VI. Que reste-t-il de l’esthétique ?
(À propos de la question du beau)
p. 135-148
Texte intégral
1S’il fallait dépeindre l’esthéticien analytique à l’aide d’un type iconographique, nul doute que s’imposerait la Géométrie dont Panofsky montra subtilement qu’elle s’amalgame à la Mélancolie dans la célèbre gravure de Dürer1. L’esthéticien analytique est en possession d’une maîtrise discursive qui permet de tracer des profils conceptuels nets et précis, de même que l’artiste-géomètre a acquis le savoir-faire graphique qui permet de dessiner avec exactitude le contour des objets. Or, ce dernier, dans la gravure, est saisi au moment où, parvenu au faîte de son art, il se rend douloureusement compte qu’il y a une autre sphère que la géométrie, celle des valeurs philosophiques ou spirituelles, et que cette sphère lui est inaccessible. Pareille mélancolie peut-elle toucher l’esthéticien analytique ? Évidemment, la question, un peu saugrenue, présuppose une restriction de ce type intellectuel à sa « tendance dure », celle des philosophes-logiciens dont les instruments sont systématiquement formés au moule du « positivisme logique » et dont la pensée est astreinte non moins systématiquement à une stricte discipline d’argumentation – cela, alors même que, à l’orée de cet essai, j’ai revendiqué un usage extensif de l’étiquette, permettant de regarder la voie analytique, par-delà l’étroitesse des méthodes, pour une aspiration à la clarté intellectuelle. Si l’on voulait développer une vue synoptique de l’esthétique analytique au sens extensif, on s’apercevrait qu’elle comporte tous les cas de figure envisageables eu égard à la notion d’esthétique et, en particulier, que tous les auteurs de la série ne pratiquent pas l’isolationnisme méthodique qui en coupe bon nombre de la tradition de la discipline et des problèmes habituellement attribués à sa compétence. De ces derniers, seuls, la mélancolie pourrait être le lot... On me permettra, ici, d’entretenir l’illusion de leur représentativité, à dessein de mieux cerner cette tendance à l’isolement, sous prétexte de rompre avec un passé obscur, voire obscurantiste, qui induit à demander à un moment ou à un autre : après qu’on l’a méthodiquement expurgée du fatras de problèmes surannés censés l’encombrer, que reste-t-il de l’esthétique ?
2Le beau figure en bonne place parmi les questions réputées caduques. C’est en vain que l’on chercherait dans notre corpus une contribution notable et nouvelle à sa connaissance. On y trouve plutôt un paquet de raisons qui veulent militer contre pareille discussion, dénonçant son inutilité ou les errements où seraient tombés censément ceux qui, jadis et naguère, s’y adonnèrent. Le beau ennuie l’esthéticien analytique ou le hérisse. Après tout, ne rejoint-il pas là la cohorte des philosophes de tout poil pour qui le beau a cessé d’être une catégorie vivante et ne suscite de débat que sous la forme en quelque sorte empaillée où elle figure dans quelques vieux manuscrits ? Le commentaire pourrait donc s’arrêter là, faute de combattants, n’était que la rétrogradation du beau n’a pas le même sens pour tous les théoriciens. Peu enclins à endosser le costume du numismate du langage, selon l’expression de Paul Valéry2, d’aucuns prétendent s’intéresser prioritairement aux monnaies qui ont actuellement cours, parmi lesquelles, toutefois, ils rangent encore les valeurs esthétiques ; d’autres, apparemment plus radicaux, voient dans ces valeurs, et même, en général, dans la perspective de l’évaluation, une économie périmée, voire passéiste. C’est dire que l’esthétique analytique, au sens large que j’ai choisi d’adopter, semble pouvoir être ce qu’elle prétend de deux manières différentes, sinon opposées : en rénovant l’esthétique traditionnelle ou bien en la remplaçant par une nouvelle esthétique. J’examinerai le statut du beau dans ces deux cas de figures, en insistant principalement sur la tendance radicale, sans le moindre espoir de rendre compte de l’ensemble de la question – les connaisseurs s’en rendront compte, mais je me console à penser que, s’ils sont de vrais connaisseurs en esthétique analytique, ils loueront ma prudence plutôt que de la blâmer.
3Pour résumer cavalièrement des propos que j’ai tenus sur Wittgenstein, il y a chez lui à la fois quelque chose d’antisocratique, si, comme Aristote, on attribue la découverte de la définition universelle à Socrate, et quelque chose d’un peu platonicien, si, comme le stagirite, on attribue à Platon l’hypothèse dispendieuse d’un au-delà de la rationalité discursive. Cette hypothèse est l’un des schèmes qui soustendent le thème de la mélancolie, en ce sens que, une fois le processus discursif arrivé à son terme, c’est-à-dire à un ultime degré où il rencontre sa limite, elle promet à l’esprit, par la méthode analogique, une ouverture sur la participation intuitive à la source de la vérité. Dans le cas de Wittgenstein, on l’a vu, l’analogie du fil, sur lequel s’enchevêtrent les fibres, ne signifie pas la conversion de l’esprit à la méthode analogique ni à l’intuition noétique. Elle n’est qu’un procédé langagier à but cognitif qui, dans les termes que Goodman emploie à définir la métaphore, « consiste à tranférer un schéma d’étiquettes classant un royaume donné afin de classer (...) un autre royaume (ou le même, mais d’une autre façon) »3. Loin que les ressemblances de famille offrent un remède ou un palliatif à la mélancolie, elles sont mises au service d’une pensée qui, tout en prenant la mesure des limites du discursif, en recherche l’expansion.
4Au sujet du beau, on l’a vu, le raisonnement de Wittgenstein a quelque air de famille avec celui du Platon dans Hippias majeur, plutôt qu’avec celui du Platon du Banquet : Socrate, par l’entremise de l’étranger, induit Hippias à une énumération rétrograde de choses auxquelles le prédicat du beau est applicable : vierge, jument, lyre, marmite ; Wittgenstein, quant à lui, s’appuie sur l’énumération non ordonnée d’objets divers auxquels on peut appliquer le même prédicat : visage, chaise, fleur, livre. Chez l’un comme chez l’autre, les exemples donnent chacun un sens particulier du beau. Mais si Platon veut en venir à l’idée que le sens général du beau (le « beau tout court ») n’est pas donné par l’attribution du prédicat du beau à des particuliers, pour Wittgenstein, les particularisations du beau montrent qu’il n’y a pas de sens général du beau, pas de propriété commune qui subsume tous les particularités, mais, entre eux, la fameuse série des ressemblances de famille. L’analogie platonicienne est un mode intellectuel qui permet in fine d’atteindre l’entité beau que le discours ne peut tout juste qu’approcher ; l’analogie wittgensteinienne est un mode linguistique qui permet de décrire l’usage des éléments du langage. Cela nous révèle (ou nous remémore) que, au départ, le philosophe grec se demande vraiment si telle chose, par exemple une vierge, est belle, tandis que le philosophe viennois se demande plutôt ce que signifie l’expression « un beau visage », c’est-à-dire quel est l’usage de cette expression dans le langage.
5L’esthétique, pour Wittgenstein, ne nous dit pas ce qu’est le beau, quelle est la nature du beau, pour deux raisons cumulatives, plutôt que corrélatives : d’une part, on l’a vu, la nature de ce que dénote le concept d’allure générale n’est pas une entité cognitivement maîtrisable, en sorte que l’on doit se contenter de la multiplicité des propriétés observables dans l’usage diversifié du concept – le beau n’est, ici, qu’un cas particulier de cette loi paradoxalement générale ; d’autre part, l’esthétique n’est pas une science du beau, en ce sens que cet adjectif « n’est pratiquement jamais utilisé dans les controverses esthétiques », celles-ci portant plutôt sur la justesse ou la correction des objets appréhendés, comme « quand nous disons d’une proposition d’accompagnement à une chanson : “Cela ne marchera pas : cela n’est pas juste” »4. Ainsi, non seulement le beau est un « concept flou » – cette sorte de notions que Wittgenstien compare à des photographies floues –, mais encore il n’est pas un instrument de l’esthétique, en ce sens qu’il ne donne aucune photographie de la dimension esthétique de l’œuvre — pour filer la métaphore : le beau n’est pas un « objectif » de l’esthétique.
6On peut tirer de là quelques indications sur la conception wittgensteinienne de la discipline. Bien entendu, elle ne porte pas de jugement de valeur :
Vous pourriez penser que l’Esthétique est une science qui nous dit ce qui est beau – c’est presque ridicule pour des mots. Je suppose qu’elle devrait également inclure quelle est la sorte de café qui a un goût plaisant5.
7En outre, écrit-il ailleurs,
Ce que l’Esthétique essaie de faire, c’est de donner des raisons, e. g. pour expliquer que l’on ait ce mot-ci plutôt que celui-là à un endroit déterminé dans un poème ou que l’on ait cette phrase musicale plutôt que cette autre à un endroit déterminé dans un morceau de musique6.
8De part en part, le propos du philosophe viennois est sous-tendu par le projet de tout ramener au langage : le beau est réduit à l’usage du concept de beau dans le langage, d’où il s’ensuit son invalidation comme critère philosophique ; l’art est réduit à être un langage (« On peut dire également de la compréhension d’une phrase musicale qu’elle est la compréhension d’un langage »7), en sorte que sa science spécifique, l’esthétique, s’assimile à une discussion sur la rectitude des combinaisons réalisées dans les œuvres comme on discute sur l’ordre et le choix des mots. Cette manière de définir la discipline la renvoie à sa préhistoire : elle est née censément de l’effort, inauguré tant bien que mal par Baumgarten, pour dépasser philosophiquement le stade empirique de l’art poétique, c’est-à-dire l’énoncé de règles de l’art qui limitent les œuvres au critère de la régularité comme dit Hegel8.
9Les quelques auteurs anglo-saxons, pour qui la rétrogradation du beau ne signifie pas celle de toute considération axiologique, critiqueraient sans nul doute la thèse wittgensteinne selon laquelle, en esthétique, on argumente, on donne des raisons relatives à la justesse ou à la correction des œuvres. Pour eux, c’est confondre l’attitude esthétique avec l’attitude critique, c’est-à-dire la perception de l’œuvre avec son analyse, son appréhension (ou appréciation) directe et immédiate avec la recherche de raisons susceptibles de fonder l’évaluation. Stolnitz, on l’a vu, appartient à cette catégorie ; la notion d’attitude esthétique qu’il développe est pleine d’échos kantiens – le désintéressement, l’inhibition d’intérêts utilitaires, l’appréhension libre de l’objet, la totale concentration du sujet sur lui, etc. –, mais, à l’encontre de l’auteur de la Critique du jugement, il dissocie esthétique et faculté de juger, en considérant que lorsque « celui qui perçoit l’objet (...) a l’intention de prononcer un jugement sur cet objet, son attitude n’est pas esthétique »9. La « valeur esthétique » est définie par une certaine forme d’expérience d’un objet qui consiste à adopter totalement vis-à-vis de lui une « attention désintéressée et pleine de sympathie » (p. 113), excluant toute autre forme d’attention déterminée par un intérêt cognitif, pratique, idéologique ou moral. Si pour H. S. Langfeld, par exemple, cette exclusivité concentre l’attitude esthétique sur le beau :
Nous nous occupons soit de la beauté de l’objet, écrit-il, soit de quelque autre valeur de celui-ci. Aussitôt que, par exemple, des considérations éthiques nous viennent à l’esprit, notre attitude change (p. 128),
10pour Stolnitz l’attitude esthétique se concentre sur elle-même. Au contraire de ce que l’on serait induit à penser à l’énoncé de son programme de promotion du désintéressement –
Nous ne pouvons pas comprendre la théorie esthétique moderne, sans comprendre le concept de « désintéressement ». Si une quelconque conviction est la propriété commune de la pensée moderne, c’est qu’un certain mode d’attention est inséparable et distinctif de la perception des belles choses10,
11la référence aux belles choses n’induit pas une promotion du beau au rang de valeur-phare de l’esthétique, loin s’en faut.
12En effet, dans un article intitulé « “La beauté” : quelques étapes de l’histoire d’une idée »11, il s’accorde avec Wittgenstein pour considérer que ce mot, qui fut jadis au centre de la théorie esthétique, ainsi que de la critique d’art et du discours esthétique ordinaire, n’apparaît plus que rarement dans les travaux contemporains sur l’art ou sur l’esthétique : « En tant que terme à valeur générique, “beauté” a été remplacé par quelque locution comme “valeur esthétique” » (p. 185). Parmi les auteurs qui admettent la persistance des valeurs esthétiques, on observe, à l’opposé de la tentation de certains, tel Stolnitz, d’isoler l’attitude esthétique dans sa pureté, dans son autosuffisance, l’idée que la valeur esthétique, au lieu d’être unifiée dans une entité unique et unificatrice est dispersée en de multiples caractéristiques dont certaines ressortissent en propre au vocabulaire esthétique, tandis que d’autres sont des termes non-esthétiques utilisés métaphoriquement en esthétique. Pour Franck Sibley, selon qui beau appartient à la première catégorie, intelligent à la seconde12, l’usage des termes non-esthétiques ne signifie pas que le domaine esthétique serait sans spécificité, mais que, pour mettre en évidence les propriétés esthétiques le vocabulaire spécifique est insuffisant. Une telle optique se distingue du relativisme linguistique wittgensteinien, en ce sens que la rétrogradation du beau ne naît pas du constat de la richesse des qualifications diverses qui emploient ce mot, mais plutôt de la pauvreté de la qualification qu’il recèle pris isolément, si bien qu’il faut lui adjoindre d’autres termes, y compris les plus inattendus, pour former le sens esthétique ou formuler le jugement esthétique. Quant à Stolnitz, il considère que la récession du beau dans le vocabulaire esthétique n’est pas simplement sa rétrogradation au rang de valeur parmi d’autres, mais plutôt sa dévaluation :
« beau » semble maintenant être le plus souvent employé péjorativement ou désagréablement. (...) Quand un travail est seulement beau, il est inoffensif, ou il est l’exemplaire d’un style ou d’un genre, ou encore il est excessivement soigné et propre.
13En quelque sorte, le beau est devenu l’absence d’expressivité, et c’est ce terme d’expressivité qui l’a supplanté dans nos consciences et dans notre vocabulaire courant.
14Outre le reproche de confusion entre critique et esthétique, on trouve aussi dans l’esthétique analytique une objection vis-à-vis du postulat du linguisticisme sur lequel Wittgenstein s’arc-boute, celle de Nelson Goodman qui dissocie l’analyse du discours et l’analyse de son objet, le langage qui permet de parler de l’art et l’art comme langage. Privilégiant donc l’idée selon laquelle l’art est un langage, laquelle prend, chez lui, la forme de son identification à un système symbolique, Goodman rompt sans doute avec le surplace de la pensée que produit l’obsession du métalangage, loin qu’il introduise une idée vraiment nouvelle et, sûrement pas, une idée radicalement étrangère à Wittgenstein qui, comme on vient de le voir, envisage aussi l’art comme langage propre. Inversement, c’est Goodman, à son tour, qui fait un pas vers lui, lorsque, refoulant l’idée que l’esthétique puisse répondre à la question de la nature de l’art, il préconise de considérer l’usage plutôt que des généralités « essentialistes », non plus, certes, l’usage du langage sur un objet du monde, mais le fonctionnement de cet objet même. Goodman rejoint normalement le philosophe viennois sur la question du beau et le rejet corrélatif de la conception de l’esthétique comme prescription de ce qu’est le « bon art ». Eu égard au postulat du symbolisme général, l’art possède une dimension cognitive ; eu égard au postulat de spécification artistique du symbolisme, l’art entretient une relation particulière avec la dimension cognitive. En quoi cette conception intéresse-t-elle la question du beau ? Non point parce qu’elle l’intégrerait dans son optique, mais, au contraire, parce qu’elle la refoule vigoureusement comme une entrave à la reconnaissance de la dimension cognitive. En tout état de cause, Goodman, comme Wittgenstein, confond la question de la nature de l’art avec l’idée que l’esthétique ait à prescrire ce qu’est le « bon art ».
La philosophie traditionnelle de l’art est par exemple convaincue, écrit-il, que le mérite esthétique doit dépendre d’une unique propriété commune à tout le « bon art ». Elle appelle cette propriété la beauté. Il est évidemment peu plausible que les Désastres de la guerre de Goya et la Naissance de Vénus de Boticelli partagent la même beauté, mais elle n’en a cure13.
15Cet exemple sert à montrer que l’esthétique traditionnelle raisonne sur une mauvaise base dans la mesure où cette base manque de pertinence cognitive : le beau ne donne aucune « base pour classer des cas indéterminés » (p. 83). Cela confirme l’idée que, à ce sujet, il y a moins de différence entre Wittgenstein et Goodman qu’il ne semblait au départ : pour l’un comme pour l’autre, il s’agit d’observer ce qui se passe lorsqu’on applique le prédicat du beau à des cas empiriques ; l’un et l’autre concluent, un peu rapidement, qu’il ne se passe rien de bien clair, rien d’analytiquement concluant, en sorte que la notion testée doit être abandonnée. Affirmer que la « philosophie traditionnelle de l’art » se désintéresse de la disparité du beau dans les Désastres de la guerre de Goya et dans la Naissance de Vénus de Boticelli, c’est prendre le risque inutile d’être démenti par un monceau de textes où la question est présente, sans doute sous une autre forme (essentiellement plus fine...). Ajouter, comme le fait l’auteur, que « Cette conviction que la beauté est essentielle au grand art fait naître le paradoxe de la belle laideur », c’est laisser poindre un rejet ou un déni du paradoxe qui permet de mieux mesurer l’effet réducteur, sous couvert de clarification, de la sorte de cognitivisme qui procède de l’hypothèse du symbolisme généralisé, entre autres hypothèses « analytiques ».
16Avec Wittgenstein, on a constaté que, le beau n’échappant pas à une démarche critique qui s’applique à toute notion générale, subit une condamnation, au contraire de certaines notions, jeu au premier chef, qui s’en sortent mieux, presque annoblies par les ressemblances de famille. Pourquoi l’identification du concept flou sert-elle, ici, à expulser ce concept de l’usage, au lieu de se contenter d’en décrire le statut, d’en donner le classement ? Avec Goodman, ce n’est pas simplement le concept flou qui est mis en cause, mais aussi l’enchaînement des pensées qu’il provoque, un enchaînement anti-analytique ou, ce qui revient au même, paradoxal : « Interprétés normalement, les termes ne fournissent pas les distinctions attendues. On peut alors toujours les redéfinir, mais alors les distinctions ne signifient plus rien ». L’auteur demande au beau d’opérer le discernement des œuvres, ce qui est sans doute une requête excessive, et, constatant que l’opération échoue, il condamne le concept ; le paradoxe qui s’ensuit ne saurait être, à ses yeux, un progrès cognitif, mais plutôt une rétrogradation dans l’obscurité et la confusion. A cet égard, il ne saurait y avoir de consonance entre pareille conception du rôle de la pensée et les principales tendances de l’esthétique continentale.
17La conception de Goodman offre, sur le plan théorique, une base pour le rapprochement de l’art et de la science – il est notable que cette sorte de rapprochement devienne nécessaire lorsque le discours lui-même, indépendamment des contenus qu’il élabore, campe résolument dans le « scientifique » conçu comme radicalement séparé de l’« artistique » (par exemple, un poème). Puisqu’il s’agit de deux domaines où se spécifie le fonctionnement générique du symbolisme général, et puisque leur spécificité n’est qu’un éloignement relatif vers deux pôles dont la distance n’est jamais telle qu’elle les disjoint radicalement, il reste possible de les associer dans diverses situations pédagogiques ou intellectuelles. C’est, par exemple, sur ce terrain que, selon Goodman, on peut envisager une approche scientifique de la pédagogie de l’art :
En étudiant les symboles, écrit-il, la philosophie analytique donne un fondement commun à l’art et à la science grâce auquel leurs intérêts spécifiques se recoupent. On peut alors étudier scientifiquement l’apprentissage des capacités artistiques et d’étude des arts (p. 87).
18Le fait que l’art et la science soient des systèmes symboliques, que, par voie de conséquences, ces disciplines consistent en manières différentes, mais apparentées, de faire des mondes, ne me semble pas être un grand sujet de discussion possible. L’un des intérêts principaux de la théorie goodmanienne est, en effet, d’attirer l’attention sur cette propriété que le comportement communicationnel humain réside dans la production de représentations conventionnelles qui passent par le support de signes. Faire une œuvre, c’est produire des symboles et faire la théorie d’un aspect tel ou tel de l’art, c’est aussi produire des symboles. En revanche, il semble qu’il y ait un risque à prendre l’exigence de cette médiation nécessaire à toute communication pour la finalité même de la communication.
19Cette sorte d’hyperbole, qui serait un peu l’équivalent en théorie de ce qu’on appelle la déformation professionnelle, est sensible quand Goodman aborde le problème de l’attitude esthétique. Si l’auteur concède que « les expériences esthétiques peuvent (...) être à la fois cognitives et affectives », il établit entre ces deux catégories, comme on l’a vu, une hiérarchie difficile à accepter : le sentiment est un moyen de la communication, l’affectif une médiation du cognitif. La reconnaissance de la valeur du cognitif dans l’art devient par glissement l’affirmation de sa prééminence. Cela fixe à l’artiste le même but qu’au savant : nous donner à connaître. Les goodmaniens développent ainsi le paradoxe que les mondes faits par l’art nous apprennent autant que les mondes faits par la science et cela dans la mesure où il n’y a pas de monde « readymade », mais diverses versions du monde créées par divers individus. L’idée est séduisante, mais correspond-elle à l’expérience que nous avons des choses et, tout particulièrement, à l’expérience de l’artiste telle qu’elle se manifeste dans son activité et sa réflexion ?
20« Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui l’a enfanté, doit être produit comme un monde » dit Baudelaire14. Cette phrase du poète peut être à moitié rangée du côté de l’idée des « manières de faire des mondes » chère à Goodman ; mais, pour l’autre moitié, elle indique que la source de l’activité de l’artiste réside dans l’actualisation d’une construction mentale, hypothèse qui répugne évidemment au nominaliste scrupuleux – « Le subjectivisme menace » exorcise-t-il15 ! Or, pour Baudelaire et, je le crois, pour nombre d’artistes, les aspects affectifs de l’attitude esthétique ne sont pas de simples médiations de la construction des mondes, mais des éléments qui en font partie, qui font partie de ses fondations au même titre que des éléments cognitifs. Goodman préconise de transférer le traitement de l’expression du côté de l’artiste (« des rochers peints par un artiste flegmatique peuvent exprimer l’agitation ») vers le côté de l’œuvre en tant que combinaison de symboles (« je réserve le terme “expression” pour distinguer le cas central où la propriété appartient au symbole lui-même »)16. Si ce transfert assure le bon fonctionnement de la théorie des symboles, il ne permet pas de rendre raison de l’attitude artistique en tant que manière spécifique de finaliser l’activité de production des mondes. L’esthétique goodmanienne plaide utilement pour la mise en lumière de « l’interpénétration des préoccupations cognitives et esthétiques »17, mais, au préalable, elle a si méticuleusement vidé l’esthétique de son contenu traditionnel (le beau, la subjectivité, etc.) que le mot n’est plus qu’une étiquette pour désigner un champ d’intérêt vierge. Étudier comment l’art fonctionne risque fort, dans ces conditions, de mener à l’identification de propriétés qui accompagnent nécessairement l’œuvre, mais qui ne la déterminent pas comme art.
21Selon Goodman, la métaphore est le transfert d’un royaume à un autre d’un certain « schéma d’étiquettes » (p. 23) qui peut apporter, dans l’art comme dans la science, un gain cognitif (p. 86). J’utiliserai donc la métaphore suivante. Pour l’esthéticien analytique radical, l’esthétique ressemble à ses vieilles bâtisses poussiéreuses que l’on rencontre fréquemment dans les films fantastiques et il s’agit, pour lui, semble-t-il, d’y faire le ménage, non point en époussetant les meubles, ni même en les changeant, mais en en déménageant le plus grand nombre ! Or, quoi qu’il en résulte, je crois que la baraque est hantée et que les questions qui l’habitent résistent à la radicalité de l’hygiène analytique. Wittgenstein souligne la disparité du beau en l’appliquant à des objets qui ne ressortissent pas forcément à l’art (visage, livre, etc.), Goodman, en l’appliquant à des objets qui appartiennent censément à la catégorie de l’œuvre d’art (une toile de Goya et une autre de Boticelli). Le premier nous indique donc que l’esthétique est un domaine plus large que l’artistique, tandis que le second nous indique que les catégories esthétiques ne sont pas simples à appliquer dans le domaine artistique, contrairement à l’opinion la plus immédiate que l’on est censé se former généralement de la chose. Il me semble qu’il y a là deux propositions qui incitent plutôt à approfondir le concept de beau, parmi d’autres valeurs esthétiques, qu’à s’en débarrasser sans autre forme de procès : elles introduisent, en effet, une discussion sur l’esthétique, sur sa relation avec la philosophie de l’art, ou encore sur les catégories du goût et sur leur relation avec les catégories de la forme artistique.
22On a constaté que la fraction de l’esthétique anglo-saxonne qui n’est que modérément analytique se fonde sur un constat comparable à celui de Wittgenstein, la dévaluation du beau, non point pour l’exclure, mais pour l’inclure dans un champ élargi de l’esthétique comme théorie des valeurs. Cette position, qui s’ancre dans la tradition de la discipline et prend la relève de ses interrogations, ne nous satisfait pas du point de vue de la question de l’art, en ce qu’elle traite l’art comme un objet privilégié (en gros, elle part de lui et ne parle que de lui), mais lui assigne, en droit, le rang d’un objet parmi d’autres, naturels ou non, susceptibles de susciter l’attitude esthétique. Cela donne l’impression qu’elle ne cherche pas tout à fait ce qu’elle trouve, là où l’esthétique analytique au sens strict a du mal à trouver ce qu’elle cherche... En tout état de cause, il me semble que la philosophie de l’art doit à la fois resserrer sa problématique sur le noyau « art », et, du point de vue ainsi déterminé, rendre compte des valeurs esthétiques, parmi lesquelles le beau. Rendre compte ne veut pas dire adorer...
Notes de bas de page
1 Melencolia I (1514): cf. The Life and Art of Albrecht Durer, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1945-55, p. 151-171.
2 « Pris dans l’antique plénitude de son sens », affirmait-il, le beau est venu « joindre dans les tiroirs des numismates du langage d’autres monnaies verbales qui n’ont plus cours » (« Léonard et les philosophes. Lettre à Léo Ferrero », Variété III, Paris, Gallimard, nrf, 1936, p. 151).
3 Esthétique et Connaissance., op. cit., p. 23.
4 Moore, op. cit., in Osborne, op. cit., p. 86-87.
5 Lectures and Conversations on Aesthetics, Psychology and Religions Belief, édité par Cyril Barrett, Oxford, Basil Blackwell, 1966, p. 34 (trad. franç., Paris, Gallimard, 1971); ici, j’empreinte la traduction à Bouveresse, op. cit., p. 168.
6 Cf. Moore, op. cit., in Osborne, op. cit., p. 87 (cf. aussi Bouveresse, op. cit., p. 174).
7 Zettel, (1945-48), éditeurs Anscombe & von Wright, Oxford, 1967, § 172 (cf. Bouveresse, op. cit., p. 165-166). « Dans la plupart des cas, dit aussi le philosophe dans le Cahier brun, la “compréhension d’une phrase” a beaucoup plus de rapport avec la compréhension d’un thème musical que nous ne paraissons disposés à la reconnaître. Je ne veux pas dire par là que la compréhension d’un thème musical ressemble à l’idée que nous avons tendance à nous faire de la compréhension d’une phrase ; mais bien plutôt que cette dernière représentation est inadéquate et que la compréhension de la phrase se rapproche beaucoup plus qu’il ne semblerait au premier abord de la compréhension d’un thème musical. En effet, on a coutume de dire que la compréhension d’une phrase vise un objet réel qui se situe en dehors de la phrase ; alors qu’il nous faudrait dire : “comprendre une phrase, c’est saisir son contenu, et tout contenu se trouve inclus dans une phrase” » (The Blue and Brown Books, 1933-35, Oxford, 1960 ; trad. par G. Durand, Paris, Gallimard, 1965, p. 278-279). On voit, ici, que la comparaison musique-langage joue dans les deux sens : ou bien la musique est assimilée au langage (quelqu’un qui n’a jamais entendu de musique, à la première écoute, la tiendrait pour un langage hermétique à son oreille, cf. Zettel, § 161), ou bien la comparaison avec la musique permet de mieux comprendre le langage. Mon but n’étant aucunement de commenter l’esthétique de Wittgenstein, je renvoie sur le sujet à Bouveresse, déjà cité, et aux autres exégètes, tel Jean-Pierre Cometti, « Wittgenstein, l’art et le possible », in Wittgenstein et la philosophie aujourd’hui, textes prés. par Jan Sebestik & Antoine Soulez, Paris, Méridiens Klincksieck, Coll. « Épistémologie », 1992, p. 413 sq.
8 Esthétique (1820-1829), tome I, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, Coll. « Champs », 1979, p. 56 et passim.
9 Philosophie analytique et Esthétique, op. cit., p. 106.
10 « On the Origins of “Aesthetics Disinterestedness” », op. cit., p. 131.
11 « “Beauty” : Some Stages in the History of an Idea », Journal of the History of Ideas, XXII, avril-juin, 1961.
12 « Les concepts esthétiques » (« Aesthetics Concepts », The Philosophical Review, LXVIII, 1959), Philosophie analytique et Esthétique, op. cit., p. 42 et passim.
13 Esthétique et Connaissance, op. cit., p. 82.
14 Salon de 1859, Écrits sur l’art, Paris, Gallimard & Livre de poche, t. 2, 1971, p. 34.
15 Esthétique et Connaissance, op. cit., p. p. 83.
16 Langages de l’art, op. cit., p. 116.
17 Esthétique et Connaissance, op. cit., p. 84.
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