Combat avec l’autre
Essai sur les fondements du projet artistique
p. 121-138
Texte intégral
La dame qui parcourt la galerie, quelques mètres devant moi, se retourne. Il lui faut manifester son désarroi.
« – Ce n’est pas de la peinture !
– Bien sûr que si. Toutes les marques sont réunies, cadre, toile, forme et couleurs.
– Mais il n’a rien trouvé de neuf.
– Si vous cherchez l’invention, il faut aller ailleurs. Dans une galerie on ne vend que des objets d’art. »
1Le dialogue n’a sans doute pas pris la forme lapidaire que je lui donne longtemps après. Enjolivé et raccourci, il me permet d’opérer une distinction, essentielle pour mon propos, entre art et création. J’appelle création la transformation de différents matériaux en un ensemble neuf, jamais encore vu, à la fois provocant et délectable, dont l’abord séduit mais qui exige de l’amateur une réponse active, un effort de participation. La qualification artistique est, en revanche, d’ordre purement conventionnel. Attribuée par des instances légitimantes, elle délimite une place dans l’échelle des valeurs sociales et assure par là-même une ouverture sur le marché des biens symboliques. S’il arrive souvent que les objets déclarés artistiques manifestent une certaine originalité, cette coïncidence n’est en rien nécessaire, art et invention participent de deux univers étrangers et cependant perméables l’un à l’autre. Je reviendrai sur certaines formes de consécration, sur celles, en particulier, qui fonctionnent sur le marché contemporain, mais je note déjà qu’il n’est pas rare de voir le label « artistique » récompenser des travaux médiocrement inventifs.
2Pour qui refuse de définir l’art en termes essentialistes (c’est-à-dire pour qui refuse de définir l’art par la beauté, la justesse ou la convenance), l’intentionnalité offre une position de repli acceptable : l’écrivain, l’artiste ne cherchent pas à produire des objets utiles, ils veulent émouvoir ou impressionner un public et c’est leur démarche, leur désir d’influencer ou de séduire qui distinguent un objet à vocation artistique d’un objet quelconque. J’exposerai bientôt les raisons qui, à mon sens, rendent insuffisante une telle approche. Cependant l’importance du projet artistique, chez le candidat à la reconnaissance comme chez l’artiste déjà consacré, ne me semble guère douteuse. L’un et l’autre visent un mirage, une cible indécise, « leur » public, entité aussi vague que l’est un artiste pour l’amateur d’art, ou un lecteur/spectateur actif pour le critique, instance nécessaire cependant puisque, sans elle, la création se développerait sur elle-même, sans aucune perspective de diffusion extérieure. L’enjeu de ma démarche apparaîtra progressivement mais je peux, dès maintenant, formuler la question à mes yeux essentielle : où, comment l’ombre d’un interlocuteur potentiel, d’un Autre inconnu auquel on s’adresse, intervient-elle dans le travail artistique ? Je ne parle pas ici des déterminations contingentes, des promesses ou des menaces, des sollicitations mondaines, du besoin d’argent qui obligent parfois à composer ou à dessiner dans les pires conditions. Je voudrais, d’une manière beaucoup plus vaste et plus théorique, interroger la relation qu’un artiste ne peut éviter de nouer avec le siècle, c’est-à-dire avec l’ensemble de ses destinataires éventuels ou, pour présenter le problème autrement, comprendre comment l’accueil peut-être positif, peut-être négatif, qui sera réservé à son œuvre pèse sur sa recherche.
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3J’entends déjà toute une série d’objections – tant il nous est difficile de ne pas mettre en place, dans nos analyses critiques, un artiste diaphane, indépendant, tendu vers le seul achèvement de son entreprise. On me dira d’abord que, très souvent, le désir ou l’intention de créer ne correspondent à aucun projet artistique déclaré, ne s’adressent à aucun lecteur ou à aucun spectateur, et qu’il s’agit bien plutôt d’une sorte d’élan profond où le souci d’un jugement extérieur n’a aucune part. J’en conviens immédiatement et c’est même l’une des raisons pour lesquelles je ne crois pas que l’intentionnalité puisse servir à qualifier l’art. Des centaines de personnes, autour de nous, consacrent une partie de leur existence à édifier des combinaisons extraordinaires, des assemblages inouïs dont nul n’entendra jamais parler. Joseph Cornell était un sage représentant en appareils ménagers qui occupait ses loisirs, dans sa petite maison de Queens, à écrire et à bricoler. S’il fabriquait des boîtes en bois dans lesquelles il disposait des débris minuscules, des objets fragmentés, des images, c’était pour son plaisir, et sans intention d’en faire part à qui que ce soit. Son nom serait demeuré obscur à jamais si la Julien Levy gallery de New York n’avait, par hasard, découvert ces « magic peepholes » et ne les avait exposés, leur conférant du coup un label artistique. Qu’on s’émeuve au charme mystérieux des « wonder boxes » ou qu’on les trouve simplement touchantes, on doit bien admettre que Cornell est devenu, d’une manière rigoureusement involontaire, et sans aucune intention vis-à-vis de qui que ce soit, une figure dominante de l’art américain. Son cas m’intéresse à de nombreux titres. Sa création, activité incessante, ininterrompue, n’était à ses yeux qu’un geste de l’instant, une tentative pour capter le temps, l’éphémère condamné par la transivité même du moment qui fuit. « Life flows too fast, as now, there never seems to be time to catch up and make up – something more complete than the scribblings done along the way1 » Il n’attribuait à ses griffonnages aucune valeur autre que de retenir l’éclat de la lumière au moment même où elle s’effaçait, de changer l’indéfinissable en mots, l’impression en sensation. Des reflets, des traces le saisissaient, il les fixait dans ses boîtes pour aussitôt les oublier. Ce plaisir de la création immédiate, sans avenir, sans projet, n’a rien d’exceptionnel, il se manifeste tout aussi bien chez des artistes socialement consacrés que chez des anonymes. Je pense ici aux danseuses modelées par Degas. Le peintre n’en a jamais fait voir qu’une seule, la Petite danseuse de quatorze ans, mais, après sa mort, on en a découvert cent cinquante, plus ou moins élaborées. Degas ne se souciait pas davantage de les léguer à la postérité que Cornell de vendre ses boîtes. Vollard demanda un jour à acquérir l’une d’entre elles qu’il avait admirée quelque temps auparavant. Degas lui montra une boule de cire : la danseuse était redevenue matière, Degas pensait déjà à en remodeler une autre, plusieurs autres, pour le seul plaisir de voir la forme se développer en même temps que l’idée.
4On me dira peut-être que les plasticiens doivent sans cesse expérimenter et que ce qui vaut pour les artistes ne s’applique pas nécessairement aux écrivains. Si elle est formulée, cette seconde objection montre que je n’ai pas été assez clair : je ne parle pas d’exercices, de brouillons mais d’efforts créateurs suffisants à eux-mêmes, détachés de toute relation possible avec un environnement social. L’interminable recherche de Cornell était un défi intérieur, une interrogation permanente sur sa capacité à utiliser, de cent façons, des bouts de verre, des plumes, des étiquettes, ou à plier les mots à sa fantaisie. Un visage à peine entrevu évoquait « a toy kangaroo blowing soap bubbles », une vague odeur devenait « the smell of night on a handkerchief ». De ce point de vue, la nature du matériau employé n’entraîne pas de différence ; écriture, modelage, assemblage suivent une même orientation, visent toujours à découvrir des formes ignorées, et les cahiers d’esquisse comme les journaux intimes sont pleins de ces trouvailles consignées pour la seule joie de faire céder, de domestiquer le trait, la couleur, les mots. Nous sommes tellement influencés par la consécration sociale que nous accordons un statut privilégié aux brouillons des grands hommes, sans voir que tous les créateurs, oubliés ou illustres, ont buté sur ce défi et ont voulu le surmonter. Pendant plusieurs années, Pavese a consigné des remarques, des notes, des essais, dans deux blocs-notes à la fois. Le texte le plus long, dont les pages sont datées, est une sorte de journal qu’on a publié, en reprenant une indication de l’auteur, sous le titre Il mestiere di vivere, tandis que le document moins étendu est généralement appelé, tout simplement, « le carnet ». Aucun de ces recueils n’est le brouillon de l’autre, des phrases esquissées dans le premier se retrouvent dans le second sous une forme parfaitement élaborée2. Ici et là, Pavese manifeste un souci évident de composition, il opère des retouches, revient sur des thèmes antérieurement abordés. Et pourtant, il ne songe pas à une éventuelle publication, il lui arrive d’abandonner ses deux cahiers pour de longues périodes et jamais il ne cherche à en unifier ni le ton ni le style. Bien que marquées par une volonté créatrice, ces pages ne répondent à aucun souci éditorial.
5La création est toujours le résultat d’une lutte, la pierre résiste puis se fend, les couleurs s’obstinent à ne rien exprimer, les mots renâclent, le monde pèse de tout son poids pour ne pas changer. « Quand l’esprit s’est habitué à un certain mécanisme de création » note Pavese « il faut un effort pour en sortir et substituer à la monotonie des fruits que se répètent un nouveau fruit qui nous parle de l’inconnu, d’une greffe jamais vue3. » Au long de ce combat où se manifeste l’initiative esthétique, le créateur, bien souvent, ne s’adresse à personne. Il cherche, comme le souligne Pavese, l’affrontement avec la matière pesante, non l’approbation de l’extérieur. Je reviens ainsi à ma proposition initiale concernant la nécessaire distinction entre art et travail créatif. Exhumés après sa mort, les deux blocs-notes de Pavese ont pris rang d’œuvres auprès de romans, d’essais, de nouvelles adressés, eux, à un éditeur et à des lecteurs. Le passage de la création à l’art résulte ainsi, selon l’occurrence, d’une décision initialement prise par l’auteur, ou d’un calcul mercantile. Les esquisses de Boisselier montrent, de manière caricaturale, comment l’effort créateur est métamorphosé en objet artistique. Au cours de ses voyages, le peintre croquait sur un album des paysages qui lui semblaient offrir un particulier intérêt du point de vue de la composition. Il s’agissait à ses yeux d’une recherche sur les formes qu’il transposait rarement sur ses toiles. La plupart de ses dessins portent à gauche une indication de lieu, à droite une signature et une date. Manifestes, les différences d’écriture désignent une intervention extérieure qui, par l’adjonction d’un nom propre, a donné aux croquis le statut d’œuvres, c’est à dire de produits bons à vendre. Les cires de Degas ont été coulées en bronze par ses héritiers, et, comme les boîtes de Cornell, elles ont fini dans un musée, parées d’une dignité artistique à laquelle le peintre n’avait jamais songé.
6J’ai dû, pour cerner mon propos, opérer un détour. Je reviens maintenant à mon objectif premier. Je nomme « artistique » toute œuvre destinée à rencontrer un public. Laissant de côté les réalisations de série, orientées par la seule recherche du succès immédiat, je voudrais tenter de cerner, théoriquement, la manière dont intervient la relation aux autres, à l’Autre dans l’effort créateur d’un artiste.
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7La personne qui crée pour la seule joie d’éprouver son imagination et son talent n’a pas de projet artistique ; ignorant les réactions possibles de l’extérieur, de l’Autre, elle ne vise aucune consécration. En revanche, ceux qui espèrent une reconnaissance doivent affronter un destinataire, il ne leur suffit pas de réaliser une mise en forme, il leur importe tout autant que cette forme soit perceptible, recevable, même si, après examen, elle doit être rejetée. J’appelle Autre l’interlocuteur dont on attend qu’il accepte ou refuse de reconnaître un travail comme « œuvre d’art » et je voudrais, en un premier temps, cerner cet observateur tour à tour impitoyable et compréhensif.
8L’entreprise qui se veut artistique a pour base une commande et un contrat. Je ne pense pas seulement aux poèmes, aux cantates, aux fresques payés d’avance et pour lesquels le client formule des exigences précises. Sans qu’il soit besoin d’aller jusque là, il est rare que des sollicitations, des encouragements, voire une admiration muette mais éloquente ne provoquent pas ou ne relancent pas le désir de créer. Mais il y a, beaucoup plus fondamentalement, la commande que l’artiste se fait à lui-même pour se montrer, pour montrer à une autre partie de lui-même, à son moi critique, qu’il demeure capable de produire. La commande intime, l’acharnement à faire que cela advienne, que cela existe, est probablement une incitation particulièrement forte à commencer puis à tenir jusqu’au bout. Témoin de ses échecs et de ses reculs, du progrès et de l’achèvement de son travail, l’artiste se regarde de l’extérieur, du point de vue d’un autre. Dans son journal, Pavese insiste sur le fait que le jugement qu’il portera plus tard conditionne ce qu’il réalise maintenant ; « transformer corporellement la matière » équivaut, pour lui, à manifester une capacité qui demeurerait sans cela purement virtuelle, à faire exister le style dans l’instant où il s’actualise et à le détruire en l’utilisant4. Pavese, au long de ce texte, affecte de ne parler que de lui-même mais « les autres » se profilent à l’arrière-plan de chacune de ses pages, l’œil sévère qu’il porte sur eux se retourne en un regard critique d’autrui qui l’oblige à aller au terme de son contrat : fantasmatiquement, le travail de l’écrivain honore une commande.
9Mises en regard les unes des autres, les notes de Cornell et celles de Pavese révèlent deux attitudes radicalement différentes. La création de Cornell se fait dans l’instant, elle n’a besoin d’aucun regard, pas même celui de l’artiste, elle ignore l’Autre. La longue méditation que Pavese s’impose en marge de ses romans ou de ses poèmes, sans la moindre allusion directe à ce qu’il produit, est un double dialogue avec soi-même, soi en tant que double et soi en tant qu’autrui, en tant que comptable rigoureux des progrès accomplis. L’Autre, cependant, n’est pas purement solipsiste, en lui se conjuguent, de manière confuse, l’œil intérieur et le regard venu du dehors. Je m’arrête un instant à l’expérience de Valéry composant La Jeune Parque, dans la mesure où elle éclaire la double tension, à la fois externe et intime, où s’actualise la commande. Au dehors se trouvent Gallimard, qui voudrait enfin quelque chose de sérieux à publier, et les amis proches, Gide, Pierre Louÿs, toujours plus insistants. Chez lui, le poète s’attelle à un gigantesque effort de révision et de recomposition qui n’a de sens, ses lettres en témoignent, que par rapport à l’objectif qu’il ne cesse de se fixer. Beaucoup plus tard, revenant sur ces années 1915-1917, Valéry évoque une sorte de dédoublement par lequel son moi lecteur, véritable « ennemi », imposait la refonte et l’achèvement du poème esquissé puis abandonné5.
10Valéry assure également que, au moment où on vint le presser de publier ses poèmes, il vivait « loin de toute littérature, pur de toute intention d’écrire pour être lu ». Peu importe que cette confession tardive soit sincère ou non, elle a le mérite d’indiquer pourquoi la commande signe le passage de l’exercice gratuit à l’ambition de diffuser, de faire connaître son travail. L’écriture peut courir ou le dessin s’amplifier, se nuancer pour le seul plaisir du trait ou du mot, pour l’exécution matérielle et la satisfaction qu’elle procure. Peut-être les tableaux, les textes, oubliés puis retrouvés, seront-ils révélés, un jour, par une exposition ou une publication tardives : il leur aura manqué, néanmoins, cette intention formalisée qui crée la distance entre une œuvre rendue publique et une réalisation privée de destinataire. Si la distinction que je propose est acceptable, elle aide à comprendre pourquoi les commandes les plus tatillonnes n’ont pas d’effet paralysant. Elles constituent au contraire, du moment qu’elles ont été acceptées, une assurance d’achèvement, elles valent contrat. Une des questions qui hantent Valéry peut nous semble étrange : quelles seront les dimensions de l’ouvrage, combien de pages comptera-t-il ? Cette préoccupation semble infiniment plus courante, chez les créateurs, qu’on ne le supposerait a priori ; Anthony Trollope s’était fixé un rythme que d’aucuns trouveront absurde, mille mots à l’heure, il ne parvenait à écrire que par l’observation rigoureuse de cette cadence.
11Se fixer à soi-même une commande signifie donc accepter certaines limites, se soumettre, au moins en partie, à des règles dictées, tout à la fois par la volonté propre de l’auteur et par l’entourage. Pendant quatre ans, Valéry se plaint, presque quotidiennement, d’être enchaîné par son entreprise : « Savez-vous ce que je fais : je redouble, repeins et vernis d’anciens vers. » Les esquisses du Serpent, sans doute l’un des premiers fragments auxquels il se soit affronté, reviennent à satiété sur la contrainte et l’enfermement : « Je succombe au projet de mon noir possesseur. » Valéry, en fait, n’a pris aucun engagement vis-à-vis de Gallimard mais, pour n’être pas obligatoirement formulées par écrit, les conditions qui s’imposent à tout créateur n’en sont pas moins rigoureuses et contraignantes.
12Destinataire fictif, instance purement imaginaire, l’Autre demeure un étranger, il n’est pas seulement redoutable, il paraît menaçant de tout ce qui, chez lui, est différent, de tout l’inconnu dont il se trouve porteur. À comparer les versions successives d’un même texte on voit intervenir, dès que l’auteur songe à un public éventuel, des effets de distanciation. Dans les années qui suivirent la première guerre, Auden se mit à écrire des poèmes destinés à évoquer, pour lui-même et pour quelques camarades oxfordiens, l’indicible expérience du front6 T. S. Eliot, les ayant lus, lui proposa de les faire éditer. Dans leurs thèmes, leur structure et leur rythme, les pièces imprimées ne différent en rien de celles que connaissait déjà un minuscule cercle d’amis. La rupture de ton est, en revanche, manifeste. Les vers originaux jouent sur le non-dit et la complicité, non pas à travers l’évocation des faits, mais à travers la construction et l’usage des mots. Les poèmes sont traversés de termes incongrus, à peine compréhensibles même dans leur contexte, qui s’affichent comme autant de clins d’œil et redessinent, au seuil de l’épreuve, l’image d’un monde familier. Les mêmes phrases, dans l’édition publiée par Faber en 1930, se tendent, au point de sembler prendre toujours plus de distance par rapport à leur objet. L’inflexion générale, de l’attente à la mort, demeure identique quand le vocabulaire, lui, se transforme. Voici la pause avant l’action. Le texte initial évoque, par des sonorités coulantes, par un effacement progressif des « r », les lointaines complicités d’une époque maintenant perdue :
Where all is set in order
To greet the noted guest
Candies and wine are there
For supper on the lawn.
13Pour le public, Auden s’impose une révision. L’adverbe placé à l’initiale revient comme une litanie, « where » se répète, portant, à l’écho, « we/they were ». Le passé, souvenir doux et amer quand on en parle à des amis, devient un ailleurs dès lors qu’on l’évoque pour des inconnus. Dans la version imprimée, l’atmosphère close, la couleur, l’herbe ont disparu, les perspectives se sont élargies, des consonnes dures, « k », « t » claquent comme autant de coups de feu : « Where lights and wine are set. For supper by the lake. »
14Les changements semblent infimes et le poème, cependant, a pris un ton nouveau, il a désormais l’Autre comme horizon, au « moi et toi », construction tout intime, il a substitué un « eux » vague et solennel.
15S’adresser à soi-même ou s’adresser à un autre. Et encore, s’adresser à un autre connu ou à un inconnu. La différence, purement formelle quand on l’énonce de façon abstraite, devient évidente dès qu’on la voit se manifester dans les textes. Elizabeth Bishop écrivait d’un même mouvement, sans aucune pause, ses poèmes et ses innombrables lettres, des termes, des expressions identiques circulaient entre les feuilles7. On ne peut ici, comme c’était le cas avec Auden, fixer d’antériorité, les deux formes d’écriture progressaient d’un seul mouvement, divisées néanmoins par l’immense écart séparant le destinataire familier de l’Autre inconnu. Dans une lettre à Lowell, Elizabeth Bishop décrivait la baie aperçue de sa fenêtre :
The water looks like blue gas – the harbour is always a mess, here, junky little bouts are piled up, some hung with sponges and always a few half sunk or splintered up from the recent hurricane. It reminds me a little of my desk.
16Lieux, objets, formes, impressions reviennent dans un poème, « The Bight », composé sans doute au même moment :
Some of the little white bouts are still piled up
against each other, or lie on their sides, stove in,
and not yet salvaged, if they ever will be, from the last bad storm
like torn-open, unanswered letters.
17Le contraste entre la dernière phrase de chacun des textes frappe tout de suite. Il s’agit pourtant, à chaque fois, d’une table couverte de papiers. Mais, dans la lettre, la table devient un objet personnel et les enveloppes reçues, qui attendent encore une réponse, ne sont pas mentionnées. La relation se noue ici fortement entre l’activité immédiate, l’écriture, et la perspective entrevue par la fenêtre, le vocabulaire semble d’abord familier (« water like blue-gas », « mess », « junky boats ») mais il tire un effet humoristique de l’emphase (« hung with sponges », « splintered up », « hurricane »). Le coup d’œil, l’effet instantané de l’émotion dominent, avec toutefois le léger recul qu’autorise le jeu sur le langage. Le poème expose, il passe en revue le panorama, prend ses distances par rapport au paysage puis s’en évade par un pirouette où l’impression forte d’un instant (« It reminds me of my desk ») devient une remarque anonyme et sans couleur. Il ne m’appartient pas de discuter les qualités respectives des deux textes. En revanche, je crois discerner, dans « The Bight » une présence massive de l’Autre qui force l’écriture à se discipliner.
18Une contrainte particulièrement rigoureuse, inséparable du contrat passé avec l’Autre, serait donc la prise en compte du possible, l’inévitable arbitrage entre l’intention créatrice et les habitudes, les exigences et les curiosités de l’époque. Contrainte mesquine sans doute, mais inéluctable. Valéry l’avoue à Gide : « Je ne vois pas ce volume » et pourtant, s’il veut publier, il lui faut produire un volume. Ainsi les peintres qui aimeraient brosser de vastes décors se résignent-ils au chevalet quand on ne leur propose pas de murs à décorer, ainsi les compositeurs s’adaptent-ils aux orchestres et aux chanteurs auxquels ils doivent confier leurs partitions. Dans Le Barbier de Séville, la partition de Rosine est écrite pour une voix de contralto parce que la chanteuse qui devait créer le rôle n’était pas soprano, tandis que la composition de l’orchestre est entièrement dépendante du petit nombre d’exécutants dont disposait le Teatro Argentina. La nécessité du compromis, source potentielle de tensions, est si fortement intériorisée qu’elle débouche rarement sur un conflit ouvert. Le désir de se mesurer à la matière, de dominer la couleur, la pierre, les mots, de « dresser l’animal et de le mener où il n’a pas coutume d’aller », pour paraphraser Valéry, rendent acceptables les limitations que comporte le possible. Il se produit un double mouvement par lequel, d’une part, le désir de mener à bien une œuvre l’emporte sur la médiocrité des moyens tandis que, d’autre part, la contrainte se transforme en défi et en séduction. Les mesquineries du possible redoublent l’attrait de la difficulté, le créateur qui s’est pris à sa commande accepte de s’arrêter aux frontières de ce qu’on lui présente comme l’impossible. Le possible, aussi bien que l’impossible, sont des données pratiques, ils se mesurent en fonction des outils et des matériaux éventuellement disponibles : Bach souhaitait peut-être des exécutants plus nombreux, mieux formés, il ne songeait évidemment pas à utiliser un piano ; Rossini aurait sans doute rencontré une plus vaste palette de chanteurs à la Scala, il n’aurait trouvé nulle part, en 1816, un soprano capable de dominer l’orchestre dans la mesure où personne n’attribuait alors le moindre intérêt à ce genre de performance. L’horizon du possible est ce qui existe à un moment donné mais que l’artiste n’est pas sûr d’obtenir.
19On m’opposera sans doute de nombreux exemples prouvant que l’artiste, s’il le veut réellement, trouve le moyen de dépasser les contraintes et d’aller au bout de ses expériences. Il convient ici de bien distinguer ce qui relève de la création et ce qui est d’ordre strictement mondain. Wagner lutta jusqu’à ce qu’on lui construisît son théâtre mais ses démarches répétées visaient l’exécution, non la composition de ses opéras, elles supposaient une mobilisation que beaucoup de créateurs jugent épuisante et superflue. De toutes manières, jouer Wagner dans une salle de concert banale était difficile, non pas impossible. Franchir la limite du possible entraîne de tout autres conséquences. Invité à orner les murs du restaurant Four Seasons à New York, Rothko livra des panneaux agressifs, étouffants, gigantesques, tellement dissuasifs que son client rompit le contrat. Plusieurs opéras de Ligeti, écrits pour répondre à des commandes, sont injouables. Aventures exige ainsi des musiciens acrobates, capables de multiplier les jeux de scène tout en jouant, et des vocalistes prêts à émettre grognements, cris et plaintes sans articuler une parole. L’indifférence au possible signifie alors renoncement à l’œuvre, du moins à sa destination originelle. Le souci de rencontrer un public, l’intentionnalité, n’étaient pas assez forts pour dissuader Rothko ou Ligeti de poursuivre leurs recherches qui ne répondaient en rien à ce qu’on attendait d’eux et ne pouvaient donc entraîner de commande sérieuse. Il apparaît bien, ici encore, que le plaisir de créer n’implique pas une confrontation avec l’Autre – mais que l’ignorance de l’Autre isole la création, la rend tout simplement inatteignable.
20Impliqué dans la commande elle-même, le possible, pour ceux du moins qui tiennent à ce que leur œuvre soit diffusée, prend figure de nécessité. Le contrat, cependant, revêt un autre aspect, ce que je propose de nommer sa probabilité. Le possible se tient sur le versant de la création : de quels instruments dipose-t-on pour construire, pour exécuter, pour diffuser ? Le probable concerne le destin de l’œuvre une fois qu’elle sera achevée, il appartient au futur mais il pèse nécessairement sur les étapes de la réalisation. Quand Gide lui parle de publier ses poèmes, en 1912, Valéry fait tout de suite le tour des comptes rendus assurés et s’inquiète d’un inévitable parallèle avec Mallarmé. Calcul élémentaire de probabilités : quelle sera la trajectoire du livre ? Ainsi, avant de définir sa propre commande, l’auteur a-t-il déjà tenté de mesurer les chances de consécration comme le risque d’indifférence.
21L’évaluation du probable, étape nécessaire dans la mise en chantier d’un projet, me semble particulièrement facile à observer dans la production plastique contemporaine. Les remarques qui suivent ne se veulent pas critiques : la création intellectuelle est, entre autres choses, une activité sociale et, prise sous cet angle, elle apparaît toujours soumise à de fortes contraintes. Évaluer les règles aujourd’hui en vigueur n’implique ni qu’on embellisse le passé, ni qu’on dénigre le présent. L’avantage de la situation actuelle, et le motif pour lequel je m’y arrête, est qu’elle nous offre un champ d’observation directe, ce qui nous permet de déceler plus facilement les mécanismes de la consécration artistique. Je rappelle en effet que ce qui est en cause dans ce texte n’est pas la dimension esthétique des œuvres, mais leur appréciation institutionnelle.
22En parcourant les biographies de peintres et davantage encore de sculpteurs contemporains, on est frappé de voir que leurs principaux clients sont des entités abstraites, États, régions, villes, grandes sociétés. Un tableau, une sculpture ont de fortes chances de venir rejoindre d’autres travaux de même nature dans un très vaste ensemble en expansion constante. L’amateur privé qui représenta, pendant près de deux siècles, une partie importante de la clientèle, obéissait à son goût personnel, bon ou mauvais mais susceptible de modifications. Les institutions suivent en revanche une politique décidée collectivement et par là presque intangible. L’interlocuteur privilégié des artistes n’a ni visage ni goût, il ne se trahit que par des principes. Dans le même temps, le futur de l’œuvre se trouve assigné soit au musée, soit à la collection de prestige et, quel que soit le cas, elle figurera parmi d’autres œuvres sélectionnées en fonction de critères préétablis. La création est ainsi contrainte d’anticiper l’histoire, elle doit se concevoir a priori comme passé du futur. Aussi informé fut-il, l’amateur privé pouvait céder à l’impression du moment. Il fallait donc, pour le convaincre, organiser une promotion à court terme fondée sur le choc et l’émotion, l’évaluation du probable était affaire de psychologie individuelle. L’approche des clients institutionnels suppose au contraire une prévision à long terme. L’artiste dont l’œuvre est destinée à prendre place dans une série anonymement constituée se demande s’il doit privilégier la cohérence, faire de sa production un moment de la séquence que sera le musée de demain ou, au contraire, se démarquer et proposer, au risque du refus, un travail inclassable.
23Le probable, en effet, se calcule, ou se devine, selon deux critères majeurs qui sont d’une part les règles de choix, d’autre part les conditions de marché caractéristiques d’une société. Un fait déterminant, particulier à notre époque, est l’apparition d’un projet critique défini non par les acheteurs directs, ministres, politiciens, banquiers ou industriels, mais par des intermédiaires, conservateurs, directeurs de galeries, critiques. L’autonomie proclamée de l’art est en fait celle des « experts » qui ne sont ni les producteurs, ni les décideurs, ni les payeurs et qui, cependant, formalisent les règles auxquelles l’œuvre devrait obéir. À cela s’ajoute, et c’est le second facteur qui détermine le probable, l’industrialisation massive de la production impliquant à la fois, chez tous les clients, quels que soient leurs intérêts particuliers, une habitude de renouvellement rapide et un souci de cohérence globale beaucoup plus que d’originalité.
24La sérialisation ne constitue pas un phénomène totalement neuf. Dans l’Antiquité déjà on reproduisait systématiquement, et à grande échelle, les mêmes types de vases, les mêmes modèles de statues. Les exigences de conformité étaient cependant moins strictes dans le monde préindustriel que dans le nôtre et, surtout, elles ne comportaient pas une demande de recyclage perpétuel. La série, aujourd’hui, est porteuse d’une contradiction conceptuellement passionnante mais tragiquement énigmatique pour l’artiste obligé de choisir, face à l’horizon probable, la réponse d’Andy Warhol ou celle de Jospeh Beuys. Les deux artistes, au-delà des différences qui les opposent, ont également soutenu que la production en masse fonde l’art contemporain et que tout peut devenir objet artistique. Mais le premier a penché pour l’extraction, quand le second a choisi l’addition. La boîte d’Heinz Tomato Ketchup, installée par Warhol au musée, conjugue deux traits inconciliables, elle ne se distingue pas de milliers d’autres boîtes semblables, tout en étant unique, puisque seule de son espèce dans la galerie où on l’expose. Pour ses Richtkrafte Beuys a, en revanche, assemblé une centaine de tableaux scolaires sur lesquels il a « dessiné » à la craie des signes, ou des marques non identifiables. La force du montage tient évidemment à l’effet d’accumulation, l’ensemble n’a pas de limite, il exige, pour se mettre en place, une vaste salle, et il pourrait grignoter tout le musée, déborder sur les halls, l’entrée, la rue. Puisque l’avenir probable de l’objet d’art, aujourd’hui, est la confrontation par séries dans le cadre d’une collection publique, l’option ultime devient celle de l’exception ou de la conformation.
25L’exécution de Richtkrafte se déroula comme une sorte de happening, Beuys traça des signes sans jamais effacer, passant de tableau en tableau, entassant les planches les unes sur les autres. Ensuite, pendant les deux décennies où il occupa une place éminente sur la scène de l’art mondial, exécution et performance ne se distinguèrent jamais chez lui. Cette autoexégèse sans limite prenait acte des règles implicites de la consécration artistique : la probabilité de convaincre des juges qui ne sont pas des amateurs orientés par leur seule passion, mais des experts contraints de justifier leurs choix, est en effet d’autant plus grande que l’artiste verbalise davantage ce qu’il s’attache à réaliser.
