seraient pas, mais parce qu’ils constituent ce que Tynianov appelle un « facteur constructif » [1977, p. 44], c’est-à-dire un facteur mis en relief, promu à la dominance, « aux dépens d’un autre » [1977, p. 44], étant entendu que « le facteur mis en relief déforme ceux qui lui sont subordonnés » [1977, p. 44]. Et le concept de cette déformation des éléments subordonnés (le matériau), déformation parfois appelée coloration (pkraska) et génératrice de ce phénomène central qu’est l’atmosphère sémantique79, ce concept est évidemment névralgique, car c’est par la vertu de la déformation-coloration que l’œuvre littéraire ne comporte jamais d’élément non marqué et que même les facteurs subordonnés du matériau constituent des éléments marqués-colorés du style, lui-même révélateur du principe constructif. On veillera ici à ne pas oublier que la coloration, comme toute autre déformation, s’accomplit dans la temporalité abstraite de l’idéalité littéraire, c’est-à-dire selon une dynamique isochrone, que Tynianov qualifiait lui-même de « hors temps [...] [et] mouvement pur » [1977, p. 44]. À négliger ce hors-temps, le stylisticien s’exposerait de nouveau aux apories de l’écart : basculant dans la temporalité concrète (non idéelle), il serait contraint de postuler des éléments d’abord non marqués. L’aporie maximale consisterait alors à dire que ces éléments non-marqués constituent le fond par rapport auquel les éléments marqués vont former un contraste générateur de style ; selon une aporie minimale, le stylisticien se hâterait de préciser que les éléments marqués viennent dans un second temps colorer les non marqués.
169En reprenant l’exemple précédent, on dira par exemple que l’un des facteurs verbaux dominants des Diaboliques est la famille lexicale tournant autour du « diable » et de son double sème (négativité morale et excès-originalité) : « ce diable d’homme », « le pauvre diable », « une admirable jeune fille, piquante et provocante en diable », « on lui aurait diablement cherché querelle »80. Pour ne prendre que l’avant-dernier exemple, et pour être conséquent dans l’exercice d’une stylistique non aporétique, nous dirons que la locution adverbiale « en diable » comme facteur constructif crée l’atmosphère stylistico-sémantique du récit en déformant ou colorant, ici en « diabolisant » ou « originalisant » les facteurs subordonnés que sont les autres éléments (le substantif et ses quatre déterminants) du syntagme nominal. À cet égard le titre du recueil donne le ton, et la reprise insistante, dans le corps des récits, du signifiant diabolique indiqué à la « clé » ouvre le double fond de ce qui est sans doute l’ironie constructive aurevillienne81. Le style est donc la torsion continue que le principe constructif imprime au matériau verbal, et c’est pourquoi, en rigueur poéticienne, il n’exemplifie rien d’autre que le principe constructif, esthétique de l’œuvre – le système synchronique des principes constructifs étant, lui, représentatif du système de ce que nous avons appelé ici la verbalité sociale.
170La souplesse de ce concept désontologisé de style est sans doute ce qui a permis à Tynianov d’éviter les deux grandes apories traditionnelles en la matière. La première aporie est représentée par les deux variantes du style comme écart, dans un cas par rapport à une norme extérieure toujours hypothétique, dans l’autre par rapport à une norme intérieure conçue comme degré zéro du style au sein même de l’œuvre – conception atomistique ou ponctualiste qui fait du style un contraste entre des éléments marqués et d’autres non marqués, « un soulignement ajouté à l’information, sans altération de sens » (Riffaterre). La seconde aporie (mais la première et la seconde ne seraient-elles pas les deux faces de la même médaille ?) se manifeste dans la conception asystémique-idéologique (Jirmounski, Spitzer) qui fait du style l’exemplification d’une philosophie, d’une morale, etc., le style ainsi conçu n’étant pas alors spécifiquement littéraire-esthétique puisqu’un style de journaliste, de philosophe ou de sociologue pourrait être appréhendé de cette manière82.
