L’imaginaire dans l’expérience esthétique de la lecture
p. 45-63
Texte intégral
1Une expérience de lecture est d’abord suscitée par la lettre du texte, par tout ce qu’il propose aux regards dans son grain spécifique. Mais c’est la rencontre entre un individu et un livre qui peut faire advenir l’émotion. La recherche engagée ici vise à qualifier l’expérience esthétique de manière universelle : il s’agit de mettre au jour les conditions a priori de son accomplissement. Non en partant du texte (en se demandant ce qu’est un beau texte), mais en choisissant plutôt une approche phénoménologique : quelles caractéristiques sont requises de l’imaginaire du lecteur pour que naisse l’émotion esthétique ?
2Lire, c’est déchiffrer la loi sous-jacente du texte, c’est-à-dire faire jouer ce qu’il contient comme disponibilités à l’interprétation. Mais, si l’émotion naît, c’est que l’aspect proprement statique de cette immixtion dans le territoire d’autrui a été dépassé pour donner lieu à une véritable expérience d’émotion esthétique. Alors a lieu un arrachement dynamique à la pure présence du texte par l’instanciation nouvelle que confère au récit une lecture.
3La démarche suivie vise à poser l’hypothèse que cette dynamique, le retentissement de l’expérience esthétique, est d’autant plus forte qu’affect et intellect y sont sollicités en un roulement alternatif incessant : la capacité imaginaire elle-même. Ensuite on esquissera, mais à peine (car c’est un autre débat), une question, corollaire de la première, celle des caractéristiques textuelles qui favorisent le développement de l’imaginaire.
Lecture : chevauchement d’imaginaires
4Bachelard décrit, dans La poétique de l’espace1, la résonance que suscite la lecture :
Par sa nouveauté, une image poétique met en branle toute l’activité linguistique. [...] Mais l’image a touché les profondeurs avant d’émouvoir la surface. Et cela est vrai dans une simple expérience de lecture. Cette image que le poème nous offre, la voici qui devient nôtre. Elle prend racine en nous-mêmes.
5Ainsi, Bachelard reconnaît dans l’émotion esthétique une double postulation : l’altérité (« sa nouveauté ») et la reconnaissance (« elle prend racine en nous-mêmes »). Or, c’est le lieu de ce passage de l’autre au même qu’il faut sonder, celui de l’imaginaire.
6Pour que cette rencontre ait lieu, que la lecture statique du texte devienne débordement de l’émotion, il importe qu’une condition soit satisfaite.
7Selon l’hypothèse freudienne, toute expérience forte s’enracine dans une expérience antérieure semblable dont elle vient réveiller les traces mnésiques. Si l’on applique cette perspective à l’émotion esthétique, il faut en déduire que le texte a rappelé quelque chose au lecteur. Non par pur mimétisme d’une histoire passée revécue, car jamais telle expérience ne trouvera à se refléter pleinement dans la lecture. Mais, s’il y a émotion, c’est que la fraîcheur de l’analogie, le rapprochement imprévu sont parvenus à convoquer, dans le psychisme du lecteur, un quantum d’énergie d’autant plus fort que telle figure littéraire l’a mis en présence, sous l’inattendu, de l’improbable figuration d’un affect de son être. Surgie dans le texte, l’image étrange a été immédiatement déplacée et condensée par l’inconscient pour devenir celle du lecteur.
8Or, la capacité à se fondre dans l’image d’autrui ne peut s’expliquer sans le recours à la puissance imaginaire mise en jeu par le lecteur. L’imaginaire est en effet aptitude à l’analogie, au déplacement : c’est le parallèle conscient des capacités figuratives de déplacement et de condensation de l’inconscient et qui s’appuie sur lui. Il faudrait conclure de ces remarques que l’émotion esthétique est l’instant précis et rare d’une rencontre, le moment où se produit un recouvrement partiel entre un champ de possibles ouvert par le texte et l’imaginaire lectoral.
9On l’a noté : la condition de l’expérience esthétique réside dans l’universelle aptitude humaine à l’imagination. Celle-ci apparaît à la fois comme capacité et heu de synthèses entre le texte et l’autre (son lecteur), entre la reconnaissance et l’altérité, entre le réel et l’irréel. Elle est aussi pur moment d’ouverture vers l’affect. Sans imaginaire donc, pas d’expérience de lecture, ni d’émotion. Pour le montrer, nous allons, dans un premier temps, définir les caractéristiques de l’imaginaire, puis voir lesquelles, parmi celles-ci, se révèlent proprement indispensables à la création de l’émotion esthétique.
Qu’est-ce que l’imaginaire ?
10C’est en comparant les perspectives offertes par Kant, Sartre et Freud sur l’imagination ou l’imaginaire qu’on entrevoit les points communs aux divers systèmes de pensée, qui permettront de définir par recouvrement les ultimes caractères de l’imaginaire.
