Deux ou trois choses que je crois savoir d’elle
p. 25-43
Texte intégral
Ce qui me semble à moi le plus haut dans l’Art (et le plus difficile) ce n’est pas de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect, et incompréhensibles.
Flaubert, lettre à Louise Colet, 26 août 1853
Semblable à la nature, semblable à la nature, semblable à la nature,
À la nature, à la nature, à la nature (...)
Àl l’araucaria qui étend ses branches dans un patio,
Et qui forme son harmonie sans présenter ses comptes et ne fait pas le critique d’art, (...)
À ce qu’on raconte de la mort,
À une voile dans le Pacifique,
À une poule sous une feuille de bananier, une après-midi qu’il pleut, (...)
À une aile de condor quand l’autre aile est déjà au versant opposé de la montagne, (...)
À un jeune bambou en même temps qu’au tigre, qui écrase le jeune bambou.
Semblable à moi enfin,
Et plus encore à ce qui n’est pas moi.
Michaux, Ecuador, 1929
J’ai voulu que cette chapelle par sa prétention même échappe à ce terrible écueil de la Prétention. Je m’explique. Une ou deux images sur la courbe des voûtes romanes témoignaient de mon passage. Par contre toute une église où le poète (et le touriste) se sentiraient pris comme dans les mailles d’un filet de pêche, toute une église où la moindre surface serait couverte de lignes signifiantes, et voilà cette chapelle qui m’échappe et qui devient en quelque sorte anonyme : un ouvrage de la nature, une étoile de mer, un coquillage, un galet sculpté par les vagues.
Brouillon trouvé dans les papiers manuscrits de Cocteau, fonds Edouard Dermit, à Milly-la-Forêt, à propos de la décoration de la Chapelle Saint-Pierre à Villefranche, vers 1956.
1. Avant-dire
1Qui peut aujourd’hui s’autoriser à écrire quoi que ce soit à propos d’un sujet quelconque ? Le spécialiste, uniquement. D’autant plus embarrassé, d’ailleurs, de sa spécialité, quand il s’agit de la transmettre, ou même d’en donner une idée, que celle-ci concerne un domaine plus « pointu » : recherche de la matière manquante de l’univers, hypothèse du nostratique, boson de Higgs, procédé roussellien, mécanisme de l’infection par les rétrovirus. À mesure que les notions aimables de culture générale ou d’honnête homme connaissent une obsolescence accélérée, seule la philosophie, cette spécialiste en généralités, semble encore oser mettre sur le tapis de « grandes questions », telles que celle du Beau (mais aussi du Mal, ou de la Pensée, ou du Hasard, ou... mais justement de n’importe quoi, ou presque, et dans un joyeux – bien que les propos demeurent austères – climat d’irresponsabilité).
2Irresponsabilité toute relative. Car bien entendu la philosophie elle-même, aspirée dans le processus inexorable de la spécialisation savante, serait désormais ravalée au rang de discipline de mirliton si elle s’encombrait encore (comme celle de Platon) d’anecdotes ou de mythes, se souillait (comme celle de Nietzsche) de poésie, ou batifolait, bachelardiennement chargée d’images et de souvenirs d’enfance, entre la cave et le grenier. Donc, sans s’interdire à elle-même le commerce des essais de définitions largement compréhensives, elle pulvérise de plus en plus les concepts globalisants en une infinité d’objets minuscules dont chacun, une fois scientifiquement analysé, constituera ou non un élément de puzzle et permettra peut-être, une fois toutes les pièces assemblées dans un nouvel ordre, de construire une approche partielle d’un aspect – au demeurant mineur – de la question d’où on était parti.
3Devant ce formidable déploiement de technicités dures et morcelées, celui qui n’est spécialiste de rien, même pas en généralités, devrait méditer le sage apologue de Pierre Dac, intitulé Vacances : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la campagne, allez vous faire foutre ! » Si vous vous savez dépourvu de compétence précise en esthétique, fût-elle « hors cadres », si vous éprouvez à l’égard de la réflexion abstraite une incapacité avérée, doublée d’une allergie auto-entretenue, si l’approche théorique vous dépasse, ou même si vous croyez (forme perverse de la bonne conscience) vous en détourner parce que jamais, à vous personnellement, elle n’a apporté d’éclaircissement sur les structures cachées de l’entendement, dont la connaissance, ce nonobstant, vous tarabuste, faites comme l’a dit notre bon maître ou...
4Il y a peut-être en effet une alternative, si je décide de ne pas poser ce crayon (car j’écris encore au crayon, au siècle des ordinateurs, quelle pitié !) et de continuer péniblement ce papier. Je puis par exemple supposer que fournir un apport quelconque à une discussion sur « la belle œuvre » pourrait consister à me prendre honnêtement la tête dans les mains et là, entre les quat’zyeux de mon regard intérieur, à me demander ce que signifie pour moi, concrètement (mais le concret ici est mental) le choc que je crois éprouver devant une chose faite de main d’homme – et par exemple si ce choc est du même ordre que celui qui résonne en moi quand je contemple ou goûte ou palpe ou parcours de l’un quelconque de mes sens, parmi lesquels, comme dit Michaux, « celui du manque », un objet de la nature.
