Hélas, ou qu’est-ce qu’une œuvre ratée ?
p. 65-88
Texte intégral
1Nous nous proposons ici de tenter d’enrichir la réflexion sur la littérature en l’abordant par l’un de ses aspects tératologiques. Alors que la tradition critique privilégie le plus souvent les chefs-d’œuvre, nous essaierons pour notre part de réfléchir, à rebours, sur ce qu’est une œuvre ratée. Pour ce faire, nous considérerons l’œuvre littéraire comme une totalité, mais nous serons nécessairement conduit, dans le cours du développement, à privilégier certains de ses éléments. Intrigues mal bâties, personnages sans consistance, phrases bancales, tropes ridicules, rien n’est en effet à négliger dès lors que l’on se fixe pour but de cesser d’étudier ce qui fonctionne et de s’intéresser à ce qui ne marche pas1.
2Parler de ce qui ne marche pas suggère que l’échec ou le désastre auraient pu ne pas se produire. Nous procéderons ici à une première restriction de champ, consistant à étudier cette problématique chez des créateurs ayant une certaine envergure et nous délaisserons ceux qui ont tout raté. Cette première restriction s’accompagnera d’une autre concernant à la fois le corpus et le contexte. Il n’y a guère d’intérêt, sauf à partir dans des considérations vagues, à comparer des œuvres qui relèvent de périodes ou de genres différents. En d’autres termes, nous considérerons que si l’œuvre est ratée par rapport à un certain itinéraire personnel, elle l’est aussi, historiquement, par rapport à un certain genre, situé dans une certaine époque. Enfin – troisième restriction – notre horizon de travail sera de façon privilégiée l’œuvre littéraire romanesque, quitte à voir ultérieurement si les quelques lois dégagées ont une pertinence dans d’autres secteurs du champ littéraire.
3Il convient en effet de ne pas sous-estimer l’ampleur du travail à mener dans un champ largement nouveau ni les modifications qu’opère la décision de cesser de travailler sur les œuvres réussies. Car ce n’est plus seulement le choix des œuvres qui diffère dans cette perspective, c’est l’ensemble de la relation de lecture, jusque dans les métaphores sous-jacentes qui en organisent l’activité. Alors que la critique traditionnelle, celle qui s’intéresse aux œuvres réussies, est prise, même si elle ne prétend pas formuler de jugement, dans des images de profondeur textuelle ou de complexité sémantique, la critique fondée sur le ratage sera avide de platitude et de vacuité. Alors que la critique traditionnelle vise toujours plus ou moins à mettre l’œuvre en valeur, la critique du ratage essaiera au contraire de la défaire, de la miner, animée avant tout – mais pas complètement, comme nous allons le voir – par le souci de lui nuire.
Stylistique du ratage
4Si nous évoquerons dans cette étude plusieurs œuvres littéraires, nous prendrons une œuvre unique comme fil directeur, afin de faire des remarques aussi précises que possible, générales comme de détail. Il s’agira d’un roman de Maupassant, Fort comme la mort2, texte qui présente l’avantage – si l’on peut dire – d’être à peu près unanimement reconnu, y compris par les admirateurs de l’écrivain, comme un roman raté.
5Que raconte Fort comme la mort ? L’histoire se passe au XIXe siècle à Paris, à l’époque de Maupassant. Le héros est un peintre mondain, Olivier Bertin, qui entretient depuis une vingtaine d’années une relation amoureuse avec une aristocrate mariée à un homme politique, Any de Guilleroy, relation qui a débuté quand la jeune femme est venue poser comme modèle. Le tableau fait à cette occasion rappelle leur idylle autant que la jeunesse passée d’Any. Mais il devient aussi le cœur de la tragédie lorsque Bertin s’éprend d’Annette, la fille d’Any, de retour de pension, à la beauté aussi grande que celle de sa mère – la femme du portrait –, dont elle est le sosie. Après avoir longtemps nié l’évidence, Bertin finit par admettre qu’il aime la jeune fille, et, fou de désespoir, passe sous un fiacre – sans qu’on puisse savoir exactement s’il s’agit d’un acte réussi ou manqué-, avant de mourir dans les bras de sa bien-aimée.
6Si l’on essaie de préciser cette impression générale de ratage qui a frappé plus d’un lecteur, on peut faire d’abord l’hypothèse qu’elle a partie liée avec la question de la longueur. L’art de Maupassant s’épanouit traditionnellement dans cette forme brève qu’est la nouvelle qui lui permet de jouer sur le non-dit, au moyen d’une écriture dense et elliptique. Dans le roman, les mêmes développements apparaissent vite entachés de didactisme. Tout semble ici lent et long, au contraire de la sécheresse nerveuse des récits courts, et, surtout, singulièrement dénué d’humour.
7Après celle de la longueur, une deuxième hypothèse porterait sur les personnages eux-mêmes, et au premier rang sur Olivier Bertin. L’impression d’inconsistance que donne le héros, proche de l’ectoplasmie, tient autant à son absence de profondeur biographique qu’à la faiblesse de sa crédibilité professionnelle et sociale. La comparaison avec le personnage central du seul roman véritablement « réussi » de Maupassant, Une vie, est enseignante. Jeanne est prise dans le flux d’une histoire transgénérationnelle et inscrite dans un milieu social précis. Privé de toutes racines, Bertin apparaît comme dépourvu d’épaisseur, réduit à un vague statut de peintre mondain dans lequel son identité semble à la fois se définir et s’épuiser.
