III. Le monde de l’art
p. 53-81
Texte intégral
1Ne pensez pas, voyez : à ce conseil de Wittgenstein, Mandelbaum rétorque en faisant le départ des propriétés apparentes et des propriétés cachées. La leçon que l’on peut tirer de son analyse, c’est donc que le conseil ne doit pas être pris trop à la lettre, que « voir » ne saurait être réduit au sens du strictement visible, car, s’il nous engage judicieusement à ne pas se contenter de nos prénotions sur les choses, il s’en faut que toutes les notions sur les choses se réduisent au phénoménal, à l’observable. C’est aussi l’état d’esprit d’Arthur Danto dans son article intitulé « Le monde de l’art » :
Voir quelque chose comme de l’art requiert quelque chose que l’œil ne peut apercevoir – une atmosphère de théorie artistique, une connaissance de l’histoire de l’art : un monde de l’art1.
2Il y a là deux idées : d’une part, le jugement « ceci est une œuvre d’art » ne se limite pas à l’appréciation de caractères matériels de l’objet ainsi estimé ; d’autre part, les caractères non visibles qui soutiennent ce jugement sont « une atmosphère de théorie de l’art » ou « une connaissance de l’histoire de l’art ». Comme George Dickie le notera ultérieurement, Danto rencontre Mandelbaum, mais, en outre, donne un contenu à ce que celui-ci avait laissé dans l’imprécision2. Et pourtant, c’est sans doute sur le terrain de la précision que la proposition de Danto prête encore le flanc à la critique.
3En 1964, Andy Warhol expose à la Stable Gallery à New York, un empilement de facsimilés de cartons d’emballage pour des tampons à récurer de la marque Brillo. Ce qui caractérise cet événement, dont, depuis, le critique du New Yorker fait ses choux gras avec une insistance touchante, c’est que l’imitation d’un objet banal, présentée comme dans l’étalage d’un supermarché, prend valeur d’œuvre d’art. Le fait important n’est pas, pour Danto, qu’il s’agisse d’un fac-similé, car, note-t-il,
les gens de chez Brillo pourraient, au prix d’une légère augmentation de coût, faire leurs boîtes en contre-plaqué sans que celles-ci deviennent des œuvres d’art, et Warhol pourrait faire les siennes en carton sans qu’elles cessent d’être de l’art (p. 193) ;
4la question essentielle est plutôt la suivante : « pourquoi les gens de chez Brillo ne peuvent pas fabriquer de l’art et pourquoi Warhol ne peut que faire des œuvres d’art ». Une première réponse serait que les boîtes de Warhol « sont faites à la main », mais dans cette forme de reproduction laborieuse il n’y a aucun savoir-faire particulier, aucune habileté, encore moins de la virtuosité. Le problème n’est pas la qualité esthétique de la boîte Brillo, mais le fait pur et simple qu’elle est de l’art. Ainsi, manuel, au lieu de renvoyer au métier, renvoie au toucher et, plus précisément, au fait qu’un individu qui s’appelle Warhol, parce qu’il s’appelle Warhol, opère systématiquement de ce qu’il touche la transmutation en art :
Cet homme est-il une sorte de Midas, qui change tout ce qu’il touche en l’or de l’art pur ? Et le monde entier consiste-t-il en œuvres d’art latentes qui attendent, comme le pain et le vin de la réalité, d’être transfigurées, à travers quelque sombre mystère, en les indiscernables chair et sang du sacrement ? (p. 194).
5Peu importe la manière3, ce qui compte, sur le plan de la signification artistique, c’est le fait brut de la transmutation et le pouvoir de l’alchimiste.
6La prédilection de Danto envers les comparaisons de l’art avec la religion4, suggère de rapprocher cette analyse avec la brillante conception pascalienne du thaumaturge. Un miracle, dit l’auteur des Pensées, est « un effet » qui « surpasse la force naturelle des moyens qu’on y emploie », qu’il s’agisse de l’invocation à Dieu ou de la relique d’un saint5 ; de même, l’exposition du carton Brillo produit un effet d’art qui excède la valeur propre de cet objet. Par ailleurs, pour Pascal, il s’agit de faire soigneusement le départ des vrais et des faux miracles :
(...) je n’appelle pas miracle de chasser les démons par l’art du diable ; car, quand on emploie l’art du diable pour chasser le diable, l’effet ne surpasse pas la force naturelle des moyens qu’on y emploie ;
7au contraire, le miracle est le moyen qu’emploie Jésus-Christ pour administrer la preuve de son pouvoir surnaturel, celui de remettre les péchés6, ce qui veut dire que ce pouvoir thaumaturgique est exercé, non point dans le but de se montrer soi-même, mais dans celui de transmettre l’enseignement religieux : « Les miracles discernent la doctrine et la doctrine discerne les miracles7. » Pour Danto, au fond, la différence entre Warhol et le fabriquant de boîtes Brillo réside dans la capacité qu’a le premier et non le second d’exercer un pouvoir outrepassant les limites de la puissance ordinaire ; mais, de même que n’importe qui n’a pas la faculté de faire de vrais miracles, de même que le miracle et son auteur se fondent sur la doctrine en même temps qu’ils la confirment, le pouvoir de l’artiste serait surdéterminé par l’existence d’une certaine théorie artistique :
Ce qui finalement fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en une boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est (...). Bien sûr, sans la théorie, on ne la verrait probablement pas comme art, et afin de la voir comme faisant partie du monde de l’art, on doit avoir maîtrisé une bonne partie de la théorie artistique aussi bien qu’une part considérable de l’histoire de la peinture récente à New York (p. 195).
8Jusqu’où peut-on maintenir le parallèle entre la théorie artistique et la doctrine religieuse ?
