Salon parisien avec femme meublée Fantasmagorie du XIXe siècle
p. 27-49
Texte intégral
Dans le monde des objets il faut compter les hommes aussi.
Alain, Syṣtème deṣ beaux-artṣ
L’homme nouveau porte en lui la quintessence de toutes les formes anciennes, et celui qui naît, dans notre confrontation avec un environnement qui date de la seconde moitié du XIXe siècle [...] il faudrait l’appeler « l’homme meublé » (der « möblierte Menṣch »).
W. Benjamin, « Traumkitsch »1
1Salon parisien avec femme meublée : peinture-collage cubiste (Picasso ? Léger ? Matisse ? Braque ? même un certain Chagall ?), ou peinture-texte, écriture de l’objet, particulières à la fois à d’éminents écrivains et à de décadentes époques ? Ce qui est certain, c’est que la constellation « salon parisien avec femme meublée » hante le roman parisien comme une autre fantasmagorie. Fantasmagorie à structure grammaticale, picturale, toujours la même, puisque sujet et complément – à savoir « salon parisien » et « femme »– sont des éléments de signification infiniment interchangeables : à la fois contenant et contenu, l’un et l’autre se présentent comme des « espaces » meublés de choses.
2Il faut sans aucun doute relier la représentation quasiment obsessionnelle de cette fantasmagorie, dans le roman du XIXe siècle, au culte particulier de l’intérieur que s’invente le nouvel homme, « le particulier », l’homme du privé, culte de l’intérieur que s’approprie ensuite le roman pour le façonner comme un de ses nouveaux chronotopes. Rappelons à ce propos les observations de Bakhtine : c’est avec Stendhal et Balzac que le roman invente le « salon parisien » comme lieu de rencontre prototype de la nouvelle société urbaine, pour le faire signifier en tant que « lieu de conjugaison de ce qui est historique, social, public, avec ce qui est privé, et même foncièrement intime ». Ayant ainsi inventé ce nouveau chronotope en fonction de ses besoins, l’écriture romanesque s’emploie alors à l’activer, à l’exploiter dramatiquement en tant que « lieu de l’association de l’intrigue personnelle, commune, avec l’intrigue politique et financière, du secret d’Etat avec le secret d’alcôve »2.
3Comme prototype d’un salon parisien « chronotope », on retiendra celui de Florine, la comédienne et courtisane évoquée dans Une fille d’Ève de Balzac, un salon lieu de rencontre des représentants de la haute finance, de la presse, de la littérature, de la spéculation et de la politique – avec la Courtisane :
Là se faisaient les saturnales secrètes de la littérature et de l’art mêlés à la politique et à la finance. Là le Désir régnait en souverain ; là le Spleen et la Fantaisie étaient sacrés comme chez une bourgeoise l’honneur et la vertu. Là venaient Blondet, Finot, Étienne Lousteau [...], Félicien Vernou le feuilletoniste, [...] Claude Vignon le critique, Nucingen le banquier, du Tillet, Conti le compositeur, enfin cette légion endiablée des plus féroces calculateurs en tout genre. [...] Cette maison banale, où il suffisait d’être célèbre pour y être reçu, était comme le mauvais lieu de l’esprit et comme le bagne de l’intelligence : on n’y entrait pas sans avoir légalement attrapé sa fortune, fait dix ans de misère, égorgé deux ou trois passions, acquis une célébrité quelconque [...] ; on y complotait les mauvais tours à jouer, on y scrutait les moyens de fortune, on s’y moquait des émeutes qu’on avait fomentées la veille, on y soupesait la hausse et la baisse. [...] Paris est le seul lieu du monde où il existe de ces maisons éclectiques où tous les goûts, tous les vices, toutes les opinions sont reçus avec une mise décente3.
4Lieu de rencontre, espace privilégié du socioprivé, le « salon parisien » constituera pour toute la production romanesque du siècle le cadre de scènes cruciales, dans lesquelles la socialité, politique et mondaine, se trouve mise au service du romanesque en tant que dynamique proprement énergétique apte à déclencher, tout en les nourrissant, les drames et intrigues de la vie privée : bals chez Mme de Beauséant ou chez Rosanette, dîners chez les Dambreuse, soirées chez les Verdurin, matinées chez les Guermantes, etc.
5Mais ce qui rend particulièrement fascinants les tableaux du « salon parisien » décrits dans les grands romans de cette époque, c’est de constater à quel point ce nouvel espace du socioprivé s’organise, littéralement, en lieu de poṣṣeṣṣion. À passer en revue ces tableaux d’Intérieurs, on reste frappé par le côté frénétique, voire obsessionnel, des arrangements et ameublements, marqués par l’amassement et l’accumulation. Tout se passe comme si le romancier, dans son désir de faire parler, de faire signifier et agir les choses, montait les scénographies du « salon parisien » comme de véritables spectacles fantasmagoriques. Excellent spécimen, voici le salon de Florine cette fois, lieu de rencontre des objets et texte placé sous le signe du « c’était partout ».
