Avant-propos
p. 9-14
Texte intégral
1La représentation scripturale du paysage ne constitue pas, comme c'est le cas pour la peinture, un genre en soi. En littérature, le paysage peut être partout et nulle part à la fois, entrevu dans la simple notation d'une distance, par exemple, ou contenu dans ce qui suggère un regard esthétique porté sur l'espace. Plus encore, il se déploie dans ses usages et dans ses parcours, dans le temps de l'observation. « Invention moderne, le paysage, rappelle Paul Zumthor, n'existe pas en lui-même. » Il est une « fiction », un « objet construit »1. Cette fiction est bien sûr d'abord un effet du regard : regard immédiat de l'observateur occupant une position dans l'espace, regard élargi qui perçoit et éprouve le monde selon les paradigmes en cours, regard, enfin, qui compose, choisit et trie, insiste ou ignore, établit des rapports. Mais, dans le cas de l'écriture, le paysage est aussi l'effet du récit, de la façon dont le regard découvre et tient à distance la réalité même qu'il observe. Or s'il est un genre qui fait précisément de la pratique de l'espace un objet de représentation, et même de narration, c'est bien sûr le récit de voyage, qui non seulement décrit le terrain, mais en analyse la perception, dans le renouvellement ou plutôt dans le constant prolongement des parcours et des données graphiques.
2Les études sur le récit de voyage s'intéressent le plus souvent aux discours dont il est parcouru. Et sans doute le voyage et son récit procèdent-ils toujours d'attentes et de connaissances préalables, d'un imaginaire et d'une esthétique d'époque qui en font des objets très précisément datés. Pourtant, à l'intérieur comme au-delà de cette esthétique, le récit de voyage se construit aussi dans une invention du réel à partir de l'écriture. Le genre contient un certain nombre de difficultés et de contraintes, ne serait-ce que celles de la transposition des durées, des répétitions, de la précision à trouver, qui posent à tout moment la question : comment narrer, comment décrire ce qui est réel, et surtout que dire, quelle mesure du monde peut-on trouver ? Car dès lors qu'il est littéraire, le récit de voyage rend non seulement compte du voyage, et de tout ce qu'on a vu là-bas, mais il rend également compte de ce que l'écriture peut dire, des images qu'elle peut donner à voir.
3Sans doute la question de la spécificité de l'écriture ne se posait-elle pas lorsque le récit constituait le seul moyen de témoigner des choses vues. Mais au fur et à mesure que le voyage intéresse des savoirs précis et distincts, dotés chacun d'un mode de représentation propre (relevés topographiques des géographes, données quantifiables des scientifiques, peinture, photographie), et que les récits s'accumulent qui proposent des descriptions, le voyageur est confronté à la difficulté de trouver et de rendre des images qu'aucune autre forme de représentation et de savoir ne peut exprimer. Cette invention « de l'intérieur », à même le terrain et le récit, se retrouve de façon très manifeste chez les écrivains-voyageurs du XIXe siècle post-romantique, alors que le point de vue « réaliste » et « positiviste » soumet le voyage à la preuve de la vision. Les auteurs décrivent ce qu'ils voient et ce qu'ils expérimentent sans aller au-delà, sans apporter de savoir en plus (ou du moins relativement peu), semblables au voyageur de Michel Butor qui,
conscient du trouble qu'il apporte à ce lieu où il vient se rafraîchir et s'instruire, rêve de le laisser intact, non seulement d'y être seul étranger, mais d'y être un étranger en quelque sorte invisible, sans poids, sans crasse, en quelque sorte un fantôme, qui ne laisserait nulle trace2.
4Le regard enregistre le terrain, dont il retient l'image présente, et le récit se déploie dans les limites de ce qui est là devant, décrit au plus près et au plus juste. Loin de constituer une réduction du récit de voyage, cette précision et ce dégagement – ce désir de légèreté – fondent une véritable esthétique.
5Chez les voyageurs de la deuxième moitié du XIXe siècle, la description de l'espace et du paysage prend souvent la forme d'une abstraction entre le réel et l'invention. Flaubert et Fromentin, par exemple, construisent leurs paysages comme des tableaux aux repères minimaux, anticipant en cela certaines tendances picturales qui se préciseront plus tard dans le siècle : effacement de la profondeur, débordement des objets hors du cadre, déplacement de l'infini du côté des gradations. L'espace devient une toile de fond où s'inscrivent des formes et des mouvements, déployés en une série d'images autonomes, comme suspendus au-dessus du réel. Si elles semblent hors des lieux mêmes qu'elles décrivent, ces images sont très chargées du travail d'observation et de narration mené par le voyageur. Elles contiennent toutes les réserves et les précisions du regard, qui à leur tour font entrevoir toute une série de récits sous-jacents. La description des formes du paysage détermine des parcours et des scénarios possibles, elle fait porter l'attention sur certains objets et sur certaines frontières en même temps qu'elle entoure d'arbitraire toute action précise. Le voyageur apprend à voir à même l'écriture, dans le mouvement du regard sans doute, mais tout autant dans celui de la description. En fait, par la contrainte de la fidélité au réel qu'ils imposent, ces récits constituent un lieu d'apprentissage pour l'écrivain, qui doit à la fois rendre compte du réel et en trouver une représentation inédite. Confronté à la question de ce qu'il peut décrire, le voyageur sonde ici des formes nouvelles et explore les récits qu'elles font advenir, expérimentant l'écriture à travers l'espace.
6Plus que tout autre récit de voyage, sans doute, les récits d'Orient se prêtent à cette invention de l'espace par l'écriture. Les voyages dans les pays du Levant (l'Égypte, la Palestine, l'Asie Mineure, la Turquie, l'Afrique du Nord et la Grèce) sont courants au XIXe siècle. Les découvertes archéologiques, les entreprises coloniales, la soif d'exotisme concourent à ces périples de plusieurs mois qui fondent pour toute une vie une imagerie nombreuse et détaillée. Source de quantité d'études anthropologiques et historiques, le voyage en Orient intéresse, on le sait, un très grand nombre d'écrivains et de peintres, et c'est presque dans un système de référence, tout au moins de répétition, que le récit vient à se construire. Mais c'est en même temps, et il s'agit de la question abordée dans cette étude, contre ce système, dans les interstices de la répétition, dans une recherche d'une vue toujours plus précise de la réalité, que la description de l'espace s'élabore. N'ayant plus véritablement à décrire le paysage oriental dans ses « attraits » (sites célèbres ou grandioses, curiosités, exotismes divers), l'écrivain-voyageur peut le décrire « en creux », dans ses données graphiques et picturales – configurations et orientations, profondeurs, couleurs, mouvement – au point de composer « sur le terrain » une image en plus, ou en parallèle. Davantage encore, si le voyage en Orient nous intéresse ici, c'est aussi par la présence d'une imagerie « inverse » du vide et de l'usure, de l'éternité et de la fixité. L'Orient et ses déserts, le retour à l'antique qu'on lui associe, l'éloignement qui isole le voyageur en font un espace coupé du reste du monde, et en ce sens un lieu propice à la composition esthétique et donc au travail de l'écriture. Voyager en Orient, c'est trouver une grande quantité d'espace, l'occasion de configurations multiples, de mises en scène variées, de nouvelles distances.
