Introduction
Récit de voyage et création
p. 15-45
Note de l’auteur
Les œuvres suivantes de Gustave Flaubert :
Voyage en Égypte, édité par Pierre-Marc de Biasi, Grasset, Paris, 1991 ;
Voyage en Orient, dans Œuvres complètes, Seuil, « L'Intégrale », Paris, 1964 ;
Correspondance, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris (t. I, 1973 ; t III, 1991)
seront désormais simplement désignées comme : Voyage en Égypte, Voyage en Orient et Corr.
Texte intégral
1Le « genre voyage », écrit Flaubert à Taine qui vient de publier son Voyage en Italie, « est par soi-même une chose presque impossible. Pour que le volume n'eût aucune répétition, il aurait fallu vous abstenir de dire ce que vous aviez vu1 ». Le récit de voyage, en effet, ne fait jamais que dire ce qui existe avant lui. Il redit la réalité, dont il est le compte rendu, il reprend des récits qui ont déjà décrit les pays visités, et il répète, à l'intérieur de ses propres pages, les mêmes paysages et les mêmes scènes, dès lors que le réel les rejoue aussi.
2La répétition du réel est sans doute la plus problématique pour l'écrivain. Décrire le plus fidèlement possible ce qu'on a vu, raconter ce qu'on a cru utile d'expérimenter dans la réalité du terrain, c'est mettre l'écriture au second plan, en faire l'après-coup, ou la moindre représentation, d'une vision jugée plus probante. Cette « répétition » s'accuse au XIXe siècle alors que la plupart des contrées ont été recensées, et que les expéditions scientifiques ont rapporté quantité de données précises, que des images, surtout, se sont instituées. Les voyages deviennent ainsi de moins en moins des voyages de découverte et de plus en plus ce qu'on pourrait appeler des voyages de « retour ». À partir du moment où tous les pays sont connus et détaillés, le voyage ne sert plus à prouver que le monde existe, mais à vérifier qu'il existe bien tel qu'il a été décrit. On n'écrit pas pour attester le voyage, on voyage pour attester les livres, et les récits qui découlent de ce nouveau rapport deviennent peu à peu une série de variations, une parole en plus, ou, comme dirait précisément Flaubert, une « répétition ».
3Mais si elle constitue une difficulté, la répétition fonde aussi une liberté. « Désormais le récit devient la condition première du voyage au lieu d'en être la résultante ou l'une des possibles conséquences2 », écrit Roland Le Huenen à propos du récit de voyage au XIXe siècle. C'est en effet dans la variation, dans le rapport de reprise qu'il entretient avec ce qui a déjà été raconté et décrit que le récit de voyage peut trouver un espace, sinon d'invention, tout au moins de raffinement et de réflexion, de travail esthétique et narratif. Au-delà de tous les exotismes et de toutes les quêtes, le voyage s'ouvre à l'écrivain parce que le compte rendu exact n'est plus seul en cause. Le réel étant connu, il s'agit à présent de l'augmenter et de le préciser, de trouver ce que ni la science ni la peinture ni la photographie ne peuvent mesurer. En fait, d'une écriture qui suit le voyage à une écriture qui le précède (et qu'on répète), on en arrive très vite à une écriture qui dépasse le voyage.
L'enjeu du voyage littéraire
4D'emblée, le récit de voyage est le cadre privilégié d'un savoir-faire descriptif. Devant la réalité à reproduire, le voyageur doit affûter son regard, choisir des distances et des points de vue, trier les éléments qui s'offrent à lui. Cette primauté de la vue précise est particulièrement sensible à partir du milieu du XIXe siècle alors que le réalisme et le positivisme imposent leurs contraintes de juste représentation. Les voyageurs limitent alors le récit à ce qu'ils ont eux-mêmes expérimenté ou à ce qui entre seul dans leur champ de vision. Il faut « être œil, tout bonnement3 » écrit Flaubert ; « nous nous réduisons autant que possible à n'être qu'un œil détaché4 » renchérit Gautier. Il n'est pas rare que l'écrivain-voyageur se double d'un peintre ou d'un photographe (on pense à Fromentin, à Maxime Du Camp, à Nerval, parti avec du matériel de daguerréotypie), dans un exercice de vision supplémentaire. L'idée de précision graphique traverse jusqu'à l'esprit de Flaubert, pourtant réfractaire aux illustrations et totalement indifférent aux photographies que fait Du Camp, son compagnon de voyage. « C'était inouï », écrit-t-il à propos du fond multicolore de la mer Rouge, « et si j'avais été peintre, j'aurais été rudement embêté en songeant combien la reproduction de cette vérité (en admettant que ce fût possible) paraîtrait fausse5. »
5L'importance de bien voir apparaît dans le sérieux qu'accordent les écrivains-voyageurs à leur entreprise. Chateaubriand, pour qui le voyage en Orient avait d'abord pour but de trouver des images pour Les Martyrs, précise : « Toutefois je sais respecter le public [...] l'on aurait tort de penser que je livre au jour un ouvrage qui ne m'a coûté ni soins, ni recherches, ni travail : on verra que j'ai scrupuleusement rempli mes devoirs d'écrivain6 ». Même Nerval, dont le Voyage en Orient constitue un cas limite entre le document et la fiction, souligne l'importance d'une connaissance exacte de l'objet décrit. Dans une lettre à son père, il précise lui aussi avoir bien fait ses devoirs : « J'ai acquis des matériaux pour au moins deux ans ; j'ai d'un côté Le Caire, de l'autre Constantinople, bien étudiés tous les deux, l'un durant cinq mois, l'autre durant quatre ». Regrettant le faible nombre de daguerréotypes rapportés dans ses bagages, il se console avec la précision des dessins faits par ses amis : « Heureusement j'ai des peintres amis, comme Dauzats et Rogier, dont les dessins valent mieux que ceux du daguerréotype7. » Flaubert, surtout, insiste sur la qualité de l'observation en voyage. En Italie, en 1845, rêvant déjà de pays plus lointains, il écrit à Alfred Le Poittevin son intention de voyager avec soin :
Je m'incrusterai dans la couleur de l'objectif et je m'absorberai en lui avec un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux. Pris autrement, à moins qu'on ne se saoule toute la journée, c'est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie8.
6Le voyage relève de la discipline et de la retenue, d'un savoir-faire qui suppose distance et concentration. Dans une autre lettre à son ami, Flaubert est encore plus explicite quant au sérieux du voyage :
C'est dans la seconde période de la vie d'artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter au-dehors tout ce qu'on a de vraiment intime, d'original, d'individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi, dans quelques années, une grande course en Orient9.
7Autrement dit, le voyage serait l'occasion d'une expérience profitable à la maturité, d'un dépassement de l'individualité. Le sort voudra que ce soit Flaubert qui entreprenne le voyage en Orient, Alfred Le Poittevin devant mourir précocement, le 3 avril 1848. Or ce voyage correspond précisément à ce qu'on pourrait appeler la « seconde » période de sa vie d'artiste, c'est-à-dire au début de sa maturité littéraire, au passage de ses œuvres de jeunesse, « intimes » et « individuelles », à ses romans de l'« impersonnalité ». Il peut s'agir d'un hasard ou d'une juste évaluation de la part de l'écrivain qui, voyant ses idées se définir, se sentait « mûr » pour une telle course. Mais si l'on suit ici Flaubert, cette entrée dans l'œuvre serait le résultat du voyage, comme le bénéfice d'une leçon. À moins que, poursuivant l'idée plus loin, l'entrée dans l'œuvre ne soit aussi le résultat du récit de voyage.
