Toucher la musique avec des mots
p. 101-119
Texte intégral
Les plus beaux morceaux sont épars et fugitifs comme les feuillets de la Sybille.
Chabanon
1Au seuil de sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1970, Michel Foucault évoquait l’utopie d’une entrée heureuse dans le discours. « Plutôt que de prendre la parole, disait-il, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible1. » Je ne peux m’empêcher d’entendre, dans cette utopie, l’avatar d’un rêve musical ; un désir que seule la musique serait capable de combler : celui d’un flux au sein duquel l’être s’immerge et se trouve porté, prêt sans effort à épouser le mouvement, à poursuivre en effet la phrase sans commencement ni fin, comme Ravel dans Une barque sur l’océan, ou Debussy dans Nuages nous apprend que c’est possible.
2Mais Foucault ne parle pas de musique. Et c’est précisément parce qu’il a en vue le seul discours et ses inquiétudes qu’il peut conserver comme un rêve originel, en quelque sorte par dénégation, le souvenir de cette « voix sans nom » qui le précède depuis longtemps et qu’il ne connaîtra jamais. Le musical, la voix (mais aussi ses vertus naturelles : l’enveloppement, l’enchaînement, le suspens, le porté, le phrasé même...) n’ont place ici que sous la forme du manque. Le discours sur le discours ne fait que pallier le défaut d’une plénitude, l’absence d’un legato des signes qui m’intègre dans sa continuité.
3À l’inverse, dès qu’il s’avise de prendre explicitement le musical pour objet, le discours semble s’embarrasser. « Lorsqu’il parle de musique, écrit George Steiner, le langage est inadéquat... Les tentatives faites pour la verbaliser produisent des métaphores inanes2. » Et dans le même sens, Alexis Philonenko : « Écrire sur la musique, c’est vouloir écrire sur un moment supérieur à toute écriture3. » La remarque serait sans conséquence si en même temps certaines œuvres n’exigeaient de nous, comme la voix sans nom de Foucault, une prise de parole. Alors, à l’audition, « nous ressentons le besoin d’être précédé ou porté par un récit, une analyse, un réseau d’évocations et de perspectives4. » C’est le cas tout particulièrement face à telle ou telle page instrumentale, de Schubert par exemple (je pense au parlato corale de l’Impromptu op. 142 no 2), où s’impose à nous l’idée d’un récit en marche, à peine peut-être l’ébauche d’une narration, le drame minuscule d’un lied sans paroles, mais qu’il importerait pourtant d’expliciter. Or
dès l’instant où nous cédons à l’appel d’un discours sur la musique, fût-il austère comme celui qui ne prétend qu’en indiquer la forme ou léger à la manière de tel autre qui ne vise qu’à solliciter l’imagination, nous savons que le commentaire nous laissera intacts, qu’il n’entamera en rien notre disponibilité à l’écoute. Pire encore, qu’il n’aura pour plus clair effet que le rappel de cette urgence qui existait avant lui et qui le dépasse5.
4Faut-il donc croire le discours condamné à une vaine tentation face à la musique ? « Inadéquat », embarrassé de « métaphores inanes », inférieur à son objet, il nous renverrait alors à la fatalité d’un inexprimable, d’un ineffable, du « point intraduisible (...) au-dessus de ce qui est », découvert par Gabriel Fauré à un moment où il se demandait : qu’est-ce que la musique ? On ne peut oublier pourtant ce signe, dans le chant, qui tout à l’heure nous invitait à parler, nous incitait même à « apprendre son langage et son secret » comme fait la petite phrase de la sonate de Vinteuil pour Swann6. Et on ne peut infiniment différer de répondre à cet appel, parce qu’on sent bien qu’il est une part essentielle de l’expérience musicale : celle par laquelle simplement se dessine la place de l’auditeur.
5Ainsi, répondre par la parole à la sollicitation d’une œuvre musicale, balbutier seulement peut-être, c’est mettre un terme à l’expérience, pratiquer en elle ce suspens qu’elle avait elle-même su ordonner face à toute possibilité de parole, faisant de moi l’auditeur, c’est-à-dire l’être et la chose même qui le traversait. Balbutier, donc reprendre pied dans le langage, c’est marquer une frontière essentielle. C’est créer les conditions d’un après, d’où je puisse appréhender celui et cela que j’ai été : non pas objet et sujet distincts, mais qualité d’être fusionnelle (« la musique n’est pas faite de “quanta”, mais de “qualia” », écrit François-Bernard Mâche7) définie d’abord comme privation de parole : « Discours infiniment tu » comme l’écrit Jouve8.
6Ce sont ces mots d’après, c’est ce discours du retour au discours qu’on voudrait suivre ici. Non pas la lointaine parole du commentateur dessillé, – du savoir ou du jugement, mais bien celle qui se tient au plus près de l’expérience musicale à peine refermée et qui prend en compte son essentielle fugacité : son absence toujours menaçante, sa présence toujours menacée, son incertaine imminence. Il peut être profitable, dans certaines circonstances, de concevoir la musique comme une réalité stable et permanente. L’art du traité, si répandu en cette matière, suppose l’idée d’un champ reconnaissable et immédiatement ouvert à l’expérimentation. La suppose et l’accrédite en même temps, tant il est vrai que le commentaire étaie l’illusion du commentable. Mais en vérité, cette disponibilité n’existe que dans le corpus des textes qui ont à en connaître. Hors des traités, la musique vient de se taire, ou s’apprête à renouer ; et si elle dure, c’est avec la fragilité d’un être insaisissable. Le discours dont on parlera ici est celui qui garde un peu l’éblouissement et la nostalgie de ce passage ; qui voudrait encore en ressaisir l’objet, peut-être le toucher avec des mots.
Infini
7Parlant de l’expérience musicale, Vladimir Jankélévitch établit une distinction importante entre l’indicible et l’ineffable.
Est indicible (...) ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rendra l’homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire9.
8Voilà qui peut-être rend compte de cette maladroite jubilation qu’on éprouve à parler après la musique. La faiblesse du langage ne serait pas ici ontologique mais seulement quantitative. Ce n’est pas de trop mal pouvoir parler de la musique qu’il souffrirait, mais d’en toujours trop peu dire.
9On rétorquera pourtant que le trop peu est ici bel et bien ontologique, le discours demeurant par nature et par structure incapable de cette expansion infinie qui seule pourrait restituer l’infinie expressivité de la musique10. Que l’un des ressorts – et à vrai dire, la condition même – du langage écrit ou parlé réside dans sa capacité de s’interrompre. Et qu’enfin, la somme de sens afférent à un énoncé fini ne saurait rendre compte d’un objet musical reconnu a priori comme infini.
10Mais cet infini-là n’est-il pas une emphase rhétorique destinée à couvrir en réalité l’indéfini ou l’illimination des significations, le suspens comparable à celui dans lequel, chez Foucault, se glisse le parleur mu par une pulsion qui n’est plus celle du sens mais bien celle, toute phatique, d’un « il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a11 » ? Cet élan phatique dénote le trouble du langage face à la musique, le désarroi du logos face au mélos12. Et non pas du tout son impuissance, mais au contraire ce rapport particulier au signifié dans lequel les détours du sens se seraient abolis, remplacés par quelque chose d’autre, la chose en soi peut-être diront certains (Schopenhauer), la trace ou l’indice du monde diront d’autres (Peirce).
11Tels sont en effet les deux versants d’une seule fascination : désir et impossibilité de nommer la chose même que semble enfermer en son centre l’expérience musicale. De la nature complexe de ce désir, l’un des premiers témoignages nous vient de Saint Augustin : personne avant lui, en effet, n’a vécu de façon plus exemplaire et plus nue ce trouble, cet appel mêlé de hantise sur les parages de la musique.
Volupté
12Dans l’Opuscule qu’Augustin consacre à la musique, un livre sur six seulement, le dernier, traite le sujet que nous y attendons. Encore n’est-il question, en quelques pages, que du rythme et des « nombres sonores ». Certes, on sait que six autres livres projetés sur la mélodie auraient dû compléter l’ensemble, qui ne furent pas écrits faute de temps. La perspective de ce qui nous est donné à lire est pourtant claire. Il ne s’agit nullement d’envisager la musique comme un art, mais bien comme une science : la science de ces nombres qui commandent à la fois rythme et mélodie. Science, et non technique : la spéculation numérique ne vise pas une pratique poétique, instrumentale, vocale ou chorégraphique, définitivement écartée dès les premiers paragraphes du traité. Elle tend à la connaissance des harmonies éternelles, dont l’expérience musicale n’est qu’un reflet privilégié, tant il est vrai que « les perfections invisibles de Dieu se révèlent à nous en s’imprimant dans les choses créées13 ».
13Ainsi le De Musica occupe-t-il, par rapport à son objet, une position très distante. Celle d’où la musique – les sons, les rythmes, les mouvements – ne sont nullement perçus comme épaisseur sensible, comme sensus, mais comme transparence conceptuelle : comme ratio. En ce sens, elle intègre une visée où elle ne figure plus en somme que comme l’« ombre » ou le « vestige »14 d’autres réalités (le « sanctuaire de la vérité »). La musique déréalisée sous l’effort de la raison discursive, devient une modulation des harmonies éternelles. En tant que présence sensible, elle est abolie dans le discours.
14C’est, bien sûr, toute la distance de la musica antique à notre musique qui est en jeu et qu’il faut marquer ici15. Toutefois, cette acception à la fois morale (dans son refus de la voluptas) et rationnelle (par son souci du numerus), qui réduit la musique à une doctrine, n’est possible chez Augustin lui-même que par un coup de force de la raison contre l’expérience. Il s’en faut en effet qu’elle reflète à elle seule la conception augustinienne de la musique. Dès que les Confessions abordent, du point de vue existentiel cette fois, la question des « voluptés de l’ouïe », le trouble se fait jour jusque dans la phrase qui l’énonce :
Les voluptés de l’oreille, d’une façon plus tenace, m’avaient enveloppé et subjugué ; mais tu m’as délié et délivré. À présent, les chants dont tes paroles sont l’âme, exécutés par une voix agréable et exercée, m’inspirent, je l’avoue, quelque satisfaction ; ce n’est pas, il est vrai, au point d’être cloué sur place : je me lève quand je veux. Toutefois ces chants, pour être admis en moi avec les pensées qui les font vivre, cherchent dans mon cœur une place assez honorable, et j’ai peine à leur offrir juste celle qui leur revient. Parfois en effet je leur accorde, me semble-t-il, plus d’honneur qu’il ne convient16.
15Ici la raison a bien du mal à prendre le pas sur la sensualité ; le chant laisse poindre son je-ne-sais-quoi, cette nescio qua occulta familiaritas qui « enveloppe » et « subjugue » l’auditeur prêt à céder dans l’instant sans même éprouver le sentiment de son péché, tant est complet le ravissement. On pourrait ajouter à ce texte célèbre maintes autres pages puisées au In Psalmum, où Augustin avoue à l’égard des sons cette sensibilité dont le concept, absent de la pensée antique, lui manquait pour qu’il fût en mesure de la reconnaître distincte du sensus, et de l’accepter17.
16Tout le problème d’Augustin revient donc, au nom même de l’expérience émotionnelle, à sauver la musique en l’arrachant à cette émotion commune : en l’élevant vers les régions les plus hautes de l’âme, celles de la rationalité scientifique. L’enjeu est de taille : il s’agit ni plus ni moins d’intégrer la musique à la culture, c’est-à-dire, dans cette grande entreprise d’encyclopédisme apostolique que conduit Augustin, de la transmettre au monde futur. Pour que soit possible cette transmission, il importe que l’art des sons ne relève pas de la faiblesse de l’homme, mais de la beauté du monde.
17Or la question se pose de façon très concrète quant aux chants d’église. Il importe en effet, pour le compositeur (ou l’improvisateur) comme pour le fidèle, de situer la parole face à la musique et donc de codifier leur place respective dans ces chants. Ce que font très explicitement les Confessions :
... lorsque, aujourd’hui encore, je me sens ému, non par le chant, mais par les choses que l’on chante, si c’est d’une voix limpide et sur un rythme bien approprié qu’on les chante ; alors la grande utilité de cette institution [le chant d’Église s’impose de nouveau à mon esprit (...)
Mais, quand il m’arrive de trouver plus d’émotion dans le chant que dans ce que l’on chante, je commets un péché qui mérite punition, je le confesse ; et j’aimerais mieux alors ne pas entendre chanter18.
18Considérée comme un tout, sans distinction de ses composantes, la musique s’apparente donc à un discours émotionnel sur le monde. S’adonner à elle, ce n’est plus alors pénétrer le sens clair d’un verbe orné ; c’est entrer dans l’autre du discours, celui qui n’use de mots et cependant donne « plus d’émotion » que « ce que l’on chante ».
19En nommant le sortilège du plaisir musical, traduit par un désarroi du langage (« être cloué sur place »), Augustin ouvre le chemin d’une autre parole plus hasardeuse, plus risquée (ne signifie-t-elle pas sa propre destruction ?), en tout cas assurément troublée : la parole de l’affect.
20Dans cette perspective, parler sur la musique – et peut-être, en réveillant les métaphores endormies de la spatialité, vaudrait-il mieux dire ici, de, c’est-à-dire à partir de la musique – c’est donner voix à ce trouble et à ce désarroi. Afin de viser, de désigner quoi ?
Métaphysique
21Nietzsche, le jeune Nietzsche schopenhauerien de La Naissance de la tragédie, nous aide, à son tour, à éclairer cette question.
22Comme le rappelle Hugues Dufourt19, la musique est pour Nietzsche « une image de la Volonté universelle » grâce à son pouvoir d’annuler le moment de la représentation. Par là, elle « se risque à l’inconcevable, à l’insondable ». Elle
révèle un infini qui n’est pas de l’ordre de la représentation. Elle suscite l’effroi devant l’immensité et la turbulence, la terreur provoquée par la révélation d’un antimonde sans norme, sans loi, sans ordre20.
23Quelques citations, épinglées presque au hasard dans La Naissance de la tragédie21, suffisent à illustrer cet accès de la musique à « la vision symbolique de la réalité dionysienne22 ». Car, comme le mythe, elle exalte « une réalité où la dissonance aussi bien que l’aspect terrifiant de l’univers se résolvent en accords jubilants23 ». Elle entreprend, avec l’esprit dionysien, « la restauration du monde esthétique de l’humanité primitive24 ».
24Si la musique représente donc pour Nietzsche l’« activité métaphysique par excellence25 », c’est bien en ceci qu’elle est d’abord une pensée (du) sauvage. Tout autant que tentative pour saisir les raisons articulables d’un désordre (archaïque, pulsionnel, tellurique...), elle est ce désordre même, sa seule voix audible, sa dissonance incarnée (« l’homme est-il autre chose ? », ajoute Nietzsche26). Et c’est aussi dans la mesure où le désordre constitue l’essence du monde, sa vérité originelle, que la musique, ouverte à tous les vents de ce chaos, peut être dite la véritable activité métaphysique de l’homme.
La musique, en effet, diffère de tous les autres arts en ce sens qu’elle n’offre pas une image des phénomènes, ou plus exactement de l’objet adéquat à la volonté, mais une image immédiate de la volonté, qu’elle représente donc la réalité métaphysique par rapport au monde physique, la chose en soi par rapport au phénomène27.
25Nous assistons ici à la résolution la plus parfaite du dilemme que posait la musique chez Augustin. Au je-ne-sais-quoi de l’émotion mélodique, au désespérant pouvoir du carmen qui demeurait, dans la pensée chrétienne, un embarras momentané et somme toute périphérique28, Nietzsche répond par un renversement spectaculaire. Pour lui, la délectation des puissances désespérantes devient centrale : c’est l’essence même du tragique. L’être subjugué par les voluptates aurium s’identifie au véritable métaphysicien, celui qu’habite non pas une faiblesse mais une intuition majeure : une « compréhension immédiate de l’essentiel qui, coupant court au phénomène, accède tout droit à l’être des choses29. » Sans passer par les sinuosités de la représentation discursive, par l’« image des phénomènes » dit Nietzsche, comme l’exige l’ordre de l’intuition, il détient un savoir absolu. Savoir tout intuitif, qui pour total qu’il soit, n’en demeure pas moins informulable. Pure spéculation, regard sur l’absolu ou les Idées dont Platon disait déjà que « nul poète parmi ceux d’ici-bas ne chantera jamais d’hymne qui y soit proportionné30 ».
26L’intuition est également, chez Nietzsche, le propre du compositeur. Quel sera, a contrario, le mauvais musicien ? Celui qui traitera la musique comme un langage. Voyez Wagner : « son art évolue toujours davantage vers l’art de mentir31 » ; c’est dire qu’il trouble cette transparence, cette limpidezza aveuglante (méditerranéenne, lorsque Nietzsche songe à Bizet) de la mélodie par de la théâtralité, de la comédie, du drame – de l’hystérie suggère le texte : bref, qu’il reconduit la musique vers les artifices propres au langage, et qu’alors il se montre piètre musicien, – ou peut-être pas musicien du tout : « Wagner était-il d’ailleurs un musicien ?32 »
Vertige
27On a, depuis longtemps, fait le procès de cette compréhension métaphysique de la musique, de cette métamusique comme dit encore Jankélévitch. L’argument est double : on ne voit pas, d’abord, ce qui justifierait ce privilège accordé à l’ouïe dans l’ordre de la connaissance intuitive, contre d’autres modes de perception ; en outre, la métaphysique de la musique ne s’édifie qu’à grands renforts d’analogies et de transpositions métaphoriques qui ne constituent finalement, et une fois encore, qu’autant d’approximations. Pourtant, si discutable que soit le jugement du philosophe en la matière, il ouvre au moins sur cette vérité (opposée à toute une tradition esthétique33), que la musique se donne comme un organisme mental sans représentation, et que précisément c’est par là qu’elle se distingue du langage.
28On peut placer, en regard de la synthèse nietzschéenne, l’analyse, convergente sur ce point, d’un compositeur contemporain. Dans un article déjà cité, François-Bernard Mâche fonde en raison musicale cette distinction entre musique et langage. Le propos n’est plus ici polémique ; il commente le travail personnel du compositeur qui a choisi, dans ses premières productions, de transcrire par un système d’équivalences sonores, des textes de diverses langues, le grec en particulier34.
... je m’oppose, écrit-il, à une croyance extrêmement répandue : que la musique est elle-même un langage. Les aspects pris par cette croyance diffèrent, mais le fond est le même. En disant langage on désigne bien entendu un moyen de communication constitué par un jeu de signes, qui représentent un jeu d’idées. C’est ainsi que l’on considère la musique dans beaucoup de conservatoires, où s’entretient l’illusion romantique du « message musical » à prétentions philosophiques ou sentimentales...
29Les raisons de cette illusion sont bien évidentes. Elles tiennent à une somme de parentés (même usage général du son, même relation au temps, modes comparables d’articulation, même configuration entre émetteur et récepteur...) qu’on trouve empiriquement motivées dans la fonction anthropologique du chant.
30L’analogie entre le musical et le linguistique n’en reste pas moins illusoire, dit François-Bernard Mâche : d’une part, la comparaison des deux systèmes ne résiste pas à une analyse détaillée ; d’autre part, et surtout, elle met en lumière l’absence quasi complète de signification dans le texte musical. Même Schopenhauer, dont toute l’esthétique tend à distinguer la musique, à en faire, avant Nietzsche, une représentation de l’essence de la volonté, ne cesse d’y voir un langage, quoiqu’un « langage universel »35. Il faudra attendre Eduard Hanslick, au milieu du XIXe siècle, pour que soit consommée cette rupture décisive : que la musique ne signifie rien en dehors d’elle-même36, et qu’elle est à elle-même son propre référent. Boris de Schloezer, Vladimir Jankélévitch s’en feront l’écho tardif, tirant de ce retranchement une conséquence précieuse ici :
directement et en elle-même, la musique ne signifie rien, sinon par association ou convention ; la musique ne signifie rien, donc elle signifie tout... On peut faire dire aux notes ce qu’on veut...37
31Elle n’est donc pas exactement non-signifiante : elle place plutôt la signification en état de contingence, sans jamais l’exclure.
32Une telle particularité de la sémiologie musicale explique que le discours ait toujours éprouvé face à elle cette sorte d’appel ou de vertige du paradoxe, que décrivit Schopenhauer :
Il y a dans la musique quelque chose d’ineffable et d’intime ; aussi passe-t-elle près de nous semblable à l’image d’un paradis familier quoique éternellement inaccessible ; elle est pour nous à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable...38
33 Paradis familier inaccessible, intelligible inexplicable : tels sont les termes de cet oxymore du musical dans l’écart duquel le langage trouve à dire et à redire infiniment. Dès lors, parler sur telle ou telle musique, en assumer l’existence par le discours, ce serait peut-être seulement atteindre et épouser ce statut particulier de la signification en elle. Toucher précisément cette aptitude à construire des systèmes de signes qui ne soient ni des significations ni des représentations. Toucher voulant dire ici : éprouver la solidité d’une vérité que rien n’accrédite, la vérifier et la motiver du même coup par le tact du langage, c’est-à-dire sa capacité rhétorique de persuasion ; et ainsi rencontrer la pertinence d’une matière, son épaisseur, son altérité tangible comme est touché le visage dans son épiphanie, chez Lévinas ; jouir enfin, jouir de cette proximité, de cette distance abolie, et en recueillir le fruit39. Oui, il y a dans le langage un désir de toucher la musique, symétrique de l’être-touché qu’il éprouve d’elle.
Fiction
34Cependant, le langage détient-il un tel pouvoir autrement que par métaphore ? Traversé lui-même d’une grande coupure sémiotique où se partagent signes et choses, que saurait-il saisir de l’objet qu’il désigne, si ce n’est en le rabattant sur une forme familière, donc désarmée devant l’inouï, de rationalité ?
35Il faudrait, pour en rester à cette vision réductrice du langage, ne pas tenir compte justement des profondes ressources en lui de la métaphore. Et de cette aptitude que nous a appris à y voir Paul Ricoeur, à construire des réseaux de significations à travers le schéma d’une image. Significations non pas au sens que leur donneraient des contenus rationnels préétablis ; mais plutôt, pour reprendre les termes mêmes de Ricœur, retentissements, échos, réverbérations de sens (et les métaphores sonores se trouvent ici singulièrement réactivées) capables à leur tour de produire des images, de diffuser l’imagination en toutes directions, de ranimer des expériences antérieures, d’irriguer enfin des champs sensoriels adjacents40. Cette production de l’imagination à l’intérieur du langage se nomme fiction.
36Fictionnelle, elle l’est d’abord par l’abolition de nos intérêts ordinaires pour le monde, de sa valeur d’usage et de manipulation. Or la musique détient bien, de son côté, ce pouvoir de suspendre l’usage. Souffle, effleurement, frappe : elle est, dans sa fonction anthropologique la plus primitive, tout entière dévouée au creux et à sa résonance, non à la plénitude matérielle ; c’est dire qu’elle ne change rien au monde ; qu’à s’installer dans son ordre, on déserte du même coup celui des manipulations physiques ; qu’on entre dans la matière des images. Là ont lieu d’autres opérations, d’apparence tout aussi matérielle, tout aussi laborieuse même. Leur nature est pourtant radicalement différente, puisqu’elles ne prennent sens que dans l’imagination d’un temps fictif. Que le langage aille donc à la rencontre de la musique, et il retrouvera en lui aussi cette capacité de suspendre notre usage du monde, pour faire place du même coup aux proliférations métaphoriques.
37Mais cette production d’images retentissantes dans le langage peut être dite encore fictionnelle dans un autre sens, moins analogique : avec elle, le discours « laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être41. » On aimerait reprendre ici, pour les appliquer à la musique, les belles analyses de François Dagognet dans Écriture et iconographie, par lesquelles il étaie ce paradoxe de la fiction : « que l’annulation de la perception conditionne une augmentation de notre vision des choses » (ibid.). De même, l’annulation de la perception sonore dans la fiction des images du discours, conditionne-t-elle un accroissement de notre audition. Voilà pourquoi les plus beaux discours sur la musique se déportent dans son non-lieu, visant non pas un objet – et celui-ci peut bien alors être purement virtuel –, mais un effet de référence. Voilà pourquoi, faisant réapparaître la petite phrase de la sonate de Vinteuil, Proust ne parle d’elle que dans un flot métaphorique, la comparant au personnage féminin d’un tableau de Pieter de Hooch, au clapotis d’une source, à un oiseau abandonné, à tout ce en quoi peut retentir en somme l’idée d’une musique réelle. D’elle, on ne sait presque rien de reconnaissable ; et cependant on croit être en mesure de la reconnaître à coup sûr si elle apparaissait dans notre champ perceptif. C’est que Proust connaît mieux que personne le statut du discours face à la musique ; il a compris qu’en cet effet de référence tient tout ce que le langage peut saisir d’une œuvre sonore. Il sait que la musique n’est pas tant ineffable qu’intouchable, comme la beauté errante entre des portes, dans le tableau hollandais auquel il pense. Et que c’est justement de ne savoir la toucher que le discours peut cueillir son écho.
« Chant de la terre »
38La voix s’étire : mi naturel ré, puis ré do. Tenues vraiment démesurées sur un suspens d’orchestre désincarné. Elle dit : « ewig, ewig », à jamais... C’est la fin du Chant de la terre, « Der Abschied ». Indication : In fine. De cette redondance finale interminable, une autre voix s’élève alors, presque enlacée à la première : celle de Jouve, qui entame son poème Chant de la terre.
Ce contrepoint des douleurs et des chairs
Des timbres des soubassements noirceur profonde
Des féroces et lourds chevauchements des cors
Aux trombones – la voix alors voix déchirante !
Ce contrepoint du malheur de la terre
Des douleurs isolées des exaltations
De la beauté commune et de l’ivresse mère,
J’aurais voulu l’avoir en ma création ;
J’aurais voulu... mais l’éternité même
Meurt dans l’opium divin de douleur elle-même.
39Relève de la musique par le langage. La page même l’indique, qui fait figurer en exergue cette ligne ultime de la partition associant déjà, comme idéalement, le langage et la musique à jamais. Mais tous deux, dans cette fusion, presque méconnaissables à force d’être distendus.
40Le poème qui commence sur ce seuil, affecte une forme très simple, qu’on peut réduire à un schéma de phrase : ce contrepoint..., j’aurais voulu l’avoir dans ma création. Mais...
41Or le déictique initial, qui gouverne l’étendue de deux strophes, ne dit rien d’autre que l’articulation rêvée du langage à la musique à peine achevée. Ce disant, il éprouve a contrario l’impossibilité de cette articulation, désignant, comme le suggère l’exergue (mais à l’évidence, le mot d’exergue, de hors-d’œuvre ici ne convient plus), la coupure sémiotique entre le déictique et ce qu’il désigne, l’hétérogénéité radicale des signes de langage et des signes musicaux.
42Nommer « contrepoint » l’objet ainsi désigné, c’est évidemment remotiver cette coupure à l’intérieur de la métaphore musicale. Le mot renvoie en effet à l’art de conduire ensemble des voix ou des parties malgré leur désaccord. Le contrepoint est ici matériellement figuré, dans le fragment de partition, par la superposition de la ligne de liaison des notes tenues et de la ligne (pointillée) d’allongement de la syllabe e--- wig. C’est même le seul contenu immédiat qu’on puisse en l’occurrence accorder au mot contrepoint, la conduite sonore étant, elle, strictement monodique. Contrepoint donc de la musique avec le langage dans ce maigre fragment qui compense sa brièveté (six mesures, quatre syllabes) par l’inscription d’une éternité.
43On n’est là qu’à l’ébauche d’un sens pour ainsi dire allégorique (il porte sur deux systèmes sémiologiques dans leur totalité) : ce que nous avons reconnu plus haut comme l’appel ou le vertige du verbe dans la musique, l’aspiration à toucher l’essence énigmatique du musical. Allégorie dans la mesure où l’icône de la page réalise, sous forme fragmentaire et imagée, cet ajointement des signes. Mais le rapprochement est aussi plus profond – et plus déchirant à la fois. Car conduire ensemble des voix, des parties – ajoutons des objets quelconques-, c’est bien aussi faire œuvre de métaphore. Entre le contrepoint et la métaphore, l’homologie se fonde précisément sur cette façon de questionner les rapprochements sans résoudre les disparités. Faire marcher ensemble des voix, des objets, des sens sera tout l’enjeu impossible de ce poème. Impossible parce qu’allégorique d’une fusion générale entre le langage et la musique, nous l’avons dit. Mais nécessaire aussi, puisque le langage ne connaît d’autre outil, pour « toucher » la musique, que la métaphore : la métaphore comme échappée, et véritablement comme alternative à la fatalité close du langage univoque – c’est un autre sens du mot contrepoint.
44Poème donc juste après la musique, tout infusé de significations métaphoriques, de retentissements, d’échos, de réverbérations de sens capables, comme le disait Paul Ricœur, d’irriguer des champs sensoriels adjacents. La syntaxe très libre du poème (cet enchaînement incertain de génitifs) contribue à la circulation du sens en tous sens. Sa phonétique même (féroces/cors ; timbres/trombones ; soubassements/chevauchements ; et aussi bien, Mahler/malheurs) suggère maintes relations qui tendent toutes à placer en contrepoint le corps et la musique autour du thème à peine dispersé de la parturition. Réordonnés, les lourds chevauchements des cor(p)s, les douleurs et les chairs, l’ivresse mère et la voix déchirante composent une petite scène dont l’intérêt ne réside peut-être que dans ses résonances avec la création en général – charnelle, poétique et musicale à la fois.
45Voilà comment, me semble-t-il, le discours d’après la musique peut retrouver en lui à la fois l’émotion nostalgique42 d’un objet à jamais – ou infiniment – perdu (... mais l’éternité même Meurt dans l’opium divin de douleur elle-même), et malgré tout cette proximité du mutisme loquace, de l’ineffable, du discours tu dans les sons, par la ramification métaphorique. Certes, le même se referme sur le même43, comme l’indique douloureusement la rime ultime. Mais le temps d’un poème, l’irréel du passé a installé devant nous et évoqué (ressuscité par la voix) cette déchirure irréparable entre le rêve de la chose même saisie, et son allusion verbale. Or ce qui se donne d’emblée comme perte, ce cela disparu n’est-il pas, d’une autre façon recueilli dans le langage ?
Trouver. Perdre. Est-ce que vous avez bien réfléchi à ce que c’est que la perte ? Ce n’est pas tout simplement la négation de cet instant généreux qui vient combler une attente que vous-même ne soupçonniez pas. Car entre cet instant et la perte il y a toujours ce qu’on appelle – assez maladroitement, j’en conviens – la possession.
Or, la perte, toute cruelle qu’elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine, si vous voulez, elle l’affirme ; au fond, ce n’est qu’une seconde acquisition, tout intérieure, cette fois, et autrement intense44.
46Rilke parle du chat de Balthus. Il parle de toute séparation. De cet effet de l’absence et du mutisme qui fait que le peintre, en l’occurrence, s’est « mis à voir davantage » l’être perdu. Et de ce pouvoir qu’a le langage de recueillir, à travers l’imagination métaphorique, ce dont il se sait définitivement coupé : musique, être aimé, porteurs d’une intuition majeure, disait Nietzsche, mais informulée. Ce pouvoir plus intimement, plus intensément dévolu au langage poétique, grâce à la proximité, en lui, de ce qui se tient toujours immédiatement avant (ou devant) la parole.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, Paris, 1971, p. 7-8.
2 George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Gallimard, Paris, p. 39-40.
3 Alexis Philonenko, L’Archipel de la conscience européenne, Grasset, Paris, 1990, p. 248.
4 Pierre Bouretz, « Prima la musica : les puissances de l’expérience musicale », Esprit, no 7, juillet 1993.
5 Ibid.
6 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, Gallimard, « Pléiade », Paris, 1954, tome 1, p. 212.
7 François-Bernard Mâche, « Langage et musique », Nouvelle Revue Française, no 2, Gallimard, Paris, p. 589.
8 Pierre Jean Jouve, Inventions, « Musique », Mercure de France, Paris, 1967, p. 101.
9 Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, Paris, 1983, p. 93.
10 « L’idée d’une expression complète fait non-sens, tout langage est indirect ou allusif. » (Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, Paris, 1980, p. 54.)
11 Michel Foucault, op. cit., p. 8.
12 Un exemple de ce désarroi du juste après, trouvé chez Julie de Lespinasse : « Mon ami, je sors d’Orphée : il a amolli, il a calmé mon âme. J’ai répandu des larmes, mais elles étoient sans amertume : ma douleur étoit douce, mes regrets étoient mêlés de votre souvenir... Oh, quel art charmant ! quel art divin !... » (Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, Alphonse Lemerre, Paris, 1876, tome 1, p. 163).
13 Saint Augustin, Retractationes, I, 6.
14 Saint Augustin, De Musica, VI, 14, § 44.
15 Voir en particulier H. I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, E. de Broccard, Paris, 1938, p. 197-210.
16 Saint Augustin, Confessions, X, XXXIII, 49. Traduction E. Tréhorel et G. Bouissou, Desclée de Brouwer, Paris, 1962.
17 Le sensus, la sensation, reste la partie la plus basse de l’âme, celle sur laquelle les exigences du corps font encore peser tout leur poids. Elle représente au pire un reste d’animalité en l’homme, au mieux le partage de la multitude.
18 Saint Augustin, ibid., X, XXXIII, 50.
19 Hugues Dufourt, Musique, pouvoir, écriture, Christian Bourgois Paris, 1991, p. 32.
20 Ibid., p. 33.
21 ... dont le titre complet est Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik.
22 F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Gonthier, Paris, 1964, trad. Cornelius Heim, p. 107.
23 Ibid., p. 159.
24 Ibid., p. 127.
25 Hugues Dufourt, op. cit., p. 32.
26 F. Nietzsche, op. cit., p. 159.
27 Ibid., p. 105. Schopenhauer tient exactement le même langage.
28 Saint Augustin : « Voilà comme je pèche en cette matière, sans me rendre compte ; c’est après coup que je me rends compte. » Confessions, loc. cit.
29 Hugues Dufourt, op. cit., p. 39.
30 Platon, Phèdre, 247 c.
31 F. Nietzsche, Le Cas Wagner, un problème musical in Le Crépuscule des idoles, Mercure de France, Paris, 1899, p. 159.
32 Ibid., p. 163.
33 Descartes, par exemple, pense encore l’expérience musicale comme une succession de kola mis bout à bout, d’après lesquels l’imagination reconstitue – mais a posteriori, et dans une démarche étrangère au temps musical – « le chant tout entier comme une unité composée de multiples membres égaux... Alors, en effet, après avoir entendu les deux premiers membres, nous les concevons comme un ; ayant entendu le troisième, nous le joignons aux premiers de sorte qu’il y ait une proportion triple... Et notre imagination procède ainsi jusqu’à la fin, où elle conçoit alors le chant tout entier comme une unité composée de multiples membres égaux » (Compendium musicae, PUF, Paris, 1987, trad. Frédéric de Buzon, p. 60). Il est clair que ces kola désignent ce qui précisément distingue le langage musical du langage articulé : la place vide des mots. Aussi Descartes, se rendant bien compte de la difficulté, construit un système d’intellection secondaire et imaginative pour pallier l’absence d’un lexique musical.
34 Voir par exemple Safous Mélè, 1959.
35 Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, Paris, I, 1966, p. 274.
36 V. Jankélévitch : « la musique ne signifie pas autre chose que ce qu’elle est » (op. cit., p. 87).
37 Ibid., p. 19.
38 Schopenhauer, loc. cit.
39 On trouve une représentation saisissante de l’impossibilité de cette jouissance dans René Leys de Victor Segalen. Le héros, parlant de l’empereur : « un gong que l’on touche sans frapper : il en pâmait ! Il fallait le soutenir. Il demandait à voix basse qu’on le touchât de nouveau. Et quand le gong avait fini de vibrer, il écoutait jusqu’au bout du silence et pleurait alors à sanglots... Je l’ai vu regarder sans rien dire une peau de tambour. » (Victor Segalen, René Leys, Gallimard, Paris, 1971, p. 54).
40 Paul Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, Seuil, Paris, 1986, p. 219.
41 Paul Ricœur, op. cit., p. 221. On trouve, chez Georges Perros, une expression comparable, inspirée non par le juste après mais par l’imminence de la musique (les musiciens d’un quatuor à cordes sont sur le point de jouer) : « Au lieu de faire, l’homme s’est laissé faire, pris dans les mailles d’une fermentation universelle. C’est comme une offrande. L’espace arrange ses plis et remous, les ondes multiples font corps, en vue d’une fête suprême. Comme si l’homme était rendu. » (Georges Perros, Papiers collés 1, Gallimard, Paris, 1960, p. 168-169).
42 Dans une belle lecture du « Chant de la terre » de Jouve, Michèle Finck montre comment cette nostalgie passe par « la greffe musicale des sons baudelairiens sur les sons mahlériens ». « Grâce à Baudelaire, la “blessure” causée par la “lutte avec l’ange” musical est transmuée en “nostalgie”. » (Michèle Finck, « Lecture du “Chant de la terre” de Pierre Jean Jouve : une filiation Baudelaire, Mahler, Jouve » in Travaux de littérature publiés par l’ADIREL, VII, p. 350).
43 « Effet de bégaiement et de tremblement du vers créé grâce à [cette] répétition » correspondant au « balbutiant “ewig” » dont parle Adorno (Michèle Finck, loc. cit.).
44 Rainer-Maria Rilke, Chats, Œuvres en prose, Seuil, Paris, tome 1, 1966, p. 314.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000