*
171Il est temps à présent, avant de dresser le bilan et d’examiner les enjeux, de faire rapidement retour sur le travail conceptuel accompli par Tynianov. Visant l’adéquation à l’esthéticité de l’objet poéticien, Tynianov est contraint de critiquer, repenser les outils dont il hérite. Limitons-nous, pour la brièveté, aux plus importants : littérature, forme, genre, style. Sa critique va immanquablement dans le sens d’une désontologisation : le théoricien abandonne les concepts d’être et propose (sous les mêmes termes, signe probable d’une réticence au néologisme) des concepts de rapport. Littérature : non plus : poésie + roman + théâtre, mais « construction verbale dynamique ». Forme : non plus enveloppe extérieure, mais rapport constructif d’un principe à un matériau. Genre : non plus casier ou catégorie, mais rapport bisynchronique entre des variables premières et des invariants seconds. Style : non pas marques discrètes, révélatrices d’une psychologie ou d’une philosophie, mais système sémantique non discret ou affleurement le plus manifeste, au plan du matériau verbal, de l’idéalité du principe constructif. Dotés, du fait de cette désontologisation, d’une valeur proprement esthétique, les concepts de la poétique-poïétique tynianovienne appréhendent les œuvres littéraires, semble-t-il, sans aporie majeure. Et l’on pourrait dire à l’inverse que les apories des démarches ontologiques tenaient au transfert mécanique (non critiqué) de concepts non esthétiques en terrain esthétique : la forme d’un ballon n’a pas le même sens que la forme d’une œuvre littéraire, le genre venu de la biologie ou de la zoologie n’a pas le même sens que le genre de la poétique, et le style d’un ministre dans ses prestations télévisées n’a pas le même sens que le style d’une œuvre littéraire. Faut-il s’étonner de ces séparations ? Sans doute non, puisqu’en se séparant des concepts non esthétiques, les concepts poéticiens se mettent – comme par un phénomène de vases communiquants – en relation plus étroite les uns avec les autres, confirmant ainsi que les divers éléments de l’œuvre littéraire sont indissociablement, c’est-à-dire systémiquement corrélés : pas de personnage sans style, pas de sémantique poétique sans rythme, pas de genre sans principe constructif. C’est dire si la poétique est ici une et indivisible ; on savait que le style était trop important pour être confié à une stylistique séparatiste, mais Tynianov aurait ajouté que le genre était trop précieux pour être abandonné à une génologie autonome, le mètre à une prosodie indépendante, la sémantique à une linguistique émancipée.
Notes de bas de page
1 Notons qu’Aristote lui-même était déjà conscient des difficultés d’une telle proposition : « Quant à cette proposition que toute science a pour objet l’universel, ce qui entraîne pour conséquence qu’il serait nécessaire que les principes des êtres fussent des universels et ne fussent pas cependant des substances séparées, c’est elle qui [...] présente pour nous la plus grande difficulté. Elle est vraie pourtant en un sens, quoique, en un autre sens elle ne le soit pas. La science, en effet, ainsi que le terme savoir, présente une double signification : il y a la science en puissance et la science en acte. La puissance étant, comme matière, universelle et indéterminée, a rapport à l’universel et à l’indéterminé, mais l’acte de la science, étant déterminé, porte sur tel objet déterminé ; étant une chose définie, il porte sur une chose définie. » (La Métaphysique, Vrin, 1981, Tome II, Livre M, p. 793-794.)
2 « Poétique et histoire », dans Figures III, Seuil, 1972, p. 18-19.
3 Cité par Pierre Bourdieu dans Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 1984, p. 81.
4 Voir Le Vers lui-même, op. cit., p. 51-52.
5 Et faut-il préciser que, plus près de nous, la définition « littérature = texte », qui commande les sémiotiques textuelles, est annulée par ce même phénomène de l’équivalent de texte (voir point 8) ?
6 Dans Iouri Tynianov, Poétique, Histoire de la littérature, Cinéma, (ce titre a été forgé par les trois « compositeurs » du recueil : Alexandre et Marietta Tchoudakov, Evguéni Toddes), Moscou, 1977, p. 227 (c’est nous qui soulignons). (Sauf précision expresse, tous les textes traduits, de Tynianov ou d’autres auteurs, le sont par nous.)
7 Célèbre déclaration citée et traduite par Michel Aucouturier dans Le Formalisme russe, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 11.