5Le pari est ici que, ce faisant, je puisse rencontrer au moins partiellement l’expérience intérieure de tout un chacun. Le risque concomitant, celui de l’obtention d’un consensus pour cause de molle banalité des hypothèses retenues, se présente comme presque fatal. Je n’y puis rien. J’essaye seulement de dire ce que je ressens, en toute subjectivité, et si je glisse quasi instantanément du « je » au « on », ce n’est pas que j’aurais oublié qu’il me faut rester subjectif pour ne pas être outrecuidant, c’est parce que cette irrésistible tendance à la généralisation spontanée fait partie de ma sensation même, et du besoin qui m’assaille, parfois, de la faire connaître (je la suppose donc transmissible et échangeable, voire interchangeable).
6Quand je vois, touche ou consomme du Beau, je ne me précipite vers lui avec cette avidité que parce que je sais ou crois – au moins à une époque donnée, la mienne, et dans un environnement culturel plus ou moins partagé, le mien, – qu’au moins quelques autres personnes, en proie au même trouble expérimental, auraient du mal à éviter la même sensation que moi, invasive au même moment de leurs moelles (ou de leur cerveau).
2. Singularité n’est pas hétérogénéité
7Toute expérience est singulière. C’est même pour cela qu’à moins d’avoir soi-même expérimenté quelque chose, de la sexualité à la lecture de Proust, on n’en prendra jamais de connaissance véritable, pour cela que l’accouchement restera toujours inconnu au mâle, et la mort à tout être puisqu’il n’est aucune expérience, même vécue en toute lucidité (si celle-ci est possible) qui n’obéisse à la loi d’airain de la reproductibilité, définissant le concept de résultat en science. Mais, aux différences de température (l’époque) et de pression (l’environnement) près, je ne vois aucune raison pour que cette reproductibilité, clé de la vérité scientifique (toujours partielle, provisoire et révisable, mais là n’est pas la question) ne s’étende pas à l’expérience sensible, par conséquent à celle de la beauté, et cela en deux directions complémentaires : a) tout d’abord, je puis reproduire en moi-même, à volonté, le choc du Beau et tout (me) porte à croire que c’est à partir d’objets identiques – ou transposés par voie analogique en objets similaires – que tel choc se reproduira. Une femme qui m’a une fois ébloui m’éblouira toujours – ou quelqu’un qui lui ressemble. Le choc ressenti à huit ans devant certain paysage parfait (éprouvé comme parfait, car bien sûr la perfection en soi n’a que le sens que nous examinerons plus loin, c’est-à-dire peut-être pas de sens vraiment normable ou formalisable) deviendra choc devant certain tableau, certaine phrase, certaine musique analogiquement accordés à ce paysage. Proust a à la fois raison (« ... sont fugitives hélas ! comme les années ») et tort (car Albertine n’est sans doute que Gilberte, qui n’était elle-même qu’un mixte de maman et Geneviève de Brabant) ; b) la pensée de l’esthétique est certes plurielle, mais il se pourrait bien que cette pluralité (simple compte rendu de l’absolue nécessité d’une fondation singulière de toute expérience en chaque individu) fût le masque d’une méconnaissance de l’universalité qui la sous-tend. Fondé sur l’examen, aussi lucide qu’il se peut (fort peu lucide donc, sans doute), de ma confrontation singulière avec l’ébranlement esthétique, puis de ce que tels autres, dont je me veux ou m’imagine proche, ont pu dire du même ébranlement, le postulat retenu ci-après comme pierre angulaire d’un raisonnement qui s’effondrera de lui-même si ses prémisses n’ont aucune pertinence, est que les expériences singulières de la beauté (sur quoi s’enroche l’intime conviction d’une pensée plurielle de l’esthétique), ne sont conçues comme hétérogènes que parce qu’on ne perçoit pas en arrière de leur aveuglante pluralité une unité profonde à partir de laquelle l’illusion de leur hétérogénéité radicale se construit (en vertu de la naïve assurance qui est la mienne – et celle de tout un chacun – d’être unique et irremplaçable).
8De la même façon, l’extraordinaire diversité des formes, c’est-à-dire des solutions circonstanciellement adéquates, du vivant, cède à l’examen devant l’unité, beaucoup plus stupéfiante, des composés discrets, en très petit nombre, dont l’assemblage produit tant de modèles apparemment séparés les uns des autres par les abîmes des ordres, genres et espèces que l’évolution a sélectionnés au fil du temps.
3. Je meurs donc je pense
9Pour justifier, au moins à mes propres yeux, le postulat apparemment absurde de l’unité de l’expérience esthétique, il me faut passer par plus d’approximations, plus de généralisations vagues encore. Si je prétendais à penser sérieusement, je me l’interdirais à l’évidence, mais il ne s’agit pas ici de penser sérieusement, et même pas de penser. Mon seul but est de descendre un peu plus avant dans le maëlstrom de la sensation. Comment, dans ces conditions, s’épargner les platitudes qui, justement, sont le tissu même dont l’expérience de chacun est faite ? Lançons-nous donc hardiment dans les vérités premières, en n’espérant pas trop que du heurt des truismes dans la soue de notre esprit naîtra, au milieu des grognements, quelque vérité seconde à mettre au savoir.