C’était partout, même au plafond, des boiseries en chêne naturel sculpté rehaussées par des filets d’or mat, et dont les panneaux avaient pour cadre des enfants jouant avec des chimères, où la lumière papillotait, éclairant ici une croquade de Decamps, là un plâtre d’ange tenant un bénitier donné par Antonin Moine ; plus loin quelque tableau coquet d’Eugène Deveria, une sombre figure d’alchimiste espagnol par Louis Boulanger, un autographe de lord Byron à Caroline encadré dans de l’ébène sculpté par Elschoet ; en regard, une autre lettre de Napoléon à Joséphine. Tout cela placé sans aucune symétrie, mais avec un art inaperçu. L’esprit était comme surpris. [...] Sur la cheminée en bois délicieusement sculptée, rien qu’une étrange et florentine statue d’ivoire attribuée à Michel-Ange, qui représentait un Egipan trouvant une femme sous la peau d’un jeune pâtre, et dont l’original est au trésor de Vienne ; puis de chaque côté, des torchères dues à quelque ciseau de la Renaissance. Une horloge de Boulle, sur un piédestal d’écaille incrusté d’arabesques en cuivre, étincelait au milieu d’un panneau, entre deux statuettes échappées à quelque démolition abbatiale. Dans les angles brillaient sur leurs piédestaux des lampes [...] richement adaptées à des cornets du Japon4.
6Sous un éclairage « spot » savamment dirigé, le romancier arrange cet intérieur comme un espace dans lequel se donnent rendez-vous des objets venus en copie des quatre coins du monde et de l’Histoire pour concourir à quelque spectacle surprenant et fabuleux. En raison du « cosmopolisme » à la fois géographique et historique régissant son ameublement, le « salon de Florine » peut être considéré à la fois comme le prototype du « salon parisien », tel qu’il traverse le roman parisien de Balzac à Proust, et comme une merveilleuse réalisation romanesque de l’une de ces fantasmagories de l’intérieur dénoncées par W. Benjamin dans son célèbre exposé sur « Paris capitale du XIXe siècle »5.
7Paris capitale du XIXe siècle génère, selon Benjamin, un double registre de fantasmagories : « les fantasmagories du marché », qui prennent forme en premier lieu dans les constructions commerciales – grands magasins, passages, expositions universelles – et « les fantasmagories de l’intérieur » : figures, espaces et systèmes d’objets se cristallisant au cœur même de la vie privée. Il en naît des constellations d’aménagements et d’ameublements censées satisfaire le double penchant du nouvel homme, celui d’habiter un intérieur refuge servant d’« habitacle » et de « boîtier », et celui d’aménager son salon de manière à le transformer en « une loge dans le théâtre du monde »6. Comme le notera W. Benjamin : « Intérieur du XIXe siècle. L’espace se déguise, enfile, comme un être séduisant, les costumes des différentes humeurs7. »
Oui, cette époque était tout entière tournée vers le rêve, était meublée de rêve. Les changements de style, gothique, persan, Renaissance, etc., tout cela voulait dire : une salle de banquet de César Borgia vient s’appliquer sur l’intérieur de la salle à manger bourgeoise, une chapelle gothique surgit dans le boudoir de la maîtresse de maison, le bureau du maître de maison se métamorphose par irisations successives en chambre de prince persan8.
8Pour illustrer ce propos, rappelons, dans La Comédie humaine, un autre exemplaire prestigieux de telles fantasmagories de l’intérieur : le texte qui, dans La Peau de chagrin, décrit les appartements de Fœdora, la « femme sans cœur ».
Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulents, son caractère particulier, et la tenture de soie, les agréments, la forme des meubles, le moindre décor s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadrements de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques ; [...] Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon moderne où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclats, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée ou revivait le goût du siècle de Louis XIV qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste9.
9Ce passage illustre bien mon propos : le long de l’impressionnante série de ces pièces « en enfilade » défile l’Histoire des temps, ainsi que celle des arts décoratifs, du « boudoir gothique » au « salon moderne », en passant par « une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV ». Et une semblable succession, voire juxtaposition des styles selon les poncifs du goût romantique, est censée produire le plaisir d’un « bizarre mais agréable contraste ». En même temps, toutes ces pièces sont, sciemment, artistiquement aménagées comme des boîtes capitonnées et chauffées, tout en étant parfumées comme de luxueuses serres. Décor de serre du « salon moderne » de Fœdora, « embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares », « vrai réduit taillé pour une passion de 1827 ». Décor de boîte ou d’étui, son « boudoir gothique » avec son « plafond formé de solives brunes sculptées », ses boiseries brunes « artistiquement travaillées », ses croisées aux « vitraux coloriés et précieux » et ses portes « cachées par des rideaux en tapisserie ». Et malgré de sceptiques résistances, la « fantasmagorie de l’intérieur » est un spectacle fait pour séduire (« N’est-ce pas séduisant ? »), pour faire rêver, pour fantasmer. Au sommet du spectacle, au comble du fantasme, voici en exposition le meuble-lieu de la plus grande intimité : « sous un dais de mousseline et de moire blanches », le lit dit virginal de Fœdora : « lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie ». Mentionnons en passant qu’il n’est peut-être pas étonnant que cette alliance du public et de l’alcôve provoque l’étonnement du cynique Rastignac : « N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence et de la coquetterie outre mesure, à nous laisser contempler ce trône de l’amour ? Ne se donner à personne, et permettre à tout le monde de mettre là sa carte10 ! »
10On le voit, les exemples font série. Dans le nombre et la diversité de sa représentation romanesque au long cours, le « salon parisien » se signale comme un espace à la fois possesseur et « possédé ». Possédé doublement, par les objets qui le meublent et par le personnage féminin qui, doublement, l’« habite » : la « femme meublée ». La femme meublée : brillant bijou s’exposant, comme dans une vitrine, au milieu de ses précieux objets ; la femme meublée : autre objet de luxe ayant sa place dans son luxueux intérieur-étui, rempli – avec luxe – de choses. Il s’agit là de topoï exploités jusqu’à satiété dans le romanesque du XIXe siècle, car, sans se lasser, les romanciers brodent sur le thème de la « femme meublée » prise dans cette « coquille d’objets11 » qu’elle a comme sécrétée autour d’elle. Spécimen prestigieux à cet égard, la Josepha de La Couṣine Bette, « bijou le plus rare », dans le luxe de son salon nouvellement « acquis » :
Quoique le baron eût connu le luxe de l’Empire, qui certes fut un des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furent pas durables, n’en coûtèrent pas moins des sommes folles, il resta ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtres donnaient sur un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en un mois avec des terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, et dont les gazons semblent obtenus par des procédés chimiques. Il admira non seulement les recherches, les dorures, les sculptures les plus coûteuses du style dit Pompadour, des étoffes merveilleuses que le premier épicier venu aurait pu commander et obtenir à flots d’or ; mais encore ce que les princes seuls ont la faculté de choisir, de trouver, de payer et d’offrir : deux tableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de Van Dyck, deux paysages de Ruysdaël, deux du Guaspre, un Rembrandt et un Holbein, un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu, un Van Huysum et un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de tableaux admirablement encadrés. Les bordures valaient presque les toiles. [...] Josepha, tout en blanc et en jaune, était si bien parée pour cette fête, qu’elle pouvait encore briller au milieu de ce luxe insensé, comme le bijou le plus rare12.