9Et qu’est-ce que Danto entend par théorie ? Si je puis dire, c’est là que le bât le blesse. Ce n’est pas la théorie des théoriciens, une construction de l’esprit comme celle que « Le monde de l’art » expose ; c’est plutôt quelque chose de vague, de diffus et d’infus, un ensemble de conceptions globalisées qui représentent la sensibilité ou les critères d’une époque donnée de l’histoire de l’art. On peut rendre compte de l’hypothèse dans les termes de la logique des mondes possibles ; un monde possible est un certain état de choses concevable qui se définit, selon le sens que l’on donne à « concevable », d’une part, par les choses et relations correspondant à cet état (réel ou fictif) et, d’autre part, par une certaine idéologie qui représente la théorie de l’état considéré8. « Il n’aurait pas pu y avoir, toutes choses restant égales, écrit Danto, d’assurance avion au Moyen Age, ni d’effaceurs pour machines à écrire étrusques. » Il y eut un monde sans Brillo et, avant cela, un monde sans tampons à récurer ; de même, il y eut un monde sans les fac-similés exposés par Warhol : « Ce n’aurait pas pu être de l’art il y a 50 ans ». Un peu comme Marx disait qu’un problème apparaît lorsqu’existent les conditions de sa formulation, Danto pense que le monde inauguré par l’exposition de 1964 peut exister lorsqu’apparaissent des conditions de sa possibilité et que ces conditions sont définies par une certaine conception de l’état du monde qu’il appelle une théorie : « C’est le rôle des théories artistiques, de nos jours comme toujours, de rendre le monde de l’art, et l’art, possibles. » On peut remarquer que Panofsky énonce quelque chose de comparable dans le cadre de son explicitation du troisième niveau de l’analyse de l’œuvre d’art, l’iconologie : pour saisir la signification intrinsèque de l’œuvre d’art, dit-il, il faut prendre « connaissance de ces principes sous-jacents qui révèlent la mentalité d’une nation, d’une période, d’une classe, d’une conviction religieuse ou philosophique », mais il insiste aussi sur le fait que cette « théorie » globale est particularisée par l’artiste, eu égard à sa personnalité9.
10Telle qu’elle se présente, du moins dans le texte sur « le monde de l’art », la proposition de Danto néglige, en effet, l’importance de l’acte individuel opéré par le plasticien. Dans une optique qui rejoint l’une des suggestions de Mandelbaum, on accueille favorablement l’idée qu’il avance selon laquelle « (...) il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs ». En effet, si, par la notion d’art on entend le sens moderne du terme, soit celui qui émerge au début du XIXe siècle dans le contexte de la conquête de l’autonomie du champ artistique, la remarque semble incontestable. Mais quand il ajoute « A moins qu’il n’y ait eu des esthéticiens néolithiques », on est fondé à relever une contradiction : la théorie de l’art néolithique prendrait tout d’un coup le sens plus spécialisé que l’on semblait devoir écarter, celui de la théorie des théoriciens. Or, comme je l’ai rappelé dans le chapitre précédent, les auteurs qui, tels Aloïs Riegl, ont avancé la notion de Kunstwollen, ont ouvert la question de savoir ce que l’on pouvait dire d’une forme de représentation très nettement antérieure à l’institutionnalisation de l’art et à l’existence de théories explicites sur l’art, mais qui, malgré cela, présente un caractère artistique incontestable, atteste l’exercice d’une volonté d’art. S’il semble ridicule de postuler que les fresques de Lascaux aient pu être surdéterminées par une théorie de l’art au sens fort, en revanche, il est loin d’être absurde de considérer qu’elles contiennent une théorie de l’art au sens plus vague du terme, certes inexprimable à l’époque, mais latente. Cela veut dire qu’une œuvre d’art n’est pas toujours seulement le produit d’une théorie, qu’elle ne sert pas toujours simplement à illustrer ou à confirmer une théorie donnée, à l’instar du miracle. On peut également supposer qu’elle puisse inaugurer une théorie nouvelle – au contraire, le miracle innovant, si l’on peut dire, ressortirait plutôt à « l’art du diable », et l’art à notre sens, tout entier au diable ! En tout état de cause, si l’exposition de Warhol mérite de nous intéresser autant qu’elle bouleversa Danto, n’est-ce pas justement parce que, sur la base de ce qui est possible à son époque, elle ouvre de nouvelles possibilités, elle change (diaboliquement) la théorie de l’art ?
11Il y a 50 ans, dit le critique, l’exposition du carton Brillo n’était pas possible. 50 ans, cela veut dire 1914. Or, c’est autour de cette date que se situe la série des premiers readymades de Duchamp : la Roue de bicyclette (1913), le Porte-bouteilles (1914), Fontaine (1917), etc. Soit la théorie de l’art T1 correspondant à cette série ; soit la théorie de l’art T2 correspondant à l’exposition des Cartons Brillo en 1964. Il est patent que T1 possède la principale des caractéristiques que Danto attribue à T2, laquelle coïncide avec la définition canonique du readymade : « Objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste10. » En vertu de ce trait, Duchamp est le premier « thaumaturge » ayant opéré la transmutation d’objets ordinaires en œuvres d’art. A la suite de l’exposition de Fontaine – une pseudo-exposition qui joua un rôle considérablement plus grand qu’une kyrielle d’expositions brillantes, inaugurées en grandes pompes et prétendument mémorables –, Duchamp écrivait : « Que R. Mutt ait fait la Fontaine de ses propres mains ou non, n’a pas d’importance. Il l’a choisie11. » Si donc T2 est une théorie subordonnée à T1, puisque Duchamp instaure ce que Warhol réitère, on doit se demander s’il est encore possible de les dissocier, c’est-à-dire, en lui rendant ce qui lui appartient en propre, de continuer à évaluer l’exposition Brillo comme instauratrice à son tour et à sa façon.
12Danto remarque que Brillo est
comme une inversion folle de la stratégie de Picasso quand il colle l’étiquette d’une bouteille de Suze sur un dessin, en semblant dire que l’artiste académique, soucieux d’imitation exacte, doit toujours manquer la chose réelle : aussi pourquoi ne pas utiliser justement la chose réelle ? (p. 193).
