Remarque pour conclure
p. 149-156
Texte intégral
1C’est une habitude, voire une manie, peut-être même une jubilation, pour les spécialistes d’une discipline que de commencer par la dénigrer en montrant que la question à quoi elle est censée répondre n’a toujours pas reçu de réponse. Parfois, la réponse seule est mise en cause, parce que l’on estime que l’on n’a pas pris les bonnes dispositions pour garantir sa pertinence ; parfois, c’est la question elle-même qui est au banc des accusés, parce qu’on estime qu’elle procède d’un leurre de la discipline quant à sa vocation réelle. La plupart des esthéticiens de la tendance analytique s’appuient sur cette seconde sorte de dénigrement : ils récusent en bloc ce que l’on appelle par commodité l’esthétique traditionnelle. Ils prennent donc un gros risque qui, à l’heure du bilan, ne semble pas avoir été très bien calculé : au premier rang des reproches à quoi l’esthétique analytique prête le flanc, figure l’idée qu’elle parle beaucoup de la manière dont il conviendrait de parler de l’art, sans parvenir à vraiment parler de l’art lui-même1. Son principal échec n’est-il pas, paradoxalement, celui-là même qui, à l’en croire, a empêché l’esthétique « traditionnelle » de satisfaire l’idée que nous nous faisons, à tort ou à raison, de sa vocation ?
2Malgré son souci obsessionnel de rupture, il est patent, en effet, qu’elle se situe globalement dans la tradition des discussions philosophiques qui, inaugurées par Hegel, visent une définition générale du concept d’art, tandis que sa position analytique l’amène à osciller entre la tentative de faire aboutir cette définition et une attitude critique qui énonce plutôt ses difficultés, voire son impossibilité. Ainsi, elle se heurte au fait que rendre compte analytiquement du concept d’art (y compris pour changer la méthode de son investigation) dans l’état où le monde de l’art nous le présente aujourd’hui, c’est-à-dire après les multiples bouleversements formels et conceptuels de ce siècle, implique de prendre en compte des séries de phénomènes et de notions qui n’ont pas pour origine le point de vue analytique lui-même, mais procèdent du monde de l’art et de l’idéologie qu’il produit. Certains de ces phénomènes revêtent justement l’aspect de pierres d’achoppement où la logique analytique éprouve les limites de sa puissance. Cherchant, malgré tout, à surmonter l’obstacle, à vaincre la résistance des faits, elle produit un ensemble de concepts, et surtout de distinctions conceptuelles, qui, tout en manifestant la belle agilité intellectuelle des théoriciens, favorisée par le climat fécond de polémique qui caractérise la pensée anglo-saxonne, produit davantage de problèmes que de solutions.
3C’est pourquoi, d’ailleurs, je persiste à penser qu’elle peut jouer un rôle fondamental dans la formation intellectuelle de tout individu pour qui la pensée se forme moins dans l’acquisition de vérités prêtes à penser que dans l’exercice d’argumentations diversifiées, sans cesse recommencées, toujours ouvertes à la contradiction. L’esthétique analytique elle-même se présente tantôt sous la forme de développements longs et complexes qui ressemblent aux démonstrations de théorèmes dans des traités de logique, tantôt sous la forme de grands résumés plutôt succincts qui réduisent l’argumentation à sa crête, en sorte que les théorèmes y ressortent plus clairement, mais aussi plus crûment. Langages de l’art, dont certains chapitres peuvent décourager une lecture superficielle, appartient à la première catégorie ; Esthétique et Connaissance, dont certaines parties sont d’une superficialité surprenante, appartient à la seconde catégorie2. Si le résumé déçoit vis-à-vis de l’exposé complet, c’est bien parce que Goodman est plus performant, comme ses pairs, dans la recherche de précision autour d’un schème logique précis que dans l’approfondissement de notre savoir général sur l’art (et sur le monde). On trouve là, à la fois, une raison pour appliquer sans concession notre esprit critique à l’idéologie de l’esthétique analytique et une raison pour continuer à suivre son exemple afin d’aiguiser notre esprit critique.