8 Jean Racine, Œuvres complètes., Tome 2, Les Belles Lettres, 1953, p. 177.
9 Raymond Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, Gallimard d’après Pauvert, 1963 et 1979, p. 11-12.
10 Eisa Triolet, « Préface à la clandestinité » dans Le Premier Accroc coûte deux cents francs, Denoël, 1945, Folio, p. 15-16.
11 Oulipo, La Littérature potentielle, Gallimard, 1973, p. 37.
12 Paul Valéry, Variété dans Œuvres, Tome I, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1957, p. 428.
13 Dans Journées Tynianov II, Riga, 1988, p. 291.
14 Ibidem, p. 313-314.
15 Variété, op. cit., p. 1182-1183. C’est nous qui soulignons.
16 Voir dans « Poétique et histoire » (op. cit., p. 19) la critique adressée par Gérard Genette à l’ouvrage de Jean Cohen Structure du langage poétique (Flammarion, 1966).
17 Voir G. Genette, Introduction à l’architexte, op cit, p. 155. La question se pose naturellement de savoir à quoi ressemble une synchronie aussi floue que « le roman moderne » (ne serait-ce pas l’une de ces achronies que Genette lui-même déplorait dix ans auparavant ?) et s’il n’est pas scabreux d’affirmer qu’Aristote, penseur du poiein, ait pu prévoir le roman en prose.
18 Par exemple, M. Rowell ouvre le catalogue Qu’est-ce que la sculpture moderne ? (Centre Pompidou, 1986, p. 11) en affirmant : « Le “moderne” appartient par définition à l’époque présente. Par principe, il n’a pas d’attaches dans le passé. Il n’a pas de mémoire, pas d’histoire. »
19 Voir T. Todorov, Poétique, Seuil, 1968, p. 92.
20 Dans Poétique..., op. cit., p. 320-322.
21 Tout le propos de Boileau dans cette dissertation (voir Œuvres complètes, La Pléiade, 1966, p. 309-324) est de saluer la simplicité et le naturel nouveaux du conte de La Fontaine par rapport à l’original italien. Mais en réalité l’art de La Fontaine est nouveau moins en regard de l’Arioste que par rapport à la complexité baroque et précieuse de la poésie française (Saint-Amant ou Agrippa d’Aubigné) dont héritent directement aussi bien l’auteur des Fables que celui de « l’Art Poétique ». Boileau décrit de façon éloquente le principe constructif de La Fontaine (« une certaine Naïveté de Langage ») et la manière dont ce principe constructif transforme-simplifie le matériau de l’Arioste. Son témoignage est ainsi spécifiquement esthétique – et pur des interprétations moralisatrices propres aux synchronies ultérieures.
22 « Poétique et histoire », op. cit., p. 20.
23 Pour ce qui est de la seconde définition, le constat d’échec est fait par le narratologue Genette lui-même – en deux temps. Premier temps en 1972, quand il reconnaît que, même s’il la traite comme un récit, À la recherche du temps perdu ne se réduit pas à un récit (voir Figures III, op. cit., p. 75, note 2). Second temps en 1979, quand il constate son aporie : « Je crois [...] qu’il existe disons des formes à priori de l’expression littéraire. Mais ces formes à priori, je ne les trouve que dans les modes, qui sont des catégories linguistiques et prélittéraires. [...] Il y a des modes, exemple : le récit ; il y a des genres, exemple : le roman ; la relation des genres aux modes est complexe, et sans doute n’est-elle pas […] de simple inclusion. Les genres peuvent traverser les modes » (dans Introduction à l’architexte, op. cit., p. 147-148). En effet, les apories ne manquent pas de surgir dès que les matériaux « linguistiques et prélittéraires » sont survalorisés aux dépens de l’idéalité du principe constructif.
24 Cité par Boris Eïkhenbaum dans son article « Nékrassov » dans Littérature, Léningrad, 1927, p. 79.
25 Karl Mohr, « Boileau Verlaine » dans La Nouvelle Rive gauche, 8 décembre 1882, p. 3.
26 « Poétique et histoire », op. cit., p. 17.