11Salon parisien avec femme meublée... À passer en revue, de Balzac à Proust, les figurations fantasmagoriques de celle que j’appelle la « femme meublée », on peut constater que celle qui hante ces décors surchargés, ces vitrines remplies d’objets acquis est elle-même très souvent une « marchandise », un objet de vente et d’achat. C’est ainsi que de Josepha, la courtisane balzacienne sertie dans son prestigieux « étui » doré, le passage se fait tout naturellement à Rosanette, la lorette de Flaubert, prise dans la pseudo-orientale « cage » d’objets hétéroclites et kitsch où, à un moment donné de L’Éducation ṣentimentale, quelque « prince » l’avait enfermée :
Enfin il entra dans une espèce de boudoir qu’éclairaient confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le dessus des portes ; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre formaient divan, et le tuyau d’un narghilé de platine traînait dessus. La cheminée, au lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection de curiosités : de vieilles montres d’argent, des cornets de Bohême, des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; et tout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui alourdissaient l’atmosphère.
Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin13.
12Relisons le passage et notons l’hétéroclite du décor (pour partie néo-médiéval : vitraux de couleurs, trèfles en bois découpé, pour partie pseudo-oriental : trois matelas de pourpre formant divan) ainsi que l’allure tout aussi composite des objets rassemblés : tuyau de narghilé, montres d’argent, cornets de Bohême, agrafes de pierreries, boutons de jade, émaux et magots, une « petite vierge byzantine à chape de vermeil ». Mais avant tout, notons l’effet scénique d’un espace théâtralement déguisé, tout en redondance, préparant l’entrée en scène de celle qui, figure elle-même déguisée, doublement l’habite : « Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotte rouge entourée d’une branche de jasmin. »
13Enfin, une autre magistrale mise en scène d’une femme meublée doit trouver sa place naturelle dans cette série-échantillon de « salons parisiens avec femme meublée ». Voici Odette, la cocotte, dans son salon kitsch fin-de-siècle, personnage qui s’esquive, se perd au sein de ce salon-labyrinthe ponctué d’enfoncements. L’évocation du décor est rendue fantasmatique par la profusion, la prolifération des objets qui en remplissent tout l’espace, avec, pour commencer, l’escalier qui y mène :
[...] entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s’éclairait au gaz) [...] ;
avec, ensuite, « les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels » ; avec, encore, sa collection de bibelots figurant quelques animaux exotiques ; avec, enfin, le portrait d’Odette, « son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche » :
Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait s’asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails14 .
14Palmiers, paravents et autres cloisons protectrices d’un espace reparti en réduits, reproduits en série, espace-scène d’une intimité multipliée. Et au milieu de tout cela, dans l’encombrement et l’artifice de son salon kitsch, Odette en robe de chambre, copiant quelque « dame en rose15 » tirée de quelque vignette de keepsake – elle aussi certainement toute en rose.
15Or, à juxtaposer ces trois tableaux du salon parisien avec femme meublée, on constate à quel point les différents décors apparaissent comme l’émanation, voire la sécrétion, de celle qui les régit en maîtresse du lieu. On constate aussi que ces ensembles, ces systèmes d’objets, malgré le cachet de « mode » particulier qui les façonne, malgré, aussi, le goût « kitsch » des époques respectives dans lesquels ils sont censés « agir », se construisent et sont générés selon des principes communs : même accumulation, même profusion, même prolifération d’objets du côté de Balzac, de Flaubert et de Proust, le tout régi selon les principes de l’hétéroclite et de l’artifice. Mais ce qui est peut-être le dénominateur commun entre tous, c’est que chacun de ces systèmes d’objets assigne au personnage générateur le rôle de « premier parmi ses semblables ». Autrement dit, tous les objets s’y trouvent sur un pied d’égalité, y compris la « femme meublée », meuble elle-même dans l’ameublement de son espace socioprivé.
Femmes en serre chaude
Au fond de ce jardin d’hiver [...] un homme en redingote, un gardénia ou un œillet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze.
Proust, Autour de Mme Swann
16Elles se nomment Marie ou Clémentine, Mme Dambreuse ou Odette de Crécy. Toutes, elles habitent quelque salon-serre, encombré d’objets précieux qui sont, comme elles, en exposition. Et toutes, elles auraient pu s’appeler « une fille d’Ève », car toutes, elles sont le produit artificiel de l’homme, de la mode et des arts décoratifs. Femmes en serre chaude16, dont Balzac dès 1833, avec Une fille d’Ève, avait dénoncé la piètre dépendance, à la fois sentimentale et matérielle, dans un monde régi par les sosies de Pygmalion. Car, que raconte Une fille d’Ève sinon la fade histoire d’une jeune Marie, innocente et insignifiante, patiemment façonnée et polie par un mari aristocrate, désabusé et mondain, qui finira par faire d’elle une véritable œuvre d’art de la mondanité – de la vacuité et de la carence17. Femme-fleur savamment cultivée, cette « fille d’Ève » brillera dès lors avec tout son artifice dans un espace pareillement artificiel, le salon-serre.
