Le singulier pluriel du beau à l’épreuve de l’instant historique
p. 89-99
Texte intégral
Pluralité extrinsèque et pluralité intrinsèque du beau
1 Le pluriel du Beau : tel est le titre que donne Marc-Mathieu Münch à son étude concernant la genèse du relativisme esthétique en littérature. « Le singulier ou le pluriel », écrit-il, « il n’y a pas d’autre solution pour la beauté. Dans le cas du singulier, elle est essentielle ou absolue ; elle est existentielle ou relative dans celui du pluriel. » On admettra volontiers avec l’auteur, aujourd’hui, – en opposition déclarée avec la tradition platonicienne qui a longtemps imprégné toute une esthétique occidentale – que la beauté est multiple, qu’elle change avec les individus, les sociétés, les formes et les goûts. Et on en tirera également la conclusion qu’« elle doit varier continuellement parmi les hommes ».
2Kant apparaît comme le théoricien de ce relativisme esthétique dans la pensée occidentale. L’analytique du beau invite à comprendre que « la nécessité de l’adhésion universelle, conçue comme un jugement de goût, est une nécessité subjective, qui sous la présupposition d’un sens commun est représentée comme objective ». Cela étant, le beau, dans sa relativité, est voué à osciller entre deux possibilités antithétiques qui s’appellent réciproquement : celle d’une codification qui se veut générale, et celle d’une rupture qui se dit originale. Il est dans la logique du relativisme esthétique d’engendrer sans cesse, telle une révolution toujours à recommencer, une beauté « bizarre » – selon un qualificatif aimé de Baudelaire –, en polémique avec la beauté régulière, laquelle n’est autre que la beauté dominante du moment.
3Il y a donc une pluralité extrinsèque du beau relatif, dont le développement est régi par la dynamique conflictuelle du général et de l’original. Mais il y a aussi, de surcroît, une pluralité intrinsèque à chacune de ces beautés relatives. C’est ce que donne à entendre la notion de symbole telle que l’a définie Roman Jakobson à partir du phénomène poétique du parallélisme, source d’une hésitation entre le son et le sens. Le symbole, produit de ces parallélismes, prend nécessairement un caractère complexe, ambigu, polysémique. Faut-il en déduire que, du même coup, il serait, potentiellement du moins, inépuisable, telle une réserve éternelle de son et de sens ? La tentation grandirait alors de le présenter comme un signe transhistorique au sein même de la vie historique. À terme, la définition moderne, scientifique du symbole rejoindrait sa définition traditionnelle, nourrie de religion. Mais le plus notable ici n’est pas tant cette convergence comme telle, c’est bien plutôt le mouvement de bascule incessant auquel paraît voué le beau conçu de la sorte. Tout se passe comme si, de par l’excès même d’une pluralité qui loge au plus intime de sa forme ou de sa substance, il retrouvait paradoxalement ce singulier universel qui est le sceau de l’essentiel et de l’absolu ; ou mieux comme si, n’en restant pas là non plus, il n’en finissait pas d’opérer le double renversement du singulier en pluriel et du pluriel en singulier. Peut-être convient-il alors, pour éviter de tomber dans le piège d’un tourniquet, de pousser à bout la question du relativisme esthétique, et de chercher en quoi le singulier pluriel du beau prend à chaque fois sa valeur spécifique, dans la relation à l’instant historique en ce qu’il a lui-même de spécifique. Cette valeur spécifique se rapporte à l’actualité et à l’activité du beau dans chaque situation donnée où il fait irruption.
4Partant de là, on admettra sans difficulté qu’il n’existe en la matière que des cas de figure. Et on reconnaîtra que les cas les plus extrêmes, appelés par des situations-limites, ne sont pas les moins révélateurs. Kant lui-même nous donne un bon exemple de cette problématique de l’art en situation-limite lorsqu’il invite le peuple allemand, au détour d’un opuscule, à considérer la Révolution française comme un « spectacle » exaltant, ce terme de spectacle introduisant une distance, bien entendu, entre un public et des acteurs. Il y a là en germe toute une conception et du théâtre et de la politique en un moment déterminé aussi bien que déterminant. C’est au même moment que Schiller, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, avance la notion de jeu comme un substitut de l’action civique, comme une préparation à celle-ci, alors que ses compatriotes, trouve-t-il, ne sont pas encore mûrs pour une réelle libération politique, inspirée des idéaux démocrates. Mais on préférera évoquer ici un autre cas de figure, non moins extrême, et beaucoup plus significatif dans la perspective adoptée : celui qu’offre l’œuvre de Kafka aux yeux de certains émigrés allemands, particulièrement menacés en tant que juifs, dans le contexte de ces années qui voient triompher le fascisme, la guerre, et qui conduisent à Auschwitz.
Sur la polysémie kafkéenne ou : quelle est la vraie couleur de la perle nacrée ?
5C’est Günther Anders qui pose cette question à propos de Kafka dans une étude, « Kafka, pro et contra », publiée à New-York en 1946, et sortie d’une conférence tenue à Paris dès 1934, exactement à l’Institut d’études germaniques, sous le titre « Théologie sans Dieu ». Günther Anders, premier mari de Hanna Arendt, cousin éloigné de Walter Benjamin, mentionne la présence de ce dernier dans l’assistance où il devait être le seul, ajoute-t-il, à connaître l’œuvre de Kafka. L’étude de Günther Anders se présente comme un avertissement, comme une mise en garde contre une mode à venir, la vogue du kafkaïsme, qui en 1934 n’en est pas même à ses débuts. « Prendre un auteur au sérieux », précise en l’occurrence le critique « n’est pas parler de lui, car seul compte l’auteur qui représente autre chose et a des conséquences pour autre chose ». (En cours de route, néanmoins, Günther Anders oublie souvent cette distinction en confondant l’œuvre et sa réception, celle-ci témoignant seule de l’existence historique de celle-là.) Ce qui caractérise le phénomène Kafka, quoi qu’il en soit, c’est la rage interprétative qu’il suscite ou devrait susciter. L’œuvre accomplit ainsi l’idéal de l’art, de l’art symbolique, et son défaut ne vient pas d’un manque de perfection artistique, mais du fait qu’elle ne possède qu’une perfection artistique, justement, et demeure « inutilisable » moralement et philosophiquement. D’un côté, Kafka offre l’image d’un prophète réaliste (à la mesure de l’aliénation moderne), mais de l’autre celle d’un esthète coupable : du Procès au Château, son héros, dont le destin est qu’il n’en finit pas d’arriver, porte les stigmates de l’homme dépossédé de tout pouvoir, et ne cessant alors d’interpréter le monde que d’autres administrent et transforment. De cette position extérieure découle sans doute un avantage esthétique – les logiques de l’imaginaire se donnent libre cours et déchaînent le jeu des possibilités et des irréalités-, mais aussi et surtout un risque moral et philosophique : celui d’une soumission, en dernière instance, à un monde organisé de façon inhumaine, où prévalent sans trouver de résistance effective les lois de la destruction totalitaire. Günther Anders invoque l’exemple négatif de Job, qui se soumettrait au droit de Dieu, à sa « justice », parce que celui-ci a créé des animaux aussi gigantesques que les hippopotames ou les crocodiles. L’écriture polysémique de Kafka fait aussi bon marché, selon Günther Anders, de la menace historique. Celle-ci oblige à nommer les choses.
De l’écriture polysémique à la parole déterminée
6Devant l’urgence, Günther Anders va chercher du côté de Brecht une alternative à Kafka. Il oppose à l’écriture polysémique de ce dernier un modèle de parole déterminée dont il crédite le premier. Avec l’esthétique de la « distanciation » est censé s’annoncer un nouveau mode de perception, visant le monde sous l’aspect de sa possible transformation. Cette esthétique concrétise donc l’intentionnalité de l’œuvre, sa tendance affirmée à l’expérimentation. Cela étant, cette œuvre se conçoit et se formule comme une parole adressée. Il est décisif, commente Günther Anders, non seulement que l’auteur dise ce qu’il pense, mais encore qu’il le dise à des personnes déterminées, dans des situations déterminées, afin d’atteindre un objectif déterminé pour des raisons déterminées – « Sache » (la chose ou la cause, en allemand), « spezifische Ton » (le ton spécifique), « spezifische Sprachgeste » (le geste verbal spécifique) s’enchaînent comme un dispositif serré. Le propre de cette parole adressée – si ferme dans son lexique, dans sa syntaxe, dans ses situations etc. – est son caractère non équivoque, non ambigu, qui lui prête une force à la limite irrésistible. C’est là même, ajoute le critique, le modèle du langage quotidien, contraire à celui de la littérature.
Dans la vie quotidienne, ce rapport entre la fermeté de l’instruction et la fermeté du langage est reconnu comme une évidence ; et nul n’écoute l’individu qui parle sans savoir pourquoi. Il n’y a qu’en littérature où il soit proscrit d’admettre un tel rapport. Et seulement chez les écrivains.
7Est-ce à dire qu’en exaltant le modèle du langage quotidien, c’est-à-dire le « spécifique » de la parole adressée, Günther Anders retire d’un trait de plume tout fondement réel non seulement au symbolique, mais encore à l’art en général ? L’exemple de Brecht, dans un deuxième temps, paraît ouvrir au contraire un autre avenir à celui-là. En effet, l’instant historique est tel que tout langage qui prétend s’adresser directement au public doit trouver une voie (sa voix !) dans une situation où il est de partout interpellé : par la presse et la radio, par la propagande des partis et la publicité des lessives. Pathos importun, terreur nue ou flatterie vulgaire, séduction basse : « Brecht est au plus haut point conscient qu’il doit se faire entendre dans un univers de démagogie, de réclame, d’apostrophes faussement intimes. » D’où aussi la distanciation brechtienne qui, entre autres, redonne ses droits à la poésie, en venant compliquer ou contrarier le discours « direct ». Il s’agit, dans ce cas, d’une distanciation seconde. La distanciation première aurait pour fonction d’étrangéiser le monde tel qu’il se présente habituellement, afin de le rendre transformable en l’arrachant à l’habitude. Et l’autre distancierait la parole adressée de l’auteur. De là provient essentiellement, selon Günther Anders, la beauté du langage brechtien. Brecht étrangéise ses propres appels pour mieux les détacher d’un fond de pressions quotidiennes qui s’exercent sur le public. Où revient, d’une certaine manière, l’esthétique kantienne, définissant la beauté dans le recul pris par rapport à la matérialité sensible et à la violence qu’elle fait peser sur l’esprit (tout ce que le philosophe comprenait sous le mot de « Reiz » : le stimulus, l’excitant, le charme, etc.). Tout se passe comme si Günther Anders reconvertissait quelque chose de cette esthétique kantienne du désintéressement en une politique brechtienne de l’intérêt bien compris : un intérêt qui garantisse la « dignité » de l’interpellé, son aptitude à penser par lui-même.
8Le critique ajoute qu’en ce qui le concerne, lui, l’effroi a tué sa muse. Cela étant, son adhésion à Brecht ainsi interprétée devrait signifier qu’un même instant historique peut inspirer des attitudes variables : le rejet de l’art aussi bien que sa relance sur d’autres bases et à d’autres fins. Dans le même écrit sur Kafka, au demeurant, Günther Anders introduit une note capitale (la note 9) sur le masque de la Gorgone, vu comme une marque du rapport que l’effroi entretient avec la beauté. Ce masque de la Gorgone est censé protéger de la Gorgone elle-même. Preuve que le beau, originairement, n’est pas destiné à se suffire à soi, mais constitue un « outil » pour chasser l’effrayant par l’effroi. Chez Kafka, précise alors Günther Anders en une nouvelle variation, ce n’est pas l’effrayant qui devient beau, mais le beau qui devient effrayant : hommage rendu à un artiste qui aurait alors pris la juste mesure du monde moderne ? « Pour caractériser la situation dans laquelle écrivait Kafka, il faudrait donc retourner le mot de Rilke : “le beau n’est que le commencement de l’effrayant” : eu égard à cette situation-là, l’effrayant était plutôt la fin du beau. » Et dans le même contexte, à propos de l’expressionnisme cette fois : « L’image que nous avions l’habitude de voir devenait à nouveau la figure grimaçante qui nous fixe, nous. »
Th. W. Adorno : le déterminé de l’indétermination symbolique chez Kafka
9L’essai qu’Adorno rédige à son tour sur Kafka entre 1942 et 1953 permet d’ouvrir encore plus largement la problématique de l’art en situation extrême. Le théoricien de Francfort admet que l’œuvre de Kafka tend à s’obscurcir et à se dérober si on prétend la rapporter, comme c’est souvent le cas, à un symbolisme d’ordre théologique ou ontologique, une théologie et une ontologie en l’occurrence négatives ou dialectiques. L’art se voit alors attribuer le rôle d’un substitut au message d’un Être qui n’en finit pas de s’éloigner, de même que le héros de Kafka n’en finit pas d’arriver. Adorno avance une définition du symbolique : celui-ci postule que les constituants de l’œuvre poétique, en vertu de la solidarité qui les unit, représentent un au-delà d’eux-mêmes, leur totalité passant dès lors sans aucune faille dans la globalité d’un sens vu comme un infini abstrait. Selon Adorno, les récits de Kafka se jouent dans l’ordre humain, à vrai dire, de sorte qu’il n’y a pas à imaginer de différence entre le village et le château. Et ce que combat le poète, ce n’est rien d’autre que la prédominance de l’abstraction sans fin. Son lecteur, pour sa part, retiendra surtout ce qui compense le risque d’indétermination symbolique dans cette œuvre : la récurrence de gestes bien déterminés, quoique d’apparence énigmatique, si déterminés, même, qu’ils agressent le lecteur par leur proximité physique. Ces gestes, qui laissent une impression troublante de « déjà vu » (en français dans le texte d’Adorno), remontent loin, jusqu’aux origines de l’inconscient social. Ils témoignent d’une genèse sociale, justement, de la schizophrénie, dans l’écart qui s’ouvre entre l’individuel et le collectif. Kafka est alors intronisé comme le meilleur décrypteur du totalitarisme, système abstrait par excellence, produisant du symbole sans discontinuer. Et l’instant historique dont nous parle Kafka, ou plutôt à partir duquel il nous parle, équivaut à un arrêt totalitaire de l’histoire au profit de la répétition du même : qui est répétition de la violence. L’œuvre de Kafka ne désigne donc pas une réalité intemporelle qui brillerait obscurément à travers l’histoire – cristallisation d’une métaphysique – mais le retour permanent (et de ce fait intolérable) d’un meurtre sacrificiel chaque jour perpétré. Adorno mobilise à l’appui de son analyse deux citations de Kafka qu’il conjoint. « C’est seulement notre notion du temps qui nous conduit à nommer le Jugement dernier comme nous le faisons, il s’agit à vrai dire d’une loi martiale. » Suivi de : « Croire au progrès, ce n’est pas croire que le progrès a déjà commencé. » Dans l’instant historique où ces deux citations formulent l’ordre du jour, c’est le nom de l’histoire (dixit Adorno) qui est tabou et qu’on n’a pas le droit de nommer. Mais ici le non-dit a plus de force que tout, le chuchotement de l’histoire interrompue, et comme interloquée.
Dernières possibilités de la littérature impossible
10Une place serait à faire ici à l’étude de Denis Hollier intitulée Les Dépossédés – la littérature impossible, une étude menée, justement, dans les années 30 et 40. La guerre « comme un réel réfutant les mots qui la nomment, offre une sorte de limite objective au réalisme ». Mais il y a autre chose, ajoute Denis Hollier, « non contente d’être une référence innommable, elle instaure un régime de mobilisation totale qui retire le temps d’écrire ». D’où la forme paradoxale de la littérature engagée, conclut-t-il : elle s’engage à se faire exclure. Un art qui se veut ajusté à l’instant historique trouve là un contexte qui lui garantit rien moins qu’une « décontextualisation absolue ».
11Renversements : « Ce qui interrompt la voix de l’écrivain est aussi ce qui donne voix, en lui, à l’interruption. » Ou encore : « Plus la parole lui manque, plus le manque parle. »
12Question : peut-on construire une esthétique sur l’interruption de l’art ?
13Denis Hollier voit pour sa part, dans cette situation-limite, le point d’origine de la critique moderne. Il cite le Blanchot de Faux Pas (1943) : ce qui fait que le langage est détruit, chez l’écrivain moderne, fait aussi qu’il doit se servir du langage.
14Aboutissement : l’impossibilité se présentant comme la condition de possibilité de la littérature – celle-ci ne peut invoquer aucune légitimité supérieure pour se justifier et c’est ainsi qu’elle accède à la gratuité souveraine, non sans admettre que nul n’est souverain innocemment...
15De cette gratuité souveraine, la polysémie symbolique ne serait-elle pas l’expression la plus manifeste ?