13Non seulement cette remarque signifie que le collage de Picasso12 manifeste une théorie, disons T0, qui précéde T1 et T2, mais l’utilisation de la chose réelle est justement ce qui caractérise T1. Vis-à-vis de T0, il appert que Brillo n’est pas l’intromission de l’ordinaire dans un espace de représentation « censément artistique » (la figuration contenue dans le tableau) ; vis-à-vis de T1, il appert que Brillo n’est pas la substitution, en lieu et place, d’un objet ordinaire à un objet « censément artistique » (le tableau lui-même) ; ce qui différencie T1 est donc exactement ce que Danto écarte de son raisonnement : le fait que, en l’occurrence, l’objet ordinaire n’est pas tel quel, mais imité ou, en d’autres termes, que l’objet ordinaire est désigné comme objet d’imitation du peintre. Bref, au terme de ces réflexions, on est en droit de se demander si Danto n’a pas confondu l’histoire de l’art avec sa propre biographie : non seulement la théorie qu’il conçoit en 1964 a déjà été établie il y a grosso modo 50 ans, mais cela semble l’empêcher de voir, au sens de Wittgenstein, où réside la véritable originalité de l’exposition des Cartons Brillo.
14Dans la Transfiguration du banal13, l’auteur revient évidemment sur son exemple favori et sur l’idée que la définition de l’art doit rendre compte du fait que sont désormais comptabilisés comme art des objets qui n’ont aucune propriété manifeste qui les qualifie comme tel. La manière dont il reprend son exemple est significative, non seulement parce qu’il évoque « l’état d’intoxication philosophique » dans lequel l’avait mis sa visite à la Stable Gallery, mais encore parce qu’il altère sensiblement sa problématique :
(...) le problème était aggravé par la question de savoir pourquoi les boîtes de Warhol étaient des œuvres d’art, alors que leurs répliques banales, empilées dans les entrepôts de tous les supermarchés de la chrétienté, n’en étaient pas (p. 23).
15Par un renversement singulier, ce sont donc maintenant les boîtes banales du supermarché qui deviennent des répliques de la boîte Warhol ! L’auteur continue :
Bien entendu, il y avait des différences manifestes : les boîtes de Warhol étaient en contre-plaqué, alors que les autres étaient en carton. Mais l’inverse eût-il été le cas, la problématique philosophique serait restée la même, ce qui rendait concevable l’idée qu’aucune différence matérielle ne devait nécessairement distinguer une œuvre d’art d’une chose réelle.
16Bachelard disait que « les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes »14 ; en effet, il y a, dans ces phrases de Danto, l’aveu que son problème n’existe pas vraiment « dans la réalité », mais qu’il est une pure et simple création du philosophe à son propre usage. C’est lui qui, devant des fac-similés, imagine que l’on puisse exposer de vraies « répliques », les objets eux-mêmes ; c’est lui aussi qui minimise la différence de matériau et donc qui décide de tenir pour négligeable la différence des qualités manifestes.
17Nanti de ce défi ad hoc, Danto s’en prend aux philosophes qui croient pouvoir conclure que la difficulté de la question de la définition de l’art n’est pas due à la limitation du pouvoir cognitif humain mais au fait que l’art échappe par nature à toute définition :
(...) les rares penseurs qui ont vu un problème dans l’incapacité presque risible des définitions philosophiques de l’art à rendre compte de leur objet l’ont expliquée comme étant due au caractère indéfinissable de l’art (p. 24).
18Aussitôt après vient encore une réflexion curieuse : « C’est de cette façon que Wittgenstein a proposé de faire disparaître le problème (...) » ; ainsi, s’est-on tellement éloigné de la source de la discussion que l’on a fini par oublier qu’elle est le fruit d’une importation, et que Wittgenstein n’a clairement aucune espèce de responsabilité dans la manière selon laquelle Weitz et quelques autres ont posé le problème de l’art en faisant fond sur ses théories. Or, l’argument de Danto, c’est justement que l’exposition Warhol ne met pas en crise la définition de l’art, mais plutôt sa supposée indéfinissabilité : les choses exposées par Warhol
ressemblent en effet tellement à des choses qui, d’un avis unanime, ne sont pas des œuvres d’art que, par un détour ironique, la question de la définition de l’art s’avère au contraire urgente.
19Et d’ajouter :
Ma propre opinion est que la vacuité des définitions traditionnelles de l’art est due au fait que chacune se fondait sur des caractéristiques dont la non-pertinence est révélée par les boîtes de Warhol. Ainsi, les révolutions artistiques successives ont laissé toute définition antérieure, aussi bien intentionnée soit-elle, sans emprise sur les œuvres nouvelles audacieuses. Une définition, pour pouvoir tenir le coup, doit donc se montrer insensible à de telles révolutions : or je pense qu’avec les boîtes Brillo toutes les possibilités de l’art ont été réalisées, et que donc, d’une certaine manière, l’histoire de l’art est finie (p. 24-25).
20Selon Danto, d’un côté, l’exposition Warhol révèle les failles des définitions traditionnelles de l’art et, de l’autre, achève d’effectuer « toutes les possibilités de l’art ». La première idée assigne à l’exposition un rôle négatif, celui de contredire la définition de l’art, la seconde, un rôle positif, celui d’accomplir cette définition. On ne voit pas très bien comment les deux rôles peuvent être tenus ensemble. De quelle façon l’exposition accomplit-elle la définition de l’art ? Ce ne saurait être en apportant la dernière pièce, comme celle d’un puzzle, aux définitions antérieures, puisque celles-ci ont été invalidées ; ce ne saurait être non plus en se substituant radicalement aux définitions antérieures, car alors il n’y aurait pas accomplissement, mais rupture. Danto affirme qu’une bonne définition devrait pouvoir résister aux révolutions artistiques, qu’elle devrait en quelque sorte les prévoir. Cela signifierait que tout ce qui peut arriver dans l’art est prévisible, contenu dans une définition originelle, essentielle, indépendante de l’histoire, etc. Mais cela signifierait aussi qu’il ne peut pas y avoir de révolution – il manque à l’auteur un point de vue dialectique permettant de penser les processus dynamiques à travers lesquels s’effectue entre un état antérieur et un état postérieur un saut qualitatif.
