3. La fusion de la nature et de l’architecture chez Loti
p. 129-160
Note de l’auteur
Ce chapitre s'appuie sur l'étude des œuvres suivantes :
Le Désert, Au Maroc, La Mort de Philae, dans Voyages, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1991 ; elles seront simplement désignées comme : Le Désert, Au Maroc, et Philae.
Texte intégral
1Vers la fin du XIXe siècle, le voyage en Orient devient une expédition de plus en plus courante. Le chemin de fer, le colonialisme, l'européanisation des grandes villes, la publication de guides touristiques font de l'Orient un continent familier et rapidement atteint. L'espace de création qu'il constituait jusqu'alors pour le voyageur occidental se voit donc peu à peu menacé, non seulement de façon scripturale, par les descriptions et les comptes rendus de toutes sortes, mais de façon physique, par une présence européenne qui couvre de plus en plus de territoire.
2Pour le voyageur soucieux de solitude et de récit, soucieux également de retrouver l'Orient des livres, la course devra désormais s'écarter des lieux déjà connus et se déplacer vers les régions délaissées par les touristes : celles qui offrent plus de danger, ou moins de spectacle. Cette recherche de terres encore intactes ou peu pratiquées a pour effet de déplacer les frontières de l'Orient vers des zones plus éloignées, souvent celles du désert où la trace des hommes s'amenuise au profit d'une nature elle-même peu différenciée. Par le même mouvement, la fuite au loin exacerbe l'image de l'Orient comme un espace de dénuement. Par exemple, lors de son voyage en Algérie, en 1881, Maupassant, en proie à la « nostalgie du Désert ignoré1 », décide de s'enfoncer vers le sud, loin des zones habitées, rapportant de son périple des descriptions de désolation et d'immensité qui perpétuent l'espace des premiers voyageurs. En ce sens, si Maupassant traverse ici des zones encore peu explorées, son voyage est moins de découverte que de préservation.
3Cette course vers le vide et vers le retour à l'Orient primordial sera surtout celle de Pierre Loti qui, lors de presque tous ses voyages au Proche-Orient, choisit de traverser le désert. Au Maroc en 1889, en Galilée en 1894, en Égypte en 1907 (quoique sa notoriété d'écrivain lui permette alors difficilement d'échapper aux mondanités et aux divers comités d'accueil qu'on lui a préparés), mais surtout au Sinaï, en 1894, dont il rapportera le récit du Désert, Loti recherche l'isolement. Le voyage à travers le Sinaï est conçu en ce sens : afin de se rendre à Jérusalem dans un recueillement et une solitude qui lui permettront de vivre une expérience religieuse plus forte, il décide de passer par la route du Sinaï et par le désert d'Akkabah plutôt que d'emprunter des itinéraires plus rapides et plus sûrs, mais envahis par les « choses de ce siècle2 ».
4De ce voyage, comme de tous ceux qu'il entreprend dans les zones désertiques du Proche-Orient, Loti rapporte page après page l'image de la vieillesse et de la mort du monde, d'étendues immenses et pétrifiées, où le passé semble à la fois très lointain et très présent, l'espace également vide et saturé. Cette marche vers plus de désolation et plus d'« absence » consacre la vision abstraite et géométrique qu'avaient déjà dégagée Flaubert et Fromentin et renforce leur image d'un Orient du « peu », très graphique dans sa nature. Chez Loti toutefois, l'abstraction survient surtout dans les paysages qui unissent nature et architecture, ou, plutôt, qui relient le désert à l’architecture. Les rapports entre la nature et le bâti sont importants chez Loti parce qu'ils montrent comment le voyageur efface les marques de la création humaine pour conserver intacte et atemporelle l'étendue orientale. Les descriptions de Loti peuvent se définir comme une entreprise de fusion des formes, d''effacement de toutes les marques du temps qui viendraient dire l'Histoire ou même les sciences. À cet effet, Loti engagera lui aussi un regard d'équilibre entre la forme et l'informe, le lointain et l'immédiat. Mais comme les paysages qu'il traverse sont déjà des paysages aux repères minimaux, cette mesure, ou cet équilibre, entre le terrain et ses formes possibles, aura pour conséquence de redoubler l'abstraction et le détachement des lieux et, dans une surenchère de la désorientation, fera déborder l'image vers l'irréel et le fantastique.
« Plus rien que l'étendue »
5Les descriptions du désert chez Loti frappent d'abord par l'impression d'une chronologie perdue. Très anciens, immobiles surtout, les paysages semblent n'avoir jamais subi de transformation, appartenir à des durées d'une immense amplitude. La vieillesse elle-même est ancienne, éloignée et figée, qu'il s'agisse du sol ou des bâtiments : « Ici c'est la vieillesse, la vieillesse croulante, la vieillesse morte, qui est l'impression dominante causée par les choses, il faudrait, une fois pour toutes, admettre que ce dont je parle est toujours passé à la patine des siècles3. » La durée des choses est si grande qu'elle est incommensurable, car si la vieillesse est la marque d'une usure, elle indique aussi son contraire, c'est-à-dire la résistance au temps, mieux encore le dépassement du temps : « Au plein soleil, sous le magnifique éclairage de la vie, on voit bien que tout cela est mort, mais mort depuis des temps que l'imagination ne peut pas se représenter4 » ; « des ruines presque sans formes [...] suffisent à donner le sentiment que c'est ici un très vieux sol, travaillé jadis par les hommes pendant des siècles que l'on ne sait plus5. » C'est ainsi que le Maghreb, que Loti parcourt loin des villes, semble un « pays immobile et fermé où la vie demeure la même aujourd'hui qu'il y a mille ans », de la même façon que le monastère Sainte-Catherine lui apparaît « tel qu'hier et qu'il y a mille ans »6. Entre ces deux moments, rien ne s'est produit, du moins rien ne s'est produit dont on ait gardé la trace. Des temps éloignés soudainement se juxtaposent. C'est ainsi qu'au monastère – où, dans l'attente d'un saufconduit, Loti est contraint de faire halte indéfiniment-, un jeune moine rappelant la figure du Christ lui donne l'impression d'avoir rejoint les temps bibliques.
6L'extrême vieillesse des paysages que Loti ne cesse de signaler a pour résultat de mettre le temps hors jeu. Le désert n’apparaît pas comme le lieu d'une évolution, mais comme un espace constant, sans début et sans fin, dont on ne sait s'il s'agit d'un état premier ou d'un état dernier. « C'est la splendeur des régions invariables », écrit le voyageur à propos du Sinaï, « d'où sont absents ces leurres éphémères, les forêts, les verdures ou les herbages, c'est la splendeur de la matière presque éternelle, affranchie de tout l'instable de la vie ; la splendeur géologique d'avant les créations7. » L'expression apparaissait déjà à propos de la stérilité physique du désert : « Et on est comme grisé de silence et de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant les créations8. » Échappé de l'Histoire, le paysage a rejoint un autre temps si ce n'est même un autre espace : « Vers midi, le resplendissement est à son comble. L'ensemble des choses visibles ne ressemble plus à rien de connu. On croirait assister à quelque grand spectacle silencieux des premiers âges géologiques, sur la terre peut-être ou bien ailleurs...9 » On pense bien sûr à la distinction qu'établit Mircea Eliade entre la nostalgie religieuse, qui est « désir de réintégrer la totalité primordiale d'avant la Création », et la nostalgie profane, qui est « désir de récupérer l'époque primordiale qui commence immédiatement après la Création »10. La première vise l'unité du temps sacré, du temps de l'éternel retour, c’est-à-dire du temps constant où rien ne puisse s'ajouter qui soit nouveau, tandis que la seconde cherche le temps de l'histoire et de la progression, des inscriptions nouvelles. Loti tend vers le premier type de nostalgie, l'Orient n'étant pas dans ses récits un lieu d’histoire, mais un lieu d’unité et de permanence.
