Le torse d’un symbole
p. 9-26
Texte intégral
« ...l’inexpressif détruit ce qui, de l’héritage du chaos perdure dans toute belle apparence : la totalité, la fausse, la trompeuse, l’absolue. Ce n’est que l’inexpressif qui puisse parachever l’œuvre en la brisant pour faire d’elle une œuvre morcelée, un fragment du vrai monde, le torse d’un symbole. »
Walter Benjamin
1De son écriture blanche sur fond noir, Ben Vauthier énonce : « Tout est art ». Avec raison, pour autant que depuis les ready-made de Marcel Duchamp n’importe quoi peut devenir « art » : n’importe quel objet, n’importe quel matériau, une toile à store rayée ou un paquet de graisse. Pour que s’opère la métamorphose, il suffit que quelqu’un qui est réputé « artiste », Daniel Buren ou Josef Beuys, ait marqué la « chose » de son sceau. Mais Ben aurait pu écrire aussi bien (peut-être l’a-t-il fait) que tout étant art, rien ne l’est. Or l’art est la pierre de touche par quoi nous jugeons du beau et du laid en dernier ressort. Et l’énoncé de Ben, s’il est crédible, formulerait donc implicitement une autre vérité : que notre culture se refuse désormais à faire la part de la beauté et de la laideur ; que ses « valeurs esthétiques », s’il en est encore, ne reposent plus sur les « jugements de goût » dont nous entretiennent parfois encore les philosophes.
2Mais sur quoi d’autre peuvent-elles donc se fonder ?
3L’humour de Ben nous persuade que, pour lui, le refus de valeurs sélectives, établies par consentement ou par tradition, ne relève en rien d’une impuissance confusionnelle et qu’elle n’emporte nulle rancune ni morosité. Au contraire. Il serait la marque d’un dynamisme nouveau, heureux, exubérant, de la pensée artistique récente. Selon Ben et selon bien d’autres « artistes », les « valeurs esthétiques » de notre modernité ne seraient pas seulement, comme on le dit, « multiples » ou « plurielles ». Depuis Dada, dès les années 1910, toute une famille d’esprits travaillent à pousser aux extrêmes conséquences ce qui est bien davantage qu’une croyance en une « pluralité » des expériences artistiques, ouverte à une diversité des choix. Ces esprits veulent rendre manifeste que le destin de l’art moderne est d’être porté par un désir de spontanéité anarchique. Le plaisir de l’art consiste, selon eux, à voler d’objet en objet, mais de telle sorte que ce mouvement, allant d’une chose à une autre chose, n’atteindrait l’une qu’en détruisant l’autre. Si pluralité il y a, elle ne serait pas concomitante mais successive, quitte à revenir sur ses pas et, parfois, à tourner en rond. Ce désir anarchique qui veut vite remplacer toute nouveauté par une nouveauté plus nouvelle, serait présentement essentiel à notre art. La raison en serait celle-ci, sans doute, qui est généralement tue : par ce comportement, l’art se met en correspondance avec l’accroissement de la production des biens, avec leur circulation rapide et leur gaspillage qui marquent la nouvelle logique du profit et du pouvoir politique dans la nouvelle « civilisation industrielle », devenue la « société de consommation » d’aujourd’hui.
4De fait, l’art du siècle a rompu avec la cohérence unitaire des « règles » de la Beauté établies par notre tradition classique. Elle en a fait voler l’unité en une « multiplicité » d’éclats. La géométrie perspective a été distordue ou écartelée par les peintres fauves et cubistes. Dans ses diverses formes d’« abstraction », l’art a dénié que la vocation des images soit de « représenter » le visible par 1’« imitation » des choses naturelles et par des allusions illustratives aux diverses « histoires » où se raconte l’aventure humaine. Cependant, à en juger par ce qui se passe actuellement dans nos musées, cette réelle négativité n’est pas le fond, aujourd’hui, de la pensée artistique. L’enjeu n’est pas tellement, pour elle, de modifier les règles anciennes de la figuration en leur imposant diverses variations, soient-elles extrêmes. Il ne serait pas non plus de saccager ni de jeter au rebut les vieilleries qui auraient encombré l’art des images au temps des paysages, des scènes de genres, des « tableaux d’histoire », des portraits. Mais on serait entré dans l’âge des non-règles et des non-images où l’enjeu de l’activité artistique serait de produire du hasard à chaque coup de dés. Chaque nouveauté ayant pour tâche de chasser l’autre, une « tradition du nouveau » se serait instituée, comme on l’a dit en forme de paradoxe. La fin positive de l’art serait d’exciter pour sa part une spontanéité caractéristique de la vie et de la pensée moderne : celle que certains nomment la « créativité ».