L’imaginaire comme synthèse
11Pour Kant, l’imaginaire s’entend au moins en un double sens : il est synthèse figurée par l’intuition et synthèse intellectuelle pure. Tandis que la première est une médiation entre le sensible et l’intelligible (puisqu’elle est le pouvoir de représenter les objets même en leur absence et de déterminer a priori la sensibilité), la seconde est synthèse intellectuelle ; c’est elle qui unifie le divers du phénomène et la catégorie. Telle est l’imagination comme principe a priori de la synthèse : elle permet la perception du phénomène lui-même en ce qu’elle est la capacité à reproduire le sensible dans le temps et donc à le conserver, à l’unifier puis à le globaliser. Kant écrit dans la Critique de la Raison Pure2 :
Or, il est manifeste que, si je tire une ligne par la pensée ou que je veuille penser le temps d’un midi à un autre, ou seulement me représenter un certain nombre, il faut d’abord nécessairement que je saisisse une à une dans ma pensée ces diverses représentations [...] Si je ne les reproduisais pas à mesure que j’arrive aux suivantes, aucune représentation entière [...] ne pourrai[t] jamais se produire.
12Ainsi, chez Kant, sans l’imagination pure, principe a priori de toute connaissance, point de phénomène du tout. Et ce qui est manifeste, c’est que l’imagination, truchement entre le sensible et l’entendement, générateur du phénomène par liaison indissoluble entre le perçu et la catégorie, est surtout synthèse.
13Or cette caractéristique paraît primordiale pour Sartre également. L’image mentale est en effet, pour lui, un acte de pensée synthétique qui unit à des éléments abstraits de l’idée pure un savoir concret caractérisé par sa pauvreté essentielle. Il définit, page 38 de L’imaginaire3 l’image mentale en l’opposant au savoir pur, détaillé et précis : « Les différents éléments d’une image mentale [...] n’entretiennent entre eux que deux ou trois rapports [...], ceux qu’il importe présentement de retenir. » Ainsi la synthèse kantienne résonne-t-elle de nouvelles harmoniques. Non plus seulement médiation entre le sensible et l’entendement, l’imagination est aussi condensation d’un nombre fini de déterminations, celles précisément dont nous avons conscience. L’imaginaire est ainsi : résumé pauvre mais générateur.
14À ce pouvoir de synthèse de l’imaginaire qu’on retiendra dans notre définition, on ajoutera deux caractéristiques : l’imagination comme irréalisation et comme limite extrême de l’affectivité.
L’imagination comme conscience irréalisante
15Le lien que l’imaginaire entretient avec le réel peut être perçu de deux manières opposées : comme dépragmatisation d’un réel, irréalisé par la représentation, ou, à l’inverse, caractérisation d’objets nouveaux, synthèses inconnues d’éparses composantes existantes. Cette opposition tranchée présente l’imagination tantôt comme productrice d’objets irréels, tantôt comme conscience irréalisante d’objets réels. Quelle position adopter ?
16Sartre et Iser réduisent curieusement, semble-t-il, la capacité imaginaire à une « conscience d’irréalisation » pour le premier, à une « dépragmatisation » ou une « déformation » pour le second. Dans Sartre, l’acte d’imaginer consiste à se donner les êtres par la conscience en les présentant comme hors de la présence. Imaginer, c’est travailler en néantisant le réel. Sartre y insiste : il n’y a pas d’objet imaginaire. Seule la conscience est irréalisante dans l’imagination. Assez proche de ce point de vue est la conception de W. Iser dans Das Fiktive und das Imaginäre pour qui l’objet ordinaire – dépragmatisé par la représentation – prend un nouveau sens. La déformation peut porter sur le système de référence (comme dans le surréalisme) ou sur la langue elle-même (comme dans le mouvement dada). La mise en scène imaginaire (et non la création) éveille des formes du possible en projetant le réel en arrière-plan pour passer à l’invention d’une inactuelle réalité.
17Cette conception de l’imaginaire, celle de Sartre ou d’Iser, me semble étonnamment restrictive. Même si tout acte imaginaire de création ou de lecture s’accompagne nécessairement, me semble-t-il, de la conscience d’un certain degré d’irréalité (à la différence de l’activité onirique vraiment inconsciente4), il m’apparaît toutefois que l’imaginaire ne se limite pas à ce phénomène de bascule ontologique vers le doute, à cette prise de distance quant au référent. Il y a plus.
18Car l’imagination est aussi production de nouveau, ne renvoyant à aucune transformation du préexistant : lorsque le rapport aux différentes références est si divers que les généalogies réelles et les filières de l’invention ne peuvent être remontées par la décomposition d’éléments aboutés et bouleversés, il serait fastidieux d’en retracer les vicissitudes ou d’en retrouver tels constituants originaires. Dans ce cas, il n’est plus envisageable de concevoir l’imaginaire comme simple mise à l’écart. L’étrangeté acquise par recul ne suffit pas : c’est à la fois la conscience de l’irréalité des objets, mais parfois aussi (dans certaines œuvres bien entendu) la création pure qui définissent l’imagination. Il existe ainsi un degré au-delà duquel l’objet convoqué dans l’œuvre n’est plus seulement irréalisé par sa présentation. Il devient radicalement autre.