21Quant à l’idée selon laquelle l’histoire de l’art est finie, Danto n’est pas le premier auteur à prétendre identifier le moment de la grande coupure où la célèbre prédiction attribuée à Hegel serait censée s’être enfin réalisée. Il ne cherche pas plus loin que son exemple favori – un seul exemple disent les méchantes langues :
Elle ne s’est pas arrêtée, mais elle est terminée, en ce sens qu’elle a pris conscience d’elle-même et est devenue, d une certaine manière, sa propre philosophie : c’est-à-dire que l’art se trouve dans l’état prédit par Hegel dans sa philosophie de l’histoire. Par là, je veux dire notamment que la philosophie de l’art ne pouvait être envisagée sérieusement qu’à partir du moment où le développement interne du monde de l’art était devenu assez concret. Soudain, dans l’art avancé des années 60 et 70, l’art et la philosophie étaient prêts l’un pour l’autre. Soudain, en fait, ils avaient besoin l’un de l’autre pour réussir à se distinguer entre eux.
22Outre la manière quelque peu expéditive selon laquelle elle assume l’héritage hégélien15, cette théorie des relations entre art et philosophie ressemble à s’y méprendre aux thèses de Joseph Kosuth16. A s’y méprendre, en effet. Pour Kosuth, c’est Duchamp qui a introduit la définition conceptuelle de l’art, en substituant à l’intérêt pour la forme des œuvres l’intérêt pour l’énoncé sur l’art qui émane de chacune d’elles ; c’est avec Duchamp que l’histoire de l’art, pour reprendre la formulation de Danto, « a pris conscience d’elle-même et est devenue, d’une certaine manière, sa propre philosophie ». On peut toutefois noter que la théorie de cette prise de conscience, au sein du monde de l’art, est à porter au crédit de l’art conceptuel. Or, dans la mesure où cette théorie s’effectue justement dans le monde de l’art, plutôt que dans un quelconque monde professoral, il ne s’agit pas de savoir si l’art est prêt pour la philosophie (et réciproquement), mais de constater que l’art devient sa propre philosophie sans s’absorber dans la philosophie. Comme le dit Sol Le Witt : « La philosophie de l’œuvre est implicite dans l’œuvre et n’est pas une illustration d’un quelconque système philosophique17. » On peut suivre Danto lorsqu’il dit, dans un texte plus récent, que « l’art a sa propre philosophie comme but », sans pouvoir le suivre quand il ajoute : « il remplit sa destinée en finissant par devenir de la philosophie »18. En tout état de cause, si l’histoire de l’art s’est « terminée » successivement avec Duchamp, avec Warhol et avec Kosuth, parmi d’autres candidats possibles à sa nécrologie, il y a tout lieu de craindre qu’elle n’en ait pas fini de finir...
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23Fort heureusement l’idée de « monde de l’art » a suscité d’intéressants développements ; malheureusement pour lui, Danto s’en est mal accommodé. Dans l’Introduction de la Transfiguration du banal, il écrit :
J’eus la satisfaction morbide de constater que mon texte [« Le monde de l’art »] n’était pas compris du tout. Il aurait donc continué à moisir dans quelques vieux numéros du sépulcral Journal of Philosophy, s’il n’avait été découvert par deux philosophes entreprenants, Richard Sclafani et George Dickie : grâce à eux, il eut une certaine renommée. Je leur en sais gré, comme je sais gré à ceux qui se sont servis de cet article pour ériger ce qu’on appelle la « théorie institutionnelle de l’art », même si la théorie en question est étrangère à tout ce que je crois : nos enfants ne correspondent pas toujours à nos vœux (p. 25-26).
24George Dickie, on l’a vu, établit une relation entre Mandelbaum et Danto, en ce sens que le second complète, à ses yeux, ce que le premier se contente d’esquisser : il existe des propriétés cachées, l’idée de « monde de l’art » en fournit une représentation globale. J’ai noté, par ailleurs, que cette idée est laissée par son auteur dans l’imprécision ; or, si Dickie ne s’en formalise pas outre mesure, c’est justement qu’il remplit cette idée du contenu qui lui fait défaut : « J’utiliserai, écrit-il, le terme de Danto, “monde de l’art”, pour désigner la vaste institution sociale où les œuvres d’art prennent place19. » On comprend que le géniteur ne puisse pas reconnaître son enfant : il a notablement grandi et muri à son insu.
25Mais qu’entend donc Dickie par institution ? La question est de première importance, car le terme est ambigu. L’auteur répond, tout d’abord, à l’aide de l’exemple du théâtre, choisi dans la mesure où « il y a une longue tradition ou institution continue du théâtre dont l’origine procède de la religion grecque ancienne et des autres institutions grecques » (p. 30). C’est, à l’instar de Mandelbaum, la transmission d’un héritage, une tradition continue par-delà les avatars historiques et, notamment, la disparité des institutions associées (religion, église, état, entreprise privée, etc.), qui définit pour l’auteur le dénominateur commun vis-à-vis duquel il convient de ranger les différentes manifestations théâtrales sous une même banière institutionnelle :
Ce qui est resté constant avec son identité propre à travers cette histoire, c’est le théâtre lui-même en tant que manière établie d’agir et de se comporter, soit (...) la première convention du théâtre. Ce comportement institutionnalisé se trouve de part et d’autre de la « rampe » : les acteurs en même temps que les spectateurs sont impliqués et contribuent à la construction de l’institution théâtrale.
26La notion d’institution au sens étroit recouvre les organismes particuliers qui composent le monde du théâtre (un théâtre au sens strict, une compagnie théâtrale, une Direction du théâtre au sein d’un Ministère de la culture, etc.) ; au sens large, elle recouvre non seulement l’ensemble de ces organismes, mais aussi l’ensemble des lois, de la jurisprudence, des formes de comportement, un habitus relevant globalement du monde du théâtre, ce que Dickie appelle, pour sa part, « une pratique établie »20.