4Toutefois, s’il s’agit d’évaluer l’intérêt de cette critique retournée contre elle-même, au delà de son exercice pour son propre compte, s’il s’agit de mesurer en quoi elle participe de l’intérêt cognitif envers l’art qui est la vocation de l’esthétique, on peut être plus exigeant. Par delà la discussion des thèses, c’est avec le point de vue d’où elles procèdent qu’il convient sans doute de prendre ses distances. L’attachement de la plupart des anglo-saxons à rendre compte de l’état actuel du monde de l’art, en même temps qu’il coïncide avec leur volonté de renouvellement radical de la perspective esthétique, contribue à mettre en lumière la faible efficacité de cette théorie de théoricien vis-à-vis des faits artistiques et de la théorie par laquelle les praticiens les pensent peu ou prou directement. S’il appert, par exemple, que les fragments de pensée sur l’art distillés par Marcel Duchamp donnent une meilleure idée de ce qu’est l’art, ou des conditions dans lesquelles il y a art, que ne le fait le raisonnement serré de Goodman c’est que, notamment mais notablement, l’artiste occupe une position pragmatique en vertu de laquelle il ne lui est pas possible, comme au philosophe, de méconnaître la question du goût, de refuser d’évaluer les valeurs esthétiques : sachant que l’art traditionnel reposait sur le postulat du bon goût, toute proposition d’artiste devait nécessairement se situer vis-à-vis de cette norme, se prononcer pour ou contre elle, jusqu’à ce que Duchamp trouve le moyen de contourner l’obstacle de ce tribunal, non point pour verser dans l’esthétique supérieure du désintéressement, comme le suggère Stolnitz, mais plutôt pour mettre en crise la raison artistique en testant ses limites – toute proposition d’artiste est d’abord une proposition sur l’art. Pareille ruse fonde, pour une large part, les subtilités dont la raison théorique fait preuve lorsqu’elle s’interroge sur la portée cognitive de l’art – ainsi la théorie du monde de l’art chère à Danto, qui prétend expliquer la transfiguration de l’objet banal, tient sa possibilité même en tant que théorie de l’activité duchampienne. Cette activité est un modèle d’exemplification, en ce sens qu’elle attire l’attention sur les propriétés conceptuelles de l’art (sur la philosophie propre à l’art), loin qu’il faille en confondre la portée générale sur l’art avec le mécanisme d’exemplification qui prétend traduire la puissance cognitive de l’art dans l’invention d’exemples ad hoc.
5D’autant plus que ces exemples existent déjà, mais selon un mode d’existence séparé de la théorie. Il y a donc une différence fondamentale entre la dimension cognitive et la dimension conceptuelle de l’art. Si la comparaison de la théorie de seconde main appliquée par Goodman à la dualité objet-œuvre est plus faible que la théorie originale développée par Duchamp, c’est que la première est, en fait, un métadiscours qui parle davantage d’une certaine théorie indépendante de l’art (théorie de la référence) que de l’art lui-même, tandis que la seconde est un élément de la pratique artistique elle-même et la met immédiatement en réflexion. Dans un cas, le verbal sert de modèle sous-jacent auquel on voudrait plier le modèle de l’art à dessein d’affirmer sa valeur cognitive ; dans le second, le verbal est partie intégrante de l’art et vise à expliciter sa valeur conceptuelle. À travers la chaîne readymade-readymade aidé-readymade réciproque, soit simple objet-objet modifié-évocation iconoclaste, Duchamp instaure en tant qu’artiste une théorie propre à l’art qui joue sur l’effet réel des objets et des mots dans le champ de force effectif du monde de l’art. La tendance des théoriciens est de s’approprier la théorie des artistes et de croire que, nantis d’une méthode de pensée plus structurée et plus consciente d’elle-même, ils sont capables de nettoyer cette théorie des équivoques ou des contradictions qui l’embarrassent prétendument. Seulement cette appropriation reste toujours partielle ; elle prend ce dont elle a besoin, sans s’occuper de savoir si le prélèvement respecte l’intégrité de ce qu’il exemplifie concrètement.
6Le readymade nous aide à poser la question de l’art (par-delà les atermoiements de sa formulation : qu’est-ce que... ?, quand y a-t-il... ?, etc.), dans la mesure où le sujet de discussion se déplace, dans un premier temps, du débat esthétique sur la valeur de l’objet au regard d’une grille peu ou prou académique au débat conceptuel sur la validité de l’assignation à tout objet du prédicat art. La plupart des auteurs que j’ai considérés ici sont conscients de ce fait ; on peut dire qu’il fait partie de leur fonds de commerce. Or, du même coup, l’instauration de ce débat conceptuel tend à signifier, pour eux, la possibilité de réinscrire l’art dans la philosophie ou, en d’autres termes, de réduire la pensée artistique à la réflexion philosophique. Cette dernière comporte deux tendances à mon sens défectueuses au regard de la rationalité proprement artistique : l’une agrée la théorie du désintéressement comme fondement de la perspective philosophique sur l’art, l’autre repousse globalement l’esthétique comme champ de problématique périmé, embarrassé de problèmes désuets. L’une et l’autre récupèrent Duchamp, la première en réinscrivant l’attitude d’indifférence envers l’objet qu’il préconise dans la tradition du désintéressement, la seconde en intégrant plus ou moins explicitement son conceptualisme dans la sphère édulcorée du positivisme. En fait, l’indifférence duchampienne est un déni de l’intérêt esthétique, non point son abolition rétroactive : elle démontre par l’absurde que cet intérêt est traditionnellement déterminé sur une échelle des valeurs, qu’il n’est donc jamais neutre ou pur et, par le fait même, qu’il existe. Pour l’artiste, la proposition s’applique même au readymade dont il décide de raréfier la production, lorsqu’il constate la naissance d’une sorte de goût du readymade. La position conceptuelle introduite par Duchamp ne supprime pas la question esthétique, mais l’englobe dans une problématique plus générale, plus précisément circonscrite autour de la question de la rationalité artistique – au contraire de Danto qui, certes, réinvestit le point de vue esthétique, mais pense pouvoir le faire sur le nuage de sa « théorie » de l’art...
7Plus globalement encore, les propositions des théoriciens, par-delà leurs divergences dans l’appréciation des problèmes, reflètent une façon identique d’envisager cette question de la rationalité artistique. Weitz, qui pense que le readymade accentue l’indéfinissabilité de l’art, et Danto, qui réplique qu’il rend encore plus nécessaire cette définition3, tirent les leçons de ces constats contradictoires de la même manière, c’est-à-dire en se préservant de toute remise en cause des présupposés théoriques d’où ils procèdent. Si ces auteurs, non plus que Goodman, ne parviennent guère à relever le défi du readymade, c’est que leur volonté, par ailleurs justifiable, de traiter les questions esthétiques avec des moyens cognitifs nouveaux procède d’un habitus intellectuel (le mode de pensée analytique) plutôt que de la nature particulière d’une question, celle du readymade, qui dans son statut même, indépendamment de tout présupposé théorique, implique une réflexion sur les moyens théoriques de son traitement, s’agissant essentiellement de savoir comment penser un phénomène déterminé dans la pratique et déjà pensé en elle. La théorie du readymade commence avec une théorie readymade dont on trouve l’expression dans les quelques bribes duchampiennes et le raffinage4 dans la kyrielle des commentaires subséquents5.
8La difficulté de rendre compte du concept d’art en s’en tenant à quelques généralités, aussi puissamment logiques soient-elles, semblerait nous pousser à renoncer aux grandes constructions intellectuelles de l’esthétique pour sombrer dans l’anecdotisme, n’était la possibilité d’introduire dans la pensée théorique pure l’écart d’une pensée, celle de Duchamp par exemple, qui est indéfectiblement liée aux circonstances, non point par le caprice de quelque échotier, mais dans la mesure où elle joue avec ces circonstances, où elle les absorbe au titre de critères de son évaluation, où elle en donne déjà une évaluation réflexive et où elle joue, du même coup, avec la distance intellectuelle. Le théoricien pur n’a pas cette latitude, du moins par le seul effet de son point de vue qui s’instaure nécessairement dans la distance et tient d’elle sa pertinence ; en revanche, à condition d’adopter vis-à-vis de l’artiste la position de celui qui apprend, avant même de proposer sa propre leçon, il peut envisager de rapprocher la théorie de la pratique, non seulement comme son référent lointain, mais comme l’enjeu principal à quoi elle doit se mesurer sans relâche. Bien qu’elle ne le fasse pas par elle-même, l’esthétique analytique nous donne envie de franchir le pas, tant pour combler la lacune sur laquelle sa puissance cognitive achoppe que pour profiter des gains qu’elle nous promet.
9Dans cette perspective, il reste à savoir si tout ou partie, si tel ou tel aspect du corpus analytique, en dépit de ces pierres d’achoppements dont, à trop vouloir changer les fondements de l’esthétique, il pave à son insu sa reconstruction de la problématique de cette discipline, peuvent être récupérés dans le projet dont je viens d’esquisser à peine les linéaments. Je crois pouvoir répondre positivement sur la base de ma propre expérience. Le travail contenu dans ce livre, s’il a quelque rigueur analytique, le doit à la fréquentation de la philosophie du même nom. Elle constitue, à cet égard, une sorte de propédeutique, utile pour quiconque entend exercer son esprit à la formulation des questions. La question de la question est un rappel à l’ordre contre les tentatives de réponse immédiate à des interrogations qui ne sont pas claires. Par là, l’esthétique analytique rejoint la préoccupation critique, en évitant, grâce à une instrumentation logique ou linguistique, le cercle vicieux du criticisme qui prétend soumettre la connaissance au préalable d’une théorie de la connaissance – « (...) c’est la même chose que de vouloir nager avant d’entrer dans l’eau » dit Hegel6. En outre, les mêmes instruments qui opèrent à l’orée de la problématique peuvent en faciliter le développement ; fondés sur l’éclosion récente de la logique comme discipline spécifique, et pas seulement sur le besoin de bien raisonner, les textes anglo-saxons montrent que l’on ne fait plus aujourd’hui de la logique sans le savoir. Dans ces conditions, il est vraisemblable que l’on y rencontre des arguments, surtout des réfutations, méritant de retenir l’attention à la fois pour leur contenu et pour la forme qui les travaille. Si l’esthétique analytique me semble pouvoir participer au progrès de la discipline qu’elle prétend rénover, c’est donc moins parce qu’elle serait parvenue à en transformer fondamentalement la problématique – et son échec, sur ce plan, est instructif – que dans la mesure où elle y a introduit et peut continuer d’y insuffler un esprit de rigueur qui procède non pas d’une quelconque morale, peu ou prou rigoriste, mais de la recherche scientifique.
Notes de bas de page
1 Cette impression – que j’ai notamment recueillie auprès d’un public d’étudiants plasticiens et/ou esthéticiens lors d’une série de cours donnée à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, dans le cadre de l’UFR d’Arts Plastiques et Sciences de l’Art – est tout à fait à l’opposite de ce qu’affirme R. Pouivet, le préfacier d’Esthétique et Connaissance : « (...) ce sont des problèmes d’esthétique [dont parle ce livre] et non pas des problèmes métaphysiques permettant de parler à propos de l’art d’autre chose que des œuvres d’arts » (p. 10). On pourrait objecter que la difficulté de ces étudiants à entrer dans l’esthétique analytique réside dans une absence de culture logique et que règne, chez eux, une idéologie de l’irrationnel, du senti, de l’étrangeté, rebelle aux constructions rationnelles, voire rationalistes, des anglo-saxons. Je crois que l’objection est en partie vraie, mais j’ai découvert qu’elle n’est pas tout à fait satisfaisante : une fois que l’on a initié un étudiant à la manière rationnelle de penser, on observe que cette manière se retourne contre ce sur quoi on l’a exercée...
2 « La lecture des textes de ce recueil rassurera » écrit le préfacier (p. 10) ; elle m’a plutôt inquiété...
3 Si l’on fait abstraction du fait qu’il parle plutôt de Warhol parce qu’il confond les accidents de sa biographie avec l’histoire de l’art.
4 Le mot est emprunté à Duchamp qui, dans son intervention à Houston sur « Le processus créatif », définit le « coefficient d’art » comme « une expression personnelle “d’art à l’état brut” qui doit être “raffiné” par le spectateur, tout comme la mélasse et le sucre pur » (Duchamp du signe, op. cit., p. 189).
5 Cf. William A. Camfield, « Marcel Duchamp’s Fountain : its History and Aesthetics in the Context of 1917 », Dada/Surrealism, no 16, p. 71-72; Thierry de Duve, Résonances du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, Coll. « Rayon-art », 1989, p. 6-124 ; Edward Bail et Robert Knafo, « Le dossier R. Mutt », Cahiers du musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, no 33, automne 1990, p. 67-77.
6 Leçons sur l’histoire de la philosophie, (Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie), t. 7, La Philosophie moderne, trad. par Pierre Garniron, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1951, p. 1854.
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