26Mon objectif n’est pas d’étudier le marché actuel des productions intellectuelles, les exemples auxquels je me suis arrêté voudraient faire mieux comprendre comment l’artiste, ayant évalué les attentes et les réactions du public auquel il s’adresse, adapte son travail à l’accueil qui lui sera probablement fait. J’espère en tout cas avoir clairement distingué les deux termes que je fais intervenir dans la mise en chantier de tout projet artistique. L’artiste doit tenir compte de l’un comme de l’autre, mais la manière de les affronter est différente. Le possible touche à l’usage des moyens pratiques indispensables pour donner corps à un projet. Le probable est ce qui risque d’arriver, il comporte une part de calcul, une part de défi. En ce sens, il est moins malaisé de composer avec l’improbable qu’avec l’impossible. Les instruments, matériels ou humains, changent lentement ; méconnaître leur pesanteur, ignorer le possible, signifie renoncer, en toute conscience, à toucher ses contemporains. Mais croire en un succès probable contre les habitudes en vigueur relève du jeu : c’est un pari que Warhol a su mener très loin.
***
27Le titre que j’ai choisi renvoie, on l’a deviné, à cet étrange épisode biblique qu’est le combat de Jacob avec Dieu. « Quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever du jour. » Seule une conviction intime permit à Jacob, pendant longtemps, de se sentir l’héritier de son père. Quand il lui fallut en administrer la preuve, il dut accepter, du même coup, une atteinte à l’intégrité de sa personne. L’affrontement nocturne, opération de reconnaissance mutuelle, se révéla utile aux deux protagonistes, Jacob fut enfin marqué du sceau divin tandis que l’apparition d’un signe démontra la présence de Dieu.
28La confrontation de l’artiste avec le public qu’il espère toucher procède d’une symbolique assez proche de celle dont parle la Bible. L’intention artistique naît avec la commande, telle que j’ai essayé de la définir : le créateur se donne, ou se laisse suggérer un projet, il passe de la sphère privée, de la création comme pur plaisir, à l’investissement social, il s’engage dans une ph ase de lutte où il lui faut sans cesse négocier avec sa future audience. Créer et faire œuvre artistique m’apparaissent ainsi comme deux opérations différentes, qui ne s’opposent pas, qui peuvent même se recouper, mais qui procèdent de deux logiques distinctes. Sans doute, pour l’analyste uniquement soucieux des procédés par lesquels des mots deviennent texte et des couleurs tableau, la distinction n’a-t-elle pas de pertinence : le journal de Pavese et ses romans doivent être scrutés d’un œil identique. Pourtant l’auteur ne les a pas écrits dans le même esprit. Les œuvres projetées comme telles naissent sous le signe d’un affrontement avec l’Autre, elles reconnaissent le pouvoir du public, et se présentent comme dignes de son attention. L’œuvre d’art ne serait, au fond, qu’une offre d’alliance, mais de telles offres risquent de changer une vie : Jacob était un autre après que Dieu l’eût marqué.
Notes de bas de page
1 Joseph Cornell’s Theatre of the Mind. Selected Diaries, Letters and Documents publiés par Mary Ann Caws, Thames and Hudson, Londres, 1993. Cornell a laissé des milliers de phrases, généralement non datées, jetées sur des enveloppes, des serviettes en papier, des factures.
2 Il mestiere di vivere, Einaudi, Turin, 1952. La tentation d’établir une progression, de l’esquise au volume publié, est tellement forte qu’on a voulu voir dans le « Carnet » une ébauche du Mestiere qui, lui-même, aurait pu devenir un livre. Giuditta Isotti-Rosowsky, « Il taccuino di Pavese e la scrittura diaristica », Novecento, 16, 1993, p. 79-90, montre bien comment les deux blocs-notes ont évolué parallèlement, avec des échanges et des retouches dans un sens comme dans l’autre.
3 Il mestiere di vivere, 15 octobre 1935, p. 13.
4 Il mestiere di vivere, 19-24 octobre 1938, p. 114-117.
5 « Mémoire d’un poème », Varieté V, Gallimard, Paris, 1944.
6 W.H. Auden, Juvenilia. Poems, 1922-1928, Faber, Londres, 1994.
7 On trouvera cet exemple et beaucoup d’autres dans David Kalstone, Becoming a Poet, Columbia University Press, New York, 1989. En général, l’auteur s’acharne à présenter le texte publié comme l’étape ultime, nécessairement meilleur que les précédentes. Dans le cas du texte d’E. Bishop, il n’est pas interdit de trouver la lettre plus forte que le poème.
Auteur
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