7Loti d'ailleurs date rarement son parcours et ses étapes, de la même façon qu’il n'évalue presque jamais les superficies ou la durée des marches. L'étendue est pour lui moins affaire de distance que de présence, de constante disponibilité : « [...] rien ne se passe, rien ne change et il n'y a plus rien ; les heures s'écoulent sans être comptées ; simplement nous nous déplaçons dans de l'étendue » ; « Et nous recommençons à faire route vers le nord, dans ce désert d'un gris jaunâtre, qui semble n'être plus rien que l'étendue – l'étendue sous sa forme la plus simple, mais aussi la plus excitante à courir »11. En fait, la principale « dimension » du désert n'est pas celle de son immensité, ce qui serait déjà une forme de mesure, mais, comme chez Fromentin, celle de sa « profondeur », ou de son intensité. « Nous nous enfonçons là-dedans toujours plus loin, toujours plus loin12 » écrit Loti qui ne sait pas même, ici, nommer le désert. Devant l'absence de données topographiques précises, la profondeur du désert devient la seule « mesure » de l'étendue, comme la sensation de légèreté sert à évaluer la vitesse et le mouvement : « Elle chemine, elle chemine plus vite, notre caravane nouvelle, bien moins pesante que l'ancienne, et comme allégée ici, dans son élément qui est l'espace, l'espace profond, l'espace pareil où la vue se perd13. »
8Sans doute la comparaison du déplacement à un flottement est fréquente dans les récits d'Orient. On pense à la caravane que Flaubert a l'impression de voir avancer, suspendue dans les airs, comme entre deux eaux14. On pense aussi, chez Fromentin, aux bédouins « détachés » du sol, se déplaçant en fonction de configurations à grande échelle, comme au-dessus du terrain, ou encore, chez Maupassant, aux habitants du désert qui « passe[nt] sur la terre sans s'y attacher, sans s'y installer. [...] Ils ne semblent attachés ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une seule pierre sur la place où dorment leurs morts15. » Cette représentation du désert comme une surface où l'on flotte, dépourvue de point d'entrée, de fin ou de commencement, apparaît également dans les récits de voyage du XVIIIe siècle ainsi que le signale Barbara Stafford16. Ce flottement peut s'expliquer par la « totalité » même du désert, qui, en emplissant toute la perception, empêche le recul. Le risque d'échapper au lieu, de le perdre de vue étant exclu, le voyageur n'éprouve pas le besoin de baliser ou d'enclore l'espace. Ainsi que l'explique Maupassant :
[...] on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout [...]. Elle est monotone, toujours pareille, calcinée et morte, cette terre ; et là, pourtant, on ne désire rien, on n'aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l'œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu'il est complet, absolu, et qu'on ne pourrait le concevoir autrement17.
9Chez Loti, les moments de flottement, de fusion des formes, d'oubli du temps ne constituent cependant pas quelques moments d'harmonie dans un itinéraire balisé. Il s'agit de la nature la plus constante du paysage, d'une distance invariable que le voyageur ne parvient pas à réduire. Le flottement est bien le signe que l'espace n'est pas d'ordre humain, qu'il existe en parallèle du voyageur. Alain Buisine a signalé le paradoxe de la nature à la fois inaugurale et déchue des paysages lotiens qui fait de l'observateur un exclu, ou un retardataire, comme si tous les spectacles de la nature ayant déjà eu lieu et la nature devant désormais demeurer immobile, il ne restait plus qu'une absence à contempler :
À la limite le monde qui naît est un monde mort-né, nullement par déficience, tout au contraire par un terrible excès de possibilités énergétiques. De telle sorte que chaque fois que Loti tente de retrouver l'origine (en particulier en Égypte et en Orient qui sont pour lui, et plus généralement pour tout le XIXe siècle, des métaphores de l'origine), il ne rencontre que la mort : en somme plus il se ressource, plus il s'endeuille18.
10Comme beaucoup de voyageurs en Orient, Loti éprouve en effet souvent de la nostalgie ou de la tristesse devant les spectacles qui l'entourent. Sans doute l'européanisation croissante de l'Orient explique-t-elle ce sentiment de perte, particulièrement sensible dans La Mort de Philae où Loti s'en prend aux progrès du modernisme et du tourisme19. Mais ce malaise l'accompagne jusque dans la solitude du désert, où il a l'impression de manquer de la solidité d'un point de vue, comme au Sinaï où « une mélancolie de source ancestrale et lointaine tout à coup se joi[nt] à l'attirance du vide, un regret d'être venu, une tentation de fuir, quelque chose comme l'instinctive crainte qui fait rebrousser chemin aux bêtes des pays verts, à l'aspect de ces régions où plane la mort20 ». Ce ne sont pas seulement les dangers du désert qui inquiètent ici le voyageur. La mélancolie qui l'étreint serait plutôt la conscience qu'aucun repère ne lui permet d'avoir prise sur le terrain21. Loti qualifie souvent de « mélancoliques » les paysages qu'il ne peut situer dans le temps, comme à Gaza, où s'étend « un grand paysage mélancolique, auquel il est difficile d'assigner une date dans la suite des âges », en Palestine, où plane une « mélancolie de délaissement, [...] mélancolie séculaire et que d'ailleurs l'on sent définitive à jamais... », et dans la région de Tibériade, « éden sans âge appréciable, où cependant je ne sais quelle mélancolie apaisée semble indiquer plutôt la fin que le commencement des temps »22. La mélancolie devient la mesure d'une rupture entre l'expérience du temps que possède le voyageur – temps humain de la mémoire et des transformations – et la durée étale des paysages qui s'offrent à lui. Encore une fois ici, Loti traverse le désert comme un lieu hors du temps humain.
11Les récits de voyage de Loti sont fortement marqués de cet étonnement devant une nature dépourvue de repères, certes admirée pour sa préservation, mais aussi pour ce qu'elle semble, à force d'incommensurabilité, irréelle. « Le voyageur se perd dans son passé comme dans son avenir, dans les temps qui précèdent ou qui suivent, dans les profondeurs prénatales comme dans les déserts ou les anonymités de l'avenir », écrit Georges Poulet à propos de Loti ; « ce qui échappe sans cesse de ses livres, ce n'est pas au moins directement un Qui suis-je ? comme chez tant d'autres ; c'est un Ou suis-je ? En quel lieu, en quel temps ? »23.
12L'atemporalité du désert, pourtant, est toujours menacée. Des bâtiments et des routes ont été construits, de l'art, une architecture se font jour. Bref, des marques du temps et une découpe de l'espace compromettent la parfaite « étrangeté » du désert. Aussi verra-t-on Loti s'efforcer d'effacer ces formes intempestives : plus précisément, il va les fondre dans celles de la nature et produire ainsi pour l'Orient des images et des paysages irréels ou fantastiques, aberrants à la façon des anamorphoses. Sans quitter la rigueur du compte rendu, sur le fond atemporel et pré-originel du désert, Loti, comme ses prédécesseurs mais en allant plus loin dans la transformation du réel, va faire advenir des figures multiples en cherchant dans le paysage la mesure qui permet d'en unifier tous les plans. Pour Loti cependant, il ne s'agit pas de créer du récit, mais de s'assurer que le paysage n'en accueille jamais, que le désert reste un lieu hors du temps humain, venu d'ailleurs. En ne faisant lui-même (par le doute, par le rêve, par la narration) rien advenir, Loti préserverait non plus les conditions de la création, comme chez Fromentin, mais les conditions de la non-création. Ce que Loti recherche en Orient, c'est la primauté de la nature, les figures qu'elle produit et non celles que l'homme crée, les images qui émergent de sa propre étrangeté et non celles qui viennent de l'invention.
13Or par définition, les repères que constitue la matière travaillée présentent une difficulté dans la description atemporelle du paysage. Des mesures se dessinent là où semblaient perdus tous les moyens d'évaluer les distances et les profondeurs. L'architecture imposant un ordre à la nature, les bâtiments et les monuments qui relaient l'étendue désertique constituent un obstacle à l'indéfini de ses dimensions et de ses formes. Sur ce vaste espace encore originel, des constructions sont déjà là, qui délimitent l'espace et suggèrent, même lointaine, même effacée, une histoire. Art de la transformation de la matière, l'architecture est la contradiction même de la nature pré-originelle que Loti cherche et trouve dans le désert24. Pour que la logique de l'atemporalité et de l'étrangeté fonctionne, Loti doit retirer à l'architecture tout ce qui la rend postérieure au désert, c'est-à-dire tout ce qui témoigne de sa conception et de sa construction.
Paysages et monuments : entre le réel et le fantastique
14La rencontre de la nature et du construit prend le plus généralement la forme de l'étrange. Les villes, lorsque le voyageur les découvre au détour de la marche, créent souvent cet effet d'irréalité ou de chavirement où plus aucune dimension ne semble d'ordre rationnel :
[...] après le court intermède de néant, une ville nouvelle où nous nous engageons [...]. Ville où le demi-éclairage lunaire, parmi tant de vagues blancheurs, se diffuse tellement qu'il a l'air de venir de partout à la fois, et que les choses ne projettent plus, les unes sur les autres, aucune ombre qui les précise. Ville au sol trop ouaté, où la marche est amollie et retardée, comme dans les rêves. Elle n'a pas l'air véritable ; à y pénétrer plus avant, une timidité vous vient, que l'on ne peut ni chasser ni définir25.
15Le voyageur éprouve une même impression d'insolite devant Constantinople qui, émergée des ombres, s'anime à ses yeux de formes incroyables :
[...] je m'arrête au bord de l'eau, à l'entrée d'un pont qu'on ne voit pas finir, mais qui s'en va se perdre au loin dans l'obscurité confuse. Là, tout change brusquement, comme change un décor de féerie au coup de sifflet des machinistes. Plus de foule, ni de lumières, ni de tapage : une profonde trouée de nuit et de silence est devant moi ; [...] et une autre grande ville, d'aspect fantastique, qui apparaît au-delà sur le fond étoilé de la nuit, en silhouette toute noire dentelée de minarets et de dômes. Elle se profile si haut que les coupoles de ses mosquées, s'exagérant dans des buées enveloppantes, prennent des proportions de montagnes ;
[...] la fumée flotte, comme un long nuage horizontal, sur l'amoncellement des paquebots noirs et des caïques dorés, sur la foule bariolée qui crie ses transactions et ses marchandages ; l'incessante fumée recouvre tout de son voile. Et c'est là-bas, au-dessus de ces buées et de ces poussières de houille, que la ville immense apparaît comme suspendue. En plein ciel clair, pointent des minarets aussi aigus que des lances, montent des dômes et des dômes, de grands dômes ronds, d'un blanc gris, d'un blanc mort, qui s'étagent les uns sur les autres comme des pyramides de cloches de pierre [...].26
16Nous ne sommes pas très loin des villes rimbaldiennes et des Alleghanys de rêves, ou encore des créatures fabuleuses de La Tentation de saint Antoine qui se multiplient dans l'infini de leurs propres replis. Il deviendrait difficile de déterminer le statut du récit, ici documentaire ou fictionnel, si Loti ne rappelait, in extremis, son point de vue de voyageur. Loti, devant la ville au sol ouaté, n'a que le sentiment d'une anomalie, tout comme à Constantinople il est conscient de l'« exagération » des ombres et de l'« aspect » fantastique du tableau. Même les dômes comparés à des « pyramides de cloches de pierre » restent par cette figure dans un registre proche, métonymique, qui ne fait pas déborder l'image vers le symbole ou vers le rêve. Seules les lances qu'évoque la silhouette effilée des minarets transportent l'image hors de ses données propres ; mais ces déplacements sont l'exception chez Loti, et, surtout, la forme de lance correspond peut-être à ce que perçoit l'observateur. Même dans les visions les plus fantastiques, la « déraison » n'est qu'apparente, puisque l'étrange n'est jamais véritablement confirmé comme venu d'un autre espace. La description hallucinée du Sphinx et des Pyramides repose sur la même précaution :
Une colossale effigie humaine, rose aussi, d’un rose sans nom et comme fuyant, émerge de cette sorte de houle momifiée, lève la tête, regarde avec ses yeux fixes, et sourit ; pour être si grande, elle est irréelle probablement, projetée peut-être par quelque réflecteur caché dans la lune... Et, derrière le visage monstre, beaucoup plus en recul, au sommet de ces dunes imprécises et mollement ondulées, trois signes apocalyptiques s'érigent dans le ciel, trois triangles roses, réguliers comme les dessins de la géométrie, mais si énormes dans le lointain qu'ils font peur ; on les croirait lumineux par eux-mêmes, tant ils se détachent en rose clair sur le bleu sombre du vide étoilé, et l'invraisemblance de ce quasi-rayonnement intérieur les rend plus terribles27.
17Avec le visage « monstre » du Sphinx et les signes « apocalyptiques » que dessinent les Pyramides sur le fond du ciel, Loti est très près de passer du côté de la fiction. Mais s'il plonge d'emblée le lecteur dans un espace et un temps indéterminés, il ne s'y aventure pas lui-même, retenu dans son avancée vers l'irréel par la distance de l'observation. Le Sphinx est « comme » fuyant, il émerge d'une « sorte » de houle et n'est irréel que « probablement ». La luminosité « invraisemblable » des Pyramides est présentée comme une illusion, cause logique de l'effroi éprouvé par le voyageur. Loti montre en fait les conditions (lumière, contrastes, distance) pouvant conduire à une « légende des formes », le mécanisme optique et narratif menant à l'irréel. Les précautions lexicales de Loti (« comme », « sorte », « probablement », « quasi », « croirait ») indiquent toutefois combien est fragile la frontière entre la mesure du réel et la fiction. Le réel ne tient ici qu'à ces marques d'un regard qui évalue encore ce qu'il décrit. Le réel, et donc la valeur documentaire de la description, reposent sur l'effet d'irréel. C'est parce que les Pyramides semblent d'un autre monde qu'elles sont mesurées et attestées : « ça et là, dans les traits surtout de la grande figure muette, des nettetés d'ombre indiquant que cela existe, rigide et inébranlable, que c'est de la pierre éternelle28 ». L'irréel n'est pas ici ce qui se cache sous le réel, comme c'est le cas pour Flaubert et Fromentin dans les fictions qu'ils approchent. Au contraire, le réel apparaît sous le fantastique, comme retrouvé au dernier moment par le travail du regard. Dans le passage du réel vers ses transformations, Loti met ces dernières à l'avant-plan. Là où Flaubert et Fromentin restent en deçà de la frontière entre le réel et la fiction pour supposer des formes à venir, Loti regarde, si l'on peut dire, « depuis » au-delà. Il n'ajoute pas des formes abstraites ou stylisées au réel, il retrouve le réel derrière ces formes que lui impose la nature.
18Retenu par sa seule conscience d'observateur, il plonge parfois très avant du côté de l'étrange :
[...] nous entrons dans la contrée des pierres meulières qui créent autour de nous des surprises nouvelles, des aspects encore jamais vus. [...] On croit circuler au milieu de cités détruites, passer dans des rues de géants, entre des ruines de palais et de citadelles. Les constructions, par couches superposées, sont toujours plus hautes, toujours plus surhumaines, affectent des formes de temples, de pyramides, de colonnades, ou de grandes tours solitaires ;
Elles [les montagnes] affectent les formes les plus étranges, et on dirait qu'une main a pris soin de les trier, de les grouper, par aspects à peu près semblables : pendant une lieue, ce sont des suites de cônes superposés, étagés comme avec une intention de symétrie ; puis les pointes s'aplanissent, et cela devient des séries de tables cyclopéennes ; ensuite viennent des dômes et des coupoles, comme des débris de cités fossiles ;
[...] des entassements de blocs polis, aux aspects mous, ayant des rondeurs et d'étranges contournements de bêtes ; on dirait des superpositions de monstres, de pachydermes, de salamandres, de larves, ou bien des agglomérats de membres embryonnaires, des trompes des bras emmêlés et soudés ensemble. Aux carrefours lugubres de ces défilés, de vagues têtes d'éléphants ou de sphinx, posées comme en vedette sur ces amas de formes, ont l'air de contempler et de maintenir les désolations d'alentour. Il a fallu des millénaires de tranquillité, sous le soleil et sous les pluies, pour sculpter et polir ces collections d’inquiétantes choses ;
Tout le matin, nous marchons comme hier, dans des ruines titanesques de remparts, de temples et de palais... Pendant des millénaires et des millénaires, les pluies, les effritements, les éboulements ont dû travailler là avec d'infinies lenteurs [...], avec des intentions d'art et de symétrie, pour créer ce simulacre de ville effrayante et surhumaine, dans lequel nous avons déjà fait vingt lieues sans en prévoir la fin.29
19C'est bien à un débordement de la nature vers ses propres créations que nous assistons ici, et qui, encore une fois, n'est pas sans rappeler La Tentation de saint Antoine, lorsqu'au chapitre final les monstres marins apparaissent sans nombre à l'ermite qui trouve dans cette matière pléthorique et infinie le syncrétisme devant consumer ses tourments. Sur fond de temps immémoriaux, Loti en arrive à une même synthèse génératrice : toutes les formes de la nature, la marque d'un créateur (une « main » qui a « trié ») comme la marque des éléments (les pluies, le soleil, les éboulements), sont ici réunies pour créer une image qui n'est plus seulement celle d'un résultat, mais celle des actions ayant mené à ce résultat, autrement dit pour produire une image qui cumule tous les temps. C'est la nature qui crée, « avec des intentions d'art ». Mais alors que dans l'ordre de la description la géologie semble exister avant l'effet esthétique, on ne discerne bientôt plus lequel des deux aspects précède tant sont perdues, ou éloignées, les origines de ce mélange. L'« air » qu'ont les figures animales de « contempler » et « maintenir » à la fois les désolations du désert témoigne de cette duplicité des formes qui est aussi une duplicité de l'espace. Même en traitant d'illusions, Loti brouille tout trait qui ferait de la création un élément postérieur à l'espace où elle s'inscrit.
Les ruptures d'échelle
20Par cette duplicité de l'espace, Loti rejoint une pratique descriptive récurrente dans les illustrations d'Orient au XIXe siècle. Comme l'a montré Jurgis Baltrusaitis avec son étude sur le mythe d'Isis30, l'Orient a souvent été perçu à travers la dérive de ses données savantes. Cette modification du savoir est particulièrement remarquable dans les modifications que subit le mythe d'Isis au cours des siècles, avatars que Baltrusaitis compare à des anamorphoses31. Mélange de calcul et de déformation, d'instrumentation et d'imagination, l'anamorphose est un débordement du scientifique (ou de l'érudition) vers l'imaginaire, ou plutôt un dédoublement du scientifique dans l'imaginaire : « Une histoire chimérique est érigée au-dessus de l'histoire proprement dite avec des éléments chronologiques hors des mesures réelles du temps et une géographie humaine hors des frontières naturelles de la mappemonde32. » Double temps donc, et double espace.
21Graphiquement, le dédoublement du registre optique entre le réel et sa distorsion est fréquent dans la constitution du savoir oriental au XIXe siècle. On le retrouve par exemple de façon assez systématique dans les planches – cartes ou paysages – de la Description de l'Égypte publiée par l'équipe scientifique de l'expédition de Bonaparte. Dans ces illustrations, où l'exhaustivité des détails emplit à ce point la représentation qu'aucun espace n'est laissé à l'imprécision ou à l'inconnu33, deux points de vue opèrent à la fois. Le point de vue « scientifique » domine : les cartes reportent les détails, les échelles, les plans et jusqu'à l'image du travail d'arpentage (par des vignettes de scientifiques tenant des instruments de mesure). Mais en même temps, un travail pictural donne à voir les perspectives et les reliefs. Plusieurs profondeurs de champ se superposent ainsi, relief du terrain, structure d'ensemble, cartographie, paysage, si bien que toutes les parties de l'image sont égales et pleines, mais de réalités différentes qui, ne cédant rien à l'absence, au recul ou à la variation, semblent en quelque sorte irréelles.
22On retrouve cette dualité de l'image dans certaines photographies de monuments prises par Maxime Du Camp au cours du voyage avec Flaubert. Ces photographies, publiées en 1852 dans un album intitulé Égypte, Nubie, Palestine et Syrie34, montrent des monuments pris de face, parfaitement centrés, remplissant l'objectif jusqu'aux bords du cadre. Pour donner l'échelle de ces monuments toujours immenses, Du Camp place un témoin, son serviteur Hadji-Ishmael, au cœur même du bâtiment, par exemple dans une embrasure, dans une niche, sur un socle. Vêtu d'un seul pagne, très droit, sorte d'homme universel35, le personnage se présente lui aussi de face, de sorte qu'il occupe la même « position » que le bâtiment dans lequel, littéralement, il s'inscrit. Sa fonction d'échelle s'en trouve infléchie : si le personnage permet de mesurer le grandiose des bâtiments, le fait qu'il en soit si peu dissocié en termes de profondeur de champ le transforme en un élément décoratif, en une sorte d'inscription sans réelle mesure. Il devient presque possible de se demander si, dans ces photos sans arrière-plan et sans perspective, ce sont les monuments qui sont gigantesques ou le personnage qui est minuscule. Aucun autre repère ne venant appuyer l'une ou l'autre version (plus vraisemblablement la première !), l'image reste « bi-dimensionnelle », monument et personnage ne sont relativisés que l'un par rapport à l'autre. Ces prises de vue sans « tiers » repère permettent à Du Camp de jouer sur deux tableaux : d'une part, il rend compte du réel de la façon la plus directe et la plus exhaustive, la photographie se présentant d'emblée comme un plein sans aucun interstice possible (contrairement à la description et à la peinture) ; d'autre part, en construisant l'image autour d'un manque, celui d'une asymétrie ou d'une faille, ou plus précisément d'un interstice qui permettrait de mettre les éléments de la photo en perspective, il compose une image ambiguë.
23Sans jamais sacrifier à la « scientificité » du document photographique, Du Camp construit un monde duel, où la mise en scène est affichée, et où l'objectivité de l'image ne constitue plus qu'une partie de la réalité. Alors même que la réalité brute semble dominer, elle recule sous le regard pour laisser place à la composition. Le seul véritable repère, la seule mesure du réel n'est pas dans le réel, mais dans le regard du descripteur ou ici du photographe. L'image va jusqu'au point où le document peut devenir fiction, au point de rupture de son objectivité. La limite qui la ferait basculer du côté de l'invention n'est certes pas franchie, mais elle est sous-entendue, comme une manière de détachement par rapport au terrain. Ce que nous montre Du Camp, c'est l'apport de l'art au document, la transformation qu'il peut subir sans se dénaturer. Comme l'écrit Claire Bustarret à propos de la photographie de voyage au XIXe siècle : « les voyageurs photographes [surprirent] leurs contemporains par les “révélations étranges et précises” qu'ils rapportèrent dans leurs cartons : le fantastique s'était déplacé, il rôdait désormais du côté de l'exactitude36. » C'est en effet dans le document scientifique et dans la description documentaire que loge la mise en scène susceptible de les contredire mais qui, de façon plus subversive, vient simplement les dénaturer.
24La singularité architecturale à l'œuvre dans les illustrations de la Description de l'Égypte et dans les photographies de Du Camp est aussi très fréquente dans les récits d'Orient. On la retrouve de façon exemplaire dans l'effet d'agrandissement des Pyramides et du Sphinx, qui, au fur et à mesure qu'on s'en approche, est signalé avec émerveillement par presque tous les voyageurs. Cette description suit généralement le même modèle : apparition des silhouettes massives à l'horizon, illusions d'optique à l'approche, vue du sommet. D'un voyageur à l'autre cependant, la description tend vers plus d'effets optiques, le savoir archéologique s'amenuisant pour pratiquement disparaître du récit. Chateaubriand, par exemple, est assez conceptuel dans son approche : « J'avoue pourtant qu'au premier aspect des Pyramides, je n'ai senti que de l'admiration » écrit-il pour aussitôt parler de façon détachée (non visuelle) de la fonction des monuments : « [...] pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops, qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité : ce sépulcre, [...] c'est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l'éternité37. » Puis, dans un regard anthropologique, il compare les Pyramides aux sépulcres indiens de l'Ohio. Chez Nerval, l'admiration procède au contraire de l'optique : « Plus on approche, plus ces colosses diminuent. C'est un effet de perspective qui tient sans doute à ce que leur largeur égale leur élévation. Pourtant, lorsqu'on arrive au pied, dans l'ombre même de ces montagnes faites de main d'homme, on admire et l'on s'épouvante38. » On trouve la même primauté de la vision chez Flaubert, qui voit le Sphinx se transformer au fur et à mesure de sa cavalcade enthousiaste vers les Pyramides :
Il grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève. [...] le sable, les pyramides, le Sphinx, tout est gris et noyé dans un grand ton rose – le ciel est tout bleu – les aigles tournent en planant lentement autour du faîte des pyramides – nous nous arrêtons devant Sphinx – [Maxime est tout p] – il nous regarde d'une façon terrifiante. Maxime est tout pâle. J'ai peur que la tête ne me tourne, et je tâche de dominer mon émotion39.
25De même dans une lettre à Louis Bouilhet :
Elles ont cela de drôle, ces braves Pyramides, que plus on les voit, plus elles paraissent grandes. – Au premier abord, n'ayant aucun point de repère, on n'est nullement surpris de leur taille. À cinquante pas, chaque pierre n'a pas l'air plus considérable qu'un pavé. Vous vous en approchez, chaque pavé a 8 pieds de haut et autant de large. [...] en passant près de la seconde Pyramide, elle m'a semblé tout à pic et j'ai baissé les épaules comme si elle allait [me] tomber dessus et m'écraser40.
26Pas de « savoir » ici, mais un effet de désorientation qui dit l'immensité, comme chez Théophile Gautier qui se retient de donner une distance qu'il connaît pourtant :
Le train marchait rondement, et bientôt vers la droite, au dessus d'une ligne de verdure presque noire sous l'éblouissante lumière se dessine, lointaine et teintée d'azur, la silhouette triangulaire des pyramides de Chéops et de Chéphren, pareilles, vues de cette distance, à une montagne unique, échancrée par le sommet. La parfaite transparence de l'air les rapprochait, et il eût été difficile, si on ne l'avait su, d'apprécier avec justesse l'intervalle qui nous séparait41.
27L'optique domine toujours la description, mais ici davantage dans l'effacement que dans le dévoilement, dans l'incertitude que dans l'affirmation, la valeur de témoignage reposant sur ce qui est tu. Gautier sait la distance qui le sépare des Pyramides mais son regard ne peut l'évaluer. En ne précisant pas cette donnée et en respectant strictement ce qu'il voit, il assure l'objectivité et la rationalité de son compte rendu, tout en donnant à voir une image déformée. Or Loti, comme nous l'avons vu, va encore plus loin dans l'absence de toute « raison », et il ne perçoit plus les Pyramides que dans la totale singularité de leur silhouette. Nous touchons ici à un regard fin de siècle, semblable à celui qu'Henri Mitterand relève dans certaines descriptions naturalistes : « Le motif se dédouble, substitue à l'obligation de vérité le pur plaisir de la forme et du reflet, sinon de l'hallucination, et réoriente le réalisme fin de siècle en direction de l'étrangeté, “l'inquiétante étrangeté”42. »
28Loti bien sûr recourt également à un regard mesuré qui ordonne le réel, avec cette différence qu'il efface plus avant encore les marques du réel. Comme les photographies de Du Camp, qui sont à la fois des documents archéologiques et un jeu plastique sur l'idée de représentation, les descriptions de Loti superposent à l'espace réel et documentaire un espace pictural qui transforme les monuments en objets incommensurables : « nous nous défions de nos yeux, sachant que les proportions n'existent pas dans le désert, aux heures des fantasmagories43. » Le réel n'est pas décrit et l'image fantastique est déniée aussitôt qu'elle est décrite. Loti joue de son regard pour renvoyer à une illusion constante tout ce que ce regard même pourrait créer.
29Aussi, et d'une manière plus ambiguë encore que chez Du Camp, rien ne « tient » dans les descriptions lotiennes d'architecture du désert, ni le réel, ni l'illusion. Les formes les plus hallucinantes se défont dans l'explication géologique de leur apparition, tandis que la géologie elle-même se trouve ébranlée par l'ordre irrationnel qui semble la commander. À cet égard, Loti insiste souvent sur le hasard qui préside à la composition des paysages et des édifices, comme si les objets décrits n'avaient d'existence que précaire et accidentelle. Mais, contrairement à Flaubert et à Fromentin, le hasard est moins chez lui une saillie que la marque d'une décomposition des formes :
Autour de moi, aux premiers plans, se groupent les sommets en terrasses de très hautes maisons voisines : des dessus de cubes de pierre, irrégulièrement disposés, et comme jetés au hasard. Entre ces terrasses et la mienne, il y a le vide [...] ; c'est un désert planté de ruines, planté de spectres de mosquées : toute une peuplade de grands dômes croulants y est disséminée au hasard et à l'abandon, sur l'étendue inconsistante des sables ; là, parmi les grêles plantes désertiques, des blocs gisent au hasard, restes de sanctuaires dont jamais plus on ne démêlera le plan ni la forme ; mais sur ces pierres, des fragments de l'Histoire du monde se lisent encore, en hiéroglyphes précis.44
30Insistant encore une fois sur l'ambiguïté des paysages, Loti annule ici tout ce qui pourrait les faire tendre vers trop d'ordre (et donc de savoir mesurable) ou trop de désordre (et donc d'invention). Le paysage se saisit dans ce qui, paradoxalement, le dérobe à toute prise. Comme chez Fromentin, ce qui reste à la vue chez Loti, c'est ce qui disparaît, ce qui échappe à toute appartenance ou tout sens certains. Pour cette raison, toutes les images de fantasmagorie contiennent déjà leur retour, ou plutôt ne sont jamais un départ. Loti n'entre pas dans le fantastique, n'explore pas plus avant la vision pourtant déraisonnée qui s'offre à lui. C'est parce qu'il ne sonde pas, ni du regard ni de la description (dans la métaphore par exemple), l'étrangeté de ces spectacles, que Loti peut les faire exister. Le fantastique ne résisterait pas à un examen plus approfondi de l'image, qui ne mettrait plus au jour que la seule réalité géographique. De même, il se perdrait comme « réalité » si la description l'entraînait du côté de la fiction ou de l'onirisme, ou même seulement du pittoresque, trop détaillé et trop reconnaissable.
31Le savoir se construit dès lors sur un paradoxe : Loti choisit la profondeur de champ à travers laquelle il décrit l'Orient (plus précisément ici le désert), tout en se dégageant (par l’étonnement, la fascination, la retenue, le hasard) des effets obtenus par ce regard. En utilisant une mesure dont il se distancie, il fait de l'image un objet plein, autonome : n'étant rattaché à rien d'autre qu'à la réalité du moment, et aucune de ses composantes ne venant d'une autre réalité que la vue, cet objet ne renvoie plus qu'à lui-même. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'exclure tout ce qui conditionne le regard du voyageur (dans le cas de Loti, la recherche d'un territoire à s'approprier en l'évidant de tout contenu autre qu'esthétique, notamment) et qui détermine, profondément, les images enregistrées au fil des jours. Ce qui est en jeu ici, c'est la façon dont ces images sont construites et peuvent seules être construites, ce que l'écriture permet de montrer et de délimiter comme document et création à la fois.
32Ce redécoupage de l'architecture et du paysage par la description est intéressant en ce qu'il va dans le sens contraire de la construction. Comme le suggère Philippe Hamon, architecture et littérature entretiennent des liens privilégiés, surtout au XIXe siècle, par le biais de la description réaliste qui s'intéresse aux villes, aux habitations, aux espaces publics, aux objets et à leur environnement, autrement dit aux délimitations de l'espace :
L'architecture fournit aussi à la littérature, peut-être, son commencement (archè), son origine absolue, liée à la rhétorique, donc au prétoire, donc à des histoires de bornage, d'effractions, et de murs mitoyens ; elle est aussi, surtout, le moyen commode d'assurer un « effet de réel » en donnant à la fiction cadre, ancrage et arrière-plan vraisemblable45.
33Mais, chez Loti, cet effet de réel disparaît dans les descriptions de fusion entre le bâti et la nature. Les formes se confondent, les « bornages » de l'architecture s'estompent au profit du mouvement et du flottement, ou, dirions-nous avec Philippe Hamon, d'une « vaporisation », « mobilité amorphe et indifférenciée »46 de l'espace et de ses figures. Le paysage bascule alors du côté de l'illusion. Un relief qui évoque des murs, des routes ou une ville, des monuments qui semblent des dunes ou des montagnes : l'image est toujours double, trompeuse, incertaine. Elle se dérobe, dès lors qu'on croit l'avoir reconnue, pour se définir par une autre nature, si bien que le propre même du réel représenté est de toujours échapper à une signification précise. La réalité de l'Orient ne repose pas chez Loti sur les aspects reconnaissables de son pittoresque ou de son archéologie, elle tient plutôt à l'effacement de toute précision, à ce qui justement ne peut être un effet de réel, puisqu'il s'agit, un peu comme dans les représentations minimales de l'Orient éternel chez Flaubert et chez Fromentin, de retrancher tout ce qui serait mesurable.
34En même temps que l'abstraction se construit sur ce qu'il y a de plus concret, le bâtiment est ainsi saisi dans son impersonnalité. L'architecte – quand bien même on pourrait l'identifier et connaître ses conceptions – a disparu au profit des matériaux, c'est-à-dire de ce qui est le plus proche de la nature. Le monument, la route, la ville n'étant plus les œuvres de personne, deviennent celles du paysage. Nature et construction entrent en continuité. Non seulement elles occupent toute la perception, pour reprendre ce par quoi Valéry définissait l'architecture, mais elles unifient l'image perçue. Pour les descriptions de Loti, la vision est globale, elle ne se conçoit que dans la totalité de l'image dont aucune partie n'est postérieure, ou alors depuis si longtemps que cet écart est devenu infime, tout entier absorbé par le paysage. « Nous sommes pris et maîtrisés dans les proportions » non plus que l'architecte a « choisies »47, mais qui sont restées et qui seules demeurent lorsque toute valeur épisodique a disparu. L'impersonnalité de l'architecture et des lieux laisse une grande latitude d'observation au voyageur qui, à présent que l'architecte a disparu, est libre de choisir les mesures de l'image. C'est le regard qui, en privilégiant certaines distances et certains cadres, donne forme au terrain et, souvent chez Loti, va jusqu'à lui donner une forme étrange. Les lignes et les figures qu'il relève ne concordant pas avec celles de la « réalité » géologique et architecturale, elles créent une autre image, ou une image en plus, qui n'enlève rien à la première, mais la situe à un autre plan, beaucoup plus reculé, presque effacé. L'observateur se dessine un espace qu'il balise à sa guise, offre à la description un lieu impersonnel qui pourra accueillir toutes les constructions et toutes les variations.
35On pourrait parler ici, comme pour Fromentin, d'une inversion de l'esthétique occidentale. De la même façon que Fromentin voyait dans les lumières d'Orient l'envers des contrastes et des chromatismes nordiques, ou comme le fait Du Camp dans ses photos de monuments, Loti « renverse » la fonction architecturale. Elle ne sert plus à ordonner le paysage et la représentation, mais au contraire à les priver de toute hiérarchie et de toute organisation. En fait, c'est l'idée même de « Création » qui se trouve ébranlée, puisque l'égalité dans laquelle se trouvent la nature et l'œuvre des hommes rend chacune moins originale. Avec pour résultat que l'Orient se résorbe plus avant dans cet en deçà des formes, qu'il s'efface davantage comme lieu d'images fortes et de reliefs, et qu'il se rend disponible aux créations du regard.
36Loti avait peut-être compris combien l'architecture est l'expression même de l'idée de passage d'une forme à une autre, ou d'une mesure à une autre. « La gloire des monuments, écrit Ruskin, réside dans leur contraste tranquille avec le caractère transitoire de toute chose48. » Mais ceci parce que le monument lui-même s'adapte aux époques qu'il traverse, change de fonction et de sens. Il dure jusque par ses ruines, lorsqu'il n'est plus que la trace de lui-même, cette trace devenant alors sa nouvelle fonction, celle à la fois de la mémoire et de l'oubli. Le bâtiment conserve toujours un peu de ce qu'il a été, mais il dit aussi ce qu'il n'est plus, et ce qu'on ne sait plus. L'une des caractéristiques de l'architecture, souligne Philippe Hamon, est la réversibilité : un mur à la fois sépare et unit, une porte permet d'entrer et de sortir, tout déplacement doit aussi pouvoir se faire en sens contraire. Cette réversibilité pourrait également s'appliquer à la durée des bâtiments. Un bâtiment, surtout un monument, à la fois dure et se modifie. Si la forme est la même, sa perception varie avec la transformation de ses usages et de ce qui lui est contigu. Insistant sur ce qui permet au bâtiment d'être physiquement transitoire (mouvement des formes, glissement des perceptions), ne s'arrêtant jamais à une seule de ses significations, Loti montre ce qu'il y a de plus durable dans l'architecture, ce qu'il y a de plus structurel dans l'image qu'elle compose. Redonné à la géométrie et à l'abstraction, le bâtiment se dégage de tout ce qui serait contemporain : son seul rapport avec l'immédiat est celui de la perception visuelle.
37Cette façon structurelle de concevoir l'espace et le bâti est en rupture totale avec le regard que portent les voyageurs romantiques sur les monuments. Pour Chateaubriand, l'architecture procède de l'âme des peuples, dans une forme de détachement matériel. « On voudrait aujourd'hui que tous les monuments eussent une utilité physique, et l'on ne songe pas qu'il y a pour les peuples une utilité morale d'un ordre fort supérieur, vers laquelle tendraient les législations de l'Antiquité. [...] Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine49 », écrit Chateaubriand pour qui le monument est la trace datée du passage humain. C'est ainsi qu'à la suite de ses prédécesseurs il grave dûment son nom sur les monuments célèbres, ces empreintes permettant aux voyageurs de se relayer dans une même expérience perpétuée, paradoxalement de passer de la matière à l'esprit. Ne pouvant se rendre aux Pyramides à cause des crues du Nil, il va jusqu'à confier à un ami le soin
d'écrire [s]on nom sur ces grands tombeaux, selon l'usage, à la première occasion : l'on doit remplir tous les petits devoirs d'un pieux voyageur. N'aime-t-on pas à lire, sur les débris de la statue de Memnon, le nom des Romains qui l'ont entendue soupirer au lever de l'aurore ? Ces Romains furent comme nous étrangers dans la terre d'Égypte, et nous passerons comme eux50.
38Ici, nulle fusion entre l'espace, le temps et l'observateur, mais des couches très marquées : le sol où le voyageur est étranger, puis chaque passage, identifié et conservé pour mémoire.
39L'architecture elle-même, dans L'Itinéraire, apparaît presque toujours comme un ajout à la nature, comme une image strictement humaine et historiée. Selon Chateaubriand, l'histoire des styles serait fondée sur le déplacement des peuples, qui assimileraient les formes rencontrées au cours de leurs migrations. L'architecture ainsi « voyage », jamais issue du sol, toujours postérieure, amenée, déposée, encore une fois datée. Cette théorie permet à Chateaubriand de placer l'Orient, et plus précisément l'Égypte, à l'origine de l'esthétique occidentale :
[...] la véritable détérioration de l'art chez les Grecs commence précisément à l'époque de la translation du siège de l'Empire romain à Constantinople : ce qui prouve que l'architecture grecque n'enfanta pas l'architecture orientale, mais que l'architecture orientale se glissa dans l'architecture grecque par le voisinage des lieux.
J'incline donc à croire que toute architecture est sortie de l'Égypte, même l'architecture gothique ; car rien n'est venu du Nord, hors le fer et la dévastation51.
40Sans doute cette architecture migrante s'adapte-t-elle aux lieux où elle parvient, mais c'est le « génie des peuples52 » qui en assure alors les transformations bien plus que les nécessités du sol ou du climat. Même si Chateaubriand voit dans l'architecture arabe, « si légère, si riante, si petite, si fragile53 », une « architecture du désert, enchantée comme les oasis, magique comme les histoires contées sous les tentes, mais que les vents peuvent emporter avec le sable qui lui servit de premier fondement54 », cette osmose se contredit aussitôt, puisque l'architecture, susceptible de disparition ou de transformation (et en cela comparable à un récit) ne peut s'ancrer dans le paysage.
41Chez Loti et les voyageurs post-romantiques, le paysage est au contraire insécable et on ne peut en reconstituer l'histoire. Surtout, on ne peut pas lui trouver une forme antérieure ni lui supposer une évolution. Du plus loin qu'il peut atteindre, le regard du voyageur revient toujours à l'ici-présent, qu'il ne quitte en fait jamais. Comme on le voit chez Flaubert et chez Fromentin, l'œil ne dépasse pas l'espace qu'il peut couvrir. Si le désert semble parfois à Loti « plus profond » et les étendues « ne plus finir »55, si les formes de l'architecture perdent toute trace d'un travail humain, le voyageur n'accède pas à des lieux plus lointains ou plus anciens. Derrière l'étrange lotien, il n'y a jamais que la réalité concrète de ce qui peut être vu. Rien n'est différent plus loin, et les plaines infinies, en répétant le même, renforcent l'idée de non-progression : tout est constant et plus l'étendue est grande à rester inchangée, plus s'intensifie son terme, en quelque sorte multiplié aux yeux du voyageur. Il est d'ailleurs fréquent chez Loti que le lointain ne trouve d'aboutissement que dans l'abstraction du langage. Ce sont, par exemple, les cavaliers qui « s'élancent, en avant, très loin » et qui finissent par disparaître dans « des vitesses de rêve », ou les « lointains du jardin immense où nous voyageons [qui] ont ce soir des teintes d'une finesse d'Éden »56. L'idée de vide est parfois directement évoquée : « Et tout de suite, autour de nous, c'était l'infini vide, le désert au crépuscule [...] se déroulant sous un ciel plus sombre que lui, qui, aux confins de l'horizon circulaire, semblait le rejoindre et l'écraser57. » L'Orient de Loti est, pourrait-on dire, sans issue, s'arrêtant à ce qui est là-devant, sans progression et sans direction, variable seulement dans la multiplicité de ses effets d'optique.
42Dans ce monde désorienté, dépourvu d'issues, une cohésion pourtant est possible, comme le suggèrent les descriptions de fusion, où toute frontière entre les formes disparaît au profit d'incessants passages, de communications multiples. Le centre est partout, répété en tous points, et à tous les moments de la perception. « Cercle de néant », « plaine infiniment déserte », « intermède de néant »58, le désert de Loti n'a pas de « cœur » ou de région plus chargée de signification, et le voyageur l'embrasse dans un mode de perception qui englobe tous les sens : « Je me complais à avoir conscience des grandes étendues obscures d'alentour59 », écrit Loti. La façon d'explorer et d'organiser l'espace suit ce décentrement. Il ne s'agit plus de passer successivement d'un lieu à l'autre, d'ajouter l'espace à l'espace dans une vision linéaire du monde et du savoir. Tout étant contigu ou superposé, fusionné, le seul mouvement possible est celui qui épouse les contours, qui trace les passages entre deux formes, deux figures, deux distances. Il s'agit, pour explorer le paysage, de passer entre les choses, plutôt qu'à travers elles. On comprend que dans ce mouvement le néant affleure, puisque le regard glisse le long de ce qui disparaît – comme l'architecture dans la nature, et la nature dans la géométrie – ou le long de ce qui jamais ne se transforme, comme les constantes étendues du désert. Sous ce regard de superpositions, le paysage devient graphique plutôt que spatial, conceptuel plutôt que tangible. Et c'est précisément dans ce graphisme et dans cette conception, dans cette vue qui fait abstraction du temps, qu'un certain type de formes peut advenir, visible de cette seule façon.
43On trouvait déjà une grande stylisation chez Flaubert, pour qui l'architecture orientale est de même mesure que le paysage : « tout en Égypte semble fait pour l'architecture : plans du terrain, végétations, anatomies humaines, ligne de l'horizon » ; « l'Égypte n'est même belle que par le caractère monumental, régulier, impitoyable de sa nature, sœur jumelle de son architecture » ; « la montagne [à Médinet-Abou] toute proche par derrière domine ces grands édifices encore debout – architecture et paysage semblent avoir été faits par le même ouvrier »60. Mais Loti va plus loin dans l'abstraction et l'unité, jusqu'à trouver dans les formes de l'architecture, à la vue d'un bazar à Karaouin, au Maroc, l'expression de l'immatérialité, d'une totale rupture avec les contingences :
Cela semble léger, léger, tous ces kiosques, léger comme des petits châteaux qu'on aurait créés pour des sylphes dans des nuages, avec des facettes cristallisées de grêle et de neige. Et en même temps, la raideur droite des grandes lignes, l'emploi unique des combinaisons de la géométrie, l'absence de toute forme inspirée de la nature, des animaux ou des hommes, donnent à l'ensemble quelque chose d'austèrement pur, d’immatériel, de religieux61.
44Nous ne sommes pas très loin du monde unitaire et « sacré » d’avant la modernité, en même temps que les formes sont ici éphémères. Ce qui est perdu dans ces visions, c'est l'idée d'origine, d'ordre, d'écoulement, mais aussi de durée. Là où Chateaubriand, Lamartine et leurs prédécesseurs pouvaient graver leur nom dans la certitude qu'il demeurerait, les monuments de Loti (comme ceux de Flaubert) n'offrent jamais une telle assurance. Non qu'ils disparaîtront matériellement – leur vieillesse est garante de leur pérennité – mais l'image qu'ils présentent étant celle d'une nature multiple, les concevoir dans une perspective fixe ne saurait s'accorder à leur vraie mesure. Regarder l'espace et ses formes, les décrire, les connaître, ce n'est donc plus en épuiser la succession ou les séparer en parties qu'on relie ensuite selon quelque logique. C'est au contraire superposer sans hiérarchie un certain nombre de figures et passer de l'une à l’autre par les jonctions étroites et fragiles où elles se chevauchent, par les interstices où elles communiquent. Si, comme le définit Michel de Certeau, un lieu est « l'ordre (quel qu'il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence [...], une configuration instantanée de positions [qui] implique une indication de stabilité » et que l'espace est la pratique d'un lieu, un « croisement de mobiles62 », alors le désert de Loti est un espace sans lieu, une étendue sans configuration fixe où se jouent des formes tantôt toutes simples, tantôt aberrantes.
Notes de bas de page
1 Guy de Maupassant, Au Soleil, Edition d'art H. Piazza, Paris, 1971, p. 18. À Oran, Maupassant écrit : « Dès qu'on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d'aller plus loin, au sud. », p. 30.
2 Le Désert, p. 346.
3 Au Maroc, p. 225.
4 Philae, p. 1321.
5 Ibid., p. 1288.
6 Au Maroc, p. 173 ; Le Désert, p. 373.
7 Le Désert, p. 355. Je souligne.
8 Ibid., p. 350.
9 Ibid., p. 391.
10 Mircea Eliade, La Nostalgie des origines, Gallimard, Paris, 1971, p. 176-177.
11 Le Désert, p. 416, 420.
12 Ibid., p. 378.
13 Ibid., p. 415-416.
14 « Il m'a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu'ils avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau, qu'ils étaient supportés [par] là-dedans, et très élevés au-dessus du sol, comme s'ils eussent marché dans des nuages où ils enfonçaient jusqu'au ventre. », Gustave Flaubert, Voyage en Égypte, édité par Pierre-Marc de Biasi, Grasset, Paris, 1992, p. 408.
15 Maupassant, Au soleil, op. cit., p. 73. On trouve une même image de flottement avec ces « plaines démesurées où errent, par tout l'horizon, ces apparitions inoubliables faites d'un chameau, d'une charrue et d'un Arabe ». La Vie errante, édition d'art H. Piazza, Paris, 1971, p. 375.
16 Barbara Stafford, Voyage into Substance, MIT Press, Boston, 1984, p. 355: « The desert or wilderness and the sea are two radically empty places that compete with the sky. The traveler scanning such absolute prospects rarely encounters objects, only more and ever-wider horizons. Both are indifferent to human time and are characterized by an absence of limitations. Visibly possessing neither beginning nor end, the desert functions as a surface continuum which one rides or walks over hut does enter as into the fabric of the earth. »
17 Maupassant, Au Soleil, op. cit., p. 68. Souligné par l'auteur.
18 Alain Buisine, Tombeau de Loti, Aux amateurs de livres, Paris, 1988, p. 266 et suivantes.
19 Ce regret apparaît surtout dans Philae, récit du voyage en Égypte de 1907, où Loti se moque à plusieurs reprises des touristes de l'agence Cook.
20 Le Désert, p. 347.
21 Chez Flaubert, Bouvard et Pécuchet éprouvent un regret similaire à ne pouvoir affronter l'espace sans parapet que constitue pour eux l'étude de la métaphysique : « Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond, et sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'éternel. C'était trop fort. Ils y renoncèrent. »
22 Le Désert, p. 441 ; La Galilée, dans Voyages, op. cit., p. 570, 584. Au sujet de la mélancolie et de la nostalgie au XIXe siècle, voir Michael S. Roth, « Returning to Nostalgia », dans Home and its Dislocations in Nineteenth-Century France, State University of New York Press, 1993, p. 25-43. Selon Roth, la nostalgie est d'abord le regret d'un espace perdu, et la mélancolie la souffrance de ne pas concorder avec le lieu où l'on se trouve.
23 Georges Poulet, La Pensée indéterminée, t. II, PUF, Paris, 1987, p. 199, 198. Souligné par l'auteur.
24 Comme le précise Philippe Boudon, l'architecte est celui qui donne des mesures, mais là réside un danger, car « concevoir et donner des mesures [est] un acte trop proche du divin pour ne pas être tabou et qu'il ne soit sacrilège de s'interroger sur cet acte ». « Une architecture mesurée », Critique, no 476-477, janvier-février 1987, p. 124.
25 Philae, p. 1275.
26 Constantinople en 1890, p. 323, p. 315. On trouve une description similaire dans Aziyadé : « Par ma fenêtre grande ouverte, on ne voyait que la vapeur du matin, le vide immense du ciel ; et puis, tout en haut, quelque chose se dessina en rose, un dôme et des minarets ; la silhouette de la ville turque s'esquissa peu à peu, comme suspendue dans l'air. » Garnier-Flammarion, Paris, 1989, p. 71.
27 Philae, p. 1243.
28 Ibid. Souligné par l'auteur.
29 Le Désert, p. 377, 352-353, 359-360, 379. Souligné par l'auteur.
30 Jurgis Baltrusaitis, La Quête d'Isis. Essai sur la légende d'un mythe, Flammarion, Paris, 1985.
31 « La légende du mythe, qui fait voir les choses où elles ne se trouvent pas, est pareille à une aberration qui donne naissance à une légende des formes. Elle fait aussi pendant aux fabulations optiques nommées anamorphoses ». Et : « Les perspectives dépravées procèdent par des aberrations donnant naissance à des légendes des formes et à des anamorphoses jouant avec des apocryphes optiques. Le même mécanisme visionnaire des déviations et des dédoublements produit aussi des contes fantastiques autour des contes originaires. », Ibid., p. 15, p. 5.
32 Ibid., p. 226.
33 Voir à ce sujet David Prochaska, « Art of Colonialism, Colonialism of Art : The Description de l'Égypte (1805-1828) », dans L'Esprit créateur, vol. XXXIV, no 2 (été 1994), p. 69-91. À propos des planches, l'auteur écrit: « The general movement [...] is to telescope downward from panoramic sweeps to microscopic views. [...] The implication of this encyclopedic gaze is that it is comprehensive, all-knowing: nowhere is it implied that anything is unkown in this pre-Champollion period », p. 81.
34 Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques recueillis pendant les années 1849, 1850 et 1851 accompagnés d'un texte explicatif et précédés d'une introduction, par Maxime Du Camp, Gide et Baudry, Paris, 1852.
35 Julia Ballerini offre une autre explication à cette quasi-nudité. Le personnage ferait figure d'homme sinon primitif du moins de « moindre » civilisation, façon, pour Du Camp, d'insister sur l'exotisme et l'érotisme des contrées visitées. « “La maison démolie”. Photographs of Egypt by Maxime Du Camp 1849-1850 », dans Home and its Dislocations in NineteenthCentury France, State University of New York Press, 1993, p. 103-123.
36 Claire Bustarret, « Vers un voyage entre lire et voir : les conditions de fonctionnement d'une illustration photographique au XIXe siècle », dans Iconotextes, CRCD-Ophrys, Paris, 1990, p. 195. Bustarret cite F. Wey, « Album d'Égypte de Maxime Du Camp », dans La Lumière, 1851, p. 126. Barbara Stafford relève un phénomène analogue de passage vers le fantastique dans les descriptions des voyageurs du XVIIIe siècle : « Even a real object may appear fantastic ; thus, these perceptual categories do not necessarily form mutually exclusive . topics in the discourse of the nonfiction travel account. Rather, the marvelous, the enchanting, even the magical scene can represent not an invention or a vision but a mode of entry into what seems like another world one that appears strange precisely because it is new and unassimilated. », Voyage into Substance, p. 379.
37 François René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Garnier-Flammarion, Paris, 1968, p. 379.
38 Nerval, Voyage en Orient, Garnier-Flammarion, t. I, 1980, p. 282.
39 Flaubert, Voyage en Égypte, édité par Pierre-Marc de Biasi, Grasset, Paris, 1991, p. 208.
40 Flaubert, Lettre du 15 janvier 1850, Correspondance, t. I Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1973, p. 569. Cet effet optique apparaît dans les carnets : « Montée de la grande Pyramide, celle de droite (Chéops). Les pierres qui à deux cents pas de distance semblent grandes comme des pavés n'en ont pas moins, les plus petites, trois pieds de haut. », Voyage en Égypte, p. 209.
41 Théophile Gautier, Voyage en Égypte, La Boîte à Documents, Paris, 1991, p. 60. Gautier voyage en 1869.
42 Henri Mitterand, L'Illusion réaliste, PUF, « Écriture », Paris, 1994, p. 200.
43 Le Désert, p. 424.
44 Au Maroc, p. 243 ; La Mort de Philae, p. 1276-1277, 1323.
45 Philippe Hamon, « Texte et architecture », dans Poétique, no73, février 1988, p. 4.
46 Philippe Hamon, Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, Corti, Paris, 1989, p. 197 et suivantes.
47 Paul Valéry, Eupalinos ou l'architecte, dans Œuvres, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, p. 102.
48 John Ruskin, Les Sept Lampes de l'architecture, Presses d'aujourd'hui, Paris, 1980, p. 196. Cité par Philippe Hamon, loc. cit., p. 16.
49 Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 380.
50 Ibid., p. 385. Souligné par l'auteur. De la même façon que Chateaubriand « laisse » quelque chose de lui aux monuments, il en conserve une partie : « Je pris, en descendant de la citadelle, un morceau de marbre du Parthénon ; j'avais ainsi recueilli un fragment de la pierre du tombeau d'Agamemnon ; et depuis j'ai toujours dérobé aux monuments sur lesquels j'ai passé. », p. 147.
51 Ibid., p. 329.
52 Ibid.
53 Ibid., p. 328.
54 Ibid., p. 330.
55 Au Maroc, p. 189, p. 179.
56 Ibid., p. 201.
57 Le Désert, p. 347.
58 Ibid., p. 424 ; Au Maroc, p. 281 ; Pbilae, p. 1275.
59 Au Maroc, p. 177. Je souligne.
60 Voyage en Égypte, p. 219, Lettre à sa mère, 26 juillet 1850, Corr., t. I, op. cit., p. 657 ; Voyage en Égypte, p. 379. Flaubert décrit aussi le palmier comme un « arbre architectural », Voyage en Égypte, p. 219.
61 Au Maroc, p. 267. Souligné par l'auteur.
62 Michel de Certeau, « Pratiques d'espace », dans L'invention du quotidien, I, UGE, Paris, 1980, p. 208.
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