8Car, histoire où intervient un peintre, Fort comme la mort n’est pas un roman sur la peinture, contrairement au Chef d’œuvre inconnu de Balzac ou à L’Œuvre de Zola. Ce n’est même pas un livre sur un tableau, mais, serait-on tenté de dire à propos de cette histoire de double, sur la reproduction. On ne sait rien du travail de la peinture proprement dit et le lecteur doit se contenter, pour tout renseignement, du nom de quelques toiles, comme une « Cléopâtre » (838) ou des « Petites paysannes prenant un bain dans un ruisseau » (912). Ainsi est-on conduit à s’interroger sur le rôle de l’intrigue dans cet échec. Sans doute pêche-t-elle moins par sa vraisemblance que par son traitement. L’idée d’un homme amoureux de la fille de sa maîtresse en vaut une autre, mais le thème du double est si rebattu qu’il implique l’originalité ou la discrétion. Or tout se passe comme si le romancier était sans cesse porté à trop expliciter des éléments qui gagneraient à demeurer suggérés. Ainsi le motif du drame – la ressemblance entre Any et Annette – est-il sans cesse et lourdement rappelé. Il en va de même pour la souffrance de Bertin, clamée de façon répétitive, avec une insistance qui semble empruntée au roman populaire.
9Examinons plus précisément le texte. Si l’intrigue, en soi, n’est pas légère, les grandes scènes du roman sont de surcroît écrites dans un style qui manque singulièrement de sobriété. On en aura une idée avec la première scène d’amour entre Bertin et Any, à l’époque où elle pose comme modèle :
Il s’était agenouillé sans qu’elle y prît garde, et avec un regard d’halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! (...) Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut tellement émue, qu’elle fit : « oh ! », prête à l’embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d’une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s’ouvrir.
Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée passionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en résistant, elle se donnait en se débattant, elle l’étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas ». (857)
10Autre exemple avec la scène – sur laquelle nous reviendrons – où Bertin avoue pour la première fois à sa maîtresse qu’il est amoureux de sa fille :
Elle le tenait, l’attirant vers l’autre salon, celui du fond, où on ne les entendrait pas. Elle le tramait par l’étoffe de sa jaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l’eut amené jusqu’au petit divan rond, elle le força à s’y laisser tomber, et puis s’assit auprès de lui.
« Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi que vous l’aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, je n’en puis douter, j’en meurs, mais je veux le savoir de votre bouche ! »
Comme il se débattait encore, elle s’affaissa à genoux contre ses pieds. Sa voix râlait.
« Oh ! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vous l’aimez ? »
Il s’écria, en essayant de la relever :
« Mais non, mais non ! Je vous jure que non ! » (984)
11On voit comment l’ensemble du style est pris dans une boursouflure mélodramatique où dominent les formules emphatiques :
Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie ! Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourires et des mèches de cheveux ! Ah ! les sourires, les cheveux de cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomber à genoux et de se frapper le front par terre ! (989)
12ou encore :
La comtesse entrait. Dès qu’elle vit la figure livide et convulsée d’Olivier, elle devina qu’il touchait aux limites de la souffrance. Elle eut un élan vers lui, un élan de toute sa pauvre âme si déchirée aussi, de tout son propre corps si meurtri lui-même. Lui jetant ses mains sur les épaules, et son regard au fond des yeux, elle lui dit :
« Oh ! que vous êtes malheureux ! »
Il ne nia plus cette fois, et la gorge secouée de spasmes, il balbutia :
« oui... oui... oui ! » (1011)
13Ce ton mélodramatique transparaît également dans les figures d’une rhétorique pesante3, où les métaphores, faute de correspondre à un univers imaginaire cohérent, comme celui de Pierre et Jean, paraissent le plus souvent maladroites, même lorsqu’elles sont empruntées à des registres familiers à la sensibilité de l’écrivain, comme celui de l’eau :
Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure, toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau, toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les secrets de sa physionomie, il s’était imprégné d’elle comme une éponge se gonfle d’eau ; et transportant sur sa toile cette émanation de charme troublant que son regard recueillait, et qui coulait, ainsi qu’une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeurait étourdi, grisé comme s’il avait bu de la grâce de femme. (852)
14Même impression d’artifice quand l’élément qui domine est le feu, comme dans cette image qui semble venir des dernières pages du « Horla » :
Je vous ai aimée autant qu’on peut aimer une femme. Elle, je l’aime comme vous, puisque c’est vous ; mais cet amour est devenu quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis à lui comme une maison qui brûle est au feu ! (1012)
15Le texte donne parfois le sentiment d’expérimenter tous les réseaux d’images susceptibles de convenir à une violence qu’il ne parvient ni à exprimer ni à contenir. Ainsi abonde-t-il en métaphores animales, particulièrement canines :
Elle l’avait attiré, séduit par des ruses de fille, cherchant à l’affoler sans rien donner ensuite, le provoquant pour se refuser, employant pour lui toutes les manœuvres des lâches coquettes qui semblent toujours prêtes à se dévêtir, tant que l’homme qu’elles rendent pareil aux chiens des rues n’est pas haletant de désir. (862)
16Métaphore reprise plus loin, lorsque Bertin a pris conscience de l’impossibilité de son amour :
Donc il aimait cette petite fille ! Il n’y avait plus à lutter, à résister, à nier, il l’aimait avec le désespoir de savoir qu’il n’aurait même pas d’elle un peu de pitié, qu’elle ignorerait toujours son atroce tourment, et qu’un autre l’épouserait. À cette pensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi par une envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car il se sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux4. (987)