10La vie ordinaire est opaque. Mais elle ne le sait pas. Je nage dans l’opacité mais je crois simplement être. Au milieu des « immenses efforts » qu’en blessé baudelairien j’accomplis pour faire une fin, je déplace cette opacité avec moi, tel un insecte englué voici des millions d’années dans la résine d’un conifère disparu. Je bouge en me donnant des airs, en fait résigné à cette résine collante – cela s’appelle vivre – jusqu’à ce que, figé à mon tour comme ma prison qui s’obture, et devenu fossile plus aveugle et sourd que feu Gregor Samsa lorsque ses sœurs diligentes l’ont balayé sous la porte, incapable ainsi désormais de percevoir ma condition, je repose dans l’in pace de l’ambre.
11De cette opacité, il me semble que, si je conserve, mon avachissement durant, une approximative velléité d’envol (cela s’appelle penser, par exemple), je souffre, mais sans l’expérimenter vraiment. Seul le schizophrène, peut-être, sait qu’il rampe dans la glu. Il est douteux qu’il en tire quoi que ce soit, sauf du malheur, dont il est recru, et qui ne (lui) vaut rien.
12Quand puis-je expérimenter pour de vrai, c’est-à-dire comme l’insecte englouti par l’opaque, la sensation même, physique, prolongée, théoriquement analysable, de l’opacité ? Il n’y a que deux cas, proches mais légèrement distincts, et qui portent pour cette raison deux noms presque identiques, dont l’adjonction d’un adjectif anodin fait toutefois du premier une sous-espèce du second. Dans l’amour, ou petite mort, j’expérimente l’opacité, faite ici d’un excès lumineux qui me cache le monde et moi-même (quand l’expérience est réussie, naturellement). Alors, immergé d’une façon heureuse au sein même de l’opaque, je m’y vautre. Que celui qui n’a pas vécu cette très singulière coulée dans le plaisir partagé – c’est-à-dire sans aucun partage –, absolument universelle pourtant, qui est simultanément connaissance absolue du Bien (il ne s’agit pas de Beau) et méconnaissance absolue de tout, ne conserve aucune illusion : il a raté l’essentiel (ou l’essence-ciel, qui est l’appréhension tactile, musculaire et olfactive de l’éternité, c’est-à-dire du néant).
13L’autre expérience, paradoxale en ce qu’elle est superlative et n’est en même temps pas une expérience du tout, au sens défini en commençant, c’est la mort, qu’on n’a nul besoin de nommer grande, tant elle se suffit à elle-même et contient à la fois, se mordant ironiquement la queue, sa fin et son commencement. Elle seule – et ce paradoxe-là va plus loin – pourrait me sortir définitivement de l’opacité (c’est ce que toutes les religions du salut claironnent avec une unanimité suspecte) mais comme elle est par excellence la boîte noire, nous n’en pouvons faire aucun usage pour tout ce qui concerne les bagatelles d’en deçà de la porte, ergo pour ce modeste essai de réflexion portant, je le rappelle, seulement sur de l’expérimentable, donc sur du reproductible ad libitum. Comme le dit Michaux dans son célèbre article des Cahiers du Sud sur le poète Gangotena mort jeune : « Les moribonds n’écrivent pas, et pourtant quel moment qu’une agonie1 ! »
14Boîte noire, comme le trou du même nom. Ce n’est pas que le cosmonaute piquant une tête à la verticale vers ce centre hypothétique du trou noir nommé joliment par les astrophysiciens « singularité » ne soit susceptible d’expérimenter effectivement ce qui se passe quand la courbure de l’espace-temps devient si forte, et l’énergie gravitationnelle qu’engendre la masse du trou en rotation si proche de l’infini que la lumière elle-même se fait piéger et ne rayonne plus vers l’espace extérieur. Mais, bien que le temps dont il dispose avant d’être inévitablement déchiqueté par les forces de marée du trou noir, pour effectuer d’éventuelles observations2, tout limité qu’il est, ne soit pas nul, l’impossibilité de transmettre à qui que ce soit d’extérieur au voyage un fragment si infime soit-il desdites observations constitue une donnée fondamentale de l’expérience, qui en fait la non-expérience type.
15La mort de même n’est qu’un leurre, une grimace de la condition. Une seconde hypothétique de lucidité absolue m’y renvoie soudain à l’opacité absolue, à cette singularité (indéfiniment clonée en autant d’autruis qu’on voudra) que je n’ai cessé d’être tout au long de mon petit bonhomme de trajectoire, en boucle du pas grand chose au rien. Si pour penser au bout de la pensée, il faut mourir, je ne penserai qu’en penchant tel le roseau, du côté où je tomberai, et n’en rapporterai pour moi nulle leçon, pour l’humanité nul message.