19Cependant, même considérés comme irréels, ces objets imaginaires ne peuvent exister sans être porteurs d’une négation de la réalité. Étant par essence irréels, ils apparaissent tels au lecteur. Ils ne peuvent faire oublier leur nature : ils sont situés hors de la référence quotidienne.
20Ainsi, que l’on conçoive l’imaginaire comme conscience d’irréalité ou comme perception-création d’objets irréels en soi, il existe une caractéristique commune aux deux optiques. L’imaginaire travaille à néantiser le réel ; il est facteur d’irréalité. On verra plus loin que la deuxième perspective, qui privilégie la création d’irréel, est la plus vraisemblable.
L’imagination comme penchant vers l’affectivité
21Il est essentiel pour notre propos de saisir les liens existant entre l’imagination et l’affectivité, car c’est une explication possible du bouleversement esthétique.
22La position de Sartre est tout à fait originale puisqu’elle reconnaît la déclivité naturelle de l’imaginaire vers l’affectivité. C’est le penchant affectif de l’imaginaire. Sartre écrit :
L’image, si elle se donne comme la limite inférieure vers laquelle tend le savoir lorsqu’il se dégrade, se présente aussi comme la limite supérieure vers laquelle tend l’affectivité lorsqu’elle cherche à se connaître (p. 143).
23Le lien entre l’imaginaire et l’affectivité n’est jamais explicité par Sartre sur le plan théorique mais se laisse intuitivement présenter à travers un exemple (p. 63). Entre l’imitation de Maurice Chevalier par l’illusionniste Franconi et Maurice Chevalier, la ressemblance ne consiste pas dans la perception mais dans les éléments de celle-ci (le canotier penché, les lèvres en avant) qui sont associés affectivement à un objet. Finalement, c’est la réaction affective qui synthétise les différents signes et confère au spectateur la conscience intentionnelle de Maurice Chevalier.
24Pour théoriser à partir de cet exemple – ce que Sartre ne fait pas – il faut déduire que, dans l’imagination, les synthèses d’objets sont inéluctablement accompagnées des synthèses affectives qui leur sont liées. De sorte que quelquefois la reviviscence de telle expérience affective suffit à ressusciter l’existence imaginaire de l’objet. Comment est-ce possible ? Dans la pensée sartrienne, il faut supposer que d’un côté la synthèse affective est indissolublement liée à l’image qu’elle suscite et que, de l’autre, c’est la pauvreté relative de l’image mentale (par nature peu déterminée) qui permet le déclenchement de la synthèse affective, elle-même assez grossière.
25La difficile explication du lien, pourtant remarquablement proclamé par Sartre, entre l’imagination et l’affectivité tient à ce qu’il refuse de faire quelque hypothèse que ce soit concernant l’inconscient. N’existe que cette étrange configuration hypostasiée suscitant simultanément synthèse affective et synthèse productive, mais dont la force de cohésion est une donnée superficielle, muette et pourtant fort curieuse.
26Or, c’est se priver d’un grand secours que de refuser le soutien de la psychanalyse pour rendre compte de ce point nodal : la figurabilité. Si l’image a du pouvoir, c’est qu’elle est investie par l’inconscient comme représentant-représentation du désir. Elle en est le revers indissociable. Il est vrai qu’en ce domaine, Freud n’est guère plus disert que Sartre : il constate anthropologiquement que l’image est la langue de l’inconscient, sans en démontrer l’ancrage. Essayons de lui faire dire ce qu’il n’a pas dit pour expliciter ce lien.
27La théorie psychanalytique est essentielle à ce propos car la pauvreté de l’image, verbalisée par Sartre, utilisée par Freud puisqu’elle est le vecteur approprié d’un sens symbolique (lequel est fondé sur des rapprochements grossiers et arbitraires plus que sur d’intrinsèques ressemblances), ne permet pas seule d’expliquer que l’affectivité puisse se déclencher : il y faut aussi le jeu de la condensation et du déplacement.
28C’est la pauvreté synthétique de l’image qui permet, par le jeu de la condensation et du déplacement, de déposer un premier affect – d’abord suscité par le réel – sur une image, qui n’en est que le substitut grossier, symbolique et déplacé. En effet, à la naissance de l’affect n’a été conservé de celui-ci que les traits essentiels qui ont eu un impact pour le sujet. C’est donc l’image qui, par sa faible détermination, représente le mode de conservation approprié de cette configuration marquante minimale. Ensuite, seuls la condensation, le déplacement et la faible détermination de l’image expliquent que l’individu puisse être affecté par des images proches (celles d’autrui) qui ne peuvent être des substituts d’images individuelles que par déplacement.
29La condensation et le déplacement sont donc les moyens précis permettant d’imprimer le réel sur l’image et de conférer l’affect lié à tel événement vécu, puis mémorisé, à une image qui semble a priori affectivement neutre pour le sujet. On aboutit donc à l’hypothèse d’un double travail du déplacement et de la condensation : pour constituer un stock imaginaire individuel à partir du réel, au départ, et pour lire l’imaginaire d’autrui, afin de s’approprier l’image étrangère, ensuite. Cette opération double permet seule de rendre compte du lien – jamais explicité par Sartre et non entièrement clarifié par Freud – entre l’imaginaire et l’affect.
