Conclusion
p. 193-207
Texte intégral
1En route vers l'Orient, en 1878, alors qu'il traverse les Alpes, Rimbaud raconte ce moment où tout est devenu blanc :
La route, qui n'a guère plus que six mètres de largeur, est comblée tout le long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d'un mètre de haut qu'il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil. Voici ! plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d'objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l'embêtement blanc qu'on croit être le milieu du sentier1.
2Ce passage au blanc, au moment d'aller en Orient, n'est pas sans ironie et peut-être pas sans hasard. « De la mesure (six mètres, deux mètres, un mètre) naît la démesure ; de la précision géométrique, cela qui n'a plus aucune figure ; de la diversité des formes, l'unicité aveuglante de ce qui n'est que blanc2 », écrit Gilles Marcotte à propos de cette description. Mais il pourrait aussi bien s'agir de ce que racontent Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval. À la différence que, chez ces voyageurs, l'image du blanc qui emplit tout et le passage de la mesure à l'incommensurable s'accroissent immédiatement par l'apparition de nouvelles figures. Sur le vide né des repères effacés ou brouillés, une autre géométrie se dessine. Elle demeure très proche du terrain, mais entre les deux il y a ce « blanc » qui vient abstraire les choses, qui renvoie le dessin du côté du tableau plutôt que de la réalité concrète.
3S'orientant vers l'Orient, Rimbaud allait-il vers ce paysage du blanc, vers l'abstraction ultime de l'absence d'image ? Dans un siècle où le rapport de l'individu au monde se distend de plus en plus, où, pour reprendre la formule de Chateaubriand, « on habite, avec un cœur plein, un monde vide3 », il n'est peut-être pas indifférent que l'Orient ait tant fasciné les voyageurs comme une façon tout en ruptures de lire l'espace et le temps. Il y a en effet, dans les paysages et les espaces décrits par les voyageurs étudiés ici, l'expression d'une profondeur ou d'une linéarité perdues. Les tableaux qu'ils décrivent ne racontent pas l'histoire, son ordre et ses suites, mais certaines rencontres de l'histoire, la juxtaposition de plusieurs époques réunies dans la même image. Sans doute ces voyageurs ont-ils lu l'Orient de cette façon, ont-ils jeté un regard « graphique » sur un espace qui ne le commandait pas forcément, ou qui pouvait en commander un autre. Mais les images qu'offrait l'Orient des déserts et des longues marches se prêtaient peut-être idéalement à cette lecture. Contrairement à l'Occident encombré du XIXe siècle industriel et positiviste, l'Orient proposait le vide et l'immensité, l'ouverture à toutes les formes. Pour Flaubert surtout, l’Orient était d'abord une absence, absence d'Histoire (les monuments l'ennuient), absence de récits (que les notes interrompent), absence de savoir, puisqu'on retrouve ce qu’on savait déjà. Or pour lui comme pour les autres voyageurs, ce vide et cette immensité permettaient, esthétiquement, beaucoup plus de création en même temps quelles exigeaient plus d'affinement.
4En fait, s'il fallait résumer à la fois l'esthétique des paysages d'Orient étudiés ici, et la forme, ou le mouvement, des récits, on pourrait parler de modernité, et peut-être dans les termes mêmes par lesquels Italo Calvino définissait ses Leçons américaines4 : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité – légèreté et rapidité du récit, qui effleure les actions et les laisse en suspens, exactitude du regard dans l'évaluation précise des points de vue, entière visibilité du réel décrit, multiplicité des suites et des images possibles. Plus encore toutefois que dans ce qui apparaît surtout ici comme une forme ou une esthétique, c'est peut-être dans une certaine conception de l'espace et du monde que réside la « modernité » de ces récits. Le monde, plus précisément la nature, apparaît comme un objet autonome, dégagé de tout sens préalable. Ainsi que le souligne Marcel Gauchet, la nature, dans le courant du XIXe siècle, cesse d'être ou bien humanisée ou bien hostile pour devenir une entité en soi :
la nature s'est réunifiée, en se vidant d'une part de présence humaine et d'animation signifiante, mais aussi d'autre part en se rapprochant, en acquérant présence et consistance globale d'objet de confrontation. Ni appartenance, ni ignorance, ni familiarité, ni absence : elle est en totalité devant nous, radicalement extérieure et totalement appropriable5.
5Le voyage et l’Orient témoignent de cette conception et la précisent. Par l'absence de linéarité et d'unité de sens, l'Orient de Flaubert, Fromentin et Loti, et déjà un peu celui de Nerval, présente une vision autonome de la nature « dégagée ».
6Cette vision procède bien sûr du voyage, qui instaure un constant décentrement. « Singulière fortune où le but se déplace, /Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où ! », écrit Baudelaire dans le poème précisément intitulé « Le Voyage ». Il faut dire que les voyages de Flaubert, Fromentin et Nerval sont des parcours dépourvus de but fixe ou de ce qu'on pourrait appeler un bout de course. Sans doute l'Égypte est-elle pour Flaubert plus marquante, surtout en ce qu'elle viendra redoubler, au fil des étapes, la nostalgie de la terre quittée6. De même, Fromentin s'installe principalement à Blidah, d'où il rayonne, et Nerval voyage en quatre étapes principales. Mais il ne s’agit jamais pour ces voyageurs d'atteindre un terme. Seul Loti, lors de son voyage à travers le Sinaï, se donne une destination précise, Jérusalem, mais celle-ci n'apparaît pas dans le récit, sinon brièvement au début. Aussi la linéarité propre au voyage se trouve-t-elle annulée par l'absence de hiérarchie entre les divers moments du parcours. Le voyage est plutôt un ensemble d'étapes très semblables, mais détachées, dépourvues de centre. On ne trouve pas d'indications topographiques dans les récits de ces voyageurs, et toute précision se dérobe dans la relativité de sa mesure : « Nous avons marché, ce jour-là, sept heures » écrit Flaubert. « Nous avons fait aujourd'hui cinquante lieues » calcule Fromentin7. Mais ces indications se perdent dans l'imprécision même de ce qu'est « aujourd'hui » ou de ce que représentent, sur le terrain, cinquante lieues. Le geste, signalé par Fromentin, du nomade « allongeant le bras indéfiniment pour exprimer la distance indéterminée d'un immense parcours » et auquel fait écho, chez Flaubert « l'homme à terre, allongeant le bras pour donner une poignée de main ou offrir quelque chose à l'homme monté sur son chameau, [...] surtout au départ, il y a là quelque chose de solennel et de gravement triste »8, constitue sans doute l'image la plus représentative de cette perte du centre et des heures, et partant, de toute orientation. Nous sommes ici dans un temps et un espace constants, dont la segmentation ne repose que sur le critère des jours, c'est-à-dire des instants où le voyageur, au fil des étapes, prend la parole.
7Mais plus encore que la perte du centre, il y a perte d'une conception « axiale » du monde au profit de ce que nous avons appelé chez Loti une vision « interstitielle ». Dans la première vision, tous les éléments de l'environnement participent d'un même sens et sont reliés à un centre, spirituel, métaphysique, historique, qui les dépasse. Mircea Eliade a montré comment l'homme religieux qui voulait atteindre le monde sacré devait d'abord trouver un centre9, un point d'où partir pour rejoindre l'au-delà invisible. Entre cet espace et ce centre, un axe sert à la fois de lien, de guide et de structure. En départageant l'espace sacré et l'espace profane, en marquant deux parties, l'axis mundi trace du monde une image sans ambiguité. André Brochu a suivi la représentation littéraire de cet axe, de Chateaubriand à Flugo, et montré combien il devenait de plus en plus diffus au fur et à mesure que le vide du monde profane gagnait le monde sacré10. Or, ainsi que l'explique Mircea Eliade à propos de la vie dans un monde profane qui existerait seul : « Toute vraie orientation disparaît [...]. A vrai dire, il n'y a plus de « Monde », mais seulement les fragments d'un univers brisé, masse amorphe d'une infinité de “lieux” plus ou moins neutres où l'homme se meut [...]11. » Par son architecture, par ses étendues, par ses éclairages, c'est-à-dire par son esthétique, ou ce que avons appelé sa dimension graphique, l'Orient proposait peut-être l'illustration exemplaire de cette perte. Les ruptures d'échelle qui fascinent tant les voyageurs, la sinuosité des arabesques, les courbes des dômes et des coupoles, les drapés et les voiles, tout concourt, graphiquement, à rompre l'ordre et les gradations, et à faire se perdre le regard dans la dissolution de l'objet, ainsi que le relève Théophile Gautier à propos de l'architecture algérienne :
La perpendiculaire est rarement observée dans les constructions algériennes, les lignes penchent et chancellent comme en état d'ivresse, les murailles se déjettent à droite et à gauche comme si elles allaient vous tomber sur le dos. Rien ne porte, rien n'est d'aplomb. Les maisons, plus larges d'en haut que d'en bas, font l'effet de pyramides sur la pointe. Tout cela s'écroulerait sans doute [...]12.