4. Sursum corda !
16Naturellement, tout bon dialecticien – et même le moins bon – suppose qu’une fois chu au fond du trou noir (négligeons le déchiquetage antécédent, qui me fait peine, et d’ailleurs tout cela n’est-il pas que métaphore ?), je vais rebondir et m’en évader, en somme m’évaporer en trou blanc, comme le Virgile de Dante se glissa subrepticement hors des Enfers par le pertuis du Purgatoire, ou comme de notre temps l’a imaginé mathématiquement le malicieux cosmologiste Stephen Hawking. Et c’est bien là en effet, quand l’opacité se dissout en espérance candide (c’est, si l’on y tient vraiment, par le coup de baguette d’une sorte d’acte de foi, mais limité à ce monde-ci), que la beauté pointe son oreille délicatement ourlée. Quelque part entre l’extase mystique, qui n’a point de fondement, et l’extase de l’agonie, qui n’a point de lendemain, non loin de l’extase amoureuse, ce vertige infini lové sur lui-même dans son nid ponctuel, mais ne se confondant pas avec elle (car le désir, pantelant après sa réalisation, fausse un peu l’expérience en en raccourcissant la durée), l’extase esthétique offre une autre expérience, moins suffocante que l’amour, moins radicale que la mort, indéfiniment renouvelable et observable sous tous les angles, pour repousser un peu dans les marges de mon être l’essentielle opacité (et « faire voir » ainsi l’invisible, essence de sa nature).
17Ce qui rend cette expérience unique, et en même temps universelle, c’est qu’elle s’offre d’emblée comme le mixte indissoluble des deux autres (l’extase mystique ayant été déclarée non pertinente à mon propos, oublions-la), comme l’impossible rencontre sous la même peau, dans la même organisation mentale, des deux expériences les plus intrinsèquement contradictoires, celle de la mort, celle de la vie, réunies comme par miracle – et c’en est un en effet, bien improbable en un sens, puisque je puis ne jamais venir donner du nez personnellement sur le Beau (il me faudra alors me satisfaire, mal, de ce que d’autres en ont conté) – dans une tension potentiellement brisante, en ce qu’elle annihile provisoirement l’opacité, qui n’est rien d’autre que mon existence, presque explosive aussi, si l’on se réfère au registre habituel des sensations, mais pourtant non destructrice – puisque je suis là pour en parler.
18Rapprochons-nous par la pensée du centre incandescent. Me voici donc en présence de ce qui va susciter en moi pour toujours l’idée de Beau : un certain minéral, extrait d’un tas de graviers de rivière (je suis enfant alors, j’ai passé des heures à le fouiller, triant soigneusement les merveilles qui me font battre le cœur, tandis qu’un adulte, non loin, ravi du calme, croit que je m’amuse, ne disposant plus depuis longtemps, quant à lui – ou peut-être disposant encore, mais comment le saurais-je ? – d’aucun pouvoir de distinguer la gemme étincelante au milieu de ce qui, à ses yeux dessillés par la vie/clos par l’opacité, n’est qu’amas indifférencié d’insignifiantes babioles. Plus tard, ou au même moment, un certain corps, un assemblage particulier de volumes, de couleurs, de parfums, si je puis m’abstraire un instant de leur valeur d’usage (ne pas les désirer trop vivement), lui derechef me parle et imprime en moi à jamais son charme, comme un sceau qui désormais, à chaque nouveau déclic de la sensation, signifiera magie efficace et me possédera. Dans un musée, pour la première fois, l’insolite d’une attitude ou d’une teinte (Gréco) ; au cinéma la consistance laiteuse d’une atmosphère intime (Dreyer), l’envoûtement d’un rythme (Murnau), la séduction irrésistible d’une arabesque ou de l’inflexion d’un labyrinthe (Fellini), l’équilibre d’une harmonie (Mizoguchi) ; au théâtre une apparition (Bread and Puppet), une musique répétitive de gestes et de sons (Wilson), les contours palpables d’un souvenir émotionnel (Kantor) ; en musique, tout cela à la fois (Messiaen).
19Le Beau, comment savoir ce qu’il est « en soi » ? Il suffit que, « pour moi », je croie deviner chaque fois, dès cet ébranlement premier et purement sensoriel, ce que sera sa rencontre. Or il me semble bien, par expérience renouvelée, que la rencontre de la beauté, quelle que soit la forme contingente qu’il lui plaise de revêtir dans l’espace local, déchire en un instant mon opacité et du même coup m’en rend conscient, me révèle sa présence et son étendue et que je ne suis que cela, une force opaque qui vaque, une farce opaque qui s’exténue. Il me semble soudain qu’en face de la chose, de la femme, de l’œuvre belles, je sais qui je suis, qui j’ai toujours été, où j’en suis de mon court cheminement, d’où je viens, où je vais, comment je me situe par rapport au reste du vaste monde, quels liens me rattachent, en dépit que j’en aie, aux plus anciennes origines du vivant dont je ne constitue qu’un accident aléatoire, précaire et peu lesté en durée. Une telle lucidité, si brutale dans son mode d’agir quand elle fond à l’improviste sur moi – car je ne découvre pas, à force de quelque longue patience, au bout du tunnel d’un apprentissage, le Beau est de l’ordre du coup de foudre, comme l’amour – a quelque chose de si pesamment sacré, de si inévitable, qu’on comprend que les inventeurs d’un beau lac, comme les admirateurs sincères d’un beau livre, aient éprouvé le besoin de faire du créateur supposé d’un site, avéré de certaines pages, comme les Japonais du lac Biwa, comme Raymond Roussel de Jules Verne, un dieu.