30Finalement, au terme de ces investigations, et en rassemblant les diverses approches de l’imaginaire, il apparaît que les caractéristiques essentielles de l’imagination sont les suivantes :
- un penchant naturel vers l’affectivité (qu’on peut aussi en termes kantiens appeler « synthèse entre le sensible et l’intelligible » et, en termes freudiens, « figurabilité » comme lien entre l’imaginaire et l’inconscient) ;
- la capacité de synthèse par le déplacement et la condensation à partir de quelques idées dégradées (lieu de passage de l’intime individuel à l’autre et vice versa). Cette synthèse n’est pas la simple globalisation de ce qui serait déjà achevé. Au-delà du sens kantien, elle est la mise en jeu du rapport à l’altérité, « réduite » ou synthétisée de manière à recevoir un écho subjectif et à aiguillonner l’imaginaire propre. C’est le passage de l’intrasubjectif à l’intersubjectif. C’est le lieu, non seulement d’une réception, mais d’une opération active d’investissement. Au moment de la lecture, l’opération s’inverse et l’image étrangère devient nôtre ;
- la conscience d’irréalité des objets ou la création-lecture d’objets nouveaux (selon qu’on adopte l’hypothèse isérienne de la simple dépragmatisation ou celle d’un travail intellectuel de refonte fondamentale du réel) ;
- la composante qu’est l’activité intellectuelle pure.
31Ces définitions acquises, le deuxième temps de notre investigation doit interroger la gradation possible des différentes réactions de l’acteur pour voir quels aspects de l’imaginaire favorisent la naissance de l’émotion esthétique.
32Les quatre caractéristiques de l’imaginaire que nous avons envisagées (affectivité, synthèse, conscience d’irréalité et activité intellectuelle) sont-elles indispensables pour faire naître une véritable expérience de lecture ?
Émotion esthétique et lecture
33La procédure que nous allons suivre consiste à examiner quelles caractéristiques de l’imaginaire sont suscitées par les différentes expériences de lecture. Il s’agit de considérer les diverses réactions possibles des lecteurs face à un texte et de voir, dans chaque cas, quels aspects de l’imaginaire les ont fait naître. Pour y parvenir, nous allons relever ce qui se produit lorsque le lecteur est captivé ou repoussé par ce qu’il lit (cas no 1), aime ou n’aime pas ce qu’il lit (cas no 2), est indifférent à l’imaginaire du texte (cas no 3), ne perçoit pas l’imaginaire du texte (cas no 4), en mettant en rapport ces réactions avec les données de l’imaginaire : affectivité (limite de l’imaginaire), synthèse par condensation et déplacement, conscience d’irréalisation ou d’objets irréels, activité intellectuelle (autre borne de l’imaginaire).
34Le premier temps de l’étude consiste à chercher ce que telle ou telle des caractéristiques de l’imaginaire produit comme affect chez le lecteur. Ensuite, on cherchera à quel type de lecture correspond une convocation de tous les aspects de l’imaginaire. Selon notre hypothèse, et c’est ce qu’il faudra démontrer, il s’agit là, et seulement en ce cas, d’une véritable expérience esthétique de la lecture.
Première question : l’expérience esthétique peut-elle convoquer l’affect pur sans synthèse ni conscience d’irréalité ?
35Imaginons le cas d’une lecture où l’on se trouve captivé ou repoussé par le texte, en une expérience essentiellement affective, où la conscience n’est plus qu’à demi vigilante (cas no 1). Ces réactions avouent la composante introjective de toute lecture5. Une telle assimilation ou un tel rejet de chacun face à son histoire symbolique peut perdurer chez le lecteur adulte dans toute lecture où la conscience d’irréalité s’éclipse au profit d’une expérience affective globalisante.
36Dans ce cas, pourtant, le psychisme du lecteur n’en continue pas moins à recourir à la condensation et au déplacement primaires. En revanche, il n’existe plus de recul intellectuel qui permette de conserver la conscience d’irréalité (perception du code langagier ou distance esthétique). La conscience d’irréalité évanouie, le lecteur ne sublime pas mais il (re)vit à travers le texte ce que vit le héros sans « dégagement ». L’oubli de soi étant total, la projection du moi dans le texte étant achevée, nulle synthèse intellectuelle opérant comme médiation entre l’altérité du lecteur et le monde du texte ne peut intervenir. L’expérience du lecteur est forte, mais elle n’est plus esthétique car elle évacue tout intérêt pour le code formel. La fascination du texte oblige à une fusion qui tire l’imaginaire du côté de sa seule composante affective au détriment de ses autres caractéristiques. Ainsi, une telle expérience de lecture n’est pas propice à la naissance de l’émotion esthétique. Tout le problème est de savoir comment interpréter ce constat.
Deuxième question : l’expérience esthétique nécessite-telle une conscience d’irréalité ou bien la conscience d’avoir affaire à des objets esthétiques imaginaires ?
37On conviendra facilement qu’il ne suffit pas d’avoir nettement à l’esprit le caractère irréel des objets représentés pour que naisse l’émotion esthétique.
38En revanche, on voudrait montrer ici que, lorsque le récit ne favorise pas la perception de sa dimension esthétique, alors le lecteur risque bien d’être le seul garant du caractère esthétique du texte. Si l’interprète ne veut pas être pris dans la spirale de l’introjection primaire, c’est à lui seul que reviendra la tâche de conserver le recul intellectuel, puisque le texte, « naturaliste », ne l’y aidera pas. Une telle attitude intellectuelle du lecteur, suscitée par la lutte contre l’illusion référentielle du texte, est celle d’un veilleur : elle empêche l’afflux de l’émotion et détruit la possibilité d’une expérience esthétique.
39C’est pourquoi, lorsque le texte veut créer l’émotion esthétique, il ne peut se contenter d’obliger le lecteur à réagir par une conscience d’irréalité, mais il doit en outre faire naître des objets irréels et nouveaux qui sont autant d’appels à l’imaginaire. C’est à de telles conditions que le lecteur peut, sans effort de sa part, conserver à l’esprit la conscience d’irréalité : son expérience demeure esthétique et n’est pas susceptible de se fondre dans la pure affectivité.
40Car, contrairement à ce que dit Wolfgang Iser, toute réalité ne devient pas étrange par la seule vertu d’une présentation hors d’un contexte familier. Dans ce cas, en effet, la différence ontologique aurait tôt fait d’être oubliée et l’on tomberait à nouveau dans le piège d’une assimilation inconsciente. Le nécessaire éveil du lecteur, qui ne voudrait pas être aspiré dans ce tourbillon d’oubli anti-esthétique, lui ôterait toute disponibilité à l’émotion.
41Nous voyons ainsi comment se solde le débat intervenu dans les pages précédentes quant à l’imaginaire conçu tantôt comme simple conscience d’irréalité, tantôt comme créateur du totalement nouveau.
42Car, si le lecteur a affaire à des objets imaginaires imprévus, à des textes qui sollicitent la figure ou qui insistent sur tel passage, requérant, exigeant presque l’interprétation, alors il existe des indices du caractère esthétique du récit. Ceux-ci libèrent le lecteur de la nécessité d’être en éveil quant à l’irréalité de ce qui s’offre à lui. Il devient alors disponible sans retenue pour l’émotion esthétique car n’existent plus ni hantise de la fusion imaginaire, ni tâche de maintenir la distance. Le retour perpétuel des images de l’ancêtre de Reixach dans La Route des Flandres de Claude Simon offre l’exemple précis de ce type d’écriture qui appelle l’interprétation du lecteur et semble laisser entrevoir en pointillé l’importance du motif de la mémoire, la langue du récit, faite de répétitions et de descriptions esthétiques, ne permettant en aucun cas au lecteur d’oublier qu’il a affaire à un texte esthétique et non réaliste.
43Il apparaît ainsi qu’une lecture d’un texte se donnant comme esthétique est plus propice à une émergence de l’émotion que celle de textes qui risquent de faire oublier leur dimension imaginaire, entraînant alors ou un regain de tension de leur lecteur contre l’assimilation, ou un oubli de la dimension fictive au profit de l’affect pur.
Troisième question : l’expérience esthétique peut-elle se borner à convoquer la seule composante qu’est la conscience d’irréalité ou de création ?
44L’imaginaire est, comme on l’a vu avec Sartre, exactement l’espace charnière s’étendant de l’idée pure à l’affectivité. Si nous avons constaté que l’affectivité pure ne suffisait pas à susciter l’expérience esthétique, voyons maintenant, à l’autre extrémité du champ de l’imaginaire, ce qu’il advient d’une lecture essentiellement fondée sur la composante consciente et intellectuelle. On réduira la question à ce qu’il en est du lecteur et non à ce qu’il advient du créateur dans son effort de conception.
45Il paraît assez clair que l’exposition intellectuelle de ce qu’est la beauté ne suffit pas à faire naître l’émotion esthétique. La production d’images mentales, dans l’esprit du lecteur, n’aurait aucune force affective si ces images se révélaient ou bien inaptes à être saisies comme telles (restant par trop intellectuelles), ou bien incapables d’être perçues parce qu’elles n’arrivent pas même à se constituer en tant qu’images. Tels sont les deux facteurs freinant l’expérience esthétique.
46Le cas d’un imaginaire qui reste par trop intellectuel pour donner au lecteur le loisir d’être touché (cas no 3 et no 4) a sans doute été ressenti par chacun en face d’œuvres différentes. L’exemple subjectif que je prendrai, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, représente, me semble-t-il, précisément le lieu d’une construction d’imaginaires fort complexe, mais qui passe davantage par la sémantisation que par l’incitation à la « synthèse », où le lecteur engagerait une opération active. Car ces mondes empilés les uns sur les autres, qui communiquent tous par inversion ou reflet, ne dessinent qu’apparemment un parcours libre. Offrant des incipit fictifs alternatifs mais substituables, ménageant une interprétation en contrepoint au-delà des variantes, dans le récit premier, et essaimant dans les chapitres de fiction lue par les personnages, ce texte exige une herméneutique qu’il étaie de redondances et d’illustrations convergentes. La place pour un imaginaire est niée, le matériau textuel donnant immédiatement lieu à une interprétation. C’est un peu le cas du Miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet : l’expérience du lecteur ne peut consister qu’à comparer sa propre vision à l’interprétation mise en abyme par le texte. La lecture se révèle alors pleinement mais simplement intellectuelle car elle réside en une mise en relation d’idées et non en un rapprochement singulier qui ait un impact imaginaire immédiat capable de susciter l’émotion.
47Cela n’est pas à dire que l’idée ne porte jamais quelque émotion que ce soit, et les débats intellectuels de L’Espoir, par exemple, en témoignent assez nettement. Mais, lorsque la composante intellectuelle d’un texte prend le pas dans un récit, elle ne peut être incitation à l’émotion esthétique que si elle se fait mimésis, et non diégésis lourdement constituée et si lisse qu’elle repousse toute intervention. Avec L’Espoir, même si la projection dans le personnage principal est exigée, le roman confronte les visions multiples, les fait jouer en s’opposant, sans jamais en donner la clé définitive. L’imaginaire interprétatif reste pleinement à l’œuvre. Mais pour un lecteur qui ne trouverait aucun écho personnel dans de tels débats, le texte ne parviendrait aucunement à faire éclore les images : il laisserait le lecteur, échoué, indifférent, aux bords de l’imaginaire par la récurrence d’idées insipides.
48Si l’affect pur tue l’esthétique, si le texte visiblement peu imaginaire contribue à son anéantissement et que par ailleurs, le surcroît de conscience est un autre facteur contribuant à ruiner l’émotion, c’est que les situations relevant d’un seul pôle de l’imaginaire sont peu propices à l’expérience esthétique. Nous ferons l’hypothèse que seul l’oubli de la multipolarité imaginaire (comme dans tous les cas analysés précédemment) fait de ces réactions de lecture des expériences ratées.
Proposition de réponse : l’expérience esthétique réussie est une rencontre fragmentaire universelle
49Le cas optimal (selon l’hypothèse que nous posons) est celui où la lecture n’advient pas par pur effort intellectuel, ni par une émotion indifférente à la lettre du texte (cette expérience ne pourrait alors relever de l’esthétique), mais celui où la lecture convoque à la fois l’affect et la conscience d’irréalité, et joue d’une synthèse étayée par le déplacement et la condensation.
50Car, pour que le texte suscite une émotion, il faut qu’une sorte de reconnaissance du lecteur se fasse jour, qui ne soit plus seulement découverte de l’altérité mais rappel symbolique et bougé de ses propres créations imagées ou fantasmatiques. Le repérage de quelques idées pauvres, de quelques déterminations simples sous la richesse verbale foisonnante, semble seul susceptible de susciter un chevauchement partiel entre l’imaginaire du texte et celui du lecteur, apte à donner libre cours à une nouvelle « synthèse » esthétique.
51Mais qu’entendre par « imaginaire du texte » ? Jusqu’à présent en effet, l’imaginaire a été défini comme un éventail d’activités. Il est donc l’apanage d’un sujet. On peut définir l’imaginaire autrement, comme le fonds de toutes les richesses qui structurent le texte et s’offrent au décryptage. Il s’agit là de ce qui rend le texte disponible à l’investissement imaginaire du lecteur : à la fois le stock d’images, mais aussi les sons, les thèmes et les récurrences.
52Il existe une expérience de lecture réussie : celle de la rencontre intermittente entre l’imaginaire du texte et celui du lecteur. C’est le passage incessant des possibilités offertes par le texte aux images propres du lecteur, qui, se fondant sur le déplacement et la condensation, permet de faire advenir une nouvelle synthèse engageant l’opération active de lecture : ni simple reconnaissance d’un texte déjà constitué, ni pure appropriation.
53L’imaginaire du lecteur se définit comme le fonds de toutes les images fantasmatiques profilées par chaque individu, de toutes les figurations intégrant et suscitant ses émotions individuelles. Le recouvrement partiel d’imaginaires, l’universelle rencontre fragmentaire du texte et du lecteur se produit lorsque l’affect évoqué par le récit vient réveiller, sous l’image, le quantum d’affect latent dans l’imaginaire du lecteur. Or, ce réveil peut ou bien se faire par recouvrement immédiat, rare et fugace, ou bien par essais de superpositions peu à peu construites, grâce au déplacement et à la condensation d’ordre secondaire (imitant dans la vie éveillée les procédures du rêve) entre les marques du texte et les lieux fantasmatiques individuels.
54Notre proposition consiste à dire qu’il ne peut s’engendrer de véritable expérience de lecture qu’à partir d’un certain « repérage », de premier ou de second degré. De quoi s’agit-il ?