La souveraineté d’un rideau de dentelles ou : drogue, art et praxis selon Walter Benjamin
16De l’artiste souverain, le mangeur de haschisch dont nous entretient Walter Benjamin dans ses Notes sur le crock ne fournit-il pas un double ironique ? Royales sont ses exigences :
Versailles n’est pas trop grand pour qui a mangé du haschisch, de même l’éternité ne lui est pas trop longue. Et sur fond d’une expérience intérieure aux dimensions immenses... : un humour serein, merveilleux, qui s’attarde à plaisir aux contingences du monde, de l’espace et du temps.
17Dans ce contexte, Walter Benjamin atteste la capacité inlassable du cobaye qu’il est (il s’agit de « séances » de crock auxquelles il se livre avec des amis) à tirer d’une seule et même donnée matérielle une pluralité d’aspects, de contenus, de significations. Il mentionne la « multi-interprétabilité » des réalités que saisit la perception en état d’ivresse.
18Walter Benjamin signale en particulier la joie que procure alors la vue de rideaux flottant au vent : il les évoque comme « les interprètes de la langue du vent », cette langue qui à chaque instant déplace, avec les rideaux, le monde qu’ils voilent et dévoilent. Quand ces rideaux sont ajourés, ajoute-t-il, ils peuvent devenir « l’instrument d’un jeu encore beaucoup plus étrange. Car ces dentelles se révèlent être, au fumeur, des sortes de pochoirs qu’il plaque sur le paysage pour le métamorphoser de la plus singulière façon ». Ainsi assujettissent-elles « à la mode le paysage qui nous paraît à travers elles, à peu près comme la confection de certains chapeaux assujettit à la mode le plumage d’oiseaux ou la floraison ».
19On ne s’étonnera pas qu’à l’inverse le fumeur « nomme tristesse le voile qui est suspendu immobile et désire ardemment un souffle qui l’agite ».
20Un des passages les plus suggestifs de ces Notes sur le crock, sous l’angle qui nous occupe, est sans doute celui où Walter Benjamin lève l’opposition entre le beau et le laid, en laissant entendre qu’ils peuvent se métamorphoser l’un en l’autre :
Je comprenais comment la laideur pouvait apparaître à un peintre – n’est-ce pas arrivé à Rembrandt et à bien d’autres – comme le véritable réservoir de la beauté, ou plutôt comme le coffre de son trésor, comme la montagne éventrée avec, en son sein, tout l’or du beau qui scintille dans les rides, les regards et les traits – Je me souviens en particulier d’un visage d’homme infiniment vulgaire et bestial où m’a soudain frappé de façon bouleversante la ride de la résignation.
21Ce dernier mot – résignation – introduit dans l’art, qui est toujours, finalement, l’art de la métamorphose, d’une métamorphose réglée, une dimension qui le dissocie de la perception ivre, et le raccorde à la praxis, aux stratégies de l’éveil actif. Encore Walter Benjamin écrit-il une fois, en rejetant les attitudes moralisatrices contre la drogue, « qu’un des motifs essentiels de la prise de drogue est dans de très nombreux cas d’augmenter l’aptitude du drogué au combat pour l’existence ». Mais rares sont les affirmations de ce type sous sa plume.
22Le travail critique de Walter Benjamin vise, quoi qu’il en soit, à rapporter l’art aux exigences du présent historique, où se joue la question de la vraie vie. Et cette actualisation nécessaire et nécessairement permanente de l’œuvre suppose, foncièrement, sa brisure en tant que totalité esthétique, suffisante, souveraine. Césure, interruption : tels sont les effets de l’opération critique sur l’œuvre. À partir de là peut s’ouvrir la réflexion sur « l’image dialectique », cette formule-clé vers laquelle s’oriente la pensée de Walter Benjamin dans les années trente pour résumer cette mise en scène de l’œuvre sur le théâtre de l’histoire en train de se faire. L’image dialectique comporte le jeu des possibles métamorphoses de l’objet étudié, tendu entre les extrêmes qu’il porte en lui. Cela étant, le présent historique demeure lui-même à construire, comme aussi une image dialectique. Et rien n’interdit de supposer que l’œuvre d’art à venir, de son côté, puisse contenir en son sein les principes mêmes de sa critiquabilité, c’est-à-dire de son actualisation ininterrompue, césurante.
Auteur
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