17L’impression générale, ainsi, est celle d’une frénésie stylistique, mise au service de l’expression inaboutie d’une souffrance qui n’arrive pas à se dire. Souffrance devant quoi ? Indiscutablement devant le passage du temps. Car c’est avant tout le vieillissement que tente de décrire Fort comme la mort. Mais faute de trouver la juste solution esthétique, Maupassant en est réduit à cumuler deux techniques : d’une part, l’instauration d’une tonalité générale imprégnée de pathos, d’autre part la répétition didactique que le temps s’écoule. Très tôt, le lecteur en est prévenu, puisque Any en informe aimablement Bertin, lui déclarant avec tact, dès le début du livre : « Je suis tranquille d’ailleurs. Vous n’aimerez plus que moi maintenant. C’est fini, fini pour d’autres. Il est trop tard, mon pauvre ami. » (842) Quarante pages plus loin, Bertin prend conscience d’un début de vieillissement (884). Encore vingt-cinq pages et quelques semaines, et Any s’écrie : « Dieu, que vous êtes blanc ! Vos derniers cheveux noirs ont disparu. – Hélas ! Je le sais, ça va vite. » (908)
18Comme échappés du Portrait de Dorian Gray, les personnages donnent le sentiment de vieillir à toute vitesse, pour ainsi dire d’une page sur l’autre. Et le vieillissement est accentué par le recours à un réalisme descriptif impitoyable, qui ne laisse rien ignorer des ravages physiques, y compris dans le cas d’Any :
D’un doigt léger elle tendit la peau des joues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna les paupières pour regarder le blanc de l’œil. Puis elle ouvrit la bouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d’or brillaient, s’inquiéta des gencives livides et de la teinte jaune de la chair au-dessus des joues et sur les tempes. (934)
19Le réalisme, ici, par son excès de précision, fait glisser le texte vers le fantastique. Mais, dans le même temps, ce mouvement de grossissement des détails figure bien comment le problème principal du texte, pour être évalué précisément, doit se penser à travers des catégories qui mettent en jeu la notion de distance.
Psychanalyse de la distance
20Comment Maupassant en est-il arrivé là ? S’il est légitime de s’étonner, c’est que d’autres histoires aux thématiques proches donnent le sentiment d’être plus réussies. Le thème du double est omniprésent dans l’œuvre de l’écrivain, de même que celui de l’obsession, et l’un et l’autre ont donné lieu à des œuvres majeures. Et si l’intrigue est mélodramatique, Maupassant s’est sorti de sujets bien plus périlleux. La question de la longueur joue certainement, mais elle n’explique pas tout. Elle vient plutôt indiquer que Maupassant a été victime d’un problème de réglage.
21Notons avant d’aller plus loin que la notion de ratage prend en psychanalyse une signification particulière. Tout d’abord, l’idée même de ratage est consubstantielle à la représentation que la psychanalyse peut se faire de la création, conçue comme une tentative d’exprimer un fantasme fondamental. Cette tentative ne peut qu’échouer, conduisant le créateur à sans cesse se remettre au travail. D’où cette impression de répétition différente qui naît souvent du parcours de l’ensemble de l’œuvre d’un auteur.
22Mais, par ailleurs, la notion de ratage doit être mise en résonance avec celle d’acte manqué qui en fournit d’une certaine manière le paradigme, en la référant à une autre logique que celle des processus secondaires de la vie consciente. Dans le champ de la psychanalyse, le ratage réussit toujours. Il réussit au moins à dire quelque chose des enjeux profonds du sujet. Le ratage esthétique, ainsi, ne peut simplement s’appréhender comme déchet sans également s’entendre dans sa dimension de langage. Cette valeur du ratage en psychanalyse fait que la même catégorie prendra pour la même œuvre, selon que l’on se situe dans le registre esthétique ou psychanalytique, une signification différente.
23Comme on le voit, sans impliquer une approche psychobiographique stricto sensu, notre conception du ratage se fonde sur l’idée d’un certain parcours esthétique, où œuvre et événements de vie s’interpénètrent en se dynamisant ou en se perturbant. La réussite d’une œuvre implique qu’un relatif équilibre ait été atteint. Cet équilibre est d’abord un équilibre entre la souffrance ou le fantasme et leur élaboration. Plus profondément, cet équilibre avec soi et les autres implique que soit trouvée la juste distance avec l’objet du fantasme. Pour comprendre cette notion de distance, il est nécessaire de rappeler la fonction d’élaboration de l’œuvre d’art, qui doit tenter de traiter les représentations liées à l’objet du fantasme. Ces représentations, le créateur va essayer de les transcrire dans l’œuvre, alors même qu’elles sont par nature indicibles. Indicibles au sens habituel du terme, mais aussi en ce que les mots ne peuvent suffire, le langage étant impuissant, non seulement à absorber leur charge d’angoisse, mais même à les dire exactement.
24Le propre de ces représentations, selon la formule de Lacan, ce n’est pas qu’elles s’écrivent ou qu’elles ne s’écrivent pas, c’est qu’elles ne cessent pas de ne pas s’écrire. Plusieurs cas sont alors possibles. Il arrive d’abord que, faute d’être soumises à un travail suffisant de symbolisation, ces représentations acquièrent – au moins pour une part – un statut hallucinatoire, un excès de présence que les mots ne viennent pas tempérer. Sur le modèle de la conception lacanienne de l’hallucination – elle est ce qui, n’étant pas symbolisé, fait retour dans le réel –, on pourrait ainsi dire qu’un certain nombre de représentations fantasmatiques auxquelles a affaire le créateur, faute d’avoir été justement symbolisées dans une œuvre toujours inadéquate, ont ce statut hallucinatoire et, lorsqu’elles ne demeurent pas extérieures au texte, s’y laissent repérer comme des morceaux bruts de souffrance que ni la structure générale du texte ni ses énoncés localisés ne parviennent à traiter.