20Mais en fait, via la perception de cet objet extérieur qui s’impose à moi à travers mes sens, comme aux vieux tousseux troyens, voyant cette fille s’avancer sur leurs remparts, la divinité d’Hélène, c’est moins ce qui n’est pas moi que je découvre dans sa splendeur soudain dévoilée, que l’opacité hébergée au-dedans de moi, répandue dans mes fibres les plus cachées, cette opacité qui est moi.
21On peut le dire un peu différemment. J’appelle beauté ce révélateur immédiat de ma vie actuelle et de mon essentielle mortalité. Le choc que je ressens devant le Beau, c’est cela, cette révélation, simultanée et fulgurante, de deux certitudes incompatibles entre elles : je suis et je suis un être pour la mort, comme l’a dit l’autre, qui ahanait dans la vallée de larmes, ou plus simplement : je vis et je vais mourir, donc, comme le crie le M. Valdemar de Poe, dont Barthes avait esquissé jadis la si brillante analyse textuelle3, « Je suis mort ! », énonciation impossible dans sa lettre, en ce qu’elle viole le principe de non contradiction, mais approximation la plus correcte, cependant, de ce qu’est la réalité même de ma condition.
22De telles certitudes, quand elles s’imposent sans paroles dans l’extase du Beau, sont d’une certaine façon sans concept, en ce qu’elles me parviennent comme directement par des voies (l’œil, la main, l’oreille, le nez même, car je hume la beauté comme je la vois) qui semblent purement – s’il est des voies pures – sensorielles. Mais se mêle à la sensation de l’intellection aussi bien : éprouver la beauté, c’est en même temps (se) la dire et la comprendre, dans un système serré de références actuelles et exhumées qui se noue à l’insu de ma conscience claire et fera néanmoins le lit de tous mes ravissements futurs, que je croirai chaque fois sans aucun précédent. Ou plutôt, dans cette expérience si particulière, l’intelligible et le sensible perdent la netteté des contours qui, dans l’expérience ordinaire (je vois un objet que je crois inconnu, je fais un effort intellectuel pour le détailler, le comparer à un modèle mental, lui imaginer un usage, et je finis par le reconnaître ou par le comprendre), les différencie sans équivoque. Le choc de la beauté combine (re)connaissance et illumination. Il se confond, si l’on veut, avec l’expérimentation primordiale du monde et de l’être au monde, inséparable de celle de la perte du monde et de la sortie du monde.
5. « Beau comme tout4 »
23Une telle expérience-clé (la perception simultanée de deux vérités contradictoires et essentielles à mon existence même puisque leur alliance paradoxale, généralement maintenue dans l’ombre ou plutôt constitutive de cette ombre opaque qu’à ma propre estime je suis, équivaut au noyau central de mon être), en raison de son importance fondatrice ne saurait être que très précoce. Aussi loin que je remonte dans les souvenirs que j’ai de moi, c’est-à-dire des rapports entre moi et le monde, je suis convaincu de la retrouver, identique et intacte, avec ses caractères permanents (éblouissement, évidence, allégresse mêlée d’angoisse). Il est donc évident qu’elle s’accroche d’abord à un objet naturel, sans doute au corps d’autrui, et probablement à celui de la mère (mais je ne m’en souviens pas, ou l’ai refoulé, peu importe), plus clairement pour moi à une chose de la nature inerte, une chose à ma portée, petite, un caillou, un champignon, un tonneau rempli d’eau fraîche. Toutes ces menues réalités – attention ! C’est là que la contradiction commence à aiguiser ses louches paradoxes – ne produisent en moi l’émerveillement que parce qu’elles arrêtent pour moi le temps. Enfant, je veux rester sur mon tas de cailloux-bijoux-joujoux, chercher des champignons odorants, plonger mon bras jusqu’au coude dans l’eau fraîche non pas un instant mais toujours, ce qui fait des longues journées béates de l’enfance les seules longues journées de la vie. Longues, mais pas infinies. Aussitôt je le vois, je l’empaume, je le sais : demain, nous retournerons en forêt, n’est-ce pas maman ? – Mais oui, mon chéri. – Tu me laisseras encore jouer avec les cailloux. – Bien sûr.