8L'image de l'Orient est celle de son impossible structure. Il n'y a pas d'ordre préalable dans les paysages et les scènes que perçoivent les voyageurs, mais des figures extrêmement mobiles, ne pouvant être rendues véritablement que dans leur passage à une autre forme. Ce qui unit les choses, qu'il s'agisse des actions, des éléments du paysage ou de l'architecture, ce n'est plus la succession, comme chez les romantiques ou chez les voyageurs scientifiques du XVIIIe siècle, mais la contiguïté. D'où ces regards vers la périphérie des figures, vers la frontière entre les objets, ou vers ce qui semble marquer un début d'action.
9Paul Zumthor relève que les voyageurs ne commencent à décrire le paysage qu'à partir des XVIe et XVIIe siècles, dans, suggère-t-il, la distanciation qu'impose (et permet) le « désenchantement du monde13 », alors que la nature cesse d'être cet univers sacré qui dépasse le visible. L'univers n'appartiendrait plus seulement au sacré, mais s'étendrait aussi à ce qui est humainement mesurable. Les paysages grandioses et vibrants d'histoire des romantiques seraient une réaction à cette mesure devenue trop humaine (comme celle, scientifique, des voyageurs du XVIIIe siècle), et proposeraient « un substitut au sacré, la compensation d'un excès de raison14. » À partir de la deuxième moitié du siècle environ, il semble bien, si l'on poursuit cette hypothèse, que la raison « revienne », sous la forme de la prédominance du visible, mais d'un visible devenu esthétique. En même temps que le réel est décrit dans sa dimension réaliste, il se double de l'autonomie de l'art, prend une valeur atemporelle. Or cette valeur devient en soi une mesure du monde, mais une mesure raisonnée, comme nous l'avons vu. Ainsi que le suggère Marcel Gauchet, l'esthétique serait une forme d'objectivité :
Une thèse répandue voit dans cette quête picturale [peindre le monde] la recherche d’un antidote à la science ; elle croit y reconnaître l'effort pour sauver un contact vivant avec la nature menacé par son objectivation technicienne. Bien plus probablement s'agit-il de deux démarches parallèles sur deux plans nouvellement séparés, celui de la perception et celui de la conception, de deux branches structurellement homogènes de la même rencontre du monde. L'œil du peintre nous éduque en secret à la distance froide de la science [...]15.