25On peut imaginer inversement que le travail d’élaboration s’effectue correctement et que le créateur parvienne, dans son univers psychique et littéraire, à faire une place suffisante à ces représentations douloureuses, en diminuant leur puissance de destruction interne. Mais il y a là aussi un risque, celui que cette activité d’aménagement soit si bien conduite que les éléments les plus dynamiques s’en trouvent atténués ou effacés et que l’œuvre apparaisse comme dévitalisée. Car l’élaboration, en apprenant à vivre avec l’insupportable, offre parfois des voies de conciliation psychique qui tempèrent à l’excès la violence de certaines images.
26Nous ferons dès lors l’hypothèse que l’œuvre littéraire « réussie » vient trouver un équilibre entre deux grands types d’écriture, une écriture de l’hallucination et une écriture de l’élaboration. Par écriture de l’hallucination, nous entendrions une écriture submergée par un trop-plein d’images, de représentations, presque possédée par elles. Au contraire une écriture de l’élaboration sera marquée par la maîtrise, le contrôle, l’explication. « Le Horla » montre bien l’oscillation entre les deux mouvements, puisque l’écriture y est à la fois ce qui lutte contre l’hallucination et ce qui se laisse envahir par elle. Cette dualité des écritures, en effet, ne se joue pas seulement d’une œuvre à l’autre, mais également à l’intérieur d’une même œuvre, qui retravaille alors, au fil de son déroulement, cette séparation même5.
27Il y aurait donc dans notre hypothèse, au-delà de l’infinie diversité des échecs esthétiques, deux grands types de ratage. Le premier cas serait dominé par l’excès d’hallucination. Les représentations liées à l’objet du fantasme ne sont pas suffisamment symbolisées : elles envahissent le texte, comme si l’œuvre d’art n’exerçait pas autant qu’il est nécessaire sa fonction de médiation et de filtre. Dans les catégories lacaniennes, c’est la dimension de l’Imaginaire qui domine. Dans le second cas, au contraire, il y a excès d’élaboration. Cette fois, les représentations fantasmatiques ont été tellement traitées par l’élaboration qu’elles ont quasiment disparu. L’œuvre apparaîtra comme froide, distanciée. C’est le Symbolique qui prime.
28Ces deux grands types pourraient servir de point de départ à une typologie des formes de ratage qui tenterait de retrouver le jeu de ces deux modes originaires, avec des degrés variables d’intrication ou de désintrication, derrière les grands accidents littéraires. Suggérons par exemple que l’excès de complexité qui gâche certaines œuvres pourrait se comprendre comme la variante d’un excès d’élaboration. Ou encore que certaines répétitions excessives, qui engendrent la lassitude, s’expliquent par un ratage de ce nouage même, où l’œuvre s’invente, entre élaboration et hallucination.
29Dans cette perspective, tous les ratages sont des ratages de la distance, des maladies de la distance. Juste distance à l’objet du fantasme, qui n’est donc pas trouvée, mais dans le même temps au lecteur de l’œuvre. Car ainsi que nous l’indiquions plus haut, la réflexion sur la distance doit intégrer les formes en cours pour un certain genre à une certaine époque. Faute de quoi se trouveraient évalués selon les mêmes critères, en dehors de toute attention à l’histoire des formes, un texte de Hugo et un texte de Flaubert. La mauvaise distance se fait donc par rapport à la forme socialisée de l’objet du fantasme. Elle est caractérisée par le choix inadéquat, à un niveau macro ou microstructurel, d’une forme susceptible de donner une expression intersubjective à l’objet individuel d’un fantasme. En cela, c’est en plusieurs sens que l’on peut dire que toute œuvre réussie correspond à un certain point d’équilibre, équilibre pour une part psychique, d’autre part – et dans le même temps – contextuel (lié à l’époque) et contractuel (lié au genre). Surtout, il est probable qu’il existe un lien entre ces deux équilibres, et que le créateur ne peut gérer efficacement sa relation avec les pôles de réception que si un certain équilibre interne est trouvé – ce lien s’établissant probablement au niveau des instances idéales.
30En quoi Fort comme la mort défaille-t-il ? Une première manière de formuler le problème consisterait à dire que la fonction de l’élaboration n’a pas ici fait son office. Surtout si on compare à d’autres textes de Maupassant, il est patent – et c’est le problème du mélodrame dans ce texte, qui l’affecte autant dans son intrigue que dans le ton choisi – que nous nous trouvons face à un surcroît d’affects et de représentations éprouvantes que l’œuvre n’est pas parvenue à tempérer et à encadrer. L’ensemble de la forme n’a pas réussi à jouer son rôle de contenant psychique, et ce tout aussi bien au niveau du cadre romanesque d’ensemble qu’au niveau stylistique plus ponctuel. Dès lors les excitations mal contenues viennent perforer l’enveloppe textuelle et la trouer de toutes parts.
31Il est impossible de ne pas relier cette défaillance de l’élaboration, dès lors que l’on accepte l’hypothèse d’un parcours esthétique, au vécu existentiel de Maupassant, qui souffrait de plus en plus, vers la fin de sa vie, du sentiment du vieillissement. Le manque de distance, ici, s’illustre notamment par le choix, comme personnage principal, d’un artiste mondain qui se sent vieillir – et on voit combien une réflexion sur l’élaboration croise la problématique de l’identification. Il s’illustre aussi de la forme d’expression, de la voix que l’on entend, à laquelle aucune transposition esthétique n’est véritablement fournie.