17Salon-serre : univers comme fait à l’image de la femme en serre chaude, puisque la culture y a apprivoisé la nature, qu’y fleurit une flore et y végète une faune, chères, fragiles, exotiques, belles et protégées, dans un climat éternellement tempéré et artificiellement ensoleillé. La serre : dans le roman, source de métaphores ; dans l’aménagement de l’intérieur parisien de l’époque, luxueuse invention de la modernité. Les historiens de la vie privée confirment que le salon-serre, apparu dans la première moitié du XIXe siècle, non seulement signe une maison de grande classe, mais constitue également une de ces pièces qui se multiplieront sous le Second Empire18. Le salon-serre et sa variante le « jardin d’hiver » traversent ainsi le siècle, pièces à note de « distinction » autour de 1835 comme de 1848, dans les années 1860 – ceci jusqu’au tournant du siècle. Or, voici comment Balzac, l’archéologue de la vie moderne, décrit dès 1838 l’aménagement d’une de ces installations du luxe moderne :
La serre est une immense jardinière où l’air est chargé de parfums, où l’on se promène en hiver comme si l’été brillait de tous ses feux. Les moyens par lesquels on compose une atmosphère à sa guise, la Torride, la Chine ou l’Italie, sont habilement dérobés aux regards. Les tubes ou circule l’eau bouillante, la vapeur, un calorique quelconque, sont enveloppés de terre et apparaissent aux regards comme des guirlandes de fleurs vivantes19.
18Ce qui caractérise la serre ainsi que ses produits, ce sont le trompe-l’œil et l’artificiel : tubes et installations techniques faits pour produire un climat de chaleur factice sont « habilement dérobés aux regards », à la fois par effet de dissimulation et de déguisement (tubes enveloppés de terre, livrés aux regards « comme des guirlandes de fleurs vivantes »). Ajoutons qu’un principe analogue régit l’aménagement de cette autre « immense jardinière » dans les exclusives propriétés parisiennes : jardin ou parc, « simulacre de forêt » en miniature, tel qu’il figure dans La Fauṣṣe Maîtreṣṣe avec sa « pelouse anglaise, ombragée au fond par un élégant massif d’arbres exotiques, d’où s’élance un pavillon chinois avec ses clochettes muettes et ses œufs dorés immobiles ». Ici encore, tous les signes d’une architecture préméditée qui contribue à l’artifice sont cachés, déguisés ou maquillés, espace et temps météorologique sont habilement mis au service de l’homme. Car dans ce jardin-simulacre, la culture, tout en s’appropriant la nature, ne fait que la singer :
La serre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôture au midi. L’autre mur qui fait face à la serre est caché par des plantes grimpantes, façonnées en portiques, à l’aide de mâts peints en vert et réunis par des traverses. Cette prairie, ce monde de fleurs, ces allées sablées, ce simulacre de forêt, ces palissades aériennes se développent dans vingt-cinq perches carrées, qui valent aujourd’hui quatre cent mille francs, la valeur d’une vraie forêt. Au milieu de ce silence obtenu dans Paris, les oiseaux chantent20.
19Dans le roman de Balzac à Proust le salon-serre offre un cadre privilégié à la femme-fleur de serre chaude. Ainsi la comtesse Clémentine, en son luxueux hôtel de la rue de la Pépinière, entièrement refait en 1837, fleurit dans sa « charmante serre agencée à la suite d’un boudoir au rez-de-chaussée, où se déploient d’admirables appartements de réception21 ». Une dizaine d’années plus tard, la courtisane Rosanette, dans son appartement kitsch, rue Laval, aura elle aussi sa serre agencée à son boudoir. Témoin, Frédéric qui, faisant l’état des lieux, aperçoit du boudoir, « par une petite porte entre-baillée », « une serre chaude occupant toute la largeur d’une terrasse et que terminait une volière à l’autre bout »22. Une dizaine d’années plus tard encore, dans son petit hôtel de la rue La Pérouse, Odette de Crécy trouve « chic », elle aussi, de se faire aménager un décor de serre. Dès son entrée, Swann remarquera la chaleur et les fleurs de l’appartement, ainsi qu’un arrangement ingénu par lequel Odette, en l’absence de pièce-serre, sait donner à son salon l’impérieux cachet du « salon-serre ». À l’entrée du salon d’Odette, le mur de l’étroit vestibule se présente en effet « quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, [...] bordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque23 ». Tandis que Swann, plus tard, se remémorera la conception « moitié serre, moitié atelier qui était celui de l’appartement où il avait connu Odette24 », le lecteur attentif de la Ṛecherche aura remarqué, par ailleurs, que le « treillage de jardin, mais doré » qui ornait le salon de la cocotte sera relégué au grenier par l’élégante Mme Swann, au même titre que nombre d’objets ayant fait partie de son intérieur « kitsch » du début, maintenant jugés non plus « chic » mais « tocards »25. Et par la suite, dans sa nouvelle existence, Mme Swann régnera à son tour sur un habitacle dans lequel toute une pièce se trouve aménagée en « jardin d’hiver ». Et Proust de décrire ce « jardin d’hiver » de Mme Swann comme le décor prototype de l’aménagement de la vie bourgeoise parisienne fin-de-siècle. Notons la présentation sous forme de vitrine illuminée, exhibant un décor de « serre » avec ses personnages incrustés dans ce cadre « comme deux intailles dans une topaze » :
Le « jardin d’hiver », que dans ces années-là le passant apercevait d’ordinaire, quelle que fût la rue [...] ne se voit plus que dans les héliogravures des livres d’étrennes de P.-J. Stahl, où [...] il semble, à cause de la profusion des plantes d’appartement qu’on avait alors et du manque absolu de stylisation dans leur arrangement, avoir dû, chez les maîtresses de maison, répondre plutôt à quelque vivante et délicieuse passion pour la botanique qu’à un froid souci de morte décoration. [...]. Enfin au fond de ce jardin d’hiver [...] le passant, se hissant sur ses pointes, apercevait généralement un homme en redingote, un gardénia ou un œillet à la boutonnière, debout devant une femme assise, tous deux vagues, comme deux intailles dans une topaze, au fond de l’atmosphère du salon ambrée par le samovar – importation récente alors – [...]. Mme Swann tenait beaucoup à ce « thé »26.