8L'idée de l'apprentissage d'un savoir-faire apparaît nettement chez Fromentin, dans sa préface à la seconde édition d'Un été dans le Sahara et d'Une année dans le Sahel. « Il est hors de doute que la plastique a ses lois, ses limites, ses conditions d'existence, ce qu'on appelle en un mot son domaine. J'apercevais d'aussi fortes raisons pour que la littérature réservât et préservât le sien10 », écrit celui qui avait entrepris de raconter son voyage dans un désir de comparer écriture et peinture, de trouver la spécificité de l'une et de l'autre. Pour Fromentin, le récit de voyage n'est intéressant que par sa manière :
Si leur unique mérite était de me faire revoir un pays qui cependant m'a charmé, et de me rappeler le pittoresque des choses, ces livres me seraient devenus à moi-même presque indifférents. [...] Le seul intérêt qu'à mes yeux ils n'aient pas perdu, celui qui les rattache à ma vie présente, c'est une certaine manière de voir, de sentir et d'exprimer qui m’est personnelle et n'a pas cessé d'être mienne11.
9Et il ajoute plus loin :
Des voyages que j'ai faits depuis lors, j'ai résolu de ne rien dire. Il m'eût fallu parler de lieux nouveaux, à peu près comme j'avais parlé des anciens. Mais à quoi bon ? Qu'importe que le spectacle change, si la manière de voir et de sentir est toujours la même12 ?
10C'est donc dire que le récit n'a pas pour but de faire connaître des lieux nouveaux, ou qui auraient été insuffisamment décrits, mais d'étudier le regard et sa transcription qui doivent, bien plus que les objets décrits, échapper à la répétition.
11Ce travail du regard et de la description, comme la distance venue de la maturité, inscrit le récit de voyage des écrivains du côté d'une recherche littéraire. Par sa confrontation constante avec le réel, dont il doit à la fois rendre compte et se démarquer, il est par nature une réflexion sur la façon dont la littérature advient, sur la façon dont elle peut créer des images ou un savoir qui lui soient propres. Albert Thibaudet avait pressenti cette raison du voyage que serait l'exploration de l'écriture :
Une œuvre originale, ici, compose, plus qu'une manière de voir, une manière d'écrire, et de dire ce qu'on aurait dit ou pu voir. Plus précisément l'intérêt des paysages et des cités est déterminé par des créateurs de valeurs pittoresques, comme l'intérêt des œuvres du passé est renouvelé, distribué, par des créateurs de valeurs littéraires (le mot est de M. Remy de Gourmont). De sorte que le voyage rentrerait peut-être moins dans les genres constructifs que dans les genres critiques13.
12Thibaudet fait ici référence à une critique esthétique qui serait, vis-à-vis des beautés du monde, ce qu'est la critique d'art vis-à-vis de la peinture (ou ici nommément, la critique littéraire vis-à-vis de la littérature). Il y aurait d'ailleurs à établir entre les deux genres, ou plutôt entre les deux corpus, critique d'art et récit de voyage, des parentés nombreuses, celle bien sûr de la « dépendance » du texte à un objet antérieur et prioritaire, mais celle aussi d'un dépassement de cet objet, ou tout au moins d'un approfondissement (au sens que Valéry donne à la profondeur14) de l'image première.
13Or c'est en ce sens qu'on peut aussi voir se profiler, dans la « critique » dont parle Thibaudet à propos du récit de voyage, l'idée d'une évaluation du pouvoir de l'écriture. Une œuvre originale, précise Thibaudet, est une « manière » de dire « ce qu'on aurait dit ou pu voir ». Ce déplacement de la description vers ce qui serait hors du visible, dans un genre qui commande précisément qu'on se limite au visible, exige du regard et de l'écriture une très grande précision et, en quelque sorte, un dédoublement. Le récit de voyage devra être « rétrospectif » – dire ce qui a été vu – et « prospectif » – suggérer ce qui pourrait être, ou plutôt ce qui existe également mais qui se situe entre les choses, ou derrière elles. Nous ne sommes peut-être pas très loin des leçons de la phénoménologie :
Et soudain l'évidence éclate que là-bas aussi, minute par minute, la vie est vécue : quelque part derrière ces yeux, derrière ces gestes, ou plutôt devant eux, ou encore autour d'eux, venant de je ne sais quel double fond de l'espace, un autre monde privé transparaît [...]15,
14écrit Merleau-Ponty. En fait, dans cette « manière » de dire ce qu'on « aurait dit ou pu voir », il s'agit pour le récit de voyage de repousser jusque dans leurs retranchements les limites du visuel. Le récit éviterait ainsi la répétition qui n'en fait jamais qu'une image seconde. Par cette distance, il se démarquerait du simple compte rendu, effacerait la distinction que relève Aristote entre la chronique et la poésie, qui se verraient ici réunies :
[...] ce n'est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l'œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver. Les événements sont possibles suivant la vraisemblance ou la nécessité. En effet, l'historien et le poète ne diffèrent pas par le fait qu'ils font leurs récits l'un en vers l'autre en prose [...], ils se distinguent au contraire en ce que l'un raconte les événements qui sont arrivés, l'autre des événements qui pourraient arriver16.
15Par ce double mouvement de restitution et d'exploration, le récit de voyage devient une croisée des chemins. Comme l'œuvre de l’historien, il raconte ce qui est arrivé, ce qui appartient à l'ordre du réel et du déjà là. Mais comme l'œuvre du poète, le récit qui ne se veut pas une simple répétition du réel doit aussi montrer ce qui dépasse ce réel, suggérer ce qui n'a pas encore été vu. Toute la difficulté consiste alors à concilier ces paramètres : dire exactement ce qui est, et en même temps dire davantage.
16La dimension « critique » du récit de voyage nous est indirectement signalée par les auteurs eux-mêmes. Bien que relativement abondant en termes de publications, le récit de voyage littéraire ne semble pas, au XIXe siècle, avoir été défini comme un « genre » : ceux qui l'ont pratiqué ne l'ont pas commenté dans ses enjeux narratifs ou esthétiques et il n'existe pas de poétique du voyage comme il a en existé aux siècles précédents17. Le récit de voyage est soit incorporé à l'œuvre comme chronique ou comme mémoire – on pense aux récits de Lamartine (Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient), de Stendhal (Mémoires d'un touriste), de Nerval, de Chateaubriand –, soit mis en marge de l'œuvre, comme un texte fragmentaire, à l’égal des correspondances et des journaux, dans une sphère privée et inachevée de l'écriture. Ainsi Flaubert ne publie pas ses carnets de voyage, Fromentin en Algérie expérimente l'écriture en regard de la peinture, Gautier a l'impression de n'écrire qu'aux « quelques personnes qui daignent encore s'intéresser à [lui]18 ». Il est d'ailleurs fréquent que le récit de voyage prenne la forme de lettres (c'est même le titre que retient George Sand pour ses Lettres d'un voyageur). On les retrouve chez Fromentin et chez Nerval, qui les incorporent à leurs récits, et chez Flaubert où elles constituent un écho étroit aux carnets. Ce recours à une forme « étrangère » peut être interprétée comme la marque d'une absence de forme propre au voyage, ou, inversement, comme son refus. « Il est clair que la forme de lettres, que j'adoptai pour les deux récits, écrit Fromentin dans la préface d'Une année dans le Sahel, était un simple artifice qui permettait plus d'abandon, m'autorisait à me découvrir un peu plus moi-même, et me dispensait de toute méthode19. » Le mode « informe » et fragmenté du récit de voyage est plus manifeste dans la seconde moitié du siècle, alors qu'on pourrait s'attendre à ce qu'à force de pratique le genre « s'institue ». Sans doute le rejet du récit de voyage « hors » de l'œuvre tient en partie à sa publication fréquente dans les journaux, qui en promeut en outre, par le biais du reportage, la valeur non fictionnelle et donc non « créatrice ».
17Mais ce décalage accru s'explique aussi par l'évolution du récit de voyage. À l'époque romantique, le récit est très fortement celui du voyageur, de son histoire, de ses impressions et de ses quêtes, de ses errances et de ses nostalgies ; bref, il est le récit d'une pensée qui se déploie dans l'espace et dans le temps. À partir de la seconde moitié du siècle, le récit ne raconte plus d'abord les actions et les impressions du voyageur, mais le réel tel qu'il s'offre exactement à lui. De conscience intérieure et antérieure, l'objet du récit de voyage devient une réalité extérieure, à trouver ou à faire advenir. En quelque sorte, l'objet du récit de voyage n'est plus derrière le récit, mais devant lui : c'est l'écriture elle-même qui en devient l'enjeu. À cet égard, on peut poser comme hypothèse que le récit de voyage est un travail d'exploration du littéraire. Pour l'écrivain, le voyage est l'occasion de trouver ce qui, dans la narration et la description, devient littérature. On comprend dès lors que le voyage se définisse difficilement comme un « genre », avec ses règles propres. Le voyage littéraire serait plutôt en marge des genres, comme une sorte d'« avant-création » ou de travail en parallèle, un peu comme existent des avant-textes où l'œuvre peu à peu prend forme. À une époque où les écrivains s'interrogent sur le processus créatif, où la critique d'art se développe largement, où l'on accumule les brouillons, les ébauches et les notes, le récit de voyage participerait aussi de cette réflexion esthétique sur la façon dont la littérature crée des images et un savoir.
L'Orient, espace de création
18Le voyage en Orient semble l'occasion privilégiée de cette réflexion. De Chateaubriand jusqu'à Maupassant, les écrivains-voyageurs sont nombreux au XIXe siècle et leurs récits se répondent très vite en un jeu d'échos. Comme nous l'avons mentionné, les voyages, surtout dans les pays du Levant, ne sont pas, au XIXe siècle, des voyages de découverte, mais des voyages de reconnaissance, ou d'« assurance ». Pour le voyageur déjà instruit des comptes rendus savants, qui connaît l'histoire et qui a lu d'autres récits de voyage, il s'agit d'aller reconnaître les choses sur place. Le voyage en Orient devient un « pèlerinage » écrit Edward Saïd20 : le voyageur suit un itinéraire balisé par ses lectures, et produit un récit qui répétera cette bibliothèque antérieure. Le récit s'organise en un « système de citations d'ouvrages et d'auteurs21 », dans un constant renvoi aux livres. Chateaubriand déjà, qui sera lui-même la source de nombreuses références, remplace souvent la description par une référence, dans une sorte de substitution de l'écriture par une autre écriture : « Je n'entrerai point dans la description particulière de chaque monument, je renvoie le lecteur aux ouvrages que j'ai si souvent cités » ; « Je n'ai rien à dire de Smyrne, après Tournefort, Chandler, Peyssonel, Dallaway et tant d'autres ; mais je ne puis me refuser au plaisir de citer un morceau du Voyage de M. de Choiseul » ; « Quant à la partie historique du couvent de Saint-Saba, le lecteur peut avoir recours à la lettre du Père Neret et à la Vie des Pères du Désert »22.
19Mais le livre le plus souvent convoqué et qui rend l'espace le plus familier demeure la Bible, qui semble littéralement prendre vie sous les yeux des voyageurs. « Tous les tableaux de l'Écriture sont là », constate Chateaubriand à Jérusalem. « En Syrie nous vivons en pleine Bible, paysages, costumes, horizons, c'est étonnant comme on s'y retrouve », écrit Flaubert au Dr Jules Cloquet, et, à sa mère : « On ne dépense pas à la Bible [...]. À chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. » Devant un couple et son enfant, sur la route d'Alexandrie au Caire, Théophile Gautier conclut : « C'était un tableau de la Fuite en Égypte tout fait, il ne manquait aux personnages que le fin cercle d'or au-dessus de la tête. » L'analogie sera reprise par Maupassant en Afrique du Nord : « Une fois au moins par jour, au pied d'un olivier, au coin d'un bois de cactus, on rencontre la Fuite en Égypte [...]. Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c'est Rebecca. » Fromentin enfin, au Sahara : « N'y a-t-il donc aucun enseignement à tirer de ce peuple qui, je le reconnais, fait involontairement et souvent penser à la Bible ? »23
20L'Orient est pour l'Occident la scène d'un imaginaire multiple. Edward Saïd parle de la « scène de théâtre attachée à l'Europe24 » qu'a été, jusqu'au XVIIIe siècle, l'Orient des Croisades et des grands combats de l'Antiquité. Le romantisme reprend fortement cette définition de l'Orient comme scène des hauts faits de l'Occident, mais y ajoute la médiation des livres. Voyager en Orient au XIXe siècle deviendra le moyen non pas de revivre les événements eux-mêmes, tels qu'ils se sont produits dans la réalité, mais de rejouer leurs transcriptions littéraires.
Je passai environ cinq heures à examiner le théâtre des combats du Tasse, écrit Chateaubriand à Jérusalem. Ce théâtre n'occupe guère plus d'une demi-lieue de terrain, et le poète a si bien marqué les divers lieux de son action, qu'il ne faut qu'un coup d'œil pour les reconnaître25.
21De même, à Troie, il se remémore les vers d'Euripide tandis qu'en Grèce, près de l'île de Fano, il imagine « voir les Nymphes embrassant le vaisseau de Télémaque26 ». Chez les voyageurs romantiques, le voyage est aussi une commémoration de voyages antérieurs. Si une plaine est un ancien champ de bataille, et un pan de mur en ruines les restes d’une civilisation ancienne, ils sont aussi des sites vus par d'autres voyageurs. Toute expédition s'inscrit dans une chaîne qui lie le voyageur à ceux qui l'ont précédé et à ceux qui le suivront.
22La question de la répétition se pose à nouveau : pourquoi voyager, pourquoi écrire si les paysages ont déjà été recensés et si on estime préférable ce que d'autres ont vu et écrit ? C'est que dans cette répétition, le récit de voyage constitue moins un « plein » qu'un décalage, ou une série de variations. Dans le jeu de renvois et de superpositions des livres aux livres, le récit se construit dans un rapport d'addition et de soustraction, d'ajouts et de silences. On ne dira pas ce qui a été dit (encore qu'on finisse souvent par le répéter), on y ajoutera des variantes qui deviendront l'objet du récit. Du reste, ce n'est souvent qu'au retour que les voyageurs rédigent leurs récits (Flaubert fait exception et nous en verrons les effets). Certains, comme Fromentin, y trouvent précisément l'occasion de variations : « [écrire au retour] me contraignit à chercher la vérité en dehors de l'exactitude et la ressemblance en dehors de la copie conforme27. »
23On retrouve un peu ici le mécanisme de l'anamorphose que Jurgis Baltrusaitis applique au mythe d'Isis28 et qui lui sert d'explication à la lecture infléchie de l'Orient par l'Occident, ou encore le passage de l'Orient à l'« orientalisme » qu'a largement commenté Edward Saïd. L'orientalisme peut se résumer comme tout ce qui s'ajoute à l'Orient, ce qui naît d'un point de vue extérieur (étranger) et postérieur (qui vient après d'autres descriptions, qui renchérit et raffine). En ce sens, l'orientalisme est nombreux et détaillé :
D'un point de vue rhétorique, écrit Saïd, l'orientalisme est absolument anatomique et énumératif : utiliser son vocabulaire, c'est s'engager dans la particularisation et la division des choses de l'Orient en parties traitables29.
24Il ressortirait ainsi à la poétique de la description telle que l'ont définie Philippe Hamon et Jean-Michel Adam, c'est-à-dire à l'expansion du narratif sur l'axe paradigmatique. La description, explique Philippe Hamon, « entraîn[e] la prolifération des thèmes vraisemblabilisants », crée une « thématique vide » qui fait que le texte se répète et se « referme sur soi »30. De la même façon, l'orientalisme constitue une sphère autonome et fermée, dont le contenu se répète par autoréférentialité. Il croît de lui-même, s'élaborant à partir de ses références, « créant » une matière qui n'est cependant jamais neuve. Les Mille et Une Nuits résument à elles seules, à la fois par leur forme et par leur contenu, ce processus de répétition ainsi que la matière et l'espace profus que l'Occident imagine sur fond d'Orient.
25Les évocations du passé et les éclats du présent disent moins, en effet, l'abondance d'images que le besoin de « remplir » l'espace, de ne laisser aucune désolation à la vue. L'histoire est pour Chateaubriand une façon de couvrir un présent qui lui semble dépourvu d'action. Sparte où ne résonne plus aucune fureur est pour lui une déception et il recourt à sa mémoire pour tenter d'animer les lieux déserts :
Je voulus du moins faire parler l'écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre, et je criai de toute ma force : Léonidas ! Aucune ruine ne répéta ce grand nom, et Sparte même sembla l'avoir oublié31.
26Chez les voyageurs français, constate Edward Saïd, le voyage en Orient s'accompagne souvent d'« un sentiment aigu de perte32 » : perte d'époques plus glorieuses, tout au moins aux yeux des romantiques – et jusque chez Flaubert dont on sait la nostalgie pour l'Antiquité –, mais perte surtout de la présence des choses, dont il ne reste plus que des traces et des débris. L'histoire dont les voyageurs occidentaux ont rêvé, qu'ils ont apprise dans les livres, n'apparaît sur le terrain que dans son absence ou dans ses ruines. Les images de mort, de désolation, de vieillesse et d'aridité abondent dans les récits d'Orient, surtout en Égypte, presque toujours décrite comme un vaste tombeau.
27C'est que l'Orient n'est pas qu'un système de copie fonctionnant par ses propres dérives ou ses propres répétitions. Il est aussi une origine, un point zéro, le lieu de tous les commencements. L'idée de l'Orient comme berceau ou matin du monde est fréquente chez les voyageurs occidentaux. On va en Égypte, à Jérusalem, dans le désert pour voir où ont commencé la civilisation, la religion, la nature. En ce sens, le voyage en Orient est un voyage vers le passé, mais également un voyage vers l'avenir, vers une renaissance, vers le « début » des choses. L'Orient est le creuset « d'où sont sortis tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions33 », écrit Chateaubriand. L'idée de commencement apparaît jusque chez les surréalistes, André Breton indiquant la voie de l'Orient « d'où commencent à nous venir des encouragements immenses », d'où « nous vient aujourd'hui la lumière »34. Et on pense bien sûr à Valéry qui regarde du côté de l'Orient pour définir l'esprit européen et expliquer sa survivance35.
28Répétant cet acte de création, le voyageur occidental fera à son tour advenir de l'espace oriental des mises en scène, rejouera l'histoire, colorera des toiles, retrouvera l'homme universel. Car décrire l'Orient, c'est non seulement décrire l'origine du monde et de la civilisation, mais, en retour, donner soi-même vie aux objets, à l'histoire, aux paysages. « Dans le Moyen Âge, nous avons tout reçu de l'Orient, écrit Nerval, maintenant, nous voudrions rapporter à cette source commune de l'humanité les puissances dont elle nous a doués, pour faire grande de nouveau la mère universelle36. » Ce « pouvoir », bien sûr, est propre à tout récit de voyage. Par ses descriptions, le voyageur est celui qui « peuple » et « anime » (l’expression reviendra souvent chez Nerval et chez Flaubert) les espaces traversés. Le voyageur est en quelque sorte un démiurge qui décide de la durée et de la valeur des spectacles qui l’entourent et qu’il met en scène tout à la fois. Pour Chateaubriand le voyage se termine lorsque la vision est épuisée : « J’avais tout vu à Jérusalem, je connaissais désormais l’intérieur et l’extérieur de cette ville [...]. Je commençai donc à songer à mon départ37. » Inversement, Flaubert se réjouit d’un site où il n’y a rien à voir, et dont il n’aura pas à faire la description : « Les grottes d’Ibrim, au bord du fleuve, élevées de 8 à 9 pieds, sont une bonne mystification : il n’y a rien du tout, cela m'égaie pour toute la journée38. » L'existence des choses ne tenant qu’à leur pouvoir d'entraîner ou non une description, le voyageur devient celui qui, à cause des exigences du récit, détermine ce qui constitue les pays visités. Appliqué à l'Orient, ce principe général du récit de voyage prend une signification particulière : l'Orient, « origine du monde », doit à son tour être engendré.
29Participant d'une part à un intertexte si serré que toute description devient répétition et copie, mais défini d'autre part comme un lieu de théâtre, où l’on peut construire des scènes variées, l'Orient serait, pour le récit de voyage, l'objet d'une contradiction. Tout ce qu'on inventerait existerait déjà. Cette contradiction se résout évidemment par les réflexions et par les impressions personnelles de chaque auteur. Mais outre que ces impressions s'inscrivent très vite dans une série de lieux communs (Flaubert, par exemple, dit « ne pense[r] à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l'on doit avoir devant les ruines39 »), elles ne sont plus, chez les post-romantiques, l'objet premier du récit. Chez ces voyageurs, il s'agira de dire d'abord, et le plus précisément possible, ce que l'on voit, non ce que l'on pense ou ressent. La question de la copie ne s'en fait que plus aiguë : si le récit ne se démarque plus par la personnalité de l'auteur, comme le conçoit d'ailleurs Flaubert dans sa lettre à Alfred Le Poittevin, il devra soit proposer de nouvelles images, soit s'écrire et se différencier à même la copie, se construire à partir de la répétition.
30Or c'est paradoxalement dans cette écriture de la répétition que le récit de voyage en Orient pourra s'accorder avec l'idée d'origine. Ni Flaubert, ni Fromentin ni Loti n'ont l'impression de découvrir, sinon pour eux-mêmes, les paysages orientaux, et c'est même dans le sentiment très net de venir « après » qu'ils voyagent. Mais dans cette répétition et cette postériorité affirmées, ils trouvent précisément la liberté de voir une autre couche de l'Orient, plus ténue et plus structurelle, dégagée d'un savoir anthropologique et historique immédiat. On pourrait parler d'un travail de laminage. En même temps que les récits s'ajoutent aux récits, le paysage oriental est réduit à ses structures élémentaires, à ses plans et à ses contours. Cette réduction agit comme une page ou une toile blanche offerte à des figures et des images inédites, ou comme un nouveau théâtre, mais cette fois graphique ou pictural. Une fois le paysage oriental recensé et décrit dans toute sa superficie, autrement dit une fois sa surface épuisée, le récit de voyage peut libérer un autre espace, qui redira le paysage, mais dans ses formes et ses frontières, qui réinscrira les scènes dans leurs mouvements et leurs tracés.
31Par leur théâtre et par leur « vide », les paysages et les espaces orientaux se prêtent, pour l'œil occidental, au travail esthétique. Il faudrait s'interroger à ce propos sur la richesse d'inspiration qu'apporta l'Orient à la peinture du XIXe siècle. Au-delà du sujet, les peintres ont peut-être perçu dans l'espace oriental un fond où pouvaient, mieux qu'en tout autre cas., s'élaborer des formes, et dominer le contour et le mouvement des objets. Les images d'immensité, de solitude, de désolation, de mort et d'infini sont fréquentes chez les voyageurs. L'Orient est par excellence un lieu d'ouverture et de passage. Tous les peuples et toutes les religions s'y croisent, constate Chateaubriand pour qui l'Orient est d'abord une terre d'« invasion40 » où l'idée de propriété est inexistante ou fragile. On trouvera la même observation chez Fromentin, Maupassant et Loti, pour qui un sol non balisé est une conception orientale de l'espace. La lumière et les étendues désertiques, l'étrangeté de l'architecture, des costumes et des poses forcent le regard à une étude des formes. Elles contribuent, surtout, à le déplacer vers la périphérie des figures, là où se manifestent les juxtapositions, où se mesurent et se perdent les distances.