5Parce qu’on se persuade que la « créativité » ou la « création » à jet continu est la voie royale de notre art moderne, on travaille à jouer sur la perception esthétique par des suites rapides de surprise incongrues. On provoque la vie de l’esprit par des excitations vives, nombreuses, passagères. La méthode la plus générale du travail artistique, chaque fois qu’il est ainsi conçu, se trouve sans doute dans la pratique du « collage ». Depuis que le comte de Lautréamont a imaginairement réuni un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection, nombreux sont les « artistes » en tous genres qui ont pratiqué l’art d’assembler des hétéroclites. Le ready-made lui-même de Marcel Duchamp en serait une modalité : soit qu’il fasse voisiner, dans l’espace du musée, des objets « tout-faits » et des « œuvres » ; soit que lui-même colle des moustaches à La Joconde, en justifiant l’opération par le sous-titre : L.H.O.O.Q.
6Or l’« invention » du ready-made est singulièrement symptomatique des conflits qui agitent en profondeur 1 existence de notre art moderne. Son insolence marque avec force ce qui est réellement en cause dans cette logique du « n’importe-quoi » et du « tout-peut-coller-avec-tout ». L’ampleur du succès qu’elle reçoit encore, atteste qu’elle touche à un point très sensible. Le moment révélateur est celui de l’initiative que prend Marcel Duchamp à New York, en 1917. Il propose (et il obtiendra bientôt) qu’entre au musée un urinoir de faïence fabriqué industriellement, qu’il signe d’un pseudonyme et qu’il intitule Fountain. L’événement est considérable par les remous qu’il n’a cessé de provoquer, depuis lors, dans ce que les sociologues nomment avec justesse le « champ » de l’art. Mais un événement qui se produit dans ce « champ » est-il, pour autant, un événement artistique ? ne peut-il être, seulement, un événement révélateur d’une modification des rapports de forces à l’intérieur du système social ?
7Plus tard, Marcel Duchamp proposera qu’on transforme « un Rembrandt » en planche à repasser le linge. La visée critique du ready-made est générale. Elle traite par la dérision l’art actuel aussi bien que l’art historique, pour autant qu’ils prétendent, l’un ou l’autre, définir quelques règles relativement stables touchant à la « valeur » et à la « signification » esthétiques. L’histoire de l’art et la critique d’art sont congédiées ensemble. Leurs critères de jugement sont tenus pour des bavardages ou des faux-semblants. Marcel Duchamp est le premier à mettre en œuvre un humour cruel quand il intervient dans le « champ » artistique, dans ses « conflits idéologiques » et parmi ses « acteurs », comme on dit dans le vocabulaire sociologique. Il démontre avec pleine raison que ni un tableau peint « selon les règles » ni un objet usuel, ni « un Rembrandt » ni un urinoir, ne possèdent par eux-mêmes ni « sens » ni « valeur ». Sens et valeur sont conférés aux choses par les institutions sociales. S’agissant d’art, l’institution majeure est devenue le musée. Est « objet d’art » toute chose qu’un « acteur social », en particulier un homme réputé « artiste », introduit dans les vitrines ou accroche aux cimaises. Cesse d’être « objet d’art », celui qu’on en expulse et qu’on renvoie à la quotidienneté.
8Il advint même que cette démonstration fût faite par l’absurde : quand on arracha au musée les œuvres d’un art qu’on dit alors « dégénéré » ; sans qu’on les brûlât, il est vrai, sur les bûchers des places publiques ; sans même qu’on en roussît les toiles à la chaleur des fers à repasser.
9La puissance de l’institution n’a pas à montrer sa face noire de destruction et de fumée pour que la démonstration de Marcel Duchamp apparaisse pour ce qu’elle est : irréfutable. Le fait est que plusieurs répliques sérielles de Fountain, que tout ce qui s’en est suivi en matière de n’importe-quoi et de scatologie, font désormais partie du patrimoine de nos plus prestigieux musées. Mais on induit de ce fait des conclusions spécieuses. Maints esprits forts en demeurent obnubilés aujourd’hui. C’est que la pensée critique de Marcel Duchamp, en 1917, a reçu de son impudence une force qui, à beaucoup, semble irrésistible. Le Porte-bouteilles qui fut, en 1913, le premier ready-made, brouillait les limites entre art et non-art. Le pissoir où on ne peut pisser et dont la « valeur » ou le « sens » tiennent à ce qu’il porte le sceau d’un « artiste », tourne en dérision, s’il ne les frappe pas de nullité, les spéculations qui faisaient, depuis l’antiquité grecque, qu’on débattait contradictoirement de ce que la pensée artistique pouvait élaborer en propre d’idéaux, voire d’« idées » comparables à celles des savants et des philosophes. Avec cette allusion aux déjections corporelles, voici que se trouve brouillée la limite qui sépare le noble de l’ignoble, l’esprit dans ses fonctions réputées « pures » et les fonctions réputées « animales » du corps.
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10Le fonctionnement des institutions artistiques, leur pouvoir de fonder le « sens » et la « valeur » esthétiques, font l’objet d’une critique radicale de la part de Marcel Duchamp. Dans le même temps, avec une radicalité semblable mais avec d’autres arguments, la théorie ethnologique fait à son tour cette démonstration critique. Dans le cours de ces années 1910, Marcel Mauss travaille à l’Essai sur le don qu’il publie à Paris, en 1921. Selon son expérience d’ethnologue et les comparaisons qu’elle lui permet de faire entre des sociétés diverses, il apparaît qu’est « art », en effet, ce qui est socialement reconnu pour tel par un groupe. Cette constatation est devenue évidente maintenant que nous voyons s’ouvrir à toutes sortes de divinités des Temples qui, naguère, n’accueillaient que les Muses de la tradition grecque. Nous conservons dans nos « musées » des choses hétéroclites. Nous confrontons, en leur sein, des œuvres que nous tenons toutes pour « artistiques ». Elles sont de natures diverses. Elles nous viennent souvent de civilisations à qui le terme d’« art » ou ses équivalents sont étrangers. Et cependant nous rêvons de construire une sorte de musée de l’art universel, au moins sous les espèces de ce « musée imaginaire » conçu par André Malraux.
11Ceci n’est pas un « rêve », mais un projet politique. Qu’on l’approuve, qu’on le refuse, qu’on en discute les modalités, il n’importe. Le fait est là : la question d’une « culture » universelle nous est posée et le musée travaille effectivement à en assembler les membra disjecta qui risquent de faire de lui un monstre. Pour penser ce phénomène dans ses aspects récents, comment ne pas reconnaître la validité de l’axiome posé par l’inventeur du ready-made et par l’ethnologue : qu’une chose quelconque est « art » selon qu’en décident les institutions ? Voici que l’actuelle sociologie de la culture identifie les acteurs et analyse finement les procédures de la « légitimation » culturelle. Elle démontre que procédures et agents sociaux sont déterminés par des enjeux de pouvoir et d’acquisition de plus grandes richesses ; qu’il faut être naïf pour imaginer trouver là quoi que soit qui relève d’une « pure » expérience artistique. L’idée d’une telle pureté est pis qu’une illusion. Elle est faite pour masquer l’appropriation élististe d’une catégorie d’objets dont il est convenu, en raison de leurs conditions de production, qu’ils marquent des « distinctions » hiérarchiques entre les membres des divers groupes sociaux. En somme, nous nommons « art » un effet du jeu des structures sociales. Cet effet consiste à produire ce que les sociologues nomment, étrangement, des « biens symboliques » : à la fois des valeurs-symboles et des valeurs-argent.
12Cette expression est étrange et son étrangeté relance la question. Est-il concevable que des « symboles » dont le nom semble bien indiquer, par étymologie, que s’y nouent des relations vives entre les hommes et leurs choses, avec leur charge d’affects multiples et contraires, puissent faire l’objet d’une appropriation et d’une thésaurisation sous forme de « biens » ? Ou faut-il croire plutôt les artistes eux-mêmes et les poètes qui, depuis que Friedrich Hölderlin a identifié l’événement artistique comme une « catastrophe » ou une « césure antirythmique », ne cessent de répéter que la pensée artistique est celle qui, symboliquement, opère une destruction de toute « valeur » ? Mais si une relation symbolique n’est pas, seulement, un recto dont le verso serait toujours une relation économique, il faut, pour tenter de le penser, que nous soyons à même d’identifier, dans la diversité des travaux des hommes, une visée et une pratique singulières à qui, seules, nous réservions le nom d’« art » ; de poursuivre la réflexion initiée par Charles Baudelaire quand il dit du travail de l’art qu’il cherche, dans « la mode » et « le transitoire », quelque chose comme « l’éternité ».
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13La critique sociologique de l’institution du « sens » et de la « valeur » artistique est moins drôle que celle de Marcel Duchamp et de ses épigones. Elle n’est pas moins pertinente. Détaillée et systématique, elle argumente, non par insolence, mais par raison. Quant à la coïncidence dans le temps de ces deux démarches, celle de l’« artiste » et celle du sociologue, elle est d’autant plus marquante qu’elle ne fut en rien concertée.
14On fait, ici et là, une critique fondamentale et convaincante de l’esthétique de l’âge classique. Celle-ci considérait la Beauté comme une réalité transcendante au travail de l’art : soit que cette Beauté réside dans une Nature dont il convenait qu’on « imite » les apparences ; soit qu’elle consiste à accéder, au gré d’une « inspiration » mystérieuse, à quelques réalités idéales.
15Cette critique apparaît aujourd’hui d’autant plus fondée qu’elle est, en fait, bien antérieure aux travaux théoriques de la sociologie culturelle et aux manifestations de l’anarchisme Dada. Depuis au moins Edouard Manet, la peinture a mis en évidence dans ses œuvres mêmes et, par là, de façon autrement convaincante, qu’on ne peut plus croire que l’expérience du « beau » ou du « sublime » ait jamais consisté en une telle saisie de valeurs et de significations transcendantes. Charles Baudelaire, lorsqu’il propose une théorie de ce renversement idéologique, dit que la « modernité », dans l’art actuel mais aussi bien dans tous les arts de tous les temps, consiste à « dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique » ; à « tirer l’éternel du transitoire ». Réellement, c’est l’art contemporain tout entier, non seulement ce qu’eurent de tapageur certaines de ses « avant-gardes », qui est fondé sur une croyance inverse de celle sur laquelle reposait l’idéologie humaniste. Cette croyance est le plus souvent implicite, en ce qu’elle est seulement impliquée dans la visibilité des œuvres. Elle est parfois lumineusement explicite dans les écrits de plusieurs peintres et sculpteurs, tels Paul Klee, Henri Matisse, André Masson, Giacometti et, récemment, Francis Bacon. Ces artistes trouvent un écho à leurs propos dans les textes réflexifs, plus nombreux, des poètes. Ce que nous nommons « beauté » y est conçu comme un effet mental produit par le travail de l’art.
16Quant à la « culture » en général et à la place que les arts y occupent, la critique qu’en fait la pensée actuelle et les positions généralement prises aujourd’hui ne sont pas, pour l’essentiel, le fait des artistes. L’âge classique avait mis en avant, quand il employait ce terme, les démarches de l’esprit qui « cultive » ses propres pouvoirs quand il travaille, de façon réfléchie et selon un progrès séculaire, à mettre au jour la Vérité et la Beauté. Cette conception humaniste n’a pu que céder du terrain en découvrant elle-même le jeu des déterminations que la pensée artistique subit, en particulier du fait des structures sociales. Elle fait place aujourd’hui à une conception qui vient de l’ethnologie et de la sociologie. Le mot « culture » renvoie désormais à l’ensemble de l’outillage mental et technique d’une société, y compris l’ordre institutionnel réglant les « échanges » qui s’y jouent. Le fait est que ceux-ci, puisqu’ils touchent aussi aux aspects matériels de la vie, sont plus évidemment qu’autrefois pensés et vécus comme des échanges économiques. Les échanges de « biens symboliques » ou de « biens culturels » se sont extraordinairement intensifiés depuis peu dans ce qu’un euphémisme appelle la « culture de masse ». Une telle intensification tient au fait que les « échanges culturels » sont désormais source de profits économiques. Voici que la culture est réduite souvent à une forme des « loisirs ». La « consommation de masse » des « valeurs esthétiques », devenue un fast-food culturel, exige désormais une normalisation des formes ; d’où s’ensuit nécessairement un nivellement à la baisse des dites « valeurs ».
17Aussi a-t-on forgé une expression nouvelle. Nous sommes entrés, disent certains, dans l’âge du « tout-culturel ». Le n’importe-quoi artistique efface les différences entre les œuvres réfléchies de l’esprit et les productions spontanées, aux effets fugaces, de nos activités ordinaires. Tout peut être reçu comme « culture », indifféremment. Avec la même intelligence critique qui est toujours la sienne, Marcel Duchamp annonce comme « beauté d’indifférence », celle dont il a tenté de préparer le règne. Pour combattre, sans doute, l’ennui qu’une telle conception du beau ne peut manquer de provoquer, on y inclut les incongruités et les drôleries. L’art, qui a toujours eu partie liée avec la fête, se voit réduit à des activités ludiques dont beaucoup sont des articles de foire. On emballe un pont sur la Seine. On dresse une statue-réfrigérateur sur un socle-coffre-fort. On met en vitrine les objets familiers et les choses de la vie intime d’une femme de Bois-Colombes, morte sans héritier.
18Cette logique de l’indifférence n’est en rien un facteur de plus grande liberté de l’esprit qui, désormais, pourrait tout faire sans censure. Tout au contraire. Elle vise à tout soumettre aux mêmes règles actuelles qui assurent, dans tous les domaines, l’exercice du pouvoir et l’accumulation du profit. Si elle veut que tout, indifféremment, équivale à tout, c’est que tout doit entrer dans les circuits de la consommation de masse : les choses de l’esprit comme tous les autres « biens ». Cette logique tend donc à réduire toute « œuvre » à du « concept » : à un statut d’« information » susceptible d’être véhiculée sur les canaux médiatiques de la « communication » généralisée. Une pensée artistique ne doit plus être qu’une impulsion brève, semblable formellement à celles qui mobilisent notre outillage électronique.
19Les toiles à store de Daniel Buren ne sont pas seulement des objets « tout-faits ». Elles sont rayées de bandes verticales alternativement blanches et colorées : leur structure est en cela homologue à celle du « langage » binaire des ordinateurs. Placées à l’intérieur du musée ou dans l’espace de la ville, elles excitent effectivement l’attention que nous portons aux lieux où elles se trouvent : mais c’est dans un mouvement qui interroge le visible comme on ferait d’une « banque de données ». Et les carreaux de faïence blanche bordée de noir dont Jean-Pierre Raynaud édifie toutes sortes de lieux et figures, suivent la même logique de la répétition alternée. Les fantasmes mortuaires qui gouvernent ces constructions, l’angoisse de l’enfermement qu’elles provoquent, marquent les démarches de l’art médiatique au sceau de la désolation, de l’obsession et de l’asthénie mentales.