32Ce problème du mauvais contenant a en effet des liens avec celui de l’inscription. Dès lors que l’œuvre n’exerce pas sa fonction de protection, de pare-excitations, d’enveloppe psychique, le sujet, qui n’y trouve pas un lieu d’élaboration, vient s’y inscrire trop directement. Comment ? On peut supposer que dans les meilleurs cas, en fournissant un contenant à l’angoisse, l’œuvre permet à celle-ci de se répartir sur différents personnages, également de s’inverser en d’autres affects, enfin de se sublimer. À l’inverse, l’un des problèmes du roman de Maupassant est de laisser excessivement entendre la voix propre de l’écrivain derrière celle du personnage. Que l’œuvre n’ait pas protégé de l’angoisse a pour résultat – et telle est peut-être l’une des raisons du sentiment d’échec – que celle-ci se laisse directement percevoir dans les énoncés du personnage principal, sinon dans ceux du narrateur.
33Dernier point, nous ferons l’hypothèse que cette dialectique entre l’écriture de l’hallucination et l’écriture de l’élaboration s’exprime souvent dans un autre couple, celui de l’explicite et de l’implicite et que toute forme de ratage littéraire concerne, à un titre ou à un autre, ce que l’on pourrait appeler la fonction de l’implicite. Pourquoi ? Parce que ce point d’équilibre, que nous évoquions plus haut, entre l’objet du fantasme et une forme esthétique transpersonnelle – variable en fonction des contrats de genre et des contextes – est atteint quand le créateur est capable de gérer la place de l’Autre, celle-là même qui est en cause dans le calcul minutieux de l’implicite, chargé d’évaluer au plus juste le savoir du lecteur, ses réactions, etc. Que tout soit trop explicite dans Fort comme la mort – aussi bien dans l’expression de la souffrance que dans le réalisme des descriptions du vieillissement – est une évidence. Mais celle-ci devient plus compréhensible si l’on se dit que cette mise en mots, en langue, en symboles, qu’est l’élaboration implique un passage par cette place – d’abord intérieure puis extérieure – de l’Autre, qui est l’une des voies d’échappée pour la souffrance psychique.
Poïétique de l’amélioration
34La critique littéraire fondée sur le ratage n’a pas qu’un versant pessimiste. Par essence comparative, elle ouvre aussi à une approche plus optimiste, parce que constructive, de la critique, trop souvent passive devant les œuvres. Dire d’une œuvre qu’elle est ratée, c’est rêver à ce qu’elle aurait pu être et donc continuer de manifester que l’on croit en la littérature. S’il est possible de comparer une œuvre ratée aux œuvres réussies du même auteur et à celles d’une même période, rien n’empêche alors de proposer des améliorations concrètes6. L’avantage est double. Mieux comprendre, d’abord, en les expérimentant, ce que sont la réussite ou le ratage, et donc faire entrer la réflexion sur la réception dans le champ du vérifiable, sinon du falsifiable. Accroître l’ensemble du corpus littéraire, ensuite, en ne se contentant plus des œuvres qui existent, mais en s’intéressant résolument à toutes celles qui n’existent pas.
35L’idée est de travailler sur la littérature potentielle. Toute œuvre se situe à l’intérieur d’une double combinatoire emboîtée, une combinatoire générale (celle de toutes les œuvres qui pourraient exister) et une combinatoire singulière (celle que le créateur est en mesure d’inventer à partir du fantasme organisateur), la première opérant comme une réserve, la seconde comme une limite. Ce que nous allons tenter de décrire fonctionne donc comme un programme, permettant de fabriquer un nombre considérable d’œuvres à partir de celles qui existent, et, partant, de textes critiques supplémentaires.
36Pour mettre au point ce programme de transformations virtuelles, il est préférable, quand cela est possible, de tenir compte de l’auteur, afin de parvenir à un résultat qu’il aurait pu reconnaître et agréer comme sien. Maupassant est un écrivain qui se prête bien à ce travail de l’amélioration, car certains thèmes se répètent d’une œuvre à l’autre avec suffisamment d’insistance pour donner un cadre vraisemblable aux réaménagements. Il n’est pas sans intérêt, par exemple, de comparer Fort comme la mort avec la nouvelle « Fini », pour mieux comprendre en quoi Maupassant a échoué dans sa tentative pour trouver une écriture apte à exprimer l’écoulement du temps.
37Le héros de « Fini », Lormerin, reçoit un matin une lettre écrite par une femme passionnément aimée vingt-cinq ans plus tôt, Lise, qui l’invite à dîner le soir même en compagnie de sa fille de dix-huit ans. Toute la nouvelle est organisée autour d’un retour en arrière qui convoque l’histoire d’amour passée et accentue l’effet recherché, celui du passage du temps, lequel se marque d’un coup au moment de la rencontre avec le visage méconnaissable de l’être d’autrefois :
Il s’assit et attendit. Une porte s’ouvrit enfin derrière lui ; il se dressa brusquement et, se retournant, aperçut une vieille dame en cheveux blancs qui lui tendait les deux mains.
Il les saisit, les baisa l’une après l’autre, longtemps ; puis relevant la tête il regarda son amie.
Oui, c’était une vieille dame, une vieille dame inconnue qui avait envie de pleurer et qui souriait cependant.