27 Jean Tardieu, Le Fleuve caché, Gallimard, 1968, p. 166.
28 Ibidem, p. 166.
29 Fréquentes sont les déclarations de Verlaine contre les épanchements du cœur, de la sensiblerie, de la psychologie. Dans la préface (1889) du recueil Parallèlement, il écrit : « Après viendront, si Dieu le permet, des œuvres impersonnelles [...]. » Et dans l’avertissement (1894) du même recueil : « Ce qu’il [l’auteur] écrira dorénavant, il n’en sait trop rien encore. Peut-être, enfin ! de l’impersonnel. » (Ces deux déclarations sont tirées des Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 483.)
30 « Écoutez, dit Alain, comme les vers mettent l’égalité entre toutes choses ; grande ou petite, la chose ne compte pas ses pieds, elle est dans le cortège, et le cortège n’attend personne. C’est pourquoi l’antithèse brille si naturellement dans le poème ; c’est que les deux termes deviennent équivalents par l’impartiale mesure. » (Propos 642 dans Propos, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1970, Tome II, p. 1112). Témoignage parmi bien d’autres...
31 On évitera de prendre les sèmes temporels de termes comme « successivité », « expectation », « simultanéité » ou « immédiateté » pour des marques de temps réel, physique. Il est clair qu’il faut le même nombre de secondes pour lire quinze mots de vers et quinze mots de prose. Mais ce n’est pas la lecture physique qui est pertinente pour la littérature, c’est la lecture littéraire, celle qui tient compte du principe constructif, de la manière dont se produit le sens esthétique. Le temps dont parle Tynianov n’est donc pas externe-réel, mais interne-idéel : non justiciable du chronomètre. On pourrait dire de la même façon que ce qui est pertinent pour la construction d’une sonate, c’est plus son temps interne, les rapports internes entre les unités (quelle est la mesure ? 4/4, 6/8 ?), que le temps physique nécessaire à son interprétation.
32 Tel est le mot utilisé par Tynianov et Jakobson dans leur célèbre déclaration de 1928 « Les problèmes des études littéraires et linguistiques », traduit par T. Todorov dans Théorie de la littérature, Seuil, 1965, p. 138.
33 Dans Poétique..., op. cit., p. 96.
34 Tzvetan Todorov, Poétique, op. cit., p. 92-94.
35 Eugène Poitou, « M. de Balzac, étude morale et littéraire » dans la Revue des deux mondes, Tome VI, 1er décembre 1856, p. 715-717.
36 Dans Poétique... op. cit., p. 290.
37 Dans Oulipo, La Littérature potentielle, Gallimard, coll. « Idées », 1973, p. 99, 100 et 115.
38 Dans Poétique... op. cit., p. 228.
39 « Pouchkine » dans Pouchkine et ses contemporains, op. cit., p. 164-165.
40 Maria di Salvo, « Éléments d’une théorie de la réception littéraire dans les travaux de I. Tynianov » (en russe), Revue des études slaves, LV, 1983, 3, p. 422-423.
41 Dans Poétique..., op. cit., p. 301.
42 Ibidem, p. 301. L’adjectif « dernière » qualifiant l’« instance » a deux implications primordiales : si l’instance sociale est la dernière, c’est qu’il y en a d’autres, ce qui laisse intacte l’action autonome des corrélations constitutives du système littéraire. Le système ainsi conçu est tout sauf un ensemble illusoirement clos sur lui-même, privé de valeur explicative quant à la causalité socio-littéraire. C’est avec une grande finesse dialectique que Tynianov tient à la fois le principe de dominance, celui de système et le souci d’explication causale. Pour plus de détails sur toute cette partie socio-littéraire, voir Marc Weinstein, « Le débat Tynianov/Baxtin ou la question du matériau », Revue des études slaves, Paris, LXIV, 1992, p. 297-322.
43 « Chaque construction a ses lois ; c’est pourquoi, en fonction de celle-ci, un mot en soi indifférent met en avant une face constructive nouvelle. […] Au début du XIXe siècle, dans sa poésie noble, Katénine a utilisé les mots « salaud », « déplumé » [au sens de chauve, M.W.]. Cela a soulevé une tempête, bien que le mot « déplumé » fût couramment employé en prose », dans I. Tynianov, Archaistes et novateurs, Leningrad, 1929, reprint de 1967, Fink Verlag München, p. 456-457.