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20L’œuvre artistique, puisqu’on la considère comme un « bien symbolique », entre dans les circuits commerciaux où elle voisine avec les autres « biens ». S’y impose aujourd’hui une rapidité des échanges et de la « consommation », qui est devenue le meilleur mode de produire des bénéfices. En proie à ce mouvement accéléré, l’œuvre manifeste elle-même une hâte semblable dans sa façon de se constituer et de se produire au jour. Elle colle tout avec tout et fait feu de n’importe quoi. Vite, au fil des « idées » ou « concepts » qui fulgurent dans l’esprit génial, tout devient art sous le coup de baguette magique qu’est la signature de l’« artiste ». Enfin, depuis une ou deux décennies, les médias de la communication sont devenus les supports privilégiés de la diffusion de telles « œuvre » ou non-œuvres. Ils s’imposent, même, si on veut la diffusion rapide et ubiquitaire des « valeurs culturelles » dont peut se constituer la « culture de masse ». Les éléments de pensée qui sont ainsi véhiculés, ne peuvent être que des stéréotypes, afin de pouvoir s’adapter à tous individus en tous lieux et immédiatement. Plus encore, ils ont pour charge propre de réduire toute pensée sur le lit de Procuste de la stérétoypie. Leur diffusion virtuellement universelle travaille à laminer, à travers le monde, ce qui reste de cultures singulières.
21Telle est la finalité politique de l’institution « culturelle » que forment les médias chaque fois qu’on les charge de diffuser, non plus des informations factuelles et utilitaires, mais des normes de compréhension, de sensibilité et de conduite. La méthode suivie s’indique sous sa forme la plus générale quand la rhétorique politique fait un syntagme figé de « culture et communication ». Tout communique avec tout afin de réduire les singularités à un dénominateur commun, en cela manipulable.
22La philosophie politique et la philosophie de l’histoire s’en mêlent. Elles disent qu’après la croyance au Progrès et au Sens de l’Histoire qui a marqué « les temps modernes », l’âge est venu d’une « post-modernité ». C’est un fait. La multiplicité du tout-venant, sa vitesse de circulation, son caractère éphémère, tout cela que Charles Baudelaire épinglait sous le nom de « mode », c’est cela que nous avons à affronter, bon gré mal gré : à penser et à vivre.
23Un philosophe relève avec justesse l’épuisement à ce jour (mais, à vrai dire, ça date de deux siècles) de ce qu’il nomme « les grands récits » de notre culture occidentale : les mythes, les légendes, les croyances religieuses, morales, politiques, dont s’est soutenu l’optimisme humaniste ; la croyance, en particulier, en ce Sens de l’Histoire et en ce Progrès social dont le Siècle des Lumières a assuré, du même mouvement critique, le triomphe et la ruine. Il constate, aussi justement, que tend à se substituer définitivement à ces « grands récits », ce qui seul, aujourd’hui, nous demeure crédible et pensable : une multitude hétéroclite de « petits récits » et d’expériences qui ne sauraient ni se totaliser ni s’unifier ; des rencontres de hasard ou, d’ailleurs, des conjonctions calculées mais selon des règles qui sont, ou arbitraires comme celles des « jeux de société », ou semblables à celles des « jeux de langage » dont les effets concrets ne sont pas calculables.
24On expérimente. Une nouvelle esthétique se forme, une nouvelle façon commune de percevoir et d’éprouver. Elle privilégie les « intensités » fugaces que provoquent de tels échanges, comme des éclairs dans un ciel d’orage. L’artiste post-moderne met en œuvre les diverses procédures du collage, initiées en 1912 par Georges Braque, du « montage d’attractions » défini en 1924 par Eisenstein pour le cinéma, de l’automatisme et du hasard dont les surréalistes font la théorie. Le philosophe, à l’occasion, « branche » tout sur tout. A côté d’une nature-morte peinte par Jean-Baptiste Chardin voici plus de deux siècles, il expose dans une salle du musée une des Boîtes de 30 grammes de merde d’artiste, mise en conserve par Piero Manzoni en 1964 : l’une et l’autre chose renvoyant à cet « immatériel » que seraient, en regard du visible, les odeurs d’excréments comme celles des fruits mûrs et des fleurs coupées.
25Comme celle de Marcel Duchamp, cette démarche est d’une intelligence singulièrement éclairante. D’une façon semblable, beaucoup de nos « artistes », aujourd’hui, fabriquent des objets capables de faire allusion au « concept », telle la notion d’« immatériau », qui, selon eux, est l’essence des œuvres visuelles : ce que Marcel Duchamp nommait, joliment, des « cérébralités ». Si on la le cœur à ça, on s’y amuse. Il arrive qu’on rebondisse drôlement d’« idée » en « idée ». Une galerie de Marseille, en 1991, procède solennellement à l’ouverture d’une des Boîtes de merde de Piero Manzoni. Dans la galerie illuminée, les spectateurs ayant pris place au-delà des feux de la rampe, au-delà de la vitrine dans la rue, un homme de haute taille et de race noire ouvre la boîte : elle contient un poids de 30 grammes enveloppé dans du coton hydrophile.