Il ne put s’empêcher de murmurer :
« C’est vous, Lise ? »7
38Comme dans « Adieu » (1, 1246), autre nouvelle consacrée au passage du temps, la non-reconnaissance est complète. La formule « C’est vous, Lise ? » vient à la place d’une description qui n’est même pas donnée, contrairement à ce qui se passait dans « Adieu », comme si l’être était à ce point différent qu’il n’était plus la peine d’essayer d’en rendre compte8. À l’effroi devant le travail du temps Maupassant a ajouté un thème qui prendra toute son ampleur dans Fort comme la mort, celui de la fille identique à ce qu’était la mère vingt-cinq ans plus tôt, et dont la présence crée chez le héros un sentiment d’inquiétante étrangeté : « Il regardait ces deux femmes avec une idée fixe dans l’esprit, une idée malade de dément : “Laquelle est la vraie ?” » (517). Au bord de la folie, Lormerin rentre chez lui et se confronte de manière angoissante à son image dans le miroir :
Mais comme il passait, une bougie à la main, devant sa glace, devant sa grande glace où il s’était contemplé et admiré avant de partir, il aperçut dedans un homme mûr à cheveux gris ; et, soudain, il se rappela ce qu’il était autrefois, au temps de la petite Lise ; il se revit, charmant et jeune, tel qu’il avait été aimé. Alors, approchant la lumière, il se regarda de près, inspectant les rides, constatant ces affreux ravages qu’il n’avait encore jamais aperçus.
Et il s’assit, accablé, en face de lui-même, en face de sa lamentable image, en murmurant : « Fini Lormerin ! » (518)
39La force de la nouvelle tient à la double rencontre visuelle avec le vieillissement. La technique a le mérite d’éviter toutes les descriptions réalistes de Fort comme la mort. Elle est d’ailleurs plus rigoureuse phénoménologiquement, voire philosophiquement : le temps ne passe pas, il est passé. Par ailleurs elle évite tout pathos, puisque celui-ci est attaché à un sentiment d’écoulement qui a ici disparu. Elle présente un inconvénient majeur : elle induit une forme narrative brève. Il est impossible de construire tout un roman pour raconter qu’un personnage se découvre vieux. Mais ce texte montre bien a contrario – si tant est qu’on l’estime plus réussi – comment l’élaboration a partie liée avec la fonction de l’implicite.
40Que l’on puise ou non dans les variantes du même écrivain, les interventions envisageables portent sur une gamme très large, depuis les microstructures jusqu’aux macrostructures. Comme il n’est pas question de réécrire tout Fort comme la mort, et surtout que la marge d’appréciation est ici considérable (certaines métaphores proustiennes apparaîtraient plus ridicules que celles de Maupassant9), nous ne donnerons qu’un exemple de réécriture ponctuelle.
41À suivre les remarques faites plus haut, une méthode d’amélioration sensible du texte de Maupassant sera évidemment la réduction. L’excès de représentation que produit chez l’écrivain la carence de l’élaboration gagnerait en effet à être tempéré par le recours à une écriture plus minimaliste. Ainsi le passage de l’aveu, déjà cité plus haut et que nous donnons cette fois intégralement, pourrait-il se réduire aisément :
Elle le tenait, l’attirant vers l’autre salon, celui du fond, où on ne les entendrait pas. Elle le traînait par l’étoffe de sa jaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l’eut amené jusqu’au petit divan rond, elle le força à s’y laisser tomber, et puis s’assit auprès de lui.
« Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi que vous l’aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, je n’en puis douter, j’en meurs, mais je veux, le savoir de votre bouche ! » Comme il se débattait encore, elle s’affaissa à genoux contre ses pieds. Sa voix râlait.
« Oh ! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vous l’aimez ? » Il s’écria, en essayant de la relever :
« Mais non, mais non ! Je vous jure que non ! » Elle tendit sa main vers sa bouche et la colla dessus pour la fermer, balbutiant : « Oh ! ne mentez pas. Je souffre trop ! » Puis laissant tomber sa tête sur les genoux de cet homme, elle sanglota.
Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds où se mêlaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traversé par une immense pitié, par une immense douleur.
Saisissant à pleins doigts cette lourde chevelure, il la redressa violemment, relevant vers lui deux yeux éperdus dont les larmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d’eau, il jeta ses lèvres coup sur coup en répétant :
« Any ! Any ! ma chère, ma chère Any ! » (984)
42La réduction que nous pourrions proposer utiliserait exclusivement des mots déjà présents dans le texte :
Quand elle l’eut amené jusqu’au petit divan, elle s’assit auprès de lui :
– Est-ce vrai que vous l’aimez ?
– Ma chère Any !
43L’intensité du passage réécrit tient à sa force de suggestion. Étrangement, cet art de l’implicite est celui que pratique couramment Maupassant dans beaucoup de ses nouvelles. On notera qu’un même effet de sobriété pourrait être obtenu par d’autres méthodes, comme le passage du discours direct au discours « narrativisé » (« Quand elle lui demanda s’il aimait sa fille, il nia ») ou l’éclipse de l’événement dans la répétition (« Quand elle lui demandait s’il aimait sa fille, il niait »).
44Mais les interventions les plus intéressantes que l’on peut essayer de pratiquer pour améliorer une œuvre concernent les macrostructures, car c’est là que se jouent véritablement l’inscription du sujet dans l’œuvre et la distance à l’objet. Nous nommerons variations diégétiques10 les premières grandes transformations possibles, qui portent sur les données principales de l’histoire. Ainsi pourrait-on changer le cadre du livre, en jouant soit sur le lieu de l’action soit sur l’époque. Un des défauts du roman, Camus et Jouhandeau l’ont bien remarqué11, tient à son excès de réalisme, défaut encore accru par le caractère universel du thème traité, lequel incite à des variations plus originales. En d’autres termes, quelle nécessité, pour exprimer l’éternelle douleur du temps qui passe, de situer l’action chez un artiste parisien de la fin du XIXe, avec le risque inévitable d’entendre Maupassant derrière Bertin ? Malheureusement, dans ce cas précis, aussi tentantes soient-elles (on peut imaginer Bertin sculpteur de statues dans la Rome de Néron...), et même si elles permettraient de séparer plus nettement le héros de l’écrivain, les variations de cadre n’auraient pas nécessairement un effet sensible. Outre qu’elles auraient pour inconvénient de sortir de la combinatoire propre à Maupassant – qui situe toutes ses actions au XIXe à Paris ou à la campagne-, l’effet de distance ainsi créé ne résoudrait que partiellement le problème posé : celui de la juste forme – psychique et contextuelle – pour l’expression de la souffrance de vivre.
45Les autres éléments essentiels de la variation diégétique sont évidemment les personnages. L’une des transformations auxquelles on pourrait se livrer – visant là encore à limiter les effets d’inscription – consisterait à changer le sexe du héros, devenu par exemple Olivia Bertin12. Sauf à opter pour des aventures homosexuelles que la littérature du XIXe évite, il faudrait la supposer amoureuse du jeune comte de Guilleroy après l’avoir été de son père. Le roman accroît sa vraisemblance. D’abord il est plus logique, dans la perspective du XIXe siècle, que ce soit une femme qui souffre du vieillissement. Par ailleurs il se trouve que, sur les six romans de Maupassant, le point de vue majeur est cinq fois celui d’un homme, mais que le seul cas vraiment « réussi », Une vie, est celui où domine un point de vue féminin, le livre parvenant admirablement à rendre compte du passage du temps. Comme si la grande distance entre le point de vue d’une aristocrate de la campagne et celui de cet artiste mondain qu’est Maupassant avait facilité ici l’énonciation romanesque.
46Enfin l’intrigue permet de multiples variations. On pourrait imaginer que Bertin règle le problème en épousant Annette13, ou tente de sublimer ce conflit en y consacrant la suite de son œuvre. On peut aussi décider de supprimer toute la fin en arrêtant le livre une quinzaine de pages plus tôt et en évitant l’accident de Bertin et son agonie dans les bras d’Any. Le livre se terminerait ainsi sur une conversation attristée entre Bertin et Any, suivie de cette phrase : « Et il s’en alla très vite, sans se retourner » (1014). Or cette fin indécise est proche de celle des cinq autres romans de Maupassant et ressemble à celle de Pierre et Jean. L’indécidabilité a le mérite de briser un peu plus cet excès de réalisme dont souffre Fort comme la mort14.
47Les autres grands types de variation sont les variations formelles. Nous appellerons la plus importante d’entre elles variation énonciative. Elle consiste à jouer sur les foyers dominants de perception et de narration, et, par exemple, à remplacer la troisième personne du singulier par la première15. Or il se trouve que si tous les romans de Maupassant sont à la troisième personne, les nouvelles oscillent entre la première et la troisième, le récit imbriqué effectuant parfois ce déplacement d’énonciation dans le texte même. La première version du « Horla », ainsi, est à la troisième quand la seconde est à la première. Le personnage en prend de l’épaisseur. Bertin, tellement diaphane qu’il décourage toute identification, y gagnerait en consistance. Par exemple, le passage sur la maison en feu, ridicule dans une conversation, est un peu plus vraisemblable dès lors que le personnage se laisse aller dans un journal intime :
J’ai aimé Any autant qu’on peut aimer une femme. Annette, je l’aime comme Any, puisque c’est elle ; mais cet amour est devenu quelque chose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Je suis à lui comme une maison qui brûle est au feu ! (1012)
48Curieusement, puisque dans les transformations précédentes l’accroissement de la distance tendait à limiter le pathétique, le passage au journal intime devrait avoir l’effet contraire. Mais il ne faut pas oublier que le passage au journal intime fonctionne comme un ensemble de contraintes stylistiques. Il y a d’abord unification des focalisations. Ensuite, et de façon liée, l’implicite devient prévalent, puisque le personnage n’a plus besoin de se redonner à lui-même une quantité d’informations. Ainsi la réduction de toute distance, loin d’accentuer le pathétique, peut redonner une vérité subjective qui se perd souvent dans le récit à la troisième personne16.
49Ce maniement de la combinatoire – surtout quand elle recourt à celle qui est spécifique à l’écrivain – présente un avantage non négligeable. Il résout partiellement l’obstacle inévitable qui surgit quand on travaille sur les œuvres ratées : la présence d’un lecteur ou d’un groupe de lecteurs qui considèrent que l’œuvre en cause est précisément, de leur point de vue, l’une des plus réussies de l’auteur. L’établissement de ce type de combinatoire permet alors de conforter ou d’invalider le jugement esthétique en confrontant les lecteurs à leurs propres choix et en leur rappelant ce qu’ils ont perdu ou ce à quoi ils ont échappé17.
50En suivant un certain nombre des transformations proposées, nous arriverions à la solution suivante, virtuellement substituable à Fort comme la mort : dans un texte à la première personne, un écrivain traite la question du passage du temps en décidant d’y consacrer son œuvre. Nous serions ainsi passés, d’une certaine manière, de Fort comme la mort à À la Recherche du temps perdu.