7La vision de l'Orient comme espace inépuisable parce qu'immense et constant, « abstrait » et éternel dans ses jeux de configurations, apparaît de façon très nette chez Flaubert, Fromentin, Loti et Nerval. Flaubert voyage en Orient (en Egypte, en Palestine, à Rhodes, en Asie Mineure, à Constantinople et en Grèce) d'octobre 1849 à juin 1851. Il en rapporte des carnets de notes, rédigées sur place et qu'il recopie à son retour, sans les publier. Fromentin se rend une première fois en Algérie au printemps de 1846. Il y retourne pour une période de huit mois, de septembre 1847 jusqu'en mai 1848, et pour un autre séjour encore, de onze mois, de novembre 1852 à octobre 1853. Un été dans le Sahara (1854) et Une année dans le Sahel (1857) sont issus de ces deux derniers voyages. Contrairement à Flaubert, Fromentin rédige ses récits au retour, et même assez longtemps après les faits. Les images rapportées par les deux voyageurs sont pourtant très semblables en ce qu'elles manifestent une même tendance à l'abstraction, et surtout un même mouvement du scriptural vers le pictural, mode fréquent de l'approfondissement de l'écriture, qui éprouve ici son passage à l'indicible, mais aussi du réel dont la saisie devient plus mobile. Quelques années plus tard, dans les récits de ses voyages au Maroc (1889) et au Sinaï (1895), Pierre Loti recourra à une semblable vision stylisée de l'espace et de la nature, mais en la faisant déborder vers l'étrange, explorant ainsi beaucoup plus le virtuel que le réel, le spectacle du terrain que le terrain lui-même. Il rejoint en cela Nerval, qui, en amont, témoigne lui aussi d'une conception abstraite de l'espace. Dans le Voyage en Orient, publié en 1844 (Nerval voyage à Alexandrie, Beyrouth et Constantinople de janvier à décembre 1843), on voit le voyageur en quête de configurations et de circonstances ouvertes à plusieurs interprétations, à mi-chemin entre le réel et l'imaginaire, préfigurant ainsi les espaces « suspendus » de Flaubert et de Fromentin, en même temps qu'elles s'apparentent de très près à ceux, presque fictifs, de Loti.
8Cette étude cherche à montrer comment, chez ces auteurs3, le récit de voyage, et plus précisément le voyage en Orient, est le lieu d'un travail esthétique, qui non seulement éclaire les recherches formelles du XIXe siècle « réaliste » et annonce celles du modernisme, mais qui définit aussi un savoir propre à la composition scripturale. En effet, si la description de l'espace permet à l'écriture de s'éprouver, dans le même mouvement, et dans un rapport très étroit, cette expérimentation produit, pour les lieux et les topographies, de nouvelles images qui sont en soi une des formes du réel. A travers l'étude des représentations des parcours et des paysages, des distances et des points de vue, nous essaierons de voir comment, par le récit de voyage, et plus précisément le récit d'Orient, a été mise au jour une nouvelle mesure de l'espace.
Notes de bas de page
1 Paul Zumthor, La Mesure du monde, Seuil, « Poétique », Paris, 1993, p. 86.
2 Michel Butor, « Le voyage et l'écriture », Romantisme, no 4, 1972, p. 18.
3 Les références des textes étudiés sont les suivantes :
Gustave Flaubert, Voyage en Egypte, édité par Pierre-Marc de Biasi, Grasset, Paris, 1991 et, pour le reste des notes, Voyage en Orient, dans Œuvres complètes, t. II, Seuil, « L'Intégrale », Paris, 1964 ;
Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Une année dans le Sahel, dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1984 ;
Pierre Loti, Le Désert, Au Maroc, Jérusalem, Constantinople en 1890, La Mort de Philae dans Voyages, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 1991 ;
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, 2 vol., Garnier-Flammarion, Paris, 1980.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ce que le poème dit du poème
Segalen, Baudelaire, Callimaque, Gauguin, Macé, Michaux, Saint-John Perse
Anne-Elisabeth Halpern et Christian Doumet (dir.)
2005
L'Art de la mesure, ou l'Invention de l'espace dans les récits d'Orient (xixe siècle)
Isabelle Daunais
1996
L'Inconscient graphique
Essai sur la lettre et l'écriture de la Renaissance (Marot, Ronsard, Rabelais, Montaigne)
Tom Conley
2000