24Or rien n’est moins sûr. Car me laisser pour toujours jouer avec la beauté stupéfiante des formes de la nature, ce serait me garantir que ni le caillou, ni maman, ni moi ne mourront jamais. Et cela, dès le premier jour, aucune extase ne me le fera croire, puisque précisément c’est l’extase elle-même, par l’effet de son intensité (et de la perte d’intensité qui ne peut que suivre : tout contact est un orgasme), qui signifie pour moi simultanément la perte de maman, de moi, et du caillou, même. Le choc de la beauté, s’il est si fort, c’est qu’il résulte de la perception, au creux le plus intime de la pensée (c’est-à-dire non dans la raison, mais bien dans l’imaginaire), d’un contraste absolument scandaleux mais absolument indépassable, entre ce que nous appréhendons et ce que ce quelque chose deviendra : un « merveilleux nuage », rien d’autre qu’un peu de crème fouettée d’air et d’eau, une nue qui se dissipe ; un caillou, sable ; une montagne, plaine ; une femme, squelette. Là où nous voudrions l’éternité, il y a le passage ; là où plénitude, l’effilochement. Il n’existe nulle beauté sans cet écoulement diffus, ni sans tristesse, parce que la beauté n’est rien, en effet, que cela : une chose dont les éclatantes propriétés sont belles de s’offrir non dans l’immobilité, mais dans la chute.
25Sans risque d’écoulement, de perte, et risque inscrit dans la texture même de la chose vue, triturée, parcourue des lèvres, sans espoir (fou et entrevu comme fou) de non écoulement, point de Beau. En cela, est belle toute forme à l’état naissant, si elle est suffisamment structurée, et tout être jeune – sauf peut-être le mâle pour le mâle hétérosexuel : je ne parle que de ce que je connais, et seulement d’expérience, je l’ai déjà dit – s’il montre assez de résistance à l’entropie (jeune carabe, jeune oiseau), tout en étant condamné à cette entropie par nature.
26 Si elle est suffisamment structurée : car, si elle ne l’est pas, le contraste n’est pas assez net entre la chose actuelle dans sa compacité, dans sa solidité, et sa déliquescence programmée, pour que s’instaure entre l’état no 1 de l’objet (que nous appréhendons) et l’état no 2 que nous craignons (ce que ce même objet ne manquera pas de devenir dans le futur) cet écart fondamental en quoi réside la beauté. Une pierre est belle, et plus elle sera dure, volcanique et vitrifiée comme l’obsidienne, ou bien cohérente et grenue comme le granit, ou bien translucide et dense à la manière de ces agates que Breton ramassait pour Elisa autour de l’Ile Bonaventure, à Rocher-Percé, plus elle pourra se faire source d’extase inexplicable sans analyse et la prothèse de beaucoup trop de mots. Car le minéral, plus peut-être que tout autre objet de la nature, a cristallisé l’incessante débandade entropique de ses molécules en un bloc provisoirement tenace. Mais cette permanence factice est l’attente en même temps que le résultat « d’un désastre obscur » mallarméen, d’autant plus en route vers la chute et le désastre, cette apparente immutabilité, qu’elle est plus bellement arrêtée dans la grâce et l’illusion qu’elle donne de ne devoir fondre jamais plus. Un amas de glaise amorphe, un tas de boue produiraient-ils de même l’étincelle de la beauté ? Leur absence de structure repérable ou, si l’on veut, de tenue, les en empêche probablement, mais quelque parallélépipède découpé dans une argile noire et séché au soleil séduirait peut-être... Nous n’appelons certains objets informes ou sans consistance que parce qu’ils possèdent déjà trop la forme ou la consistance de ce qu’ils seront : figures de l’entropie non point en train de s’accomplir mais déjà là, advenue.
27 Sauf peut-être le mâle pour le mâle hétérosexuel : car je connais trop le mâle pour mon semblable (l’ai toujours trop connu) et décèle trop aisément en lui (c’est ce qui me fait dire qu’il n’est pas beau), dès l’extrême jeunesse, cette propension à se déliter en répugnantes squames qui, dans le corps féminin, suscite ma révolte (absurde) et m’interdit la certitude : « Corps féminin qui tant es tendre, /Poly, souef, si précieux, /Te faudra-t-il ces maux attendre... ? » – Non, assurément et, en même temps, bien entendu, si... d’où la beauté qui jaillit, affirmant et du même coup niant la pérennité de cette bouche, de ce sourire éternels. Ce grignotage destructeur de la durée, qu’instantanément je perçois chez mon frère ou chez mon cousin, que je me refuse à percevoir et perçois simultanément mais comme obscénité inacceptable chez ma sœur ou chez ma cousine, il me semble que je ne le repère pas chez un carabe. Si j’avais pour le carabe, le merveilleux carabe doré qui file sur la terre sèche, si bleu qu’il traîne après lui un miroitement d’acier rouge et or, un œil de carabe, peut-être distinguerais-je aussi aisément entre l’Y et l’X d’une population homogène de carabes (homogène pour mes sens d’homme), et différencierais-je avec dégoût le Jean-Paul Sartre en puissance qu’est pour moi tout Adonis de l’inaltérable et menacée Marylin Monroe.
6. « Il n’y a pas que la rigolade, il y a l’art5 »
28Et l’objet fabriqué dans tout cela, et l’artefact, et l’objet d’art ? Mais comment voudriez-vous, si le déclic du Beau est un événement si primitif, qu’il ne fût pas « semblable à la nature » ? De la même façon que l’écart entre présence et absence se creuse au centre d’un vulgaire caillou, que l’hiatus béant entre mort et vie ouvre sa gueule au centre d’une étoile de mer ou d’une mygale ou d’un écureuil (et en ce sens tous les animaux point trop anthropomorphes sont beaux) ; de la même façon que la passante entrevue, avant d’être perpétuée par Baudelaire comme la figure même de la grâce échappée à la destruction, est pour moi tout banalement dans la rue une apparition coincée entre deux mors de nuit, de même l’œuvre belle n’existe pas sans cette avalanche qui la constitue et l’épuise tout à la fois, qui l’installe sur la toile, dans le livre, dans la mélodie, comme un frêle rempart, inutile en fin de compte mais provisoirement résistant, contre le flot du rien qui de toutes parts l’attaque et la mine. Ici aussi un choc spécial nous avertit de la texture duplice de l’objet, dont le charme enfoui ne tient qu’à sa capacité immédiate de retenir dans ses mailles et de nous faire sentir, presque sans intermédiaire de la pensée, que sa présence seule signale et dessine, dans l’espace concret de la toile, dans l’espace abstrait du rêve de celui qui la voit, un avant et un après, un mixte de présence (réelle) et d’absence (réelle), un vecteur malignement orienté, une flèche du Parthe et du temps. L’œuvre belle sera fragile ou elle ne sera pas.
29« Belle hideusement d’un ulcère à l’anus » : maniérisme provocateur du contre-blason, dépréciation homosexuelle du corps féminin ? Il me semble plutôt que le concetto violent de Rimbaud, cette chute de reins brutale de sa Vénus Anadyomène (ou de sa Vénus transformée en Ganymède par sodomisation exaspérée) définit d’abord, au-delà même de la conscience claire du poète, toute œuvre échappant aux conventions académiques, c’est-à-dire se constituant en œuvre d’art. À quoi sert ici l’effet de rupture produit par la sèche mise en contact de l’Horreur avec l’Harmonie, sinon à ériger, sur la scène du texte, les figures-limites de l’écart maximal entre un état no 1 (splendeur inentamée) et un état no 2 (amorce de décrépitude) ? Telle est, semble dire Rimbaud, la vérité profonde de la beauté, qu’un écart de langage révèle d’un coup, produisant en nous un haut-le-cœur, mais seul l’art subtil et savant du sonnet peut dire ces choses en leur conférant un statut d’évidence indiscutable. Dans un raccourci décapant, toute beauté, celle d’un mythe, celle d’une femme, celle de la poésie elle-même, s’exhibe et se casse à la fois, se dit cassée, se dit cassante comme le fer qu’une paille affaiblit. Entraînée avec les vieilleries et les épluchures vers le caniveau du temps, la beauté résiste néanmoins simultanément, au fond de la tanière où elle s’incruste, s’arc-boutant sur la structure en pseudopodes de ses quatorze vers.
30Deux précisions encore. On voudra bien tout d’abord ne pas exciper de la présente tentative d’analyse d’une expérience intime (et peut-être pour cela universelle) que l’auteur confonde en quoi que ce soit ce qu’il pense être l’essence de la beauté en art et ailleurs – qu’elle indique en tout lieu de son surgissement inattendu la destruction en acte et l’insurrection contre cette destruction – avec un certain type de représentation obvie du désastre. Il va de soi qu’une image apaisée de Seurat (« sereine », dirait Flaubert), par exemple Un dimanche après-midi à l’Ile de la Grande-Jatte, dit tout autant le couple frénésie/retenue dans la chute qu’une œuvre délibérément panique comme Tre passi nel delirio de Fellini6. En d’autres termes, le choix d’un sujet « suggestif » par l’artiste n’a à ce point de vue-là non plus (celui de l’évidence métaphysique que revêt l’œuvre chaque fois que je la trouve belle) aucune espèce de pertinence.
31Mais, bien plus, peut-être entreverra-t-on maintenant pourquoi les deux solutions théoriques extrêmes – dont aucune d’ailleurs, par définition, n’a jamais pu aboutir qu’à une suite ininterrompue d’approches biaisées ou d’impasses – celle de l’absolument structuré d’un côté (vers lequel tendent sans y atteindre disons les Cariatides du Parthénon), et de l’autre côté celle de l’absolument écroulé (les cathédrales éclatées de Monsù Desiderio, ou les montres molles de Dali, en admettant que ces dernières soient plus et mieux qu’une représentation du désastre et évitent ainsi de tomber dans l’insignifiance, ce qui est loin d’être prouvé, ou prouvable) – peuvent paraître à l’auteur de ces lignes incapables de produire le choc révélateur de la beauté, l’impression d’« effondrement central de l’être », comme dit Artaud, où s’abîme, sans cesser un instant de clamer sa révolte, notre essentielle précarité.
32Je doute que le choc éprouvé devant une Cariatide du Parthénon, voire devant le Parthénon tout entier, ait le caractère de primitivité puissante inséparable, pour moi, de l’expérience de la beauté. Je soupçonne fort le sentiment du Beau que de tels monuments déclenchent paraît-il (et avec le Parthénon le Colisée, et avec le Colisée Versailles, et avec Versailles les pyramides aztèques que des légions de fourmis-touristes escaladent par conviction induite), de reposer sur la vulgate des cultures, laborieusement ressassée par l’usage, de se nourrir de conférences et de Guides quand ce n’est pas de contes bleus. Dans le hiératisme appliqué de ces grands pachydermes figés dans une perfection quasi abstraite par l’obsession du Nombre d’Or, de l’ordre romain, du bon plaisir ou du totalitarisme solaire, pour ma part en tout cas je serais bien en peine de puiser une sensation directe de la beauté. La notion du Beau, ici, se construit à renfort de chiffres (combien de rocs entassés, de lions et de chrétiens consommés, quelle étendue, en pieds carrés, de mornes parcs conquis sur le marécage), se gonfle d’une exaltation primaire et collective (qui n’a rien à voir avec une expérience primitive et solitaire) devant la violence infligée ou subie (aux ou par les esclaves bâtisseurs, au ou par le paysage), cette caricature de la beauté convulsive. Il faut une fameuse contention d’esprit pour composer à partir de ces témoignages ridiculement agressifs de la sottise des puissants et de l’aplatissement des peuples qui les admirèrent (dans ces conditions, pourquoi ne pas trouver beau, aussi, l’Arc de Triomphe de l’Étoile, cette rêverie d’adjudant couronné ?), une forme de beauté seconde, fondée sur l’assurance vengeresse que la pierre dont la Cariatide est faite retournera un jour au néant par entropie naturelle, et que Versailles, arrogante et inhabitable prison, se renfoncera dans la boue d’où il n’aurait jamais dû sortir, et ce malgré toutes les chimères d’éternité de son piètre fondateur.
33Dès qu’il convient de réfléchir pour qu’avec la crainte ou l’espérance d’une ruine la beauté s’efforce de se hisser au-dessus d’une triste géométrie, c’est que cette beauté n’a jamais frappé à la fenêtre, selon l’expression réservée par Breton au fragment de poème apporté par le songe de nuit.
34Mais il me semble aussi que, dans la déliquescence figurée de la montre dalinienne, c’est un excès inverse qui nous glace. La peinture en ce cas (et celle du peintre lorrain François de Nome qui signait Monsù Desiderio peut-être aussi : serions-nous tout à fait aussi sensibles à son délire si le mystère avait été de tout temps moins épais, qui entoure sa vie modeste et jusqu’à son surnom ?) nous déclare trop explicitement (intellectuellement) l’obsession de la durée, par l’effet d’une sorte de syllogisme traduit plastiquement – « Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame... » ; or la montre mesure le temps ; donc la montre coule et s’étale – pour que nous soyons bouleversés par une révélation que le tableau énonce sans lui laisser le temps d’infuser en nous. Dans l’expérience authentique du Beau, l’ébranlement sensible et sa transcription intellectuelle en ce tissage de mots imprononcés qui fomente à chaque seconde notre monologue intérieur sont rigoureusement emboîtés ; ce sont les deux faces de la même expérience, que tout le monde peut faire, a faite ou fera.
35« Semblable à la nature », à un nuage que le couchant tache de lie de vin et de floculations évanescentes, blanches ou violâtres, en forme de vergetures ; semblable à une jeune fille au front penché, dont la rêverie confuse ne renferme rien d’autre, peut-être, qu’une vague prémonition du scandale de vieillir ; semblable à la peau épaissie et bombée d’un étang au crépuscule, avec dans ses replis plus sombres les poils noirs des roseaux ; semblable à vous aussi, et à moi, qui sommes semblables à ces choses caduques, l’œuvre belle frémit et vit, frémit et meurt, comme une chandelle révélant les ténèbres qu’elle tente d’écarter de toute sa palpitation émouvante, et qu’un effluve ténu, sans crier gare, enveloppe et étouffe.
Notes de bas de page
1 Cité par Robert Bréchon, Henri Michaux, Pierre Seghers éditeur, collection « Poètes d’aujourd’hui », no 5, 1946, p. 45.
2 En effet, au cours de son voyage lui-même, et avant les ultimes moments qui verront son vaisseau happé et réduit en miettes, il ne ressent aucun trouble spécial... mais ne voit, semble-t-il, non plus rien de particulier, qui vaille consignation au Livre de bord !
3 Voir Roland Barthes, « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », dans Sémiotique narrative et textuelle, Larousse Université, 1973, p. 29 sq.
4 Ce titre est emprunté à un poème de Jacques Prévert
5 Ce titre est emprunté à un roman de Raymond Queneau.
6 Ou « Il ne faut pas jouer sa tête avec le diable », adaptation très libre du conte d’Edgar Poe Never Bet the Devil your Head (version définitive : 1845) par Federico Fellini. Cet admirable moyen-métrage de 1968 constitue le troisième sketch d'Histoires extraordinaires.
Auteur
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