27Le caractère artistique d’une représentation théâtrale et la participation des acteurs comme des spectateurs à ce caractère artistique se fondent sur leur inscription dans une institution commune qui surdétermine ce caractère artistique : « c’est de l’art parce que c’est présenté dans le cadre du monde du théâtre ». Bien entendu, il y a des chevauchements entre le système théâtral et d’autres systèmes : une pièce est légitimée comme art au sein du monde du théâtre quand elle est présentée dans un cadre qui relève de ce monde, mais elle peut être également légitimée comme art en tant que texte qui relève en même temps du système littéraire. Le monde de l’art est ainsi constitué de plusieurs sous-mondes peu ou prou connexes ou annexes qui présentent à la fois des différences et un dénominateur commun. Du côté des différences, ils ont leur propre histoire que nous maîtrisons plus ou moins bien selon la période ; par ailleurs, ils sont susceptibles de diversification : c’est ainsi que, selon Dickie, Dada et le happening constituent de tels sous-mondes. Mais, par-delà cette diversité, les sous-mondes de l’art ont pour propriété commune d’être chacun un « cadre pour la présentation (presenting) d’œuvres d’art particulières ».
28S’il est vrai, en effet, que chaque système artistique exige un tel cadre (la salle de spectacle ou d’exposition), maintes autres activités utilisent aussi un cadre de présentation, comme la politique ou le professorat. Un discours politique est un objet que l’on prépare essentiellement en vue d’être présenté à une assemblée, éventuellement réunie dans une salle (de spectacle). Un cours de philosophie de l’art est un objet que l’on prépare essentiellement en vue d’être présenté à un auditoire dans un amphithéâtre ou dans une salle. On pourrait risquer l’hypothèse que la présentation de l’œuvre d’art vise uniquement sa présentation, alors que dans les autres cas, la présentation vise la transmission d’un message ; mais on connaît des hommes politiques et des professeurs qui mettent au premier rang de leurs préoccupations l’acte même de présentation, usant de diverses techniques pour faire triompher un discours parfaitement creux ; de même, il arrive que des œuvres d’art transmettent avec une force inégalable un message qu’aucun discours ne pourrait faire aussi bien passer. Les arts ont en principe besoin d’un cadre de présentation, mais ils n’assument pas pour seule fonction de le remplir avec plus ou moins d’abondance. Le cadre de présentation artistique est aussi un lieu de mise en place et de mise en scène d’un cadre de représentation : la scène de théâtre, la fosse d’orchestre, le tableau, l’écran de cinéma, etc. Au monde de l’art s’ajoute nécessairement la dimension du monde de l’œuvre21.
29Pour revenir au propos de Dickie, selon lui, les différences entre les sous-mondes expliquent les fortes disparités existant entre les propriétés manifestes des œuvres d’art. Par ailleurs, dans un sous-système traditionnel, où les œuvres sont déterminées par des règles conventionnelles, on a tendance à ne considérer que les propriétés manifestes, en oubliant que le peintre, par exemple, ne se contentait pas de figurer ceci ou cela et de telle ou telle manière, mais aussi « agissait comme un agent du monde de l’art et conférait le statut d’art à sa création » (p. 32)22. Il suffit, au contraire, que des artistes, à l’instar des dadaïstes, agissent de manière déviante, produisant des objets étranges, pour que l’accent soit mis sur cet aspect caché, pour que
notre attention soit détournée des propriétés évidentes des objets vers la considération des objets dans leur contexte social. (...) Duchamp et ses amis n’inventèrent nullement le fait de conférer le statut d’art ; ils utilisèrent simplement un moyen institutionnel d’une façon inhabituelle (p. 32-33).
30De la sorte, de nouveaux sous-systèmes apparaissent, par exemple la sculpture du rebut, qui, la plupart du temps, viennent grossir d’anciens systèmes, ici la sculpture. Sur cette base, on peut définir généralement l’œuvre d’art comme suit :
Une œuvre d’art dans le sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont un ensemble d’aspects a reçu le statut de candidat à l’appréciation par quelqu’un ou quelques-unes des personnes qui agissent pour le compte d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) (p. 34).
31Entre un article de plombier et Fontaine de Duchamp, la différence est claire : seul le second présente l’objet de plomberie dans « un lieu institutionnel du monde de l’art » (p. 41). Mais la définition dite institutionnelle de l’art, telle qu’elle est formulée ci-dessus, s’applique-t-elle réellement à Fontaine étant donné qu’il s’agit d’un objet ordinaire ? Doit-on, comme Ted Cohen, considérer que l’urinoir n’est pas un objet susceptible d’être apprécié en tant quel tel, faute de posséder des qualités appréciables au même titre que de vulgaires fourchettes en plastique, en sorte que seul le geste de Duchamp pour exposer l’objet (ou tenter de le faire) serait signifiant23 ? Aurait-on alors conféré le statut d’œuvre d’art à un objet exclusivement en vertu du fait qu’il a été désigné comme objet d’art par la décision de Duchamp ?
Mais, demande Dickie, pourquoi les qualités ordinaires de Fontaine ne peuvent-elles pas être appréciées – sa surface blanche et brillante, la profondeur mise à jour quand il reflète les images des objets alentour, son agréable forme ovale. Il a des qualités semblables à celles des œuvres de Brancusi et de Moore dont beaucoup n’hésitent pas à dire qu’elles font l’objet d’appréciations (p. 42).
32C’est, pour l’auteur, une affaire de focalisation : Fontaine comme objet artistique ou comme objet quelconque a des qualités susceptibles d’être appréciées à condition que l’on porte l’attention sur elles, un peu comme la photographie nous permet d’isoler des aspects des objets.