55Le premier cas est celui d’une empathie directe, entraînant projection et sympathie immédiate, née d’une homologie entre la fantaisie, l’expérience, voire l’axiologie du lecteur et celle du récit. Dans le travail de reconnaissance de second degré, en revanche, il n’existe nul retentissement immédiat. La reconnaissance ne se conquiert que lentement, par accoutumance aux caractéristiques de ce qui est lu. Elle permet de mettre en place une série d’équivalences entre l’imaginaire du texte et celui du lecteur, qu’on appellera « référenciation ». Ce travail est plus long et plus risqué que le premier car il peut se faire que certaines images « tombent à plat ». Mais, si dans le champ des possibles ouvert par le texte, l’art permet à celui-ci de faire une expérience riche, d’ordre à la fois secondaire – car un travail intellectuel est nécessaire qui imite le jeu inconscient de déplacement et de condensation dans la vie éveillée-, et primaire – car la référenciation réussie parvient à convoquer l’émotion-, alors l’imaginaire aura été sollicité dans sa totalité et l’énergétique issue des transactions primaires pourra se greffer sur les élaborations secondaires, puis affluer, arrachant le lecteur au pur décryptage, le perdant dans l’altérité de lui-même jaillie du texte.
56Prenons comme exemple deux extraits de textes récents qui offrent des expériences de lecture relativement dissemblables. Les pages 7 et 8 de La Chevelure de Bérénice de Claude Simon6, tout comme la page 48 de Mille et un plis (Matières de rêves V et dernier) de Michel Butor7, offrent au regard deux récits visiblement lyriques et esthétiques. Cependant, alors que l’expérience de lecture est totale chez Claude Simon, suscitant à la fois affect, synthèse, conscience d’irréalité et intellect, le lecteur de Mille et un plis conserve la conscience d’irréalité au point de ne pouvoir percevoir les images, si bien qu’il ne peut jamais être aiguillé vers l’expérience affective, la synthèse affective (en termes kantiens-sartriens), c’est-à-dire le déplacement et la condensation en termes freudiens, ne lui étant jamais accessible. Malgré la surabondance verbale et l’évidente recherche esthétique des deux ouvrages, il me semble que l’imaginaire lectoral trouve plus aisément à s’enraciner dans le texte de La Chevelure, si fragmentaire celui-ci soit-il.
57Cherchons à dresser un parallèle entre ces deux textes. Leur caractère descriptif est dans les deux cas souligné par l’ampleur des phrases où la ponctuation forte disparaît au profit de phénomènes cumulatifs. Mais, alors que le texte de Claude Simon est si lyrique qu’il enveloppe les détails dans le fleuve immense d’un même cours thématique (« à travers la trame de ses bas on pouvait voir sa peau très blanche elle portait des espadrilles noires aux semelles de corde effilochées barbues les cordons des espadrilles se croisaient nouées par derrière un peu plus haut que la cheville »), celui de Michel Butor est plus heurté, surchargeant la lecture d’arrêts par des virgules (« Feuilles se balançant, se frôlant, jaunissant, se détachant, voletant, planant, se posant, flottant, s’amassant, pourrissant, feuilles [...] lues, relues, déchirées pour former l’humus de notre regard, nuages »). C’est qu’au-delà de la dispersion émergent chez Claude Simon des noyaux thématiques, fils tramés tout au long du récit, où vision et souvenirs mêlés sont l’expression d’une même pulsion pour laquelle l’espace maritime et la femme désirée ne font qu’un.
58Dans le texte de Michel Butor, en revanche, la pulsation brève sature rapidement l’esprit du lecteur par son excès même (« jaunissant, se détachant, voletant, planant, se posant, flottant, s’amassant, pourrissant, »). Le noyau thématique à peine dégagé (« jaunissant ») laisse place à un nouveau noyau verbal (« se détachant »), résumé d’une narration qui s’ébauche trop brièvement pour dépasser le seuil de perception de son lecteur. Ce qui aurait été possible en poésie – accorder un semblant de narrativité au moindre verbe – parce qu’il s’agit d’une forme courte laissant au lecteur le soin de réfléchir, se dévoile comme un frein à la lecture, dans le cas d’un récit long où l’attention ne peut se poser avec autant d’application sur le détail d’un verbe, prise comme elle l’est dans la toile de multiples verbes.
59Un autre point de rapprochement entre les deux textes est leur désir d’établir un lien avec leur lecteur, au travers de déterminants définis, qui miment ainsi une situation d’énonciation orale commune au lecteur et au texte. Chez Claude Simon, les anaphoriques constamment employés n’embrayent sur aucune réalité concrète précédemment désignée, mais créent une complicité avec le lecteur qui ne se tisse que de la simple référence linguistique. Dans la phrase « lourde tout entière vêtue de noir la tête couverte d’un fichu noir elle traversa la plage déserte », « elle » se trouve en tête de phrase, empêchant toute recherche d’une référence. Le pronom est par là même orienté vers la pure occurrence précise que vient lui conférer l’instanciation lectorale du texte.
60La complicité texte-lecteur pourrait exister dans Michel Butor également grâce à un dispositif de narration (la première personne du singulier) apte à favoriser la projection potentielle du lecteur (« Je trébuche dans la neige pleine d’aiguilles »), mais celle-ci est aussitôt brisée car l’intimité du « je » est remplacée dès la phrase suivante par l’allusion aux feuilles mortes oniriquement représentées (« Feuilles se balançant, se frôlant, jaunissant... »). La personnalité du « je » ne se livre pas : l’aveu s’estompe immédiatement, brisant toute velléité de projection lectorale.
61Le texte de Claude Simon est fait de complicité obligée, de récurrences travaillées et de thèmes unitaires sous-jacents, au-delà de la fragmentation. Il offre donc autant de repérages pour une reconnaissance secondaire. Fort, il l’est sans doute par la rencontre d’une « pulsion désirante » du texte et du lecteur8. Pourquoi le lecteur ne s’y insinuerait-il pas ?
62Dans le texte de Michel Butor, à mon avis, l’imaginaire trouve une moindre disponibilité à la reconnaissance par référenciation. Si les récurrences sonores sont bien présentes (le son « i » dans « la brèche qu’il vient de faire dans leur demeure, il saisit les fourmis à son aise et se régale aussi de leurs chrysalides »), le repérage syntaxique en revanche est flou, l’ancrage sémantique est presque perpétuellement changeant (du « je », on passe aux « feuilles ») et les images, fourmillantes (« jaunissant, se détachant »), ont à peine le temps de se laisser approprier qu’elles disparaissent aussitôt, happées par la nouveauté.
63Devant la nécessité pressante d’un décryptage, l’attention se trouve saturée par la seule phase de déchiffrement, l’imaginaire surabondant ne peut être connecté à quelques déterminations, aisément habitables ; c’est pourquoi le texte ne sollicite nul chevauchement, même fragmentaire, d’imaginaires.
64On voit donc que certaines œuvres sont par trop éparpillées pour favoriser l’appropriation par le lecteur. C’est que l’imaginaire du texte ne peut même plus être perçu. Seule demeure l’activité intellectuelle pure.
65Au terme de ces remarques, on rassemblera les diverses découvertes. Une expérience où l’on est captivé ou repoussé (cas no 1) fait jouer à la fois l’affectivité et la condensation, deux des éléments de l’imaginaire, mais ce n’est pas à proprement parler une expérience esthétique. L’expérience la plus riche (cas no 2, par exemple la lecture de Claude Simon) requiert quant à elle tous les aspects de l’imaginaire : affectivité, synthèse par condensation et déplacement, conscience d’irréalisation (ou d’objets irréels) et activité intellectuelle. Les cas no 3 et 4 représentent respectivement ce qui a été dit des exemples de lecture de Si par une nuit d’hiver un voyageur et de Mille et un plis : le décryptage intellectuel y est seul en jeu ou bien l’imaginaire, surabondant, ne parvient pas à être perçu, laissant indifférent car il ne convoque aucun phénomène de projection ou de simple complicité.
Conclusion
66En explorant l’émotion liée à la perception de l’art dans la lecture, on décrit à la fois la subjectivité comme perte dans l’esthétique, la lecture comme arrachement à la pure présence à soi du texte, mais aussi expérience d’un battement incessant entre soi et l’autre. Ce qui l’occasionne n’est autre chose que la rencontre partielle, fugace et rare de deux imaginaires, qui fasse déclic dans le sujet et joue de cette mise en rapport pour créer une nouvelle synthèse ou greffe d’imaginaires.
67Notre époque résout le paradoxe kantien de l’intersubjectivité dans l’art, non par l’idée transcendantale ou l’intelligibilité universelle du sujet, mais par l’idée d’un universel fragmentaire. C’est la rencontre rare et intermittente du lecteur avec le champ des possibles ouvert par le texte.
68De ce que le texte doit être pour permettre la rencontre, on ne dira rien pour l’instant de très précis. Seulement, peut-être des effets de seuil sont-ils apparus. Si l’œuvre d’art moderne fait exister la perte et montre la fragmentation, cette perte qu’elle marque risque sans cesse un éparpillement extrême, ouvrant parfois des possibles, parfois aussi brouillant tout espoir de rencontre parcellaire, c’est-à-dire de véritable expérience esthétique.
Notes de bas de page
1 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, PUF, 1957, p. 7.
2 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, texte de la première édition de 1781, rééd. Quadrige/PUF., 1986, p. 114.
3 Gallimard, « folio-essais », 1986 (édition originale 1940).
4 Dans la lecture, en tout cas, mais peut-être pas au cinéma, où Christian Metz a montré que l’attention était de semi-vigilance (voir Christian Metz, Le Signifiant imaginaire, éditions Christian Bourgois).
5 Ainsi que le suggère Michel Picard, dans La Lecture comme jeu, Éditions de Minuit, 1986.
6 Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, Éditions de Minuit, 1983, p. 7-8 (éd. orig. 1969)
7 Michel Butor, Mille et un plis (Matières de rêves V et dernier), Gallimard, 1985, p. 48-49.
8 Je dois cette idée et ce terme à Maurice Mourier.
Auteur
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