26La Figure et la Forme sont réduites à l’Idée. La relation à l’œuvre est celle de la mise en spectacle ou du jeu. Ces deux positions, conjointes, forment une dénégation qu’il existe une activité de pensée qui consiste en un travail des yeux. Il est dénié qu’existe une pensée visuelle et, plus généralement, une pensée artistique dont, effectivement, les modalités et les fins seraient distinctes de celles de la réflexion philosophique ; seraient leur terme opposé et complémentaire. L’art du peintre et, aussi bien, celui du musicien et celui de poète, établissent en effet un rapport pour ainsi dire charnel avec le corps de la « langue » qu’ils parlent. Le propre de la pensée artistique est de parcourir l’espace mental dans le sens inverse de celui qui est suivi par la réflexion philosophique quand elle élabore ses abstractions. L’art rappelle à l’esprit que, dans tous les modes de la pensée, c’est un corps qui pense en affrontant le corps matériel de sa « langue ». Ainsi l’art du peintre, partout et toujours : il ne dissocie pas le concept géométrique que les diverses cultures se font de l’étendue sensible, de références figuratives aux expériences concrètes de la vue ni, non plus, des imaginations et des fantasmes que l’esprit forme, ceux-ci étant liés au désir et à ses pulsions qui ne sont pas moins en cause dans les choses de la vue que dans les autres activités du corps-pensée.
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27Sous le couvert d’un humour aussi amusant que celui de Marcel Duchamp et de Ben, et d’une force critique comparable ; sous le couvert aussi d’une théorie des « jeux de langage » qui n’ont pourtant rien d’un divertissement s’ils définissent les positions de divers partenaires dans un commun travail de pensée, le philosophe tire par trop l’art du côté d’un ludisme qui, au demeurant, ne lui est certes pas étranger. Ou bien le sociologue, puisque l’art est soumis, comme tous les autres événements qui se produisent dans le « champ » social, au jeu hiérarchique des déterminations qui sont ses lignes de force, fait de lui un effet qui se produit à la surface de ce « champ ». Naguère, on renvoyait l’art du côté des « superstructures ». Aujourd’hui comme hier, on refuse de croire qu’il soit un agent social de plein exercice ; que lui aussi agisse dans les profondeurs des couches géologiques de la culture des sociétés. Ici et là, il est donné pour inessentiel. Il relève de la gratuité, des petits plaisirs qui agrémentent l’existence pour les classes fortunées, de l’ornement, du luxe, du repos du guerrier dans la vie mentale. Au mieux, ses œuvres font partie des exempta qui doivent nourrir une argumentation. Ou, même, leurs initiatives ouvrent un chemin que l’abstraction des concepts achèvera de frayer et qui mènera enfin jusqu’à la Rome Universelle des théories bien articulées. La sociologie culturelle, la philosophie de la post-modernité enchérissent sur l’anarchisme esthétique et lancent ainsi à l’art un défi qu’il faut prendre en compte comme sainement provocateur : le « sens » et la « valeur » artistiques sont institutionnellement constitués. Si l’art ne convient pas qu’il est une province de la Vérité et que ses vérités sont des effets de la structure sociale, les uns et les autres attendent de lui qu’il démontre le contraire.
28Ils peuvent toujours attendre ! La question qu’on pose ainsi est vaine. L’art n’est en rien concerné par le « sens » ni par la « valeur ». Son objet n’est ni vrai ni faux. Et, même, il n’est ni beau ni laid. Quant à son registre, il n’est nullement celui des valorisations affectives. Serait-il celui des ambivalences ? Mieux vaut dire, catégoriquement : la pensée et le plaisir artistique résident dans une démarche sacrificielle où se trouvent détruits, symboliquement, le « sens » et la « valeur », eux qui sont des effets institutionnels.
29Encore faut-il, pour le penser, qu’on s’attache aux œuvres elles-mêmes ; qu’on s’attache, concernant les œuvres visuelles, à ce qu’elles ont de « rétinien » : à cela même que Marcel Duchamp prétend tourner en dérision. Il faut qu’on les considère, non comme des effets de structures institutionnelles mais elles-mêmes comme des travaux destinés à produire un effet mental qui n’est pas fait pour surprendre : contester le pouvoir des institutions par la forme même de leur pensée ; reconduire l’esprit à penser le réel dans sa présence énigmatique, inqualifiable en termes de « sens » et de « valeurs », et non dans son usage socialisé.
30On ne peut donc se contenter d’analyses externes qui localisent très justement les « œuvres d’art » historiquement et socialement. Ce qui « légitime » l’art à exister comme « art », c’est qu’il se donne, à la façon de la science, pour un des modes de la pensée ayant ses finalités propres et ses méthodes en vue d’une démarche essentielle à la vie mentale. La question, en son fond, porte sur ce que la pensée artistique a de propre qui la distingue, précisément, de la réflexion philosophique ou de la recherche scientifique de la vérité. En renvoyant les questions proprement esthétiques à des « spécialistes », la sociologie de la culture semble respecter la spécificité » des choses artistiques. Il n’en est rien, tout au contraire. Cette position conduit nécessairement, si même on évite, par circonlocutions, de le dire, à penser l’activité artistique comme seconde et superfétatoire ; à en revenir à la sinistre théorie du « reflet » naguère élaborée par le marxisme vulgaire. Elle entend enlever à l’art, tout ensemble, ses responsabilités et ses illusions.
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31Pierre Bourdieu traque les dernières illusions des esthètes. Certains de ceux-ci peuvent bien consentir que les « valeurs » véhiculées par les œuvres d’art sont des effets d’une logique et d’une stratégie sociales. Mais, selon la sociologie culturelle, ils n’en seraient pas moins tous d’accord pour penser que, dans l’œuvre, demeure une « pure » valeur esthétique que certains attribuent même à toutes sorte de readymade ou de matériaux bruts. A ce point, Pierre Bourdieu démontre de façon irréfutable que la notion elle-même de « pure valeur esthétique » est une production historique de nos sociétés.
Ce qui est remarquable dans la diversité des réponses que les philosophes ont donné à la spécificité de l’œuvre d’art, c’est moins le fait qu’elles s’accordent la plupart du temps pour mettre l’accent sur l’absence de fonction, le désintéressement, la gratuité, etc. que l’ambition qui leur serait commune (à l’exception peut-être de Wittgenstein) de saisir une essence transhistorique ou anhistorique. En prenant pour objet de sa réflexion sa propre expérience, qui est celle d’un homme cultivé d’une certaine société, sans prendre pour objet l’historicité de sa réflexion et de l’objet actuel auquel elle s’applique, le penseur pur d’une expérience pure de l’œuvre d’art constitue sans le savoir en norme transhistorique de toute perception artistique une expérience particulière. Or cette expérience... est une institution qui est le produit de l’invention historique et dont on ne peut ressaisir réellement la nécessité, la raison d’être, qu’au prix d’une analyse proprement historique seule capable de rendre compte à la fois de sa nature et de l’apparence d’universalité qu’elle procure à ceux qui la vivent naïvement à commencer par les philosophes qui la soumettent à leur réflexion en ignorant ses conditions sociales de possibilité. (« Genèse historique d’une esthétique pure », Les cahiers du Musée National d’Art Moderne, no 27, Paris, 1989, p. 91.)
32L’analyse est incontestable. Sauf à contester le postulat qui veut que la pensée artistique, aujourd’hui ou hier, soit occupée de « beauté pure ». Sauf à s’adresser aussi à d’autres penseurs que des « philosophes » ou des sociologues. Sans pouvoir entrer ici dans le détail d’une argumentation, il faut marquer qu’en attaquant avec justesse l’idéologie du « penseur pur d’une expérience pure », Pierre Bourdieu se donne un adversaire trop facile à vaincre : les croyances romantiques en une transcendance du Beau et en un Génie Créateur qui, au XIXe siècle et dans ses séquelles actuelles, ne sont qu’une idéologie vulgaire dérivée des débats de l’âge classique.
33En effet, on ne trouve nullement de telles idées au fondement, explicite ou implicite, de la pensée des artistes de notre modernité : cette pensée qu’on découvre en lisant leurs textes réflexifs et en fréquentant leurs œuvres. Ainsi la démarche de Pierre Bourdieu est vaine puisque ses analyses des structures sociales et de leur fonctionnement omettent un élément essentiel. Mais surtout, elle masque les vraies questions de la modernité artistique.
34Le premier des artistes de cette modernité (chronologiquement) est sans doute Friedrich Hölderlin. Il pose, vers 1802, sous sa forme moderne, la question essentielle pour tous ceux qui, depuis la naissance de l’humanité, pratiquent comme une nécessité de leur vie mentale, une activité langagière » que depuis peu, nous nommons « art ». Il écrit :
... jusqu’à maintenant elles (les œuvres) ont été au moins plutôt jugées par les impressions qu’elles font (je préciserais qu’il s’agit aussi des idéologies qui les parasitent) que par le calcul de leur statut et les autres démarches méthodiques par lesquelles le beau est produit.
35Car
on a, humainement parlant, à propos de n’importe quoi, à prendre avant tout en vue ceci que c’est un quelque chose, c’est-à-dire que c’est quelque chose de connaissable par l’intermédiaire de son apparition (Pléiade, 951, 952).
36Si je comprends bien ce qu’il en est de ces « démarches méthodiques », Friedrich Höderlin demande que nous examinions les œuvres pour elles-mêmes afin de comprendre les visées et les moyens de leur action dans les diverses sociétés. Ce n’est que dans un temps logiquement second qu’on pourra examiner utilement les interactions entre cette activité et toutes les autres qui, ensemble, constituent la structure sociale.
37Friedrich Höderlin, du même point de vue de notre modernité, met en évidence une procédure « méthodique » qui lui paraît essentielle à la pensée artistique : « dans la consécution rythmique des représentations », l’art provoque des « catastrophes », des « césures antirythmiques » (952, 639). La procédure interrompt le cours de ce « sens commun » auquel Pierre Bourdieu est si attaché qu’il lui consacre une collection. On trouve des pensées analogues chez Baudelaire (l’« éternité » comme suspens du temps et du sens) chez Mallarmé (le sens se dévorant lui-même par le jeu des rimes dans le vers), chez Valéry (le premier vers nous est toujours donné) et, très proches de nous, chez René Char (« levé avant son sens, un mot nous éveille ») ou chez le peintre Francis Bacon (« toute peinture est un accident »). Il y a là, pourtant, les éléments fondamentaux pour penser « les règles de l’art ». Mais les sociologues lisent-ils ces auteurs ?
38Quant à la nature du travail qui provoque ces événements et quant à la nature de ceux-ci, il faudrait pouvoir s’y étendre. Afin d’en dire au moins un mot et en me permettant une formule, ces termes divers employés par des artistes divers me donnent à comprendre que l’effet mental de l’art (événement ou avènement) est une relation de présence à un présent dont l’œuvre nous fait à nouveau présent : à nouveau, parce qu’un travail « méthodique » de rupture ou de « catastrophe » en regard des lieux communs du sens commun et des idéologies à prétention scientifique, a été artificieusement provoqué dans « la langue ». Ainsi l’artifice de la rime cité par Mallarmé ; celui de l’« alternance des tons », cité par Hölderlin ; celui des » accidents » intentionnellement provoqués qu’énumère Francis Bacon. Ces artifices nous rendent présent le corps substanciel de « la langue » et, par là, puisqu’elle « nomme » tout ce qui peut être pensé, tout objet que notre pensée se donne présentement.
39L’art quoi qu’en dise l’idéologie romantique, n’a aucune prétention à la « création » de quoi que ce soit par un Génie Créateur. Mais il est bien cette « démarche méthodique » de la pensée qui nous donne à penser, chaque fois que nous rencontrons une œuvre où « joue » cet effet de « langue », tout réel, aussi ancien et familier soit-il, dans sa toujours irréductible « présence » ou nouveauté.
***
40Ainsi les artistes de notre modernité fondent-ils en théorie la particulière relation au réel que, méthodiquement, s’attache à provoquer le travail de l’art. Ceci est une tâche historique, ni plus importante ni moins importante qu’une autre et qui, elle aussi, aura un jour fait son temps et sera remplacée par une autre tâche dévolue aux artistes d’un autre temps. Cette orientation présente des travaux de l’art tient à une modification générale des conditions d’exercice de la pensée, qu’elle soit philosophique, scientifique ou artistique. Les temps ne sont plus aux démarches qui reconduisaient, à l’époque classique, toute vérité au jugement d’une raison qui pouvait se croire fondée à espérer son unification. Nous croyons aujourd’hui que notre pensée est déterminée par des forces que nous pouvons certainement mettre à l’épreuve de leur vérité. Mais nous ne croyons plus que nous puissions espérer jamais atteindre à une vérité arrêtée, ni dans l’ordre de la connaissance objective, ni dans l’ordre de notre propre dynamique mentale. Ainsi, en peinture, le temps n’est plus où le « vraisemblable » de la « représentation » était donné par le point de vue perspectif » de l’œil humain et s’accordait avec les calculs de la géométrie.
41Il faut actuellement, à nos sciences et nos arts, intégrer dans leur pensée à la fois les lois de la Nécessité objective et les événements que, faute d’un autre terme, nous nommons événements de Hasard, c’est-à-dire le fait que la dynamique vitale où le cosmos et nous-mêmes sommes pris soit une matrice toujours féconde d’événements.
42Si cela est vrai, l’axe majeur que parcourt l’art du temps présent est bien celui que Paul Klee, Henri Matisse, André Masson, Alberto Giacometti, Francis Bacon, dont les textes ont été publiés, font les plus clairs exposés. Dans l’art, la Nécessité ou les règles sont toujours de convention, y compris celles de la perspective classique dans sa liaison avec la géométrie scientifique. De là vient qu’on observe, jusque chez les peintres les plus « abstraits », la mise en place de « règles » stylistiques qui peuvent être non seulement toutes personnelles, mais tout arbitraires, comme sont arbitraires toutes les « règles du jeu », l’important étant leur pouvoir de réunir entre eux des partenaires. Et ces dispositifs infiniment variés sont mis en place, tous, dans le même but : que la mise en jeu de ces règles produise, entre les partenaires, artistes et spectateurs de l’œuvre, l’événement d’un affrontement, toujours hasardeux et « catastrophique », qui les dresse les uns devant les autres et devant tout réel de rencontre, dans l’expérience toujours ambivalente de la connivence et du conflit.
43Car ce qu’on rencontre sur sa route, dans les parcours de l’art, c’est toujours une Sphinge, » le torse d’un symbole », un monument élevé à l’Enigme qu’est la présence de tout présent.
Auteur
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Le Temps d'une pensée
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