33Si nombre de propositions de Dickie sont très convaincantes, à mes yeux, ce dernier argument l’est moins. Après s’être acharné à montrer que le statut d’art est essentiellement fondé sur les propriétés cachées, insistant sur le fait que les œuvres comme Fontaine, plus que les œuvres traditionnelles, révèlent ce fait, il s’ingénie à montrer que l’objet a des propriétés apparentes : si le fait est indéniable, l’argument est contradictoire. Ce qui importe, en fait, ce n’est pas que l’urinoir ait des propriétés apparentes (c’est, banalement, le lot de toute chose), mais que ces propriétés soient ordinaires. Prises en soi elles ne peuvent pas conférer à un urinoir le statut d’art, sans quoi n’importe quel plombier aurait le même pouvoir que Duchamp ; prises dans le contexte du monde de l’art, elles introduisent l’idée qu’un objet aux propriétés ordinaires peut être élevé au rang d’œuvre d’art à condition qu’un artiste légitimé dans le monde de l’art choisisse d’exposer cet objet. Comme on l’a vu, à propos de Danto, cette action présente la particularité, premièrement, d’être possible dans un certain état du monde de l’art et, deuxièmement, d’introduire dans ce même monde une nouvelle proposition qui en change la théorie implicite. Le principal changement introduit par Duchamp c’est le coup de force consistant à présenter comme œuvre d’art un objet ordinaire, pour ses qualités autant que par son usage.
34Puisqu’on vient de faire retour à Danto, il est intéressant, pour boucler la boucle, de considérer sa critique de Dickie. Elle est exprimée dans des termes tout à fait ambigus :
La théorie institutionnelle de l’art est certes capable d’indiquer les raisons pour lesquelles une œuvre comme Fontaine de Duchamp a pu être élevée du rang de simple objet à celui d’œuvre d’art. Mais elle n’explique pas pourquoi c’est cet urinoir particulier qui a été l’objet d’une promotion si remarquable, tandis que d’autres urinoirs, exactement pareils à lui, sont restés dans une catégorie ontologiquement dévaluée. Nous nous retrouvons toujours avec deux objets indiscernables dont l’un est une œuvre d’art et l’autre non24.
35En effet, qu’est-ce que la théorie institutionnelle de l’art n’explique pas ? Il semble admis par l’auteur qu’elle soit capable de donner les raisons pour lesquelles l’urinoir choisi par Duchamp peut être qualifié d’œuvre d’art et, en même temps, il semble que, pour lui, cela ne soit pas une explication. Or, que demande-t-il d’expliquer ? Pourquoi cet urinoir choisi par l’artiste a-t-il été ainsi promu ? Mais, dans ce cas, on ne voit pas ce que pourquoi signifie qui ne serait pas les raisons pour lesquelles. Ou encore : pourquoi d’autres urinoirs ne subissent pas la même transmutation ? Or, la théorie de l’art n’a sûrement pas à expliquer pourquoi (ou les raisons pour lesquelles) des objets tout à fait banals restent banals.
36Reprenant la discussion plus loin, Danto écrit que Dickie
a attiré l’attention sur le processus grâce auquel un objet devient une œuvre d’art, processus qui put fort bien être institutionnel, mais s’adonnant à des considérations esthétiques, il a négligé la question de savoir quelles sont les propriétés qui sont constitutives d’une œuvre d’art, du moment qu’elle a acquis ce statut. A mon avis, une œuvre d’art possède un grand nombre de qualités qui sont tout à fait différentes de celles d’un objet qui, bien que matériellement indiscernable d’elle, n’est pas une œuvre d’art (p. 160).
37Il vient de préciser que l’œuvre de Duchamp « possède des propriétés qui font défaut aux urinoirs ; elle est audacieuse, impudente, irrespectueuse, spirituelle et intelligente » (p. 159-160). Il conclut : « Je soutiendrai pour ma part que les œuvres d’art font appel à une esthétique spécifique, ainsi qu’à un langage particulier réservé à leur appréciation » (p. 161) et enchaîne :
pour les convenances de l’analyse, nous allons admettre, même si cela devait se révéler faux, qu’il existe quelque chose comme un sens esthétique, un sens de la beauté ou une faculté du goût, ainsi que l’ont cru de nombreux philosophes éminents (...) (p. 161-162).
38Comme je l’ai noté, on ne comprend pas très bien pourquoi Dickie s’intéresse aux propriétés manifestes de l’objet urinoir, dans le cadre d’une théorie qui met en avant les propriétés relationnelles ; mais Danto, qui l’accuse de s’adonner alors à des considérations esthétiques, prétend s’en sortir ensuite à l’aide de considérations elles-mêmes esthétiques, en donnant au mot un sens que l’on doit estimer différent si l’on espère sauver la cohérence de son propos. Admettons que l’urinoir exposé par Duchamp se distingue des urinoirs banals par un certain nombre de propriétés, alors de deux choses l’une : ou bien ces propriétés dépendent du fait que l’urinoir est exposé, lequel suffit à conférer le statut artistique ; ou bien elles n’en dépendent pas, et on ne peut admettre qu’elles confèrent le statut artistique sans en tirer ce paradoxe que le statut institutionnel ne confère pas le statut d’art. S’agissant, ici, d’un processus institutionnel qui veut qu’un objet banal ait été promu au rang d’œuvre d’art par la décision d’un artiste dans le contexte adéquat, l’audace, l’irrespect, etc., ne sont ni des propriétés inhérentes à la chose-en-soi (comme dit Duchamp25), sans quoi tous les urinoirs les posséderaient, ni constitutives de son statut d’art, sans quoi il serait inutile de l’exposer, mais des caractères conférés à l’objet par son exposition. En outre, comme je l’ai déjà dit, ces mêmes caractères n’existent que dans la mesure où l’objet conserve en tant qu’œuvre exposée ses propriétés d’objet banal, trivial même.
39Danto affirme que
en tant qu’objet introduit dans le monde de l’art, les propriétés de Fontaine sont celles que cet objet partage avec la plupart des objets de porcelaine industrielle, alors qu’en tant qu’œuvre d’art Fontaine partage certaines de ses propriétés avec le Tombeau de Jules II de Michel-Ange et le Persée de Cellini (p. 160).