32Le paysage oriental est par ailleurs pour le voyageur du XIXe siècle un lieu contrastant. Là où l'Europe est sombre et froide, l'Orient est lumineux et chaud ; là où l'Europe est grise, l'Orient est coloré ; là où l'espace occidental est balisé, encerclé, mesuré, les terres orientales sont immenses et dépourvues de frontières. Si bien que voyager en Orient, c'est voyager dans un Occident inversé : ce « monde [...] est la parfaite antithèse du nôtre41 » écrit Nerval, qui se fait ici l'écho de plusieurs autres voyageurs, notamment Fromentin qui étudiera la question sur un plan chromatique. On trouve sans doute l'expression extrême de cette « opposition » chez Rimbaud, dont l'Orient de la voyance tout aussi bien que l'Orient de l'exil sont des envers spatiaux de l'Europe « aux parapets ». L'Orient de la maturité surtout, dans ses torpeurs et son absence de tout, se présente comme un espace vide, sans point d'appui, totalement informe. Ici encore, c'est l'idée d'un contraire de l'Occident qui domine la perception des voyageurs. À l’Europe cadastrée et encombrée, saturée, surtout à une époque où se développent les grandes métropoles, s'oppose l'Orient vide et aux frontières imprécises, espace de croisements et de transitions, sur lequel il reste possible d'inscrire des formes et des figures. Dans cet espace vide et disponible, libéré pour l'élaboration de formes, l'écrivain-voyageur fera advenir des images nouvelles. Cette « couche » esthétique qui composerait, à force de répétition, la page où s'écrit le récit d'Orient constitue elle aussi une forme d'orientalisme. On peut la rapprocher de l'attrait que l'Occident a toujours éprouvé pour les drapés et les voiles, pour les formes et la fragilité de l'architecture orientale42, bref pour les images de « structure » graphique qu'offre l'Orient.
33L'Orient, en ce sens, se conjugue au mieux avec le récit de voyage. Offert comme une surface libre de balises et de frontières, il devient, à l'instar du journal ou du carnet, une page blanche que le déplacement renouvelle chaque jour. Et si, sur cette page blanche, s'interpose la page noircie de récits précédents, c'est pour faire affleurer un espace supplémentaire, celui des interstices laissés libres, des franges non explorées, de ce qui reste une fois les descriptions terminées. À la lecture des carnets de Flaubert, Jean-Pierre Richard conclut que « l'Orient est un vaste bazar sur fond de néant43 ». On pourrait étendre la formule à tous les voyageurs. C'est bien ce fond de néant et l'idée de superposition qui l'accompagne qu'ont retenus les voyageurs-écrivains au XIXe siècle. Sur un sol qu'ils décrivent d'abord comme vide – cette vacuité sera très frappante chez Nerval et chez Loti-, ils en viennent à voir des paysages et des actions. On trouve ici une chronologie qui est celle-là même de la chaîne des récits, de cette imagerie qui se raffine et se stylise au fil du temps. Le dédoublement de l'Orient en un fond vide et constant d'une part et en un spectacle varié et mouvant d'autre part (superposition qui rappelle Flaubert disant, à propos de L'Éducation sentimentale, que ses « premiers plans sont inventés et [ses] fonds réels44 ») contribue à une invention des formes. Nous sommes ici à la rencontre de la valeur « originelle » de l'Orient, berceau du monde, lieu d'éternité ayant peu changé depuis les « temps bibliques », et de sa valeur « transitoire » : espace de croisements, de passages, de formes curieuses – E. Saïd parle de l'Orient comme d'« un tableau vivant du bizarre45 » –, de contrastes, où tout devient spectacle.
34En fait, l'Orient serait un espace de la modernité, dans le sens baudelairien du terme, s'entend : « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable46. » Or, comme nous le verrons, Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval s'efforceront précisément de faire concorder ces deux « moitiés » en essayant de « tirer l'éternel du transitoire47 ». Pour ces voyageurs, la « vérité » de l'Orient, c'est-à-dire sa nature la plus constante, résidera dans sa surface la plus ténue et la plus fragile, dans l'instabilité de ses images, et dans leur renouvellement. À travers la variation des récits, et dans leurs répétitions, c'est la transition qui œuvre, la construction du réel à partir de ce qui se trouve entre les choses et de ce qui diffère légèrement. On comprend comment la répétition ou la copie48 que devient l'orientalisme au XIXe siècle permet cette recherche. Les choses étant redites, l'Orient se définit par ses éléments les plus communément relevés, les plus permanents, mais aussi par les variations entre chacune de ces occurrences. S'agissant de transition, la modernité de l'Orient se conçoit également dans la réunion instantanée de l'antique et de l'actuel, du passé et du présent. Pour le voyageur occidental, l'Orient est souvent perçu comme une terre de juxtaposition. S'y côtoient les splendeurs déchues et vivantes, les ruines et le pittoresque, et s'y dessine un mouvement de la pensée vers le passé et vers l'avenir, qui semblent contenus dans cet espace préservé et originaire, une part d'invisible (des rêves, des récits possibles, des variations de forme) dans le visible.
35A-t-on voyagé en Orient parce que l'Orient était esthétiquement moderne, c'est-à-dire parce qu'il apparaissait comme un espace de création permettant des constructions bientôt autonomes ? La question est permise quand on pense qu'au tournant du demi-siècle l'Orient a été, pour les peintres comme pour les écrivains, un objet privilégié d'étude et de travail, l'occasion d'un apprentissage de la plume et du pinceau, d'une étude du regard et de la conception de l'art. On sait comment Madame Bovary est « né » du voyage en Orient, comment Flaubert est passé, littéralement, de la jeunesse à la maturité au cours de son périple. Il faudrait voir aussi comment ce passage s'est effectué au cours du récit de voyage, dans le travail esthétique que contiennent les carnets. Au-delà du discours politique et culturel qui constitue l'orientalisme49, le récit de voyage en Orient, autour de la description des paysages, de l'espace et du temps, permet la création de formes modernes, tant esthétiques que narratives. Dans les contraintes du réalisme et de la répétition, dans l'espace « ouvert » de l'Orient, le récit de voyage soulève une interrogation sur l'art.
La raison esthétique
36Cette interrogation, les écrivains-voyageurs la mènent d'emblée. « Retiens donc ceci pour ta gouverne », écrit Flaubert à Louis Bouilhet en septembre 1850, à Damas, « c'est le résultat d'une expérience faite exactement qui ne se dément point depuis 10 mois : c'est que nous sommes trop avancés en fait d'art pour nous tromper sur la Nature50 ». Flaubert est alors à mi-parcours, et il a l’impression, comme depuis le début de son voyage, de retrouver l'Orient de ses anticipations. On peut supposer, à la lumière de l'« expérience » exacte, du « résultat », de la vérité et du savoir évoqués ici, que l'« avancement » de l'art est celui de la précision de la représentation, de l'objectivité du point de vue. On connaîtrait la nature parce qu'on l'a décrite exactement et que l'on maîtrise tous les modes d'expression. Mais s'agit-il seulement de précision ? Dans la même lettre à Bouilhet, quelques lignes plus haut, on trouve cette formule, qui éclaire autrement la question du « savoir », et que Flaubert répétera souvent par la suite, à propos de son travail d'écrivain : « La bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. [...] Quel est l'esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau, c'est ainsi, bon. » L'idée est moins celle d'un « avancement » qu'au contraire celle d'une retenue, d'un point à ne pas dépasser. L'art qui permet de connaître la nature de façon aussi sûre ne serait pas tellement, ou pas seulement, une question de précision, mais une question de limite. Ne pas aller au-delà du tableau, le considérer comme un objet autonome et suffisant, voilà l'objet d'un travail esthétique. L'art dont parle Flaubert est, dans le double sens du terme, un art de la mesure : mesure exacte du réel, par la précision du regard et de l'écriture, mais mesure aussi en tant que retenue ou bornage, comme un léger en deçà des choses.
37Cette limitation du regard distingue de leurs prédécesseurs Flaubert et les voyageurs de sa génération. Pour les voyageurs du XVIIIe siècle, le paysage est d'abord un objet géologique à étudier par le biais de l'histoire naturelle. On pense aux descriptions de Bougainville ou de Volney qui précisent la nature rocheuse des terrains et la variété de la végétation. Même lorsque les formes du paysage semblent artificielles, c'est-à-dire curieuses, étonnantes, l'idée persiste d'une élaboration dont le cours peut se remonter. Il est alors fréquent, rappelle Barbara Stafford51, de décrire le paysage comme s'il était une œuvre d'art, le fruit d'un long travail de la nature. On cherche à comprendre son histoire, la lente formation dont il est le résultat, les traces qu'il porte comme une signature. Cette vision du paysage se modifie au début du XIXe siècle, mais elle conserve sa valeur temporelle. Pour les voyageurs romantiques, le paysage est un théâtre, le « site » de grandes actions. Il raconte l'histoire, mais celle des hommes plutôt que celle de la nature. S'y jouent en filigrane des événements du passé, des mouvements et des déplacements se dessinent, qui racontent des usages et des mœurs, comme nous l'avons vu par exemple avec Chateaubriand. Le paysage dépasse le seul instant présent. Michel Collot a montré comment le paysage romantique se définissait souvent par « un jeu d'écrans successifs qui semblent déplacer constamment la ligne d'horizon52 », c'est-à-dire qui reportent toujours plus loin, comme en dehors, la limite du visible. M. Collot cite à cet effet le voyage en Orient de Lamartine où s'étalent souvent, en des lointains différés, les prolongements des dernières crêtes, des dernières cimes, des ultimes vapeurs. Le regard porté au plus loin cherche « le point de passage entre le matériel et l'immatériel, l'accès à un “autre côté” qui est un au-delà53 ». Pour l'écrivain romantique, le monde concret est un pôle à relier à un pendant invisible et plus vaste. Les voyageurs romantiques en Orient ne cessent d'établir des ponts entre le présent et le passé, d'évoquer, devant ce qu'ils voient, ce qui a été, ou de faire porter leur regard au plus loin du paysage, qui accueille des projets d'avenir : « Combien de sites n'ai-je pas choisis là, dans ma pensée, pour y élever une maison, une forteresse agricole, et y fonder une colonie avec quelques amis d'Europe [...]54 », rêve Lamartine devant le Carmel. Le paysage est un lieu de poursuite, dans l'espace comme dans le temps. Il n'est pas indifférent que Chateaubriand et Lamartine, ou même Nerval, n'éprouvent aucun sentiment de rupture au moment de partir pour l'Orient. Le départ n'est pas pour eux un arrachement, mais la continuité, en d'autres lieux, de ce qu'ils sont déjà. Lamartine, qui définit sa nature profonde comme celle d'un homme appelé par des « horizons immenses, infinis, lumineux de poésie philosophique, épique, religieuse, neuve55 », n'est chez lui, et en concordance avec lui-même, que dans le déplacement. De même Chateaubriand, qui se sent libre de toute attache (« Je n'abandonnais après moi ni château, ni chaumière56 »), peut être partout chez lui. S'ils sont étrangers « touristiquement », ces voyageurs ne le sont jamais spatialement.
38À partir de la seconde moitié du siècle, ce regard se transforme. Les voyageurs cessent de voir le paysage comme un grand théâtre de la nature ou du passé pour le considérer dans ses seules données immédiates et perceptibles. Pour les voyageurs du « réalisme », le paysage ne sera pas d'abord un produit de la nature, ni la trace du passage des hommes, mais un objet graphique autonome, ce « tableau » même sur lequel, insiste Flaubert, on ne peut conclure. À l'origine de ce nouveau regard, on peut sans doute trouver une certaine perception de l'environnement propre à l'époque. Le XIXe siècle de la modernité découvre en effet l'évanescence des paysages, bouleversés par l'industrie et le développement urbain, modifiés par de nouveaux parcours et de nouveaux tracés, presque chaque jour transformés. (« La forme d'une ville, regrette Baudelaire, change plus vite que le cœur d'un mortel. »)
39En outre, la représentation du réel au XIXe siècle, que ce soit par la littérature, par la peinture, ou par la photographie (et ses dérivés tels les panoramas, les dioramas, la stéréoscopie), ou encore par l'exposition (grandes expositions, musées, collections particulières), suppose très souvent un déplacement. Observer le réel, c'est d'abord se déplacer, déambuler, voyager. La peinture est de plus en plus de plein air, les écrivains enquêtent sur le terrain et y prennent des notes, on commande aux photographes des reportages, les collections et les musées rassemblent des objets venus d'ailleurs, eux-mêmes déplacés. Nous sommes ici dans un monde de la mobilité, de l’image définie par des parcours immenses ou par les différences ténues entre une série de points de vue (les séries de Monet, à la fin du siècle, constituent un exemple frappant de cette vision du décalage et de la variation).
40Le paysage, bien sûr, a toujours été saisi par la marche, par une position du corps dans la nature. Mais à cette mobilité, s'ajoute, en ce siècle de mesure optique, un autre mouvement encore : le mouvement du regard qui suit le déplacement des objets, les variations de la lumière, le croisement des trajectoires de plus en plus nombreuses. Jonathan Crary a montré comment, au XIXe siècle, le regard s'habitue à des images de dislocations et d'intervalles, de vitesse et de mouvement57. Les paysages, les villes, les objets, les collections ne s'organisent plus autour d'un point fixe et constant, mais dans les rapports multiples que tissent leurs éléments entre eux. Le regard est amené à suivre cette configuration, à se déplacer vers les contours, du côté des limites de l'image, c'est-à-dire de ce qui lui donne « forme » plutôt que sens. Nous sommes ici dans un monde de pure immanence. Le paysage est ramené à une configuration graphique, à une composition picturale. Les formes se juxtaposent ou se superposent, sans que domine un point de fuite, dans de seuls rapports de contiguïtés. Cette perte de la perspective et d'un centre fixe se retrouve dans la peinture à partir de la deuxième moitié du siècle. La peinture de cette époque, explique Rosalind Krauss58 – et on pense surtout à l'impressionnisme – tend à compresser l'espace et à annuler la profondeur, créant des objets flottants qui n'ont de repères que relatifs. L'infini ne loge plus dans un centre organisateur ou un point de fuite, autrement dit dans une image en perspective. Il apparaît plutôt dans les espaces entre les objets, dans les « passages » d'une forme à l'autre, ou dans la variation des couleurs.