44 Pour la traduction française, voir le recueil de Todorov, Théorie de la littérature, op. cit., p. 138-140.
45 Catherine Depretto, traductrice de 1991, ajoute en note le passage correspondant du livre de J. Vendryes Le Langage, Albin Michel, 1968 (première édition, 1921), p. 100 : « Mais en indo-européen comme en sémitique l’alternance vocalique a pour effet de donner une valeur particulière à ce qu’on appelle la racine, en la dégageant du réseau des affixes, en concentrant pour elle pour ainsi dire le maximum d’expressivité. »
46 Notons que déjà là, Jakobson glisse injustement de l’« équivalence » poétique (« versique ») à la répétition phonique. Injustement, car a-t-on jamais démontré que l’équivalence (de deux pieds de vers à deux autres pieds, ou d’un vers à un autre) s’accompagnait nécessairement de phénomènes de répétition phonique ? Sans parler des allitérations et assonances, on sait bien que la rime, répétition phonique statistiquement la plus répandue en Occident du Moyen Âge au début du XXe siècle, n’est en rien consubstantielle à l’équivalence poétique : la poésie latine l’ignorait, la poésie russe contemporaine ne la pratique pas obligatoirement, et la française encore moins.
47 Exemple : « Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie à la fonction poétique, n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse. La fonction poétique n’est pas la seule fonction de l’art du langage, elle en est seulement la fonction dominante. » (R. Jakobson, Essais de linguistique générale 1, Éd. de Minuit, 1981, p. 218.)
48 Voir Georges Molinié, La Stylistique, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1989, notamment les pages 3, 32, 84, 85.
49 Voir Fiction et diction, Seuil, 1991, p. 29 pour la première affirmation, p. 67 pour la seconde.
50 C’est nous qui soulignons.
51 Idem.
52 Viktor Chklovski, Théorie de la prose, trad. G. Verret, L’Âge d’homme, 1973, p. 71. (Je modifie la traduction de Guy Verret sur un seul point : je traduis le mot russe « material » par l’exact équivalent français « matériau », alors que G. Verret lui avait préféré « un donné ».)
53 Dernier et monumental exemple, le « réalisme socialiste » dont Régine Robin montre que, privé de principe d’originalité artistique et appuyé sur la seule idéologie, il ne pouvait pas faire art (voir Le Réalisme socialiste, une esthétique impossible, Payot, 1986).
54 Dans Poétique..., op. cit., p. 169.
55 Voir le Poème saturnien (1885), parodie des Poèmes saturniens, dans Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 508-509.
56 Dali, Le Soleil Noir, De Draeger, 1968, propos recueillis par Max Gérard, p. 5.
57 F.M. Dostoïevski, Œuvres complètes, tome 28/2, Leningrad, 1985, p. 329.
58 Cité par Jacques Catteau dans La Création littéraire chez Dostoïevski , Institut d’Études Slaves, 1978, p. 244-245.
59 F.M. Dostoïevski, Œuvres complètes, op. cit., tome 30/1, p. 192.
60 Voir le recueil de 1991, p. 21, où la traductrice Catherine Depretto-Genty parle de « relativisme généralisé ». Voir aussi le recueil italien Jurij Tynjanov, Formalismo e storia letteraria, Einaudi, 1973, où la traductrice Maria di Salvo parle elle aussi de « relativisme » (p. XIX).
61 G. Genette, « Poétique et histoire », op. cit., p. 17-18. C’est nous qui soulignons.
62 Cité par André Breton dans le premier « Manifeste du surréalisme » (1924) dans Manifestes du surréalisme, Gallimard, 1973, p. 31.
63 Voir Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Seuil, 1989. Le tableau se trouve à la page 181, les deux phrases du constat résigné à la page 154.