40Or, Fontaine, en réalité, fonctionne d’emblée comme œuvre d’art (il n’existe à notre connaissance que sous cette forme) et c’est en tant que tel qu’il nous pose problème : cette œuvre d’art non seulement conserve les propriétés de l’objet usuel, mais se distingue par le fait qu’elle ne partage pas avec le Tombeau de Jules II de Michel-Ange et le Persée de Cellini ou, plus globalement, avec les œuvres d’art au sens traditionnel, tout un paquet de propriétés. En particulier, Fontaine ne partage pas la propriété essentielle de l’œuvre d’art au sens traditionnel qui est de manifester explicitement des signes de l’art (au sens traditionnel) dans divers aspects de sa forme. C’est même contre une telle manifestation, contre l’évidence de l’Art avec un grand A, contre l’œuvre redondante avec son statut, que Fontaine est dirigée. Cet objet qui n’est pas banalement ordinaire, qui n’est donc pas susceptible de voir ses qualités « plastiques » monter dans l’échelle du goût, est un objet trivial, appartenant délibérément au mauvais goût – anti-esthétique autant qu’anti-art –, en d’autres termes, un objet qui résiste à la transfiguration que son exposition exigerait...
41Le retour au sens esthétique préconisé par Danto ressemble à la rechute dans une maladie. On est parti de la volonté de divers penseurs de reformuler les questions de la philosophie de l’art dans des termes nouveaux. On nous a dit d’abord qu’il convenait, au lieu de parler de l’art comme objet, de s’intéresser au concept d’art, à son usage (Weitz). On a réfuté le pessimisme postwittgensteinien de l’indéfinissabilité de l’art, au profit de l’idée de la transmission d’un héritage (Mandelbaum). On a cherché à actualiser cet héritage, sous la forme de la théorie chère à Danto dont le flou a été efficacement rectifié par l’idée de « la nature institutionnelle de l’art » (Dickie). Or, mécontent de ce qu’il a enfanté à son insu, Danto voudrait nous faire revenir à d’anciennes postulations dont on aurait pu croire que l’esthétique analytique cherchait justement à libérer la philosophie de l’art. D’abord, lorsqu’il avance que la question philosophique du sens esthétique c’est de « se demander quelle est la logique de l’appréciation, et ce qui distingue la réaction provoquée par une œuvre d’art de celle provoquée par un simple objet »26, l’auteur nous éloigne radicalement du problème conceptuel posé par l’urinoir et reposé par les boîtes Brillo.
42Que peut-on reprocher à cette théorie de l’appréciation ? Il s’avère d’abord qu’elle reprend, sans le dire, le distinguo de Weitz entre l’usage descriptif qui attribue le label œuvre d’art en vertu de « critères de reconnaissance », et l’usage évaluatif, qui l’attribue en vertu de « critères d’évaluation », en y ajoutant à juste titre l’idée que « nous ne pouvons pas caractériser une œuvre d’art sans en même temps l’évaluer » (p. 249) (et réciproquement comme je l’ai montré dans le chapitre précédent). Par ailleurs, cette théorie s’ingénie à discerner les œuvres d’art d’avec les choses ou les représentations banales, en provoquant des exemplifications ad hoc du genre : comparons un roman et un article de presse qui ont le même contenu. Ce que l’on peut tirer d’un tel travail est fort maigre comme Danto le démontre lui-même à son insu. L’idée qu’il y ait davantage d’expressivité dans le roman que dans l’article (ou que l’œuvre d’art soit plus sûrement « une extériorisation de la conscience de l’artiste », p. 260) ne peut guère nous choquer, puisqu’elle est davantage un postulat que l’on est prêt à admettre au départ qu’une élucidation d’un éventuel problème du caractère artistique. Quand Danto, nanti de cette sorte de conviction, en revient aux boîtes Brillo, c’est pour distinguer deux idées sur l’art, l’idée philosophique et l’idée artistique : la première consiste à considérer que « la transfiguration d’un objet banal ne transforme en rien le monde l’art », ne faisant que « rendre conscientes les structures de l’art » ; la seconde, dans le fait qu’« en tant qu’œuvre d’art, Boîte Brillo (...) accomplit ce que les œuvres d’art ont toujours accompli, c’est-à-dire qu’elle extériorise une manière de voir le monde » (p. 322). Ainsi, la vision prometteuse d’un monde de l’art se dilue dans une théorie vaguement générale de la vision du monde, de la weltanschaung. Si l’on croit, au contraire, que l’art a une portée conceptuelle en tant qu’art, l’exposition d’un objet quotidien n’est pas qu’une transfiguration déterminée par l’histoire de l’art, elle est aussi, et avant tout, une proposition sur l’art qui, en le définissant de manière inédite, introduit de nouveaux critères d’appréciation sur le monde de l’art, voire sur le monde tout court. C’est, en effet, à cette condition seulement qu’une œuvre d’art vaut comme vision du monde, en proportion d’une vision préalable que sa « proposition » affecte ou ébranle – par exemple, la conception « sacrale » de l’art à quoi se mesure l’irrespect de Fontaine.
Comme nous allons le voir, écrit Danto antérieurement, l’appréciation esthétique des œuvres d’art possède une structure différente de celle de l’appréciation esthétique de simples objets, et ce quelle que soit leur beauté et indépendamment du caractère éventuellement inné du sens de la beauté (p. 188).
43Si la formulation des idées reflète leur contenu, cette phrase est significative. Elle induit son auteur à chercher ailleurs ce qu’il a sous la main, et que l’exemple des boîtes de Warhol lui avait mis devant les yeux. Au sens propre, celui qui dérive de son étymologie (aisthesis), l’esthétique s’occupe du sensible, de l’imaginaire, du goût, d’une sorte particulière de jugement, de diverses catégories comme le beau, le sublime, etc. ; la philosophie de l’art, de son côté, s’occupe d’étudier l’art comme activité spécifique de production d’objets particuliers, comme réservoir de formes, comme attitude humaine, etc. Stricto sensu, l’esthétique ne semble être qu’une partie de la philosophie de l’art – celle-ci possédant donc deux parties : l’étude du fait ou des formes artistiques et l’étude des catégories de jugement sur l’art (soit l’esthétique). En réalité, l’esthétique n’est que partiellement une partie de la philosophie de l’art, en ce sens que sa portée n’est pas réduite à l’art, à ses œuvres – par exemple, il est patent que la nature (et, pourquoi pas, l’industrie) est objet de sensibilité ou qu’elle suscite des jugements en termes de beauté, de laideur et de sublime (pour ne parler que des catégories les plus classiques). Ainsi, Danto note que « les couchers de soleil ou l’étoile du soir ne sont pas considérés comme des œuvres d’art, car pour le moment aucun acte artistique n’a encore transformé en œuvres d’art ce dont le soleil et l’étoile du soir constituent des répliques matérielles ». Ce qui différencie le jugement que l’on porte sur le coucher de soleil et sur l’œuvre d’art, ce n’est pas l’appréciation esthétique en tant que telle que nous portons respectivement sur eux, mais le fait que nous reconnaissons dans la seconde, et non dans la première, la manifestation d’une activité humaine spécifique, l’activité artistique. Que cette reconnaissance transforme notre jugement esthétique est probable, mais c’est inverser la causalité que d’en chercher l’origine dans la forme du jugement esthétique. C’est cette évidence que l’événement de l’exposition Brillo exhibe devant nous et que, anecdotiquement, elle exhiba un jour devant Danto, sans doute aveuglé par le brio de cette sorte d’art sans œuvre...
44De même qu’on ne fait pas usage d’un roman comme d’un article de presse, parce que l’on fait l’usage de l’un comme de l’autre dans un contexte spécifique, vis-à-vis d’un système de référence différent27, de même l’œuvre Boîte Brillo n’est pas un objet flottant dans une sorte de halo de théorie offert à n’importe quel courant d’air. C’est un objet exposé dans un cadre de présentation déterminé à un moment déterminé de l’histoire de l’art. A cet égard, nul doute que la théorie institutionnelle de Dickie remette les bœufs devant la charrue. Toutefois, si elle précise les propositions trop générales de Mandelbaum, elle reste elle-même inaboutie, faute de mettre plus clairement et plus distinctement en lumière le contenu de la relation entre l’appréciation artistique (plutôt qu’esthétique) et le monde de l’art. J’ai proposé ailleurs28 de décrire le monde de l’art suivant le modèle du « fait social total » brillamment élaboré par Marcel Mauss29. Suivant ce modèle, la rationalité artistique peut d’abord être décomposée en fonction d’une série de paramètres sociaux : économique, juridique, institutionnel (au sens étroit), technique, esthétique, etc., puis caractérisée comme une manière particulière d’intégrer chacun de ses paramètres dans une totalisation spécifique différente d’autres formes de totalisations caractérisant des activités sociales d’un autre ordre (cette sorte de combinaison fournissant la différentiation espèce-genre que Wittgenstein réfute). Par exemple, si l’on parle de l’art du chirurgien, c’est parce que l’activité du chirurgien intègre le paramètre de l’art d’une manière spécifique ; mais on voit que cette intégration possible dans divers domaines ne peut être confondue avec la totalisation spécifique qui définit l’art au sens qui nous occupe ici. D’une certaine façon, le paramètre artistique revêt dans l’art deux dimensions différentes : en tant que paramètre particulier (le savoir-faire), en tant que totalisation spécifique d’un ensemble de paramètres sociaux.
45Dans le cas de l’exposition des boîtes Brillo et, plus généralement, de toute exposition d’objet apparemment banal, il s’opère (plus précisément, l’artiste opère) une dissociation entre ces deux aspects du concept d’art qui sont traditionnellement réunis. L’objet qui porte sur lui les signes d’un savoir-faire artistique est traditionnellement destiné à être exposé dans un lieu d’accréditation artistique dont la fonction institutionnelle est de gérer spécifiquement un certain nombre de paramètres sociaux. L’appréciation que l’on porte sur un tel objet est déterminée par cette destination, soit qu’elle s’inscrive dans sa forme même, soit qu’elle ait été déjà réalisée. Pour que l’objet qui semble dénué de tels signes de savoir-faire artistique ait pourtant accès à un tel lieu, il faut que l’action de l’artiste soit interprétable comme adéquate au sens de la totalisation qui définit l’art, c’est-à-dire que son action donne des divers paramètres sociaux une interprétation conforme à ce sens. Cela ne veut pas dire que le renoncement aux signes traditionnels de l’œuvre d’art n’ait aucun effet sur la conception totale de l’artiste. D’ailleurs, au lieu d’être un renoncement, il est l’effet d’une offensive que mène l’artiste contre le modèle traditionnel dont il est l’héritier. Par exemple, « L’Art des affaires est l’étape qui succède à l’Art » dit Warhol sans ambages30, pour signifier la façon particulière dont il interprète le rôle du paramètre économique dans l’institution artistique. Cette interprétation, qui peut sembler vouloir détruire la totalité de l’art, entraîne plutôt une redistribution des valeurs en son sein qui reconstitue sur des bases partiellement différentes une totalité superposable à la précédente.
46Lorsque quelqu’un, par exemple Danto, découvre une exposition qui atteste une telle conception de l’art, il est mis devant le fait accompli : l’institution artistique a accordé son accréditation à une conception de l’art qui diverge plus ou moins manifestement de la conception jusque-là admise. En l’occurrence, le fait dominant est que, dans des conditions déterminées, le monde de l’art permet à la décision de Warhol de prendre effet, en sorte que les représentants de ce monde qui gèrent la Stable Gallery permettent à l’idée sur l’art que cette décision représente de compter parmi les idées alors admises sur lui. Nul doute que cela soit rendu possible par un certain état de l’art ; mais il n’est pas douteux que cela change en même temps l’état de l’art. On peut difficilement se ranger à l’idéologie déterministe de Danto, suivant qui cette exposition singulière était inévitable et sans objet :
Inévitable parce que le geste devait être accompli, à l’aide de la boîte Brