Visions des choses
p. 111-124
Texte intégral
Nos yeux ont besoin de voir. La privation de toute lumière leur est une gêne sensible. On sait combien est pénible, anxieux ce regard qui s’enfonce dans les ténèbres, cherchant à y distinguer quelque chose, égaré par ces vagues fantômes de clarté qui flottent dans la nuit la plus opaque. Que le jour se fasse, que les objets reparaissent, c’est une délivrance.
Paul Souriau, La Suggeṣtion danṣ l’art
« Cette chambre qui s’ouvre sur les rêves »1
1Il y a dans la Ṛecherche un épisode exceptionnel par son sujet, par son action et sa mise en fiction. Le sujet, qui se trouve être aussi le personnage principal, est une demeure, un appartement avec ses corridors, son salon, sa chambre, ses moindres pièces, ses cabinets. L’action relève du conte fantastique apprivoisé, aménagé pour enfants, et sa dramaturgie obéit au principe de l’animation et du mouvement : il s’agit en bref d’une scène qui décrit tout un habitacle en train de déambuler, plein de bienveillance, dans l’enceinte de ses murs ; tout un monde d’objets comme animés et pleins de « prévenance silencieuse », en constant échange amical avec leur visiteur venu du dehors. Comme dans les contes, les choses offrent leur service, leur aide, offrent protection et réconfort. C’est à Doncières, dans un ancien palais aménagé en hôtel, qu’a lieu le miracle.
J’ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je me sentis comme une sorte d’enivrante royauté ; une cheminée de marbre ornée de cuivres ciselés dont on aurait eu tort de croire qu’elle ne savait que représenter l’art du Directoire me faisait du feu, et un petit fauteuil bas sur pieds m’aida à me chauffer aussi confortablement que si j’eusse été assis sur le tapis. Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète, s’écartaient devant la bibliothèque, réservaient l’enfoncement du lit des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond surélevé de l’alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu’elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu’on y vient chercher, un voluptueux rosaire de grains d’iris [...]2.
2Demeure vivante, dynamique, capable de s’agrandir, de se rétrécir, de s’ajuster aux mesures de confort et de bien-être propres à combler son locataire, en lui épargnant la solitude. Évocation étonnante, littéralement féerique en effet et peut-être modèle de la demeure, flexible en tous les sens du terme, que Boris Vian, énergétiquement, construira dans L’Écume deṣ jourṣ.
3C’est l’animosité des objets et de leur entourage, on le sait, qui dès l’abord et à travers tout le récit assaille le narrateur de la Ṛecherche ; celui qui, selon son propre dire, arrivé seul dans des chambres aux objets non encore apprivoisés et pacifiés par l’habitude, revit à chaque fois la souffrance de l’enfant abandonné, de ce
[...] « moi » que je ne retrouvais qu’à des années d’intervalles, mais toujours le même, n’ayant pas grandi depuis Combray, depuis ma première arrivée à Balbec, pleurant, sans pouvoir être consolé, sur le coin d’une malle défaite3.
4En contraste avec les évocations habituelles et réitérées d’une si angoissante expérience, cette scène du Côté de Guermanteṣ qui relate un séjour solitaire dans un hôtel pour la première fois visité, séjour placé sous le signe d’une harmonie, d’un bien-être produits par une parfaite entente amicale entre l’homme et son nouvel entourage, est d’autant plus exceptionnelle. Dans l’arrière-fond de tous les enfers vécus, voici, au cours d’un bref sursis, le temps venu de vivre une saison en paradis :
Je n’eus pas le temps d’être triste, car je ne fus pas un instant seul. C’est qu’il restait du palais ancien un excédent de luxe, inutilisable dans un hôtel moderne, et qui, détaché de toute affectation pratique, avait pris dans son désœuvrement une sorte de vie : couloirs revenant sur leurs pas, dont on croisait à tous moments les allées et venues sans but, vestibules longs comme des corridors et ornés comme des salons, qui avaient plutôt l’air d’habiter là que de faire partie de l’habitation, qu’on n’avait pu faire entrer dans aucun appartement, mais qui rôdaient autour du mien et vinrent tout de suite m’offrir leur compagnie – sorte de voisins oisifs mais non bruyants, de fantômes subalternes du passé à qui on avait concédé de demeurer sans bruit à la porte des chambres qu’on louait, et qui chaque fois que je les trouvais sur mon chemin se montraient pour moi d’une prévenance silencieuse. En somme, l’idée d’un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des autres, était absolument inapplicable à cette demeure, ensemble de pièces, aussi réelles qu’une colonie de personnes, d’une vie il est vrai silencieuse, mais qu’on était obligé de rencontrer, d’éviter, d’accueillir, quand on rentrait4.
5« Couloirs revenant sur leurs pas », vestibules ayant « l’air d’habiter là » et qui « rôdaient » autour de l’appartement occupé par le voyageur solitaire, toutes ces pièces inhabitées d’une somptueuse demeure d’antan – « fantômes subalternes du passé », mais en même temps « aussi réelles qu’une colonie de personnes »– tout cela, oisivement, silencieusement en train de circuler tout autour de sa chambre, autant d’éléments qui permettent de greffer un discours du fantastique sur un parti pris insolite des choses. Et pourtant, cette inquiétante étrangeté se trouve soumise par l’écriture à un constant contre-discours d’apprivoisement, déjà en jeu dans le passage cité, mais qui se chargera par la suite d’un bien plus grand pouvoir d’adoucissement. Le conte, qui risquait de devenir fantastique, se mue en conte de fée pour enfants :
Avant de me coucher, je voulus sortir de ma chambre pour explorer tout mon féerique domaine. Je marchai en suivant une longue galerie qui me fit successivement hommage de tout ce qu’elle avait à m’offrir si je n’avais pas sommeil, un fauteuil placé dans un coin, une épinette, sur une console un pot de faïence bleu rempli de cinéraires, et dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d’œillets. Arrivé au bout, son mur plein où ne s’ouvrait aucune porte me dit naïvement : « Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi », tandis que le tapis moelleux ajoutait pour ne pas demeurer en reste que si je ne dormais pas cette nuit je pourrais très bien venir nu-pieds, et que les fenêtres sans volets qui regardaient la campagne m’assuraient qu’elles passeraient une nuit blanche et qu’en venant à l’heure que je voudrais je n’avais à craindre de réveiller personne. Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi de son œil-de-bœuf rendu bleu par le clair de lune. Je me couchai [...]5.
6Réside bien sur le mur un actant, résidu du conte fantastique – « dans un cadre ancien le fantôme d’une dame d’autrefois aux cheveux poudrés »– mais qui, au lieu d’en sortir pour animer quelque ronde sabbatique des objets6, restera dans son cadre : et voici Marcel dans son « féerique domaine », réintégré au pays des merveilles et de l’enfance, là où le parti pris des choses est toute bienveillance et générosité. L’ensemble de la demeure – mur maternel, tapis-ami et fenêtres-frères – s’apprêtera alors à rassurer dans sa solitude un enfant qui craint de ne pouvoir s’endormir.
7Écoutons le discours maternel des choses : « Son mur plein où ne s’ouvrait aucune porte me dit naïvement : “Maintenant il faut revenir, mais tu vois, tu es chez toi” [...]. »
8Conte pour enfants, écriture des choses qui, comme dans le conte, mêle pour rassurer naïveté, poésie et humour, sachant en outre apprivoiser l’inquiétante étrangeté par le simple transfert, comme en rêve, d’une éventuelle peur naissante à l’objet qui en est cause : ce « petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s’était caché là, tout penaud, et me regardait avec effroi de son œil-de-bœuf rendu bleu par le clair de lune ».
9« Je me couchai », et vient le temps du sommeil, la miraculeuse demeure s’ouvre sur le monde merveilleux qu’habitent les rêves. À replacer l’épisode de « la demeure vivante » dans le contexte immédiat, on s’aperçoit en effet qu’il doit être lu comme le seul préambule logique, et poétiquement possible, au récit qu’il précède, cette autre7 merveilleuse exploration de la fabuleuse « maison qui s’ouvre sur les rêves ».
Le parti pris des choses
10Jean-Pierre Richard8 l’a mis en évidence : la fiction comme l’écriture sont soumises chez Balzac au principe de l’énergétique et « l’objet lui aussi nous parle à la fois comme forme et comme force9 ». Mais comment traduire par l’écriture cette dynamique, cette mobilité, « ce pouvoir quasiment vivant d’épanchement »10 ? Selon J.-P. Richard, le roman balzacien suivrait de préférence deux voies, à commencer par celle d’un dynamisme heureux, se traduisant par une transposition en « ardeur », en « lumière », en spectacle féerique des choses. À titre d’exemple, J.-P. Richard renvoie, dans Leṣ Illuṣionṣ perdueṣ, à la chambre à coucher de Coralie telle qu’elle se révèle à Lucien. Mais comment ne pas songer par ailleurs à cette évocation en blanc et or du boudoir de La Fille aux yeux d’or ? Il suffit de rappeler un passage exemplaire à cet égard, le tableau de genre balzacien que nous avions intitulé « Femmes en serre chaude »11 :
Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d’aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l’industrie française12.
11Parallèlement à cette heureuse écriture de l’énergétique, Balzac, on le sait, excelle aussi dans l’art de subvertir par l’écriture l’énergétique des choses, ceci grâce à une rhétorique de l’amassement et de la multiplication : une description interminable risque d’aboutir à un « délire d’objectivité13 ». Exemple par excellence, la pension Vauquer : la totale carence énergétique initiale se transforme, par la « prolifération verbale du débris, du décrit », en un « paradoxal triomphe »14.
12Or, tout lecteur attentif du roman balzacien peut le confirmer, l’énergétique est à l’œuvre au négatif, non seulement lorsqu’il s’agit de monter un décor, mais aussi pour présenter la carence matérielle, voire le manque des objets, l’absence des biens et des vivres. Tout décor balzacien expose et fait parler haut à la fois une misère matérielle ou sociale, et une misère psychologique ou mentale. Par ailleurs, Balzac recourt aussi à des effets de profusion, de prolifération des choses – que l’on croyait réservés à l’évocation des décors de misère – pour faire lire en un boudoir luxueusement meublé et décoré le récit d’une vie de femme, stérile et dérisoire, un personnage tout occupé à jouer son rôle sur le marché des vanités mondaines.
13Dans l’ouverture de La Fauṣṣe Maîtreṣṣe, Balzac dissèque en les exposant les modes de relations que cette « femme meublée » entretient avec le monde des objets. Et cette dissection culmine avec la dénonciation du boudoir de Clémentine comme « étalage de marchandises », comme vitrine où « il y a trop de jolis riens » :
Il y a trop de jolis riens. L’amour ne saurait où se poser parmi des travailleuses sculptées en Chine, où l’œil aperçoit des milliers de figures bizarres fouillées dans l’ivoire et dont la génération a usé deux familles chinoises ; des coupes de topaze brûlée montées sur un pied de filigrane ; des mosaïques qui inspirent le vol ; des tableaux hollandais comme en refait Schinner ; des anges conçus comme les conçoit Steinbock qui n’exécuta pas toujours les siens ; des statuettes sculptées par des génies poursuivis par leurs créanciers (véritable explication des mythes arabes) ; les sublimes ébauches de nos premiers artistes ; des devants de bahut pour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fantaisies de la soierie indienne ; des portières qui s’échappent en flots dorés de dessous une traverse en chêne noir où grouille une chasse entière ; des meubles dignes de madame de Pompadour ; un tapis de Perse, etc.15.
14À un premier niveau de lecture, l’énergétique se trouve servir exclusivement la dénonciation d’un « mal des objets ». Elle dirige l’énonciation selon le rythme accéléré de l’énumération. Dénoncer le système des objets, c’est en effet les énumérer, de plus en plus vite, l’énumération et l’accélération semblant être les seules figures de rythme appropriées, car aptes à rendre compte du multiple, du divers, du nombre, bref de la prolifération essoufflante des objets. Jusqu’à ce que l’épuisement s’ensuive. Ainsi la voix qui veut nommer les objets, les énumérer, les inventorier, les exposer, comme à bout de souffle et hors d’elle-même, ne saura en fin de compte que chercher refuge dans un impuissant et dérisoire « etc. ».
15Or, à relire le passage, on remarque que l’énergétique, en fait, travaille le texte doublement. Il apparaît en effet que la thématique négative apparente – « un boudoir de 1837 [est] un étalage de marchandise »– s’exprime par un discours énergétique où mouvement, production, profusion et multiplicité des objets se trouvent valorisés dans un sens positif de vie, de genèse, de conception et d’activité artistique constamment en devenir. En témoignent les verbes « inspirer », « refaire », « exécuter », « sculpter » par exemple. Plus significative encore, la syntaxe « active » donne vie à l’objet inanimé et l’élève au rôle d’actant (ces « mosaïques qui inspirent le vol », ces « portières qui s’échappent en flots dorés de dessous une traverse en chêne noir »). Sa morphologie lui confère une valeur de matrice vivante (« des milliers de figures bizarres fouillées dans l’ivoire », « une traverse en chêne noir où grouille une chasse entière »).
16Non seulement Balzac donne vie aux objets, mais après les avoir humanisés, il les traite comme des êtres vivants. Il leur associe par exemple des épithètes ou comparaisons métaphoriques relevant de l’humain. On se rappelle à ce propos la fameuse phrase qui résume le mobilier de la salle à manger dans la pension Vauquer : « Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant [...]. » Par de semblables procédés, de pauvres chaises peuvent montrer « des cicatrices aussi nombreuses que celles des vieux sergents de la garde impériale16 ».
17Autre ressort sémantique amplement exploité par l’écriture énergétique : associer aux objets un « langage du corps » calqué sur celui par lequel s’expriment si amplement les personnages balzaciens. Que dire du méchant tapis des Illuṣionṣ perdueṣ qui « grimaçait » au bas du lit en noyer dans la chambre de Lousteau ? Que dire du rasoir, de la paire de pistolets, de la boîte à cigares qui « erraient » sur le manteau de cheminée dans cette même chambre17 ? Que dire enfin de cette argenterie précieuse qui, dans la salle à manger de Florine « sur une étagère mirifique se prélassait »18 ?
18Dans une étude de ses Ṛépertoireṣ au titre significatif de « Philosophie de l’ameublement », Michel Butor, discutant la nécessité pour le romancier d’un « parti pris des choses », cite en exemple la représentation onirique, voire « surréaliste », des choses dans le magasin de l’antiquaire, au début de La Peau de chagrin. Et sans aucun doute, dans ce tableau mobile d’un amas de choses, véritable « chaos d’antiquités19 » selon Balzac lui-même, l’écriture énergétique, en optant pour un effet maximal de l’onirique, opte en même temps pour un parti pris hallucinatoire des choses et un rendu langagier qui côtoie à tout moment le rêve et la folie. Pour le simple plaisir d’une écriture balzacienne follement et délicieusement à la dérive, relisons le passage :
Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres, où Mme Jacotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une haquebute du Moyen Àge. Mme Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses diaphanes venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible20.
****
19C’est Marcel Proust qui, dans son article « À propos du “style” de Flaubert », émet ce célèbre jugement : « Ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression. » Le roman flaubertien s’inspire cependant du modèle balzacien de mise en « spectacle féerique », mais en ré-inventant pour son compte l’écriture, tout en ardeur, tout en lumière d’un certain descriptif balzacien. Des passages de L’Éducation ṣentimentale peuvent ainsi se lire comme « la réplique », élément par élément, de tableaux de bals tirés de La Comédie humaine. Prenons en exemple les deux versions, balzacienne et flaubertienne, de l’évocation en tableau féerique d’un groupe de femmes parées dans un salon de fête. Là où Balzac résumait son tableau par cette phrase feu d’artifice :
La baguette d’une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie des parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces21.
Flaubert commente ainsi son tableau à motif analogue :
[...] et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et les éclats doux des perles accompagnant les visages se mêlaient aux miroitements des anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond arrondi donnait au boudoir la forme d’une corbeille ; et un courant d’air parfumé circulait sous le battement des éventails22.
20Jean-Pierre Richard aimait voir dans les effets du tissu à reflets changeants appelé « gorge-de-pigeon » la matérialisation dans l’écriture flaubertienne des reflets, de « toutes les nuances possibles de chatoiement » qui la font ressembler de si près à la peinture impressionniste23. Dans L’Éducation ṣentimentale, Flaubert lui-même parle des effets d’une sorte de « pulvérulence lumineuse » sous lesquels s’estompent corps et visages de danseurs tournoyant en quadrilles. Pulvérulence lumineuse, taches de couleurs, se précisant furtivement « ça et là » en fragments matériels : soie, velours, épaules nues, portraits au pastel, torchères de cristal, corbeilles de fleurs ; le spectacle se résumant, se défaisant en « une masse de couleurs qui se balançait ». C’est ainsi que Frédéric, « ébloui par les lumières » chatoyantes, appréhende le bal masqué chez Rosanette.
Frédéric fut d’abord ébloui par les lumières ; il n’aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs qui se balançait aux sons d’un orchestre caché par des verdures, entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, ça et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient des corbeilles de fleurs, posées sur des consoles, dans les coins ; – et, en face, après une seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet24.
21Et cependant, si l’écriture flaubertienne excelle en effets impressionnistes de pulvérulence lumineuse, elle exploite aussi d’autres effets de lumière, non plus de vaporisation ou de pulvérisation, mais au contraire nets, circonscrits qui « plaquent » impitoyablement. Autrement dit, plus la tentation de l’impressionnisme semble forte, plus sont frappants ces quelques tableaux éclairés par un soleil cru, tranchant, mettant à nu les êtres et les choses. Soleil qui met à nu, sinon à mort. Tout se passe comme si Flaubert recourait à cet effet « soleil-cru » surtout lorsqu’il s’agit d’articuler la victoire sur la vie, immémoriale et définitive, de l’inanimé et de l’inerte, de la pétrification et de la mort.
22Exemple déjà vu25, le tableau d’Arnoux en « tête de mort », exposé au comptoir de son dernier établissement, tableau hallucinatoire doté de toute la netteté d’une « chosification » dernière et définitive :
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par le soleil tombait dessus26.
23Autre exemple, l’épisode de Fontainebleau, au cours duquel un soleil net et tranchant éclaire un monde fantasmatique qui ignore les hommes, monde antédiluvien surgissant des « sables, frappés par le soleil », avec ses roches aux formes d’énormes bêtes des temps reculés qui, « dans cette vibration de la lumière », s’animent et jouent leur partie dans une fantasmagorie vertigineuse :
Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulations symétriques ; ça et là, tels que des promontoires sur le lit desséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes d’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; – et tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés27.
24Enfin, dans l’épisode de l’enterrement de M. Dambreuse, ce soleil tranchant est encore là, qui écrase cruellement la ville des morts du Père Lachaise.
Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d’araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets à rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes d’immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d’or, des statuettes de plâtre : petits garçons et petites demoiselles, ou petits anges tenus en l’air par un fil de laiton : plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D’énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendant du haut des stèles jusqu’au pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir ; – et le corbillard s’avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d’une ville. De temps en temps, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dans l’herbe, parlaient doucement aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de la verdure des ifs. C’étaient des offrandes abandonnées, des débris qu’on brûlait28.
25« Le soleil, frappant dessus. » Sous cet impitoyable éclairage se dessine un « Intérieur nature morte » d’une beauté morbide proprement fabuleuse : vaste « salon des morts » arrangé comme pour quelque réception mondaine outre-tombe avec, entre « les croix de bois noir », « d’énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendant du haut des stèles jusqu’au pied des dalles ». Suivons la démarche de l’écriture : à l’origine du scénario, le catalogue des monuments funéraires : tombes, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. Et la scène de s’animer comme pour une partie de campagne : « On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants », pour aboutir en fait au passage en revue de toutes ces choses memento mori qui encombrent l’espace d’un cimetière conçu comme une ville à rebours : toiles d’araignée pendant « comme des haillons aux chaînettes des urnes », poussière couvrant « les bouquets à rubans de satin et les crucifix ». Et le rythme de l’énumération de se faire haletant, délirant lorsque l’écriture, comme en dérive, inventorie l’entassement des couronnes d’immortelles, des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d’or, des statuettes de plâtre : « petits garçons et petites demoiselles, ou petits anges tenus en l’air par un fil de laiton ». Tableau mortuaire qui serait d’une crudité, d’une nudité presque insupportables s’il n’y avait cette séquence finale qui nous ramène à un éclairage, à une écriture, de nouveau impressionnistes, pulvérulents. Quel apaisement, en effet, lorsque dans ce paysage mortuaire auquel apportent une discrète lumière les « fumignons blanchâtres » qui ici et là montent en spirale, on aperçoit ces femmes à genoux, tout en taches de couleurs brumeuses, la robe traînant dans l’herbe et qui « parlaient doucement aux morts ».
Notes de bas de page
1 Le Côté de Guermanteṣ, I, La Ṛecherche, II, p. 386.
2 Ibid., p. 382-383.
3 Ibid., p. 381.
4 Ibid., p. 381-382.
5 Ibid., p. 383.
6 Le scénario de cet épisode fait en effet songer à un registre du fantastique que Gautier, à la suite de Hoffmann, avait exploité dans son conte « La Cafetière ».
7 « Autre » renvoie à la fameuse séquence par laquelle s’ouvre la Ṛecherche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. »
8 Voir Jean-Pierre Richard, Étudeṣ ṣur le Ṛomantiṣme, I, Corpṣ et décorṣ balzacienṣ, Seuil, Paris, 1973.
9 Ibid., p. 121.
10 Ibid.
11 Voir le chapitre « Salon parisien avec femme meublée ».
12 Une fille d’Ève, La Comédie humaine, II, p. 310.
13 J.-P. Richard, op. cit., p. 125.
14 Ibid.
15 La Fauṣṣe Maîtreṣṣe, La Comédie humaine, II, p. 202-203.
16 Voir La Bourṣe, La Comédie humaine, I, p. 421.
17 Voir Leṣ Illuṣionṣ perdueṣ, La Comédie humaine, V, p. 269-270.
18 Voir Une fille d’Ève, La Comédie humaine, p. 315.
19 La Peau de chagrin, La Comédie humaine, X, p. 69.
20 Ibid., p. 69.
21 Une fille d’Ève, La Comédie humaine, p. 310.
22 L’Éducation ṣentimentale, op. cit., p. 219.
23 Jean-Pierre Richard, Littérature et ṣenṣation, Seuil, coll. « Points », Paris, 1954, p. 203 ṣq.
24 L’Éducation ṣentimentale, op. cit., p. 169-170.
25 Voir le chapitre « L’homme kitsch ».
26 L’Éducation ṣentimentale, op. cit., p. 474.
27 Ibid., p. 399.
28 Ibid., p. 459.
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