64 I. Tynianov, « L’intervalle » (trad. D. Zaslavsky), Action poétique n° 63, 1975, p. 58-59.
65 I. Tynianov, « Pouchkine » dans Pouchkine et ses contemporains, op. cit., p. 136.
66 Voir infra : « Ce rapport [entre sujet et fable] n’est pas seulement différent selon les romans, nouvelles, poèmes, poésies lyriques, mais il est différent selon que l’on considère d’un côté le roman et de l’autre la nouvelle, d’un côté le poème et de l’autre la poésie lyrique. » (« Des fondements du cinéma » dans Poétique... op. cit., p. 343.) À bien y regarder cette phrase suggère le tableau à quatre cases que nous dessinons plus loin : 1) le roman comme grande forme de prose, 2) la nouvelle comme petite forme de prose, 3) le poème comme grande forme de vers, 4) la poésie lyrique comme petite forme de vers. À chaque fois les invariants seraient au nombre de deux : la grandeur et la « clé ».
67 Ibidem, p. 341-342.
68 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? op. cit., p. 168-169.
69 Petite forme (dynamiquement entendue) en vers ?
70 L’une de ses élèves, Lidia Guinzbourg, dit avoir retrouvé dans ses papiers une petite note de juillet 1926 où elle a écrit : « L’autre jour, Iou[ri] N[ikolaïevitch Tynianov] m’a parlé de la nécessité d’une sociologie de la littérature. » (« Tynianov chercheur » dans Souvenirs sur I. Tynianov, Moscou, 1983, p. 154.)
71 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art (Genèse et structure du champ littéraire), Seuil, 1992, p. 283.
72 Dans « Tynianov chercheur », op. cit., p. 150.
73 I. Tynianov, Poétique..., op. cit., p. 301. Après « hybridation générique » Tynianov renvoie à la note suivante : « Les deux facteurs compliquent l’étude de l’évolution des genres, et c’est pourquoi il est nécessaire [...] d’étudier non seulement la corrélation des genres à l’intérieur du système littéraire, mais aussi celle des séries éloignées [au sein de la verbalité sociale, M.W.] sur lesquelles ces genres s’appuient ».
74 Ibidem, p. 324.
75 Ibid., p. 331.
76 Ibid., p. 338.
77 Ibid., p. 342-343.
78 Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, Gallimard, 1987, p. 61.
79 Notion improvisée par Tynianov (voir l’analyse du Nez dans le passage tout juste cité des Fondements du cinéma) et que la stylistique contemporaine gagnerait peut-être à fouiller, car face aux apories des conceptions du style comme non spécifiquement littéraire ou comme discontinuité, l’idée de globalité-intégralité qu’elle implique est décisive. (Voir encore récemment La Pensée et le Style, Éditions universitaires, Paris, 1991, p. 36, où l’auteur, D. Combe, parle de la stylistique comme d’une « discipline qui, par nature au carrefour de la rhétorique, de la linguistique et de la littérature, a cependant toujours cherché à définir sa spécificité d’objet et de méthode ». L’absence de définition non aporétique chez les stylisticiens actuels ne tiendrait-elle pas précisément au postulat arbitraire qui consiste à voir la stylistique littéraire à un « carrefour » où elle n’est pas – et surtout pas « par nature » ?).
80 Les Diaboliques, op. cit., respectivement p. 86, 126, 129, 131.
81 Parmi d’autres contemporains, Verlaine semble avoir perçu ce double fond ; il parle de l’œuvre « gaiement sombre » de Barbey (Les Hommes d’aujourd’hui dans Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 783).
82 Comme le rappelle à son corps défendant Spitzer, l’aporie est en l’occurrence toujours un cercle vicieux, tel celui dessiné au début de l’étude « Quelques aspects de la technique des romans de M. Butor ». Le stylisticien affirme : « La démonstration du système (telle conception engendre telle technique) sera le but principal de mon interprétation. » (Études de style, Gallimard, 1970, p. 483.) Mais où Spitzer trouve-t-il cette conception qui engendre la technique ? Réponse : « Les principes s’en trouvent formulés dans les romans mêmes. » (Ibidem, p. 483.) Autrement dit, le roman formule une conception qui engendre le roman.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Roman du signe
Fiction et herméneutique au XIXe siècle
Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen (dir.)
2007
La Transversalité du sens
Parcours sémiotiques
Juan Alonso Aldama, Denis Bertrand, Michel Costantini et al. (dir.)
2006