41Le déplacement du regard vers la périphérie de l'image trouve un écho dans le réalisme qui, avec Flaubert, James, Proust et Joyce notamment, définit le réel comme l'espace qui sépare les choses et les événements (ainsi les « silences » que Gérard Genette relève chez Flaubert, et que Proust appelle des « blancs »59). Les carnets d'enquête de Flaubert et de Zola montrent l'attention que l'observateur porte aux « frontières » des objets. Sur les terrains où il enquête (campagne, route, cimetière, etc.), Flaubert décrit la position des objets entre eux et la façon dont s'agencent les profondeurs de champ. Son regard s'arrête sur ce qui est circonstanciel, et qui crée des rapports « en plus » : des présences éphémères, objets ou individus, qui se superposent au lieu, des configurations suscitées par tel ou tel point de vue et qui mettent en valeur tel ou tel objet. À Epinay, pour L'Éducation sentimentale : « La campagne commence à Epinay. Dès la porte d'Enghien, Montmorency. Montée. Rue de Paris, Vignes, noyers, panache de fumée, locomotive, à droite », ou à Fontainebleau : « Quelquefois, le premier plan dans l'ombre et les fonds éclairés. [Au pi] Entre les pieds des arbres, les fougères comme des danseuses avec leur jupe »60. De même, dans les carnets de Zola, les éléments décrits se caractérisent d'abord par la position qu'ils occupent dans l'ensemble de l'image, créant un tableau aux repères autonomes, surtout dans les descriptions de déplacements, par exemple pour La Bête humaine ou lors du voyage de Sedan à Paris pour La Débâcle. Ainsi, sur la route de Sedan :
On prend la route de Balan, qui tourne et monte. Ruelles à droite et à gauche, dans lesquelles on s'est battu. Les maisons cessent à gauche : terres nues, dans lesquelles se trouvaient des troupes du12 e corps. Plus loin, le chemin de la moncelle monte […]61.
42Les récits de voyage de la deuxième moitié du siècle témoignent d'un même type de regard « décentré » ou « excentré » qui saisit le paysage dans sa structure et ses composantes graphiques, hors de tout repère fixe. Le regard des voyageurs post-romantiques sera ainsi souvent un regard des lisières. On vise moins le « plein » du réel, c'est-à-dire le pittoresque, le grandiose, l'action, que les contours du réel : les paysages du vide, la fin ou le début des actions, les éléments qui reviennent et varient insensiblement. On en vient ainsi très rapidement à une composition esthétique des paysages, perçus comme la réunion d'éléments graphiques ou picturaux : couleurs, dégradés, plans, verticales, horizontales, brouillages dessinant une image qui se laisse déplacer, transporter, comme si elle se superposait aux lieux où elle apparaît et qu'elle pouvait échapper au temps, être seulement cet instant, cette configuration62. À son tour, le terrain devient une surface indifférenciée, que renforce (et qui renforce) la vision de l'Orient comme espace de création. On en arrive dès lors à une double forme d'abstraction : l'image des contours, des lignes, des couleurs et des structures sera une image « abstraite », un peu comme on parle de peinture abstraite ou non figurative. Elle sera surtout « dégagée » du lieu où elle se trouve, rendue à ses seules formes, hors de toute considération temporelle63 et de toute conclusion, limitées à ses données propres.
43Sur le fond « ouvert » de l'Orient, qui par ses paysages de contrastes incite à une étude des formes et des couleurs, le voyageur pose donc un regard « moderne », regard mobile, plus intéressé aux liens spatiaux qu'aux liens temporels, habitué déjà à chercher du côté des contours et des frontières l'infini et la plénitude, que le centre des choses ne contient plus. Mais le voyageur doit encore décrire, rapporter des images précises qui pourront servir de documents, (que ce soit pour un public lecteur ou pour lui-même). Entre ces deux contraintes, il lui faut trouver un équilibre qui permette à la fois le compte rendu et l'abstraction, ou plutôt le compte rendu de l'abstraction, le relevé précis et un début de création. Cette raison esthétique suppose bien sûr que l'écrivain-voyageur veuille créer une œuvre, ou tout au moins qu'il souhaite donner à l'écriture une part qui la distingue de toute autre forme de savoir et de représentation. Le statut incertain du récit de voyage, qui hésite entre les mémoires, les lettres et le reportage, semblerait indiquer que cette part compte peu. Le récit de voyage n'étant qu'une suite d'instantanés ou de croquis, d'impressions rapides dont il faut bien accepter qu'elles se répètent, il ne serait pas encore l'œuvre de l'écrivain. À moins que la nature inachevée et recommencée, précisément informe, du récit de voyage ne soit la marque d'une recherche en cours. Les questions que posent les écrivains sur le « genre » du récit de voyage, sur ce qu'il peut dire qui n'ait été exprimé autrement, incitent à croire qu'ils étaient conscients d'une part formelle à trouver. Nous rejoignons ici l'hypothèse du récit de voyage comme lieu de réflexion sur la création : le récit de voyage serait en soi un « entre-deux », non pas une œuvre pleine et achevée, mais un passage à l'œuvre. On pense ici à la définition de l'art moderne de Paul Klee :
Nulle part ni jamais la forme n'est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l'envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n'est qu'une maligne apparition, un dangereux fantôme. Bonne donc la forme comme mouvement, comme faire, bonne la forme en action. Mauvaise la forme comme inertie close, comme arrêt terminal64.
44On rejoint l'idée de construction de l'image, mais surtout le refus de conclure de Flaubert : « jamais la forme n'est résultat acquis, parachèvement, conclusion », écrit Klee pour qui l'œuvre est formation plutôt que forme, genèse plutôt qu'achèvement.
45Le passage à l'œuvre, comme la « forme » même de la description et du récit, apparaît de façon très marquée dans les récits de voyage de Flaubert et de Fromentin et, de façon plus « accomplie », de Loti et de Nerval. En déplaçant son regard vers les contours de l'espace, en modifiant son point de vue par la marche, en n'enregistrant jamais que la surface des choses, l'observateur laisse l'image « ouverte », disponible à ses transformations. La mesure du regard n'est pas d'abord un perfectionnement dans la perception des détails, elle est plutôt ce qu'on pourrait appeler un jugement général – encore une fois une raison – quant à la nature des parties à décrire, la distance à conserver, le degré de précision ou d'imprécision à apporter. Le voyage suppose le mouvement, la répétition des descriptions, leur inscription dans une série, le changement des points de vue. Contrairement aux carnets d'enquête des romanciers, conçus en vue de scènes et de personnages précis, les carnets et les récits de voyage décrivent un immédiat toujours renouvelé. La nature même de leur contenu les conduit donc à cet « état de genèse », où le réel à représenter tient à la composition même de l'image, aux seules données saisissables de sa courte durée.
46Ce qui est en jeu ici, c'est bien sûr la représentation du voyage et une certaine conception de l'Orient, perçu comme espace de création, page blanche ouverte à tous les tracés. Mais c'est aussi, fondamentalement, la spécificité de l'écriture comme mesure du réel. Alors que la science a tout compilé, que l'histoire a tout raconté et que la preuve visuelle impose la précision, la littérature doit trouver l'espace où tracer ses propres représentations.
Notes de bas de page
1 Lettre à Hippolyte Taine, 20 novembre 1866, Corr., t. III, p. 561.
2 Roland Le Huenen, « Qu'est-ce qu'un récit de voyage ? », Littérales, no 7, 1990, p. 12.
3 Lettre à Louis Bouilhet, 13 mars 1850, Corr., t. I, p. 602.
4 Théophile Gautier, Voyage en Égypte, La Boîte à Documents, Paris, 1991, p. 31.
5 Lettre à Louis Bouilhet, 2 juin 1850, Corr., t. I, p. 637.
6 François René Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Garnier-Flammarion, Paris, 1968, préface de la première édition, p. 4L
7 Gérard de Nerval, Lettre à son père, 24 décembre 1843, Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1984, p. 1410-1411.
8 Lettre à Alfred Le Poittevin, 1er mai 1845, Corr. t. I, p. 226. À Mme Braine, le 15 février 1877, il écrit : « Un voyage raté laisse des regrets infinis et on voit mal ce qu'on voit vite », Correspondance, dans Œuvres complètes, t. XV, Club de l'Honnête Homme, Paris, 1975, p. 537.
9 Lettre à Alfred Le Poittevin, 13 mai 1845, Corr., t. 1, p. 229.
10 Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1984, préface de la seconde édition, p. 7.