20Rien de plus « naturel », rien de plus artificiel dès lors – le roman parisien l’atteste en tous lieux – que dans l’intimité de la « femme meublée », parmi la profusion des objets, excellent les vases, les jardinières avec leurs fleurs. Remarque lapidaire, dira-ton, car n’est-ce pas depuis l’aube des civilisations que la femme se décore et décore son espace de fleurs ? Et pourtant, c’est dans l’ameublement des intérieurs urbains du XIXe siècle que le culte des fleurs prend la valeur d’un rituel de l’étiquette : tout salon, tout boudoir se doivent de contenir au moins une jardinière bien remplie de fleurs toujours fraîches (en ce qui concerne le salon bourgeois, de préférence deux jardinières, la décoration codifiée de celui-ci s’articulant, comme on sait, selon la symétrie du nombre deux27). Et tout se passe comme si, dramaturge de son Intérieur, la « femme meublée » inventait pour ses fleurs muettes des rôles toujours plus expressifs dans des scènes toujours nouvelles – et combien savamment orchestrées par elle – de la vie à la fois privée et parisienne. Exemple par excellence, les célèbres chrysanthèmes de Mme Swann :
Odette avait maintenant, dans son salon, au commencement de l’hiver, des chrysanthèmes énormes et d’une variété de couleurs comme Swann jadis n’eût pu en voir chez elle. Mon admiration pour eux [...] venait sans doute de ce que, rose-pâle comme la soie Louis XV de ses fauteuils, blanc de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine, ou d’un rouge métallique comme son samovar, ils superposaient à celle du salon une décoration supplémentaire, d’un coloris aussi riche, aussi raffiné, mais vivante et qui ne durerait que quelques jours28.
21Les chrysanthèmes d’Odette... On sait à quel point leur attrait pour le personnage proustien relève de leur nature de fleurs « chic », produits à la mode de l’horticulture. Aussi, à relire le passage cité, on ne peut pas ne pas remarquer le soin avec lequel le narrateur associe la couleur, comme le « matériau » de ces fleurs, aux tissus et objets, produits des arts décoratifs, qui habillent et meublent le personnage d’Odette ainsi que son salon : Marcel, en visite chez Mme Swann, admire ses chrysanthèmes parce qu’ils sont « rose-pâle comme la soie Louis XV de ses fauteuils », parce qu’ils sont « blanc de neige comme sa robe de chambre en crêpe de Chine », ou encore parce qu’ils sont « d’un rouge métallique comme son samovar ». Comment ne pas se rappeler à ce propos la toute première évocation, dans le roman, du salon d’Odette, un salon dans lequel, déjà, les chrysanthèmes sont un élément important de la décoration, mais où, déjà aussi, Odette voue un culte particulier aux orchidées, aux catleyas, précisément parce que ces fleurs « avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin », autrement dit d’avoir l’air d’être découpées dans la doublure de son manteau29 ?
22Ainsi, en accord avec l’artifice comme avec la féminité, les fleurs, dans l’art de vivre de cette société, font partie intégrante du théâtre de séduction que monte dans son salon la « femme meublée ». Au service des stratagèmes de la féminité, elles avancent alors au premier plan, prenant rang parmi les actants, elles se personnalisent, se féminisent, acquièrent, comme le dit Proust, une « individualité de choses vivantes ». Exemple ces fleurs, présences féminines « vivantes », séduisantes, voire quelque peu inquiétantes, dans le décor d’un salon où il n’y a personne :
Je ne rencontrais d’abord qu’un valet de pied qui, après m’avoir fait traverser plusieurs grands salons m’introduisait dans un tout petit, vide, que commençait déjà à faire rêver l’après-midi bleu de ses fenêtres ; je restais seul en compagnie d’orchidées, de roses et de violettes qui – pareilles à des personnes qui attendent à côté de vous, mais ne vous connaissent pas – gardaient un silence que leur individualité de choses vivantes rendait plus impressionnant et recevaient frileusement la chaleur d’un feu incandescent de charbon, précieusement posé derrière une vitrine de cristal, dans une cuve de marbre blanc où il faisait écrouler de temps à autre ses dangereux rubis30.
23Salon-serre : un univers comme fait à l’image de la femme en serre chaude, puisque la culture y a apprivoisé la nature et qu’y fleurit une flore, une faune, chères, fragiles, exotiques, belles et protégées, dans un climat éternellement tempéré et artificiellement ensoleillé.
24Femmes en serre chaude... Dans le roman du XIXe siècle, la serre-volière s’articule à la fois comme une des inventions de l’architecture moderne et comme une figure de l’imaginaire engendrant de multiples métaphores, filant à satiété, de Balzac à Proust, l’interminable série de la femme volubile : femme-fleur, femme-libellule, femme-oiseau, femme-néréide enfin, nageant dans une baignoire de l’Opéra31. Femmes en serre chaude, dont voici un admirable portrait, Mme Swann en « femme-fleur dans son salon » :
Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme – dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de portières et desquels ce que les romanciers mondains de l’époque trouvaient à dire de plus élégant, c’est qu’ils étaient « douillettement capitonnés »– le même air frileux qu’aux roses qui pouvaient y rester à côté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps32 .
25Arrêtons un instant notre regard sur ce tableau et admirons-en les éléments savamment fusionnés. C’est un développement combien subtil de la métaphore « femme-fleur », partant de la coupe et du tissu de « ces longs tuyautages de mousseline de soie », que porte Mme Swann lorsqu’elle reste chez elle. Ainsi, passant par la comparaison de ces légers vêtements avec « une jonchée de pétales roses ou blancs », le rapport métonymique entre la femme et les fleurs s’inscrit dans le poétique processus de sa métaphorisation, d’où surgit enfin, en parfaite fusion de ces éléments parfaitement interchangeables, la double image de la femme-fleur, au « même air frileux qu’aux roses », et des roses aux corps féminins qui, « dans la grande chaleur des salons d’alors, fermés de portières », peuvent « rester à côté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps ».
Séduire, disent-elles...
En glissant avec rapidité vers Armand, elle fit voler les deux bouts de l’écharpe qui pendait à ses côtés, et le brave soldat ne put alors s’empêcher de la comparer aux jolis insectes bleus qui voltigent au-dessus des eaux, parmi les fleurs, avec lesquelles ils paraissent se confondre.
Balzac, La Ducheṣṣe de Langeaiṣ
26Dans les romans « parisiens », de Balzac à Proust, les tableaux de la femme-fleur, femme-insecte ou femme-oiseau, en l’occurrence fragile, exotique et combien précieuse, semblent par leur nombre pouvoir meubler tout un musée littéraire ; et les éléments sémantiques qui les composent, nourrir un réservoir métaphorique incessamment, voire inlassablement exploité. Le registre du répertoire métaphorique va de la phrase-cliché parfaitement banale, comme celle relevée sur le manuscrit autographe de La Fauṣṣe Maîtreṣṣe (et heureusement supprimée dans la version définitive) : « Clémentine de Rouvre était bien l’oiseau de cette immense volière33 », jusqu’à de fascinantes évocations du salon parisien à l’occasion d’un bal que les multiples femmes qui l’animent métamorphosent en serre-volière. Je ne puis résister à l’envie de citer, en les juxtaposant, deux tableaux de maître, l’un relevé dans Une fille d’Ève, l’autre dans L’Éducation ṣentimentale.
27Voici « Femmes en serre chaude », tableau de genre balzacien :
Le salon pouvait se comparer à l’une des serres coquettes où de riches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Même éclat, même finesse de tissus. L’industrie humaine semblait aussi vouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d’aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l’industrie française. [...] La baguette d’une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces34.
28Et voici « Femmes en serre chaude », version flaubertienne, image non seulement animée, mais aussi subtilement sonorisée : femmes-plantes, femmes-oiseaux, dans un boudoir à « forme d’une corbeille » dans lequel le murmure des voix féminines « faisait comme un caquetage d’oiseaux » :
Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des chaises sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d’elles, semblaient des flots d’où leur taille émergeait, et les seins s’offraient aux regards dans l’échancrure des corsages. Presque toutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait ressortir la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules [...] – et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l’éclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement des anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d’une corbeille ; et un courant d’air parfumé circulait sous le battement des éventails35.
29Elles se nomment Clémentine ou Rosanette, Valérie Marneffe ou Odette de Crécy. Elles sont mariées ou libres ; elles sont femmes respectables, à demi, – ou point ; elles habitent hôtel particulier ou appartement ; elles « datent » des années dix-huit cent trente, quarante, cinquante, soixante et quelques : toutes, elles nichent dans un nid douillettement capitonné, appelé salon, serre, boudoir ou jardin d’hiver ; toutes, elles y cultivent et collectionnent les beaux objets et, bijoux elles-mêmes dans leur écrin prestigieux, elles s’exposent parmi eux, s’offrent avec eux au culte de leurs hommes. En effet, interrogeant la « femme meublée » telle qu’elle se meut dans le roman du XIXe siècle, de Balzac à Proust, on finit par se demander si ce n’est pas toujours la même.
30La même sous les divers déguisements fournis par la mode du jour, telle Odette, toujours changeante dans la série de ses multiples peignoirs variant au rythme de ses multiples intérieurs, au milieu de ses chrysanthèmes toujours renouvelés : à partir de cette Odette, rue La Pérouse, qui recevait Swann dans des robes de chambre japonaises et « avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise36 », passant par cette Odette qui, dans un décor XVIIIe siècle, se plaît à recevoir ses intimes « plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau » et, maintenant, entasse derrière leur dos des coussins de soie « semés de bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois37 », jusqu’à cette Mme Swann, qui, figure sensuelle comme sortie d’un tableau de Renoir, « habite », pour les animer en ruisselantes « enveloppes », ses savants déshabillés :
Maintenant c’étaient plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu’Odette recevait ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses seins l’écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se prélassait, s’ébattait avec un tel air de bien-être, de rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu’elle semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d’un cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le « tub » et le « footing » pour contenter les exigences de sa physionomie et les raffinements de son hygiène38.