10Savoir et esthétique, mesure et création se rejoignent ; la conception est tout entière dans la perception, contenue dans une seule opération du regard. Toutefois, comme le voyageur réaliste n'est jamais vraiment uni aux lieux qu'il traverse, et qu'il regarde dans la distance, l'espace s'inscrit aussi sur un plan séparé qui est tout autant un univers que son image, le terrain qu'un ensemble de figures. Le contenu même du récit n'est pas d'abord présent et ensuite rendu. Il survient de la description, qui offre suffisamment d'irrésolution et de non-dit pour donner prise à une suite. Mais cette suite, en quelque sorte, n'est jamais qu'arbitraire, et donc elle aussi « séparée » de l'observateur. On comprend pourquoi Flaubert s'excuse auprès du Dr Jules Cloquet de ne pouvoir lui décrire l'Égypte : « Qu'en dire ? Que voulez-vous que je vous écrive ? Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement [...]. Le detail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l'ensemble16. »
11Justement, il n'y a pas d'ensemble fixe à saisir. Ce que racontent Flaubert, Fromentin, Nerval et Loti, c'est, comme nous l'avons vu, le réel visible, mais aussi une ouverture sur des quantités de suites possibles ou, plus simplement, sur l'idée de suite. Les images décrites par les voyageurs ne cessent de dire qu'elles pourraient tout aussi bien être d'autres images, les récits d'autres récits, les tableaux d’autres tableaux. Ces variantes seraient d'ailleurs le seul commentaire possible à leur endroit : devant ces images, il n'y a rien d'autre à dire que d'autres images et d'autres configurations. « Qui s'oriente vers l'Orient, écrit Valéry, se sent tout incapable d'isoler, dans l'éblouissement de noms et d'images qu'il en reçoit, une figure nette et une pensée finie17. » Les exemples sont nombreux de ce renvoi d'une possibilité à une autre possibilité comme seule mesure du réel, c'est-à-dire comme seul savoir, qu'il s'agisse du récit ou de descriptions. On pense à Flaubert qui regarde passer d’autres voyageurs et donc d'autres voyages, ou à Loti qui, devant un jeune moine ressemblant au Christ, éprouve tout autant le temps présent que le temps passé. On pense aussi à Nerval : au moment où il aperçoit Salèma pour la première fois, il conçoit comme équivalents le fait d'être amoureux et l'idée de l'être18, et ce dédoublement des trames le rapproche esthétiquement des voyageurs qui le suivront.
12Ici aussi, et à cette échelle, nous nous trouvons dans une situation de mesure, intervenant cette fois entre la raison moderne et la tension de cette dernière vers un nouvel enchantement, vers un dépassement des limites du réel. Mais pour dépasser ces limites sans rompre la raison, il faut rester en deçà du réel, en supposer seulement les virtualités. Ainsi Maurice Blanchot trouve dans l'« absence » de livre du moraliste Joseph Joubert l'exemple même de la modernité littéraire :
Joubert eut ce don. Il n'écrivit jamais un livre. Il se prépara seulement à en écrire un, cherchant avec résolution les conditions justes qui lui permettraient de l’écrire [...]. Il a été, par là, l'un des premiers écrivains tout modernes, préférant le centre à la sphère, sacrifiant les résultats à la découverte de leurs conditions et n’écrivant pas pour ajouter un livre à un autre, mais pour se rendre maître du point d’où lui semblaient sortir tous les livres et qui, une fois trouvé, le dispenserait d'en écrire19.
13Cette préférence pour les conditions du savoir plutôt que pour ses résultats, la recherche d'un point qui ouvre sur toutes les avenues (si manifeste chez Fromentin), le déplacement de l'attention vers ce qui est moins apparent (ici le centre plus reculé que la sphère), le livre – ou le récit – non abouti, voilà bien ce que nous trouvons chez nos voyageurs. L'idée du livre qui contiendrait tous les livres rappelle bien entendu Flaubert, mais aussi Mallarmé, dont Blanchot explique justement comment il a choisi de montrer plutôt que de dire, comment il a préféré l'hypothèse au récit : « [Mallarmé] ne géométrise pas le langage. Soit que lui suffit. Dès lors "tout se passe par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit". Pourquoi évite-t-on le récit ? Non seulement parce qu'on élimine le temps du récit, mais parce qu'au lieu de raconter, on montre20. » « Éviter le récit », c'est rester dans l'hypothèse, mais c'est aussi éviter de creuser la distance entre le point de vue et l'objet dont on parle, bref, éviter d'instaurer une perspective.
14À l'instar des descriptions « bi-dimensionnelles » de contiguïtés et de co-présences, les récits n'ont pas, en effet, de centre organisateur ou de point de fuite qui leur donne un sens général. Le voyageur est bien évidemment là qui décrit et choisit les points de vue, et qui pose sur l'espace un regard propre à ses préoccupations et à celles de son époque. Mais le récit n'est linéaire qu'en surface, étant toujours interrompu, repris, « répétitif ». Là où généralement un récit comble les « trous21 » du réel par des enchaînements de type causal, à tout le moins chronologique, les narrations de Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval ne résolvent pas les absences de sens ou de liens. Au-delà de la relation des étapes et des rencontres, les événements et les paysages se succèdent sans raisons, sinon esthétiques. Les voyageurs ne cherchent pas à expliquer les choses, mais à les montrer, telles qu'ils les voient certes, mais sans conclure, pour reprendre le mot de Flaubert. Or encore une fois, en ne choisissant, devant ces images, aucun récit, ils les permettent tous. Même lorsque Flaubert introduit du temps et du recul par le biais d'imparfaits distinguant deux ou trois actions parmi d'autres, toutes les suites restent ouvertes. Ces débuts de récits ne vont pas plus loin qu'un léger décalage, d'une part à cause de la brièveté de la note, d'autre part parce que la médiation créée par l'introduction d'une durée reste en concurrence avec la perception immédiate que disent les actions au présent. Ainsi, Flaubert suggère un récit tout en l'annulant. La question du « savoir » apportée par le récit de voyage trouve ici une de ses solutions. En représentant dans leurs descriptions de l'espace et du paysage ce qui est purement circonstantiel, transitoire, aléatoire, mais qui est en même temps atemporel, tellement retenu que toujours disponible, les voyageurs postromantiques viennent dire que tout savoir que l'on arrêterait ne peut être que très daté. Le savoir représenté est alors celui de l'absence de savoir, de l'affranchissement du sens et de l'unicité qui permet toutes les suites, dans une constante régénération du paysage, des actions et du texte. En suggérant, ou plutôt en montrant, des récits et des significations qui n'ont pas heu, autrement dit en montrant l'ineffable, les écrivains-voyageurs révèlent qu'un seul récit ou un seul sens est illusoire. Ne sont vraies que les images perçues en cet instant, ou, pour reprendre le mot de Flaubert à Maupassant, il n'y a de vrais que les « rapports », c'est-à-dire la façon dont nous percevons les choses. Finalement, et paradoxalement, la vision qui reste est très gestaltienne : c'est toute l'image dans tous ses rapports et toutes ses suites possibles que perçoivent, dans le même instant, les voyageurs.
15Un autre aspect « moderne » de ces récits de voyage repose sur ce qu'on pourrait appeler, avec Jacques Neefs, leur « esthétique génétique ». J. Neefs a souligné comment la composition par la genèse, « qui touche à l'exposition du geste esthétique, à la diction de l'art comme moment d'apparition, qui touche également à un repli essentiel de l'œuvre sur le trajet de sa venue22 » était une des caractéristiques du texte moderne23. Dans les récits de voyage étudiés ici, chaque étape, chaque scène, chaque paysage constitue un récit en soi – P.-M. de Biasi parle de « micro-récits » à propos du voyage de Flaubert24 – dont les limites sont celles de la vision (du moins chez Flaubert et chez Fromentin). Tout au long du texte est répété le mouvement de l'observateur qui regarde et qui décrit une image nouvelle, qui établit une distance et en raconte le résultat. Ainsi les situations racontées par les voyageurs sont toujours celles de « commencements » ou, pourrait-on dire, de « détachements », dans un sens proche de celui évoqué par René Char à propos de Rimbaud : « En poésie, on n'habite que le lieu que l'on quitte, on ne crée que l'œuvre dont on se détache, on n'obtient la durée qu'en détruisant le temps [...]25. » L'idée de l'œuvre créée dans le détachement, c'est-à-dire dans la distance qu'elle prend avec celui qui l'écrit, s'avère très sensible dans les récits de voyage post-romantiques. C'est au moment où l'observation prend fin, parce que ses limites sont atteintes et que le voyageur ne saurait aller plus loin sans inventer, que l'œuvre apparaît, seulement en son seuil certes, mais peut-être au fond à son moment le plus important, ou le plus difficile. « On sait, écrit Jacques Neefs, combien cela se noue avec Mallarmé [...], pour qui l'œuvre est l'horizon impératif et inégalable de l'écrit, et qui fait de la présence simultanée de versions possibles la teneur poétique du texte26. » Ce « passage à l'œuvre », dont Claude Mouchard a étudié chez Flaubert la formulation « critique27 », devient, dans les récits des écrivains-voyageurs, un moment constamment repris. Sans doute faut-il reprendre ce passage pour le faire durer, mais il ne s'agit pas ici d'une opération volontaire consistant à faire se succéder des débuts. C'est plutôt la forme du récit de voyage qui commande cette reprise. On revient à l'idée de répétition par laquelle Flaubert définissait à la fois le genre et son écueil, le fait que le « voyage » ne puisse même être un genre. C'est pourquoi, calquant le terme d'avant-texte, nous proposions en introduction celui d'« avant-genre » : plus précisément, un genre dont la caractéristique est d'être sa propre genèse, de montrer comment le récit advient. Une telle caractéristique relève encore une fois de la littérature moderne, ainsi que le souligne Edward Saïd, qui voit dans le roman, genre de la modernité, la forme même du « commencement28 ». Les récits de voyage que nous avons étudiés reprennent cette forme, mais en la répétant tout au long de leur développement. Dans le temps que durent les amorces de récits, des variations se font jour, des sens se profilent, mais tous restent en suspens, comme si leur mouvement seul importait et qu'il s'agissait là de l'objet à représenter.
16L'importance même qu'accordent nombre d'écrivains du XIXe siècle aux premières versions de leurs textes, aux plans et aux ébauches, aux carnets d'enquête à partir (littéralement) desquels ils écrivent, rejoint l'idée du réel comme un entre-deux ou comme une « différance », comme l'écart où rien n'apparaît mais où tout se répercute. Flaubert est bien sûr l'exemple tout désigné de cette méthode génétique qui exprime peut-être ici une pensée génétique, pensée du mouvement et de la variation, de l'approche des choses. Cette forme de non-compromis, ou ce refus de conclure, déplace la création du côté de l'ouverture et de l'inachèvement. C'est dans ce mouvement qu'aucun des voyageurs ne trace véritablement de carte. Tout au contraire, les grandes étapes mises à part, il devient difficile au cours de la lecture de garder en mémoire le chemin parcouru, et même ne sait-on pas toujours exactement où se trouve le voyageur, sinon qu'il est en route et que celle-ci déviera bientôt. À la carte des géographes, comme au tableau d'histoire des romantiques, le voyageur-écrivain du XIXe siècle réaliste substitue une image abstraite, tant ponctuellement qu'en diachronie et qui, à force de détachement du réel, en vient à ne plus référer qu'à elle-même. Cette retenue participe bien sûr de l'image de l'Orient rapportée par les voyageurs occidentaux dans la deuxième moitié du siècle. Elle va à l'encontre d'une réduction de l'Orient à un pittoresque figé ou à un idéal, qu'on trouve souvent dans la lecture de l'Orient par l'Occident, lecture qui, selon Edward Saïd, consiste à situer les deux civilisations dans un rapport de dépendance. Dans un cas, l'Orient est identifié à l'Antiquité : il est perçu comme l'origine de l'Occident qui s'approprie son passé et le détourne vers ses propres préoccupations. Dans l'autre cas, l'Occident, qui craint la sénescence, voit dans l'Orient le lieu d'un ressourcement possible, d'un avenir idéal, nés de la rencontre des deux civilisations29 : l'Orient devient alors l'origine future de l'Occident, qui en arrête le sens en fonction de ses besoins. Au contraire, dans la structure du recommencement, l'Orient se refuse à toutes les origines, il ne fait jamais qu'approcher ses propres images. Rejoignant Valéry lorsqu'il explique comment, par les mots, nous ne faisons jamais qu'approcher les choses, et chaque fois à un endroit différent, nous sommes ici dans un mode de pensée qui est celui du « voisinage » :
Nous sentons que les mots nous manquent, et nous connaissons qu'il n'y a point de raison qu'il s'en trouve qui nous répondent, c'est-à-dire... qui nous remplacent, car la puissance des mots (d’où ils tirent leur utilité) est de nous faire repasser au voisinage d'états déjà éprouvés, de régulariser, ou d'instituer, la répétition, et voici que nous éprouvons maintenant cette vie mentale qui ne se répète jamais. C'est peut-être cela même qui est penser profondément, ce qui ne veut pas dire : penser plus utilement, plus exactement, plus complètement que de coutume ; ce n'est que penser loin, penser le plus loin possible de l'automatisme verbal30.
17Ce « passage au voisinage d'états déjà éprouvés » pourrait s'appliquer aux images perçues par les voyageurs. Tout au long de leur voyage, mais surtout tout au long de leur récit ou de leurs carnets, ils répètent des formes et des figures, tendant chaque fois vers le point qui pourrait les dissoudre. Loti plus ouvertement que les autres a forcé cette limite, mais lui aussi toujours pour revenir en deçà et rendre possible un nouveau passage ou une nouvelle approche. Ce retour du texte à ses propres voisinages ferait peut-être du récit de voyage une forme moderne de récit, plus encore que le roman, et même plus proche, dans ce « détachement », de la poésie. Sans doute le récit de voyage a-t-il connu trop de formes différentes pour que l'on puisse conclure à son sujet. Et on peut toujours chercher à savoir si Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval se sont intéressés à l'abstraction de l'espace et du paysage parce que, voyageurs modernes, ils se sentaient en rupture avec le monde, ou parce que le voyage, et l'Orient en particulier, les ont amenés à explorer ce que nous avons appelé la perte de l'axe. L’un et l'autre sont sans doute indissociables, s'exacerbant mutuellement, et pour cette raison ils font du récit d'Orient post-romantique l'un des laboratoires, ou l'un des chantiers, les plus importants de l'esthétique moderne.
Notes de bas de page
1 Rimbaud, Lettre aux siens, 17 novembre 1878, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1972, p. 303.
2 Gilles Marcotte, La Prose de Rimbaud, Boréal, Montréal, 1989, p. 22.
3 Chateaubriand, Atala, préface de 1805.
4 Italo Calvino, Leçons américaines. Aide-mémoire pour le prochain millénaire, Gallimard, Paris, 1989.
5 Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1985, p. 85. Souligné par l'auteur.
6 À la veille de son départ d'Égypte, Flaubert écrit : « navrement profond de foutre le camp – je sens par la tristesse du départ la joie que j'aurais dû avoir à l'arrivée [...] » ; et, sur le navire l'emmenant à Beyrouth : « c'est pendant que je dormais que le bateau est parti – je n'ai pas vu s'en aller à l'horizon la terre d'Égypte – je ne lui ai pas fait mes derniers adieux.. Y retournerais-je ?... », Voyage en Égypte, Grasset, Paris, 1992, p. 444, 447.
7 Flaubert, Voyage en Orient, dans Œuvres, Seuil, « L'Intégrale », t. II, Paris, 1964, p. 633. Fromentin, Carnets du voyage en Égypte, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1984, p. 1084.
8 Fromentin, Une année dans le Sahel, ibid., p. 306 ; Flaubert, Voyage en Égypte, op. cit., p. 406.
9 « Rien ne peut commencer, se faire, sans une orientation préalable, et toute orientation implique l'acquisition d'un point fixe. Pour cette raison, l'homme religieux s'est efforcé de s’établir au “Centre du monde”. Pour vivre dans le Monde, il faut le fonder, et aucun monde ne peut naître dans le “chaos” de l'homogénéité et de la relativité de l'espace profane », Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, Gallimard, « Folio », Paris, 1987 [1965], p. 26. Souligné par l'auteur.
10 André Brochu, Hugo. Amour/crime/révolution, Presses de l'Université de Montréal, 1974, chapitre I : « La médiation thématique ».
11 Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, op. cit., p. 27.
12 Théophile Gautier, Voyage en Algérie, La Boîte à Documents, Paris, 1989, p. 43.
13 Paul Zumthor, La Mesure du monde, Seuil, « Poétique », Paris, 1993, p. 171 : « Le voyage suscite une si forte émotion chez le voyageur [médiéval] que la faculté d'observation [du paysage] est prise en défaut. Il manque une possibilité de distanciation (dans la distance même !) qui n'apparaîtra guère qu'aux XVIe et XVIIe siècles, en plein “désenchantement du monde”. »
14 Ibid., p. 90.
15 Marcel Gauchet, op. cit., p. 85.
16 Flaubert, Lettre au Dr Jules Cloquet, 15 janvier 1850, Correspondance, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1973, p. 563.
17 Paul Valéry, « Orientem Versus », dans Œuvres, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1960, p. 1041.
18 « Il te semble, écrit Nerval à son correspondant, non pas que je suis épris, mais que je crois l'être... comme si ce n'était pas la même chose en résultat ! », Voyage en Orient, t. II, Garnier-Flammarion, Paris, 1980, p. 50.
19 Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Folio, 1986 [Gallimard, 1959], p. 71.
20 Ibid., p. 327.
21 Parlant de l'historicisme lié au développement de la théorie spéculative de l'art au XIXe siècle, Jean-Marie Schaeffer rappelle comment, dans « l'illusion de transparence du savoir historique », « notre savoir sur les enchaînements causaux est toujours lacunaire et ses trous ne sauraient être comblés que dans une démarche narrative fondée sur une pragmatique générale des actions humaines », L'Art de l'âge moderne, Gallimard, Paris, 1992, p. 127. Cette propension du récit historique à combler les trous du savoir vaut en fait pour toute narration, en même temps bien sûr que le récit crée à son tour des espaces lacunaires.
22 Jacques Neefs, « La critique génétique : l'histoire d'une théorie », dans Almuth Grésillon (sous la dir. de), De la genèse du texte littéraire. Manuscrit, auteur, texte, critique, Tusson, Du Lérot, 1988, p. 14.
23 « Une œuvre comme Bouvard et Pécuchet témoigne du passage à une écriture qui ne se détache qu'à peine de son espace manuscrit et qui fait de cet espace son lieu et sa forme (elle appartient bien en cela à une esthétique “moderne”) », ibid., p. 13.
24 Pierre-Marc de Biasi, Introduction au Voyage en Égypte, op. cit., p. 86.
25 René Char, « Arthur Rimbaud », dans Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1983, p. 733.
26 Jacques Neefs, loc. cit., p. 13.
27 Claude Mouchard, « Flaubert critique », dans L'Œuvre de l'œuvre. Études sur la correspondance de Flaubert, Presses universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 1993, p. 87-162. Flaubert, écrit C. Mouchard, « cherche dans les ouvrages qu'il critique un trait éminemment caractéristique de ses propres romans : une cruelle et luisante distance du texte à lui-même, une réalisation engendrant ce qui le redévore – ce qu’il appelle parfois la « conception », toujours en excès sur l'“exécution” », p. 150.
28 « Why and how a beginning is determined – intention and method – comprise a complex act of knowledge, experience and art. [...] the classical novel formalized, in textual form, a peculiarly social, historical and psychological vision of beginnings: the novel is the major attempt in Western literary culture to give beginnings an authorizing, institutional, and specialized role in art, experience and knowledge », Edward Saïd, Beginnings, New York, Columbia University Press, 1985, p. 17-18.
29 Edward Said, L'Orientalisme, p. 74. Selon lui, en regard des carnets de voyage où abondent des images de décrépitude, Salammbô serait de la part de Flaubert une tentative de « résurrection » de l'Orient. Alain Buisine établit un rapport semblable entre carnets et roman en définissant Salammbô comme une réparation, une « expiation » de l'Orient trop banalisé des carnets de voyage. L'Orient voilé, Zulma, Paris, 1993, p. 116.
30 Paul Valéry, « Léonard et les philosophes », Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, t. I, op. cit., p. 1263.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000