11 Ibid., p. 4.
12 Ibid., p. 10.
13 Albert Thibaudet, « Le genre littéraire du voyage », dans Réflexions sur la critique, Gallimard, Paris, 1939, p. 7.
14 Paul Valéry, « Léonard et les philosophes », dans Œuvres, 1.1, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1957, p. 1263 : « [...] La puissance des mots (d'où ils tirent leur utilité) est de nous faire repasser au voisinage d'états déjà éprouvés, de régulariser, ou d'instituer la répétition, et voici que nous épousons maintenant cette vie mentale qui ne se répète jamais. C'est peut-être cela même qui est penser profondément, ce qui ne veut pas dire : penser plus utilement, plus exactement, plus complètement que de coutume ; ce n'est que penser loin, penser le plus loin possible de l'automatisme verbal. » Souligné par l'auteur.
15 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Gallimard, « Bibliothèque des idées », Paris, 1964, p. 26.
16 Aristote, Poétique, chapitre IX, 1451a37-1451a39, 1451bl-1451b5. On pense aussi à cette définition de la littérature que propose Maurice Blanchot : « Dans une œuvre littéraire, on peut exprimer des pensées aussi difficiles et d’une forme aussi abstraite que dans un ouvrage philosophique, mais à condition qu'elles ne soient pas encore pensées. Ce “pas encore” est la littérature même, un “pas encore”, qui, comme tel, est accomplissement et perfection. » Le Livre à venir, Gallimard, « Folio », Paris, 1986, p. 204.
17 Voir Normand Doiron, « Depuis Babel toucher la lune. De quelques manières de voyager/XVIe-XXe siècles », Etudes françaises, no 24, 3, 1988.
18 Théophile Gautier, Voyage en Égypte, op. cit., p. 32.
19 Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, op. cit., préface de la seconde édition, p. 7.
20 Edward Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Seuil, Paris, 1980, p. 195.
21 Ibid., p. 37.
22 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 139, 187, et 252. Chateaubriand donne souvent les références exactes des ouvrages que pourront consulter ses lecteurs. C'est le cas à Constantinople pour la description de laquelle il donne une demi-douzaine de titres (p. 205) et pour « les mœurs et les usages des femmes turques, grecques et albanaises à Athènes » dont son lecteur connaîtra tout en lisant « le vingt-sixième chapitre du Voyage en Grèce de Chandler », p. 149.
23 Ibid., p. 254 ; Flaubert, Lettre au Dr Jules Cloquet, 7 septembre 1850, Corr. t. 1, p. 685 et Lettre à sa mère, 25 août 1850, ibid., p. 673 ; Gautier, Voyage en Égypte, op. cit., p. 50 ; Maupassant, La Vie errante, éd. d'Art Piazza, Paris, 1971, p. 372 ; Fromentin, Un été dans le Sahara, op. cit., p. 48.
24 Edward Saïd, L'Orientalisme, op. cit., p. 80.
25 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 358.
26 Ibid., p. 59. Quittant la Grèce pour Constantinople, Chateaubriand écrit en introduction à la deuxième partie de son récit : « Je changeais de théâtre », p. 178.
27 Fromentin, On été dans le Sahara, op. cit., préface à la seconde édition, p. 8.
28 Jurgis Baltrusaitis, La Quête d'Isis. Essai sur la légende d'un mythe, Flammarion, Paris, 1985.
29 Edward Saïd, L'Orientalisme, op. cit., p. 90.
30 Philippe Hamon, « Qu'est-ce qu'une description ? », Poétique, no 12, 1972, p. 485.
31 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 99.
32 Edward Saïd, op. cit., p. 196.
33 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 267.
34 Cité par Marguerite Bonnet, « L'Orient dans le surréalisme : mythe et réel », Revue de littérature comparée, octobredécembre 1980, p. 413-414.
35 Paul Valéry, « La crise de l'esprit », dans Essais quasi politiques. Œuvres, 1.1, op. cit.
36 Nerval, Voyage en Orient, op. cit., t. II, p. 345-346.
37 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 361.
38 Voyage en Egypte, p. 330.
39 Lettre à sa mère, 5 janvier 1850, Corr, t. I, p. 561. Je souligne.
40 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 314.
41 Nerval, Voyage en Orient, op. cit., t. I, p. 193.
42 Voir Alain Buisine, L'Orient voilé, Zulma, Paris, 1993 ; et Jacques Folch-Ribas, « Orient, art et architecture (notes à propos du vide et du plein) », Liberté, no 157, février 1985, p. 66-74.
43 Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Seuil, « Points », Paris, 1990 [1954], p. 204.
44 Lettre à Armand Barbès, 8 octobre 1867, Corr., t. III, p. 692.
45 Edward Saïd, L'Orientalisme, op. cit., p. 123.
46 Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », dans Curiosités esthétiques. L'art romantique, Garnier, Paris, 1990, p. 467.
47 Ibid., p. 466.
48 Edward Saïd relève très justement que « Flaubert avait assez de prescience pour voir qu'avec le temps l'orientaliste moderne allait devenir un copiste, comme Bouvard et Pécuchet », L'Orientalisme, op. cit., p. 145.
49 Ibid., p. 15. Cette thèse est d'ailleurs amplement reprise et étayée dans les récents travaux traitant du « post-colonialisme ».
50 Lettre du 4 septembre 1850, Corr., t. I, p. 680.
51 Barbara Stafford, « Toward romande landscape perception: illustrated travels and the rise of a “singularity” as an aesthetic category », The Art Quaterly, vol. 1, no 1, 1977, p. 89-124.
52 Michel Collot, L'Horizon fabuleux, t. I, XIXe siècle, Corti, Paris, 1988, p. 47.
53 Ibid., p. 48.
54 Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833, t. IX, Pagnerre, Paris, 1854, p. 269.
55 Ibid., t. IX, p. 25.
56 Chateaubriand, Itinéraire, op. cit., p. 54.
57 Jonathan Crary, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, MIT Press, Cambridge/Londres, 1990: « Over the course of the nineteenth century, an observer increasingly had to function within disjunct and defamiliarized urban spaces, the perceptual and temporal dislocations of railroad travel, telegraphy, industrial production, and flows of typographic and visual information », p. 11; « [...] vision in the nineteenth century was inseparable from transcience – that is, from new temporalities, speeds, experiences of flux and obsolescence [...]. One mode was the observer as flâneur, a mobile consumer of a ceaseless succession of illusory commodity-like images », p. 21.
58 Rosalind Krauss, Le Photographique. Pour une théorie des Écarts, Macula, Paris, 1990, p. 39.
59 Gérard Genette, « Silences de Flaubert », dans Figures I, Seuil, Paris, 1966, p. 223-243 ; Marcel Proust, « À propos du style de Flaubert », NRF, LXXVI, janvier 1920, p. 72-90.
60 Flaubert, Carnets de travail, Belfond, Paris, 1988, carnet 12, folios 7 et 38, p. 411 et 421.
61 Émile Zola, Carnets d'enquêtes, Plon, Paris, 1986, p. 625.
62 Wilhelm Worringer relève, à propos de l'art moderne, un effet semblable de « dégagement » de l'image hors d'un fond (ici l'espace) qui pourrait l'ordonner : « L'espace, en effet, relie les choses entre elles, leur impose une relativité dans l'image du monde et il ne peut justement se laisser “individualiser”. Tant qu'un objet sensible est encore dépendant de l'espace, il ne peut nous apparaître dans son individualité matérielle close. Tout l'effort se dirigera donc vers la forme dégagée de l'espace. » Abstraction et einfühlung. Contribution à la psychologie du style, Klincksieck, Paris, 1986, p. 69-70.
63 On rejoint Harold Bloom dans son analyse de la création comme une abstraction hors du réel : « [Valéry] insisted that man fabricates by abstraction, a withdrawal that takes the made thing out from the cosmos and from time, so that it may be called ones's own. [...] We journey to abstract ourselves by fabrication. » The Anxiety of Influence, Oxford University Press, 1973, p. 64.
64 Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Gonthier, Genève, 1964, p. 60. Souligné par l'auteur
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