L’Œil clair-obscur
De Balzac, de l’artiste, de la fascination et des choses
p. 125-139
Texte intégral
La fascination émane d’une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu’elle dissimule.
Jean Starobinski, L’Œil vivant
« Nous y pénétrerons » s’écria Poussin n’écoutant plus Porbus et ne doutant plus de rien.
Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu
1Clairvoyance et cécité du regard fasciné : sous le joug de sa passion, face à l’objet fascinant, l’artiste balzacien est un homme captivé, et son regard, fragmenté en facettes « claires-obscures », se dédouble, s’approfondit – mais risque aussi de s’obscurcir. Œil de la monomanie, de l’idée fixe, de la recherche du chef-d’œuvre et de l’absolu ; dans le répertoire des personnages balzaciens, ce sont tout particulièrement les « jeunes génies » qui possèdent l’Œil clair-obscur : Raphaël, Sarrasine, Louis Lambert, le jeune Poussin du Chef-d’œuvre inconnu, mais aussi, déjà, cette première esquisse des grandes figures de jeunes génies qu’est Schinner, le peintre amoureux de La Bourṣe1 Or, lorsque leur regard est « clair », clairvoyant, il exerce un pouvoir de perspicacité intense, il sait pénétrer et même posséder son objet, il sait exercer son don de « double vue ». Et dans un passage du début de La Peau de chagrin, par ce regard de Raphaël penché sur les choses les plus menues – herbes et mousses verdissant les gouttières, reflets de lumière, effets de brouillard – l’œil balzacien n’est pas sans rappeler le regard myope de Flaubert, combien pénétrant et attentif à la matière :
J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage ! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillements du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidents de cette singulière nature, devenus familiers pour moi, me divertissaient2.
2En proie à sa « chimère », l’homme fasciné mire son désir dans les choses qui l’entourent. Tel Raphaël avant la tentation de la peau de chagrin : Adam avant Ève, si l’on veut, un Adam au regard abîmé dans les choses, rêvant de la chimère les yeux ouverts et comme fermés, Adam à l’œil clair-obscur. Relisons son récit à l’endroit où Raphaël, sous forme de pastorale rousseauiste, décrit sa vie de jeune génie lorsque dans son grenier, « sépulcre aérien » au-dessus des toits de Paris, il s’adonnait avec une passion exclusive à l’étude et à l’écriture :
Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans. [...] Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. [...] Voir une idée qui poind dans le champ des abstractions humaines comme le soleil au matin et s’élève comme lui, qui, mieux encore, grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir3.
3Or voici que tout imprégné qu’il est alors par le travail de l’imagination créatrice, son regard se lève du livre lu, de la page à écrire, pour ausculter, pour remplir de son âme les objets de son ascétique environnement. Communiquant aux choses sa fascination, sa passion, son rêve, il voit alors s’animer les objets et son œil les entend lui parler :
L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais, et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir ; combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme en les regardant ? [...] À force de contempler les objets qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère ; souvent ils me parlaient : si, par dessus les toits, le soleil couchant jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient en me surprenant toujours par des effets nouveaux4.
4Pour tous ces jeunes génies à l’œil clair-obscur, le personnage de Poussin pourrait servir de modèle « physiologique » : sous l’emprise de l’imaginaire, la fascination de l’inconnu l’entraîne à son insu. Tout ce qui lui importe, c’est de percer les voiles du mystère. Dès l’abord fasciné par l’étrange peintre et son secret, une « inquiète curiosité5 », combinée avec une « riche imagination6 », le plongera dans un rêve fantastique côtoyant le fantasme. Et le voici qui, le temps d’un conte, risquera de devenir sa propre proie, un « possédé » en l’occurrence, un possédé de l’étrange artiste, de son secret et de la fantasmagorie qu’il s’est lui-même créée. Car, à vrai dire, qui est le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu, sinon une créature produite dans les replis d’une imagination d’artiste, une création de l’imaginaire projetée dans l’espace du conte par le flux magique de l’œil clair-obscur :
Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l’âme. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au cœur de l’exilé. [...] tout en ce vieillard allait au-delà des bornes de la nature humaine. Ce que la riche imagination de Nicolas Poussin put saisir de clair et de perceptible en voyant cet être surnaturel, était une complète image de la nature artiste, de cette nature folle à laquelle tant de pouvoirs sont confiés [...]. Ainsi, pour l’enthousiaste Poussin, ce vieillard était devenu, par une transfiguration subite, l’art lui-même, l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries7.
5Nicolas Poussin, autre artiste tenté par le chef-d’œuvre inconnu. Frenhofer n’est autre qu’une créature comme surgie d’un regard fasciné jusqu’à l’extase. Autrement dit, le phénomène Frenhofer tel qu’il est véhiculé par le récit balzacien n’existe, ne possède de réalité fictionnelle qu’en tant que « génie fantasque » visible, perceptible seulement pour une puissance imaginative comme en délire dont l’ardeur agrandit jusqu’à la démesure « ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide », mais va jusqu’à le transfigurer au point de le transmuer en sa propre abstraction. En effet, tout se passe comme si, au moment de projeter sur le vieillard la « complète image de la nature artiste », au moment de le métamorphoser en « l’art lui-même », dans son « idéalisation », « la riche imagination de Nicolas Poussin » créait l’œuvre d’une absence, représentation de ce qui n’est pas.
6Le Frenhofer de Poussin, ou la projection d’un ardent et enthousiaste rêve de « l’art avec ses secrets, ses fougues et ses rêveries8 ». Comment ne pas le rapprocher de cette autre formidable fantasmagorie produite par l’œil d’un jeune génie : la Zambinella de Sarraṣine. Et chacun de ces intrépides artistes de créer son œuvre illusoire dans une atmosphère claire-obscure particulièrement chargée. Rappelons que le Frenhofer de Poussin se déchaîne au cours de deux scènes d’ateliers éclairées par une lumière à la Rembrandt. D’abord devant le tableau de Porbus, une Marie égyptienne :
Un vitrage ouvert dans la voûte éclairait l’atelier de maître Porbus. Concentré sur une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs, le jour n’atteignait pas jusqu’aux noires profondeurs des angles de cette vaste pièce ; mais quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un antique dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or, aux grands plis cassés, jetés là comme modèles. [...] Des boîtes à couleurs, des bouteilles d’huile et d’essence, des escabeaux renversés ne laissaient qu’un étroit chemin pour arriver sous l’auréole que projetait la haute verrière, dont les rayons tombaient à plein sur la pâle figure de Porbus et sur le crâne d’ivoire de l’homme singulier9.
Puis devant la mystérieuse toile du chef-d’œuvre inconnu :
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, où tout était en désordre, où ils virent ça et là des tableaux accrochés au murs. [...]
“Eh bien ! le voilà ! leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient, et qui haletait comme un jeune homme ivre d’amour. – Ah ! ah ! s’écria-t-il, vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau10.
7Et à Rome, dans le conte Sarraṣine, devant une salle de théâtre et son public haletant, la toile se lève sur la Zambinella, autre créature fantasmagorique éclose de l’ombre dans l’auréole d’un éclairage spot, autre création d’un regard fasciné, autre chimère issue d’une jeune et riche imagination que la musique italienne aura plongée dans une « ravissante extase », autre chef-d’œuvre de jeune artiste mis en un tel état de délire des sens que « son âme passa dans ses oreilles et dans ses yeux » et qu’il « crut écouter par chacun de ses pores ». Et l’envoûtement, le temps d’un rêve, fait son œuvre : « Cétait plus qu’une femme, c’était un chef-d’œuvre ! »
La toile se leva. Pour la première fois de sa vie il entendit cette musique dont M. Jean-Jacques Rousseau lui avait si éloquemment vanté les délices, pendant une soirée du baron d’Holbach. Les sens du jeune sculpteur furent, pour ainsi dire, lubrifiés par les accents de la sublime harmonie de Jomelli. Les langoureuses originalités de ces voix italiennes habilement mariées le plongèrent dans une ravissante extase. Il resta muet, immobile, ne se sentant pas même foulé par deux prêtres. Son âme passa dans ses oreilles et dans ses yeux. Il crut écouter par chacun de ses pores. Tout à coup des applaudissements à faire crouler la salle accueillirent l’entrée en scène de la prima donna. Elle s’avança par coquetterie sur le devant du théâtre, et salua le public avec une grâce infinie. Les lumières, l’enthousiasme de tout un peuple, l’illusion de la scène, les prestiges d’une toilette qui, à cette époque était assez engageante, conspirèrent en faveur de cette femme. Sarrasine poussa des cris de plaisir. Il admirait en ce moment la beauté idéale [...]. C’était plus qu’une femme, c’était un chef-d’œuvre11 !
Or ce passage est suivi, on le sait, d’un véritable acte de possession parapsychique, et quasiment « paraphysique » : comme expulsé de son siège par son désir vigoureux, démesuré, porté par la puissance de sa fascination, par la force de tout son être qui « tendait à se projeter avec une violence douloureuse », Sarrasine, en dévorant des yeux la Zambinella, dévore littéralement la distance qui les sépare pour s’emparer d’elle et la posséder, extatiquement :
Sarrasine dévorait des yeux la statue de Pygmalion, pour lui descendue de son piédestal. Quand la Zambinella chanta, ce fut un délire. L’artiste eut froid ; [...] Il n’applaudit pas, il ne dit rien, il éprouvait un mouvement de folie, espèce de frénésie qui ne nous agite qu’à cet âge où le désir a quelque chose de terrible et d’infernal. Sarrasine voulait s’élancer sur le théâtre et s’emparer de cette femme. Sa force, centuplée par une dépression morale impossible à expliquer, puisque ces phénomènes se passent dans une sphère inaccessible à l’observation humaine, tendait à se projeter avec une violence douloureuse. À le voir, on eût dit d’un homme froid et stupide. Gloire, science, avenir, existence, couronnes, tout s’écroula. – « Être aimé d’elle, ou mourir », tel fut l’arrêt que Sarrasine porta sur lui-même. Il était si complètement ivre qu’il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus de musique. Bien mieux, il n’existait pas de distance entre lui et la Zambinella, il la possédait, ses yeux, attachés sur elle, s’emparaient d’elle12.
8Sarraṣine ou du pouvoir de l’œil clair-obscur. Georges Poulet, dans Étudeṣ ṣur le tempṣ humain13, présente une belle analyse de ce don de l’excessive puissance imaginative que possède le héros balzacien passionné, et qui, se concrétisant en « une sorte de multiplication infinie de la puissance sensorielle14 », permet en effet au désir d’envahir l’espace et de dépasser les distances. Exemple, le passage de Sarraṣine où se trouve comme matérialisé cet étonnant « phénomène de la translation du désir15 » sous forme de « vision centuplée » : « Le désir devient lorgnette magique, à l’aide de laquelle, en dépit de la distance, le regard et son objet arrivent à se coller l’un à l’autre, comme des corps16. »
9Et pourtant, à relire et à replacer dans son contexte immédiat cette démonstration quasiment délirante du « pouvoir grossissant d’une vision centuplée » par un surhumain désir, Sarraṣine n’est pas le conte heureux d’un désir que comblera sa propre démesure ; et malgré la puissance avec laquelle l’artiste fasciné s’élance vers sa proie, son étreinte ne sera qu’un rêve qui s’évanouit. Car, faut-il le rappeler, la Zambinella n’existe pas, un castrat se cache sous ces séduisantes apparences et toute l’histoire, comme toute possession, ne sera qu’un immense leurre. Sarrasine, victime d’un ensorcellement dont il est lui-même à la fois sujet et objet. Sarrasine, cyclope aveuglé, envoûté par son œil clair-obscur, qui se laisse envahir et dé-posséder par l’objet de sa fascination. Croyant enlacer sa proie, il se fait enlacer par l’ombre.
10Aucun corps à corps ; le regard de Sarrasine se collera contre un fantôme, fluide fabriqué dans la bouteille magique de son propre, de son ardent imaginaire. Fatalement, à force d’être fasciné par cet espace caché que le regard devine derrière les apparences, l’œil s’obscurcit, – et les choses, en se dédoublant deviennent ambiguës : présence/absence, l’exposé/le caché. À force de rêver l’objet de son désir dans la démesure, le hors-mesure, voire la « non-mesure », l’extase de l’artiste se mue en délire du négatif ; de créateur visionnaire, le jeune génie balzacien se métamorphose en impuissant cyclope à l’œil unique et clair-obscur. Et c’est ainsi que Sarrasine, qui vainement s’élance vers ou plutôt au-delà de l’objet de son désir, entrera dans la lignée de ces chercheurs d’absolu dont la véritable visée ne saura plus être l’objet mais l’espace de son absence qu’il désigne.
11Grandeur et misère de l’œil clair-obscur. Dans L’Œil vivant17, Jean Starobinski a étudié le phénomène en phénoménologue – et poète. À relire son avant-propos, il devient évident que les jeunes génies balzaciens dotés de l’œil clair-obscur, eux aussi, ne désirent rien de moins que d’enlever « le voile de Poppée ». Tant qu’il est vrai que « le caché fascine » :
Le caché est de l’autre côté d’une présence. Le pouvoir de l’absence, si nous tentons de le décrire, nous ramène au pouvoir que détiennent, de façon assez inégale, certains objets réels : ils désignent, derrière eux, un espace magique ; ils sont l’indice de quelque chose qu’ils ne sont pas. Obstacle et signe interposé, le voile de Poppée engendre une perfection dérobée qui, par sa fuite même, exige d’être ressaisie par notre désir. Apparaît ainsi, en vertu de l’interdiction opposée par l’obstacle, toute une profondeur qui se fait passer pour essentielle. La fascination émane d’une présence réelle qui nous oblige à lui préférer ce qu’elle dissimule, le lointain qu’elle nous empêche d’atteindre à l’instant même où elle s’offre. Notre regard est entraîné par le vide vertigineux qui se forme dans l’objet fascinant : un infini se creuse, dévorant l’objet réel par lequel il s’est rendu sensible18.
La Bourse : conte clair-obscur
Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits sur les choses qui nous entourent ?
Balzac, La Bourṣe
Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher sa matière
M. Proust, Du côté de chez Swann
12À première lecture, La Bourṣe est un récit centré sur un de ces objets romanesques à qui la narration délègue un rôle d’actant19. Comme l’indique son titre, l’histoire tourne autour d’une bourse d’argent, celle que les joueurs, chaque soir perdants, tirent pour payer leur dû à deux joueuses gagnant toujours. Une bourse encore est au centre du quiproquo qui risque de mener cette histoire vers le malheur des sentiments déçus : bourse double, dédoublée, bourse perdue ? ou volée ? bourse, enfin, doublement rendue, l’ancienne ayant servi de modèle pour un ouvrage de broderie manufacturé en secret, gage d’amour avoué enfin et donné, assurant, malgré tout, un dénouement heureux.
13Et pourtant, le récit de Balzac invite avant tout à la lecture d’un regard double pour ainsi dire, d’une vision des choses passant du clair à l’obscur. En effet, à relire cette histoire, on s’aperçoit que la véritable action ne se déroule ni du côté des joueurs et de leurs petits jeux de cartes quotidiens, ni du côté du jeune couple et d’une progressive cristallisation sentimentale, mais bien précisément du côté d’un œil tout adonné à la lecture d’un appartement, au déchiffrement d’un ameublement afin d’acquérir un savoir, d’apprendre le secret qui donnera accès à une texture énigmatique. Dès l’abord nous sommes prévenus, « la description fait, pour ainsi dire, corps avec l’histoire ; car l’aspect de l’appartement habité par ses deux voisines influa beaucoup sur les sentiments et les espérances d’Hippolyte Schinner » (419).
14La description « fait corps avec l’histoire », littéralement. Ici en effet, tout un espace privé, tout un monde d’objets, toute une ambiance d’intérieur s’ouvrent, s’exposent à un regard, ceci dans une ambiguïté de plus en plus inquiétante. Et pourtant ce regard est celui d’un peintre célèbre malgré sa jeunesse, un de ces personnages dits supérieurs dans l’univers de la Comédie humaine, ayant le don précisément de regarder pour voir, c’est-à-dire pour déchiffrer, lire et justement interpréter l’aspect et l’apparence des choses. Dès que la porte s’ouvre, le voici en action, avec son « rapide coup d’œil des artistes » d’une netteté, d’une justesse, d’une perspicacité, voire d’une véracité en apparence sans faille ; et dès l’abord, les choses semblent s’exposer telles qu’elles sont :
Mlle Leseigneur vint elle-même ouvrir la porte. En reconnaissant le jeune peintre, elle le salua [...]. Avec le rapide coup d’œil des artistes, Hippolyte vit la destination, les meubles, l’ensemble et l’état de cette première pièce coupée en deux. (I, 421)
15Dès l’abord, le regard distingue dans le tableau de cet Intérieur le double langage du « faire semblant », la volonté de voiler les stigmates de la misère. Ainsi, dès l’abord, grâce à ce regard pénétrant, se profile, – ou semble se profiler – un état des lieux où « quelques vestiges d’une splendeur passée » tentent en vain de détourner l’attention des marques d’une usure tout aussi soigneusement dissimulée que les trous et taches du papier recouvrant les murs, « dissimulés sous des pains à cacheter » ; usure pourtant tout aussi reconnaissable que les « cadres dédorés » sur les murs, les bords usés de la table ou les « cicatrices » sur les chaises :
La partie honorable, qui servait à la fois d’antichambre et de salle à manger, était tendue d’un vieux papier de couleur aurore, à bordure veloutée, sans doute fabriqué par Réveillon, et dont les trous ou les taches avaient été soigneusement dissimulés sous des pains à cacheter. Des estampes représentant les batailles d’Alexandre par Lebrun, mais à cadres dédorés, garnissaient symétriquement les murs. Au milieu de cette pièce était une table en acajou massif, vieille de formes et à bords usés. Un petit poêle, dont le tuyau droit et sans coude s’apercevait à peine, se trouvait devant la cheminée, dont l’âtre contenait une armoire. Par un contraste bizarre, les chaises offraient quelques vestiges d’une splendeur passée, elles étaient en acajou sculpté ; mais le maroquin rouge du siège, les clous dorés et les cannetilles montraient des cicatrices aussi nombreuses que celles des vieux sergents de la garde impériale. (I, 421)
16Ameublement, ambiance impénétrables, toutefois réalité de plus en plus obscurcie, à mesure même que le regard s’obscurcit. Et que l’artiste cède la place à l’amoureux ? En même temps que progresse l’action et le regard, ce que disent les choses ne relève plus de l’ordre de la seule usure ou d’une misère présumée décente que l’on voudrait cacher. Dans tout cet appartement s’installe l’ambiance d’une ère du soupçon et de la mauvaise foi, et si le salon est « salon à deux fins » (423), cette duplicité des choses semble désormais venir non des choses mais du regard de l’artiste toujours amoureux, toujours soupçonneux. Autrement dit, si ce milieu avec son ameublement se couvre de plus en plus des coloris de l’ambiguïté et de la fausse apparence, si le discours des choses devient de plus en plus ambigu, c’est qu’un regard jeune, amoureux, jaloux et même méfiant, interprète tout ce qu’il voit selon le registre de l’ambigu et des fausses apparences. Et les choses de lui parler alors le discours ambigu d’une misère matérielle plus ou moins habilement cachée, dissimulant mal en outre la douteuse morale de celles qui habitent en ces lieux.
17Ainsi, ce regard s’arrête, en l’interrogeant, devant un « mauvais buffet peint en acajou, celui de tous les bois qu’on réussit le moins à simuler » (421), questionne ensuite le « faux lustre » (421) dont reluisent les vieux meubles ainsi que la « fausse bûche en terre cuite » (423) enterrée dans les cendres de la cheminée, ou encore interprète comme suspect un papier peint « figurant une étoffe en lampas ». Pour finir, ce regard finit par rendre faux et suspect, voire « mal-honnête » tout ce qu’il y a d’incohérent et de simulé dans ce mobilier, où quelques belles choses (un « précieux plateau de malachite [qui] supportait une douzaine de tasses à café, magnifiques de peinture, et sans doute faites à Sèvres ») côtoient des objets de série (« l’éternelle pendule de l’Empire ») et de vils débris du plus mauvais goût, tels ces deux vases en porcelaine décorant le chambranle de la cheminée, vases « couronné[s] de fleurs artificielles pleines de poussière et garnies de mousse ».
18Clair-obscur du regard amoureux ? Certes, mais clair-obscur avant tout de l’œil artiste. Autrement dit, pour une phénoménologie de l’œil clair-obscur dans le roman balzacien, il ne va pas de soi que le regard amoureux soit, avant tout, celui d’un de ces jeunes génies artistes. Car, au-delà de ce mièvre épisode de la vie privée, La Bourṣe donne à lire, sous forme d’une première étude de la fascination à l’égard du caché, une première exploration des domaines de l’imaginaire, une rêverie sur les possibles et les limites clairs-obscurs de l’imagination créatrice.
Les formes prises au réel ont besoin d’être gonflées de matière onirique.
G. Bachelard, La Poétique de la rêverie
19La Bourṣe, conte clair-obscur. Le tout commence à cette « heure délicieuse qui survient au moment où la nuit n’est pas encore et où le jour n’est plus20 » ; et avant d’entamer l’action et de faire tomber le jeune héros de son échelle, accident qui appellera dans son atelier deux anges gardiens dont l’un est la belle Adélaïde, Balzac se prend à rêver sur l’heure du clair-obscur, « cette heure de magie21 »– et nous voilà devant un texte-rêverie dont l’ampleur et la profondeur restent à découvrir. Lisons, relisons lentement, rêveusement, cette réflexion sur « une rêverie qui se marie vaguement aux jeux de la lumière et de l’ombre » :
Il est pour les âmes faciles à s’épanouir une heure délicieuse qui survient au moment où la nuit n’est pas encore et où le jour n’est plus ; la lueur crépusculaire jette alors ses teintes molles ou ses reflets bizarres sur tous les objets, et favorise une rêverie qui se marie vaguement aux jeux de la lumière et de l’ombre. Le silence qui règne presque toujours en cet instant le rend plus particulièrement cher aux artistes qui se recueillent, se mettent à quelques pas de leurs œuvres auxquelles ils ne peuvent plus travailler, et il les jugent en s’enivrant du sujet dont le sens intime éclate alors aux yeux intérieurs du génie. Celui qui n’est pas demeuré pensif près d’un ami, pendant ce moment de songes poétiques, en comprendra difficilement les indicibles bénéfices. À la faveur du clair-obscur, les ruses matérielles employées par l’art pour faire croire à des réalités disparaissent entièrement. S’il s’agit d’un tableau, les personnages qu’il représente semblent et parler et marcher : l’ombre devient ombre, le jour est jour, la chair est vivante, les yeux remuent, le sang coule dans les veines, et les étoffes chatoient. L’imagination aide au naturel de chaque détail et ne voit plus que les beautés de l’œuvre22. À cette heure, l’illusion règne despotiquement : peut-être se lève-t-elle avec la nuit ? L’illusion n’est-elle pas pour la pensée une espèce de nuit que nous meublons de songes ? L’illusion déploie alors ses ailes, elle emporte l’âme dans le monde des fantaisies, monde fertile en voluptueux caprices et où l’artiste oublie le monde positif, la veille et le lendemain, l’avenir, tout jusqu’à ses misères, les bonnes comme les mauvaises23.
20Le crépuscule, temps de l’objet, de l’œuvre, temps de la rêverie qui vit l’objet, temps d’un regard rêveur qui donne vie à sa création : heure délicieuse où, le regard naturel s’aveuglant, « le sens intime » de l’œuvre « éclate alors aux yeux intérieurs du génie ». Le crépuscule, temps du clair-obscur, temps, nécessairement, de l’illusion, « moment de songes poétiques », moment de l’oubli du « monde positif ». Balzac, bien avant Bachelard, se fait le phénoménologue de la rêverie créatrice. Phénoménologue aussi de la plasticité des artistes, « âmes faciles à s’épanouir » et qui savent séjourner, comme le dira Bachelard, « dans la vie double, à la frontière sensibilisée du réel et de l’imaginaire24 ».
21Or, à la différence d’autres entrées en matière poétiques qui peuvent sembler plutôt gratuites25 en ce qui concerne leur fonction diégétique dans la narration que pourtant elles ouvrent, Balzac choisit de particulariser dramatiquement cette rêverie sur la rêverie placée en exergue de La Bourṣe. Non content d’en faire une scène d’ouverture, il en fait un départ de l’action. À cette même « heure magique » du crépuscule, il place son jeune artiste sur une échelle pour le plonger dans la contemplation rêveuse de son tableau :
À cette heure de magie, un jeune peintre, homme de talent, et qui dans son art ne voyait que l’art même, était monté sur une double échelle qui lui servait à peindre une grande, une haute toile presque terminée. Là, se critiquant, s’admirant de bonne foi, nageant au cours de ses pensées, il s’abîmait dans une de ces méditations qui ravissent l’âme et la grandissent, la caressent et la consolent. Sa rêverie dura longtemps sans doute. La nuit vint. Soit qu’il voulût descendre de son échelle, soit qu’il eût fait un mouvement imprudent en se croyant sur le plancher, l’événement ne lui permit pas d’avoir un souvenir exact des causes de son accident, il tomba, sa tête porta sur un tabouret, il perdit connaissance et resta sans mouvement pendant un laps de temps dont la durée lui fut inconnue26.
22Nager « au cours de ses pensées », s’abîmer « dans une de ces méditations qui ravissent l’âme ». De toute évidence, Balzac charge la rêverie de déclencher la chute et l’évanouissement qui s’ensuit. Car l’artiste rêvant sur son échelle dans le clair-obscur de l’atelier finit par perdre ses attaches avec le réel environnant et son ancrage dans le temps et l’espace. L’âme « ravie », l’artiste voyage avec délices dans « le monde des fantaisies » ; en extase, ne s’appartenant plus, hors de lui, il devient médium de ses songes. Un des premiers héros-artistes, dans l’œuvre balzacienne, avec le pouvoir – et sous le joug – d’un œil empreint de son imaginaire, il se laissera envoûté par une image qu’il crée à partir de son rêve.
23Clairvoyance et cécité de l’œil clair-obscur, regard qui alterne de l’envers à l’endroit. Dans La Bourṣe, nous l’avons dit, ce regard dédoublé, se dédoublant, sera thématisé dans ses possibles comme dans ses limites, dans sa puissance et sa fragilité. La Bourṣe, conte d’un regard qui aimerait percer les doublures. La Bourṣe, conte d’un regard doublement chargé, dans un monde d’objets qui semblent parler doublement. Significativement, ce sera « à la lueur d’une de ces vieilles lampes dites à double courant d’air » que s’ouvriront les yeux de l’artiste devant celle qui incarne la figure idéale de son rêve amoureux.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, la vue d’une vive lumière les lui fit refermer promptement ; mais à travers le voile qui enveloppait ses sens, il entendit le chuchotement de deux femmes, et sentit deux jeunes, deux timides mains entre lesquelles reposait sa tête. Il reprit bientôt conscience et put apercevoir, à la lueur, la plus délicieuse tête de jeune fille qu’il eût jamais vue, une de ces têtes qui souvent passent pour un caprice du pinceau ; mais qui tout à coup réalisa pour lui les théories de ce beau idéal que se crée chaque artiste et d’où procède son talent27.
Notes de bas de page
1 Sans oublier le Balzac « autobiographique » du début de Facino Cane.
2 La Peau de chagrin, La Comédie humaine, t. X, p. 135-136.
3 Ibid., p. 137.
4 Ibid., p. 13-138.
5 Le Chef-d’œuvre inconnu, La Comédie humaine, t. X, p. 423.
6 Ibid., p. 426.
7 Ibid., p. 425-426.
8 Ibid., p. 426.
9 Ibid., p. 415-416.
10 Ibid., p. 435.
11 Sarraṣine, La Comédie humaine, t. VI, p. 1060-1061.
12 Ibid. p. 1061.
13 G. Poulet, Étudeṣ ṣur le tempṣ humain, II, Plon, 1952, réimpression Presses Pocket, n° 7.
14 Ibid., p. 151-152.
15 Ibid., p. 150.
16 Ibid., p. 151.
17 Voir J. Starobinski, L’Œil vivant, Gallimard, Paris, 1961, p. 10, qui toutefois ne parle pas de Balzac.
18 Ibid., p. 9.
19 Cette bourse appartient sans doute à la série des objets fictionnels particuliers qui assument dans le romanesque des rôles d’actants à valeur exemplaire. Tout comme la miniature ou les rubans noués autour d’une canne fétiche dans La Princeṣṣe de Clèveṣ, de même nature que le porte-cigares combien chargé de clichés sur lequel, en le humant, rêve Mme Bovary. Objets qui dans le roman « se chargent des sentiments de tel ou tel comme d’une électricité, vont provoquer de véritables étincelles », ainsi que les explique Michel Butor (voir « Philosophie de l’ameublement », Ṛépertoire II., Les Éditions de Minuit, p. 54).
20 La Bourṣe, La Comédie humaine, t. I, p. 413.
21 Ibid., p. 414.
22 Jusque dans ses détails sémantiques, ce texte formule déjà l’illusion de Frenhofer devant son chef-d’œuvre inconnu.
23 La Bourṣe, op. cit., p. 413-414.
24 Bachelard, La Poétique de la rêverie, Presses Universitaires de France, 1968, p. 139.
25 Comme c’est le cas, par exemple, de l’ouverture du Meṣṣage.
26 La Bourṣe, op. cit., p. 414.
27 Ibid.
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