51Or il faut signaler deux faits étranges. Tout d’abord Fort comme la mort comporte plusieurs passages qui, de façon très claire, semblent annoncer la Recherche. Par exemple celui-ci :
Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie ancienne que plusieurs fois déjà, moins qu’aujourd’hui cependant, il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à ces évocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, un parfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté au passage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappel d’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirs d’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées, à la façon des aromates qui conservent les momies. (899)
52Mais il y a plus étonnant encore. Pendant la rédaction de Fort comme la mort, Maupassant confie ses difficultés à l’une de ses meilleures amies, une certaine Madame Straus18. Or cette jeune femme, que Maupassant représentera dans son dernier roman, Notre cœur, deviendra l’amie de Proust, qui la prendra pour modèle de la duchesse de Guermantes. Comment ne pas se dire alors que c’est Proust lui-même, par l’intermédiaire de cette amie partagée, qui partira des défauts de Fort comme la mort pour rectifier définitivement l’œuvre et écrire la Recherche ?
Notes de bas de page
1 Ce texte a d’abord été lu devant les participants du séminaire « Esthétiques hors cadre ». Je remercie, pour leurs questions et remarques, Charles Grivel, Philippe Ivernel et Marie-Claire Ropars.
2 Les indications de pages, après les citations, renvoient à l’édition de « la Pléiade », procurée par Louis Forestier.
3 C’est le cas pour tous les passages qui évoquent la passion de Bertin et d’Any. Ainsi de cette phrase au symbolisme érotique expressif : « Lorsqu’elle pensait à autre chose, elle semblait l’écouter avec des airs d’avoir si bien compris, de tant jouir de cette initiation, qu’il s’exaltait à la regarder l’entendre, ému d’avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la pensée tombait comme une graine. » (852)
4 Le bestiaire ne s’arrête pas là, et, comparant les deux femmes, Bertin se demande « en fouillant sa mémoire si la comtesse, en son plus complet épanouissement, avait eu ce charme souple de chèvre, ce charme hardi, capricieux, irrésistible, comme la grâce d’un animal qui court et qui saute. Non. » (949)
5 On notera que ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire fait retour de façon hallucinatoire dans les histoires racontées par les textes, mais aussi dans les textes comme histoires, le travail formel de l’œuvre venant conforter ou défaire ce qui se formule au niveau de l’intrigue et des personnages. Ainsi le texte a-t-il parfois un statut topologique complexe, comme s’il était pour une part l’hallucination de lui-même, situé entre ce qu’il dissimule et ce qu’il manifeste. Qu’est-ce à dire ? Que des éléments qui n’arrivent pas à s’écrire en certains de ses lieux se retrouvent ailleurs en y faisant retour. Et, surtout, qu’il n’y a pas de séparation entre intérieur et extérieur, les éléments mal symbolisés n’intervenant pas seulement au niveau des histoires racontées mais dans la forme même des récits.
6 Ou, inversement, exercice également intéressant, de perturber ou de gâcher des œuvres réussies.
7 Contes et nouvelles, II, collection « la Pléiade », p. 516.
8 L’absence de description est l’une des techniques de la littérature fantastique pour suggérer l’horreur : celle-ci est au-delà des mots.
9 La « dé-métaphorisation » est un procédé dont il serait intéressant de jouer pour réécrire le roman de Maupassant.
10 Pour toutes les pages qui suivent, l’ouvrage de référence est évidemment Palimpsestes de Gérard Genette (Seuil, Paris, 1982), la Bible de la transformation textuelle.
11 Collection « la Pléiade », p. 1559.
12 Sur les changements de sexe, voir Genette, op. cit., p. 345.
13 C’est ce que fait le héros de Bel Ami, qui épouse à la fin du livre la fille de sa maîtresse.
14 Signalons, à la suite de Genette, ces deux sources de transformations textuelles que sont la transmotivation (372) et la transvalorisation (393). La première modifie les raisons qui font agir les personnages. Par exemple, Bertin fréquenterait Any, riche aristocrate, non par amour, mais par intérêt. La seconde transformation s’en prend à la valeur attribuée à une action ou à un ensemble d’actions. On peut ainsi imaginer un Bertin souhaitant, tel l’homme pressé de Morand, voir le temps s’écouler plus vite et se lamentant de la lenteur de son vieillissement. Il y a souvent des liens entre les changements de motifs et les changements de valeurs.
15 La deuxième personne est exclue dans la combinatoire du XIXe siècle. Il conviendrait évidemment, comme le fait Gérard Genette, de séparer mode et voix. Genette parle de « transfocalisation » (333) lorsque la focalisation dominante change et de « transvocalisation » (335) lorsque c’est la voix narrative qui change. Remplacer la troisième personne par la première relève du premier cas de figure, garder la troisième personne en racontant l’histoire par les yeux d’Any relève du deuxième cas. Et les deux changements se cumulent si l’on fait raconter l’histoire, à la première personne, par Any.
16 C’est notamment la question du passage de Jean Santeuil à la Recherche qui se joue là. Parmi les autres grandes variations formelles, évoquons celles qui portent sur le genre, et conduiraient par exemple à présenter Fort comme la mort sous la forme d’une pièce de théâtre ou d’un poème.
17 Ce type de combinatoire présente en effet un double avantage. Il permet d’abord de prendre en compte le contexte de réception, qui fait qu’une œuvre sera considérée comme plus ou moins ratée selon les époques, leur horizon d’attente n’étant pas une donnée fixe. Il permet par ailleurs d’intégrer le facteur subjectif, puisque c’est pour une part en chacun que s’apprécie ce qui, chez l’écrivain, relève de l’hallucination ou de l’élaboration. Sur ce dernier point, voir notre livre Maupassant, juste avant Freud, Minuit, Paris, 1994.
18 Voir la collection « la Pléiade », p. 1571. Sur Madame Straus, chez qui Maupassant aurait croisé Proust lycéen, voir aussi Henri Troyat, Maupassant, Flammarion, Paris, 1989, p. 152.
Auteur
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