31Salon parisien avec femmes meublées... Elles sont les « maîtresses du lieu » et les romanciers, en dialogue avec les historiens de la vie privée, les érigent en « prêtresses du lieu », s’adonnant, sensuelles, au rituel combien saturé de la Séduction.
32Elles savent le langage des objets. Aussi leur suffit-il, pour les faire parler haut, de disposer les objets selon une savante géométrie qui tient compte et de leur beauté et de leur valeur de marchandise. Voici Valérie Marneffe dans La Couṣine Bette, veillant aux plus menus détails de son appartement, afin que ce soit le système des objets en premier, qui, préludant aux jeux de la séduction, parle haut afin de mettre la maîtresse du lieu dans une magique évidence, afin, somme toute, que ses objets « révèlent la femme » :
Une femme vulgaire ou naturelle, si vous voulez, serait accourue au nom de l’être si ardemment désiré : mais Valérie, qui, depuis cinq heures, attendait dans sa chambre, laissa les trois convives ensemble, certaine d’être l’objet de leur conversation ou de leurs pensées secrètes. Elle-même, en dirigeant l’arrangement de son salon, elle avait mis en évidence ces délicieuses babioles que produit Paris, et que nulle autre ville ne pourra produire, qui révèlent la femme et l’annoncent pour ainsi dire : des souvenirs reliés en émail et brodés de perles, des coupes pleines de bagues charmantes, des chefs-d’œuvre de Sèvres ou de Saxe montés avec un goût exquis par Florent et Chanor, enfin des statuettes et des albums, tous ces colifichets qui valent des sommes folles, et que commande aux fabricants la passion dans son premier délire ou pour son dernier raccommodement39.
33Par ailleurs, la femme meublée connaît l’art non seulement de se faire valoir, de se faire désirer par l’intermédiaire de l’objet placé chez elle avec goût et prémédition ; elle excelle aussi dans l’artifice de mimer avec l’objet les érotiques jeux de l’amour et des liaisons dangereuses, que cet objet soit une simple tasse de thé ou d’une provenance plus exotique, tel qu’un narghilé.
34Avec Rosanette, la lorette en costume d’esclave orientale, fumer la pipe à eau c’est déployer et mettre en action toutes les ressources de la femme qui s’offre aux jeux de l’amour. Ses poses, ses langueurs, ses manières de manipuler le narghilé, tout dans ce passage évoque la sensualité, voire le désir, la jouissance et la satisfaction érotiques, y compris le développement métaphorique femme/narghilé/serpent/séductrice40.
On apporta du feu ; le tombac s’allumant difficilement, elle se mit à trépigner d’impatience. Puis une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous l’aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite. Le long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s’enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d’ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l’enveloppaient41.
35Or, en matière de stratagèmes de séduction romanesque, de la pipe à eau à la tasse de thé, le rituel du sacre de la séduction reste le même. Toujours il s’agit de charger un objet, en le manipulant, du message érotique, de la magie séductrice. Voici Valérie Marneffe, une tasse de thé à la main, telle que Balzac la met en scène dans une manœuvre de séduction préméditée et combien efficace. Admirons avec quel art la courtisane articule et performe son désir, sa tentation, grâce à ses gestes, ses regards, sa démarche sensuelle !
En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il y a, dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction, tout un langage ; mais les femmes le savent bien ; aussi est-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplissent cet acte de politesse en apparence si simple. [...] Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantes jusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage de l’Orient. Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock, une tasse de thé à la main42.
36De Balzac à Proust, de Valérie Marneffe à Odette de Crécy, les stratégies, les jeux de séduction, eux aussi restent les mêmes ! Car voici, enfin, Odette, autre prêtresse-séductrice du lieu qui, à son tour, exécute pour l’homme de son désir cette opération capitale pour elle : « prendre le thé ».
Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. [...] Elle [...] avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur43.
37Swann ainsi introduit dans les housses de son salon, Odette, par une savante mise en scène, convertit cet espace mi-bourgeois, mi-mondain en celui de quelque « église » illuminée, « fantasmagorie de l’intérieur », par « les nombreuses lampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur des autels44 ». Et toutes ces lampes distribuées avec art ont une seule, et double, mission : bien éclairer son « portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche » et bien garantir « l’effet d’ensemble de son salon »45. Faut-il plus de mise en scène ? Avant de vraiment célébrer pour Swann le rituel combien érotique de « son thé », Odette s’adonne à l’invocation, à la prière de l’objet : invocation d’un « objet » bien cultivé s’entend, car Odette, prêtresse des objets, a horreur de « la chose naturelle ». Ce qu’il lui faut, c’est l’artificiel, l’objet fabriqué, de matière artistiquement forgée... À l’instar de Mme Verdurin qui, voluptueusement, « pelote » les bronzes de son canapé en tapisserie de Beauvais (et invite Swann à l’imiter)46, Odette, voluptueusement, caresse du doigt et du regard (et invite Swann à l’imiter) tel bibelot chinois, tel chrysanthème, telle orchidée. Titre imaginé du prochain tableau : « Femme meublée caressant bibelot une fleur à la main » :
En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elle appelait : « chéris »47.
38Odette, femme doublement artifice – vivant sur et en dehors de la toile qui la représente : responsable de sa propre mise en scène, puis jouant le jeu de la séduction en se livrant à des jeux sensuels avec ses bibelots, elle accomplit son œuvre d’artifice. Reproduction fin-de-siècle de la Valérie de Balzac, Odette, la cocotte, finit elle aussi par séduire « son homme » à l’aide de manœuvres artistiquement exécutées autour d’une simple tasse de thé :
Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé, en effet, avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même, et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une garantie de durée [...] que quand il l’avait quittée [...] il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du bon thé »48.
Notes de bas de page
1 Essai relevé dans W. Benjamin, Schriften, t. I, Suhrkamp Verlag, 1955, p. 423-425, ma traduction.
2 M. Bakhtine, Eṣthétique et théorie du roman, Gallimard, coll. « TEL », Paris, 1978 (pour la traduction française). Voir particulièrement p. 387-388.
3 Balzac, Une fille d’Ève, La Comédie humaine, t. II, p. 319.
4 Ibid., p. 315.
5 Pour la double version de cet exposé, voir W. Benjamin, Pariṣ capitale du XIXe ṣiècle. Le Livre deṣ Paṣṣageṣ, Cerf, Paris, 1989 (ou encore W. Benjamin, Écritṣ françaiṣ, Gallimard, NRF, Paris, 1991).
6 Le Livre deṣ Paṣṣageṣ, p. 47 et 52.
7 Ibid., p. 234.
8 Ibid., p. 231.
9 La Peau de chagrin, La Comédie humaine, t. X. Toutes les citations renvoient aux p. 148-149.
10 Ibid., p. 149.
11 Voir Abraham A. Molès, Le Kitṣch, l’art du bonheur, Mame, Paris, 1971, p. 15.
12 Balzac, La Couṣine Bette, La Comédie humaine, t. VII, p. 121.
13 Flaubert, L’Éducation ṣentimentale, éd. C. Gothot-Mersch, GF, Flammarion, 1985, p. 324. Toute référence à L’Éducation ṣentimentale renvoie à cette édition.
14 Proust, Du côté de chez Swann, II, La Ṛecherche, I, p. 216-217.
15 On se souvient à ce propos de la « dame en rose » que Marcel avait rencontrée chez son oncle Adolphe (voir Combray).
16 Le terme de « serre », rappelons-le, provient du verbe « serrer » et désignait originellement un endroit clos. Dans son acceptation moderne, le mot signifie « une construction vitrée, chauffée artificiellement » dans lequelle on aménage ainsi des conditions artificielles de développement.
17
Voir Juliette Frølich, « Balzac metteur en texte », dans Pictogrammeṣ.
Figureṣ du deṣcriptif danṣ le roman balzacien, Solum forlag, Oslo, Éd. Privat, Toulouse, 1985. Cette étude d’Une fille d’Eve fut auparavant publiée dans L’Année Balzacienne, nouvelle série, 2, 1981, sous le titre : « Le texte initial. La description du boudoir de Mme du Tillet dans Une fille d’Ève. »
18 Le modèle le plus connu sera d’ailleurs le jardin d’hiver de la princesse Mathilde, reproduit par différents peintres et longuement décrit par les frères Goncourt. Voir Hiṣtoire de la vie privée, t. 4, Seuil, Paris, 1987 ; voir surtout le chapitre « Espaces privés ».
19 La Fauṣṣe Maîtreṣṣe, La Comédie humaine, t. II, p. 202.
20 Ibid., p. 201-202.
21 Ibid., p. 200-201.
22 L’Éducation ṣentimentale, p. 172.
23 Du côté de chez Swann, II, La Ṛecherche, I, p. 217.
24 À l’ombre deṣ jeuneṣ filleṣ en fleurṣ, La Ṛecherche, I, p. 530.
25 Mais Mme Swann, ayant appris d’un ami qu’elle vénérait le mot « tocard »– lequel lui avait ouvert de nouveaux horizons, parce qu’il désignait précisément les choses que quelques années auparavant elle avait trouvées « chic »– toutes ces choses-là, successivement, avaient suivi dans leur retraite le treillage doré qui servait d’appui aux chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à lettres à couronne (pour ne rien dire des louis en carton semés sur les cheminées et que, bien avant qu’elle connût Swann, un homme de goût lui avait conseillé de sacrifier). Ibid., p. 604.
26 Ibid., p. 582-583.
27 Voir Cl. Duchet, « Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary », dans Travail de Flaubert, Seuil, 1983. Voir notamment p. 28.
28 À l’ombre deṣ jeuneṣ filleṣ en fleurṣ, I, La Ṛecherche, I, p. 585.
29 Du côté de chez Swann, II, La Ṛecherche, I, p. 218.
30 À l’ombre deṣ jeuneṣ filleṣ en fleurṣ, I, La Ṛecherche I, p. 517.
31 L’exemple de référence serait ici la métaphore filée, développée par Proust dans l’épisode de la baignoire à l’Opéra, de la princesse de Guermantes.
32 À l’ombre deṣ jeuneṣ filleṣ en fleurṣ, I, La Ṛecherche, I, p. 584-585.
33 Voir La Fauṣṣe Maîtreṣṣe, manuscrit autographe (f° 1-41), collection Lovenjoul, cote A 74.
34 Une fille d’Ève, p. 310-311.
35 L’Éducation ṣentimentale, p. 218-219.
36 Du côté de chez Swann, II, La Ṛecherche, I, p. 217.
37 À l’ombre deṣ jeuneṣ filleṣ en fleurṣ, I, La Ṛecherche, I, p. 605.
38 Ibid.
39 La Couṣine Bette, p. 253.
40 Notons en passant l’analogie entre la mise en scène de ce tableau érotique et la scène fantasmagorique des jeux érotiques d’une Salammbô avec son serpent. Voir Flaubert, Salammbô, chapitre « Le Serpent ».
41 L’Éducation ṣentimentale, p. 325.
42 La Couṣine Bette, p. 264.
43 Du côté de chez Swann, II, La Ṛecherche, I, p. 217.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 Ibid., p. 204-205.
47 Ibid., p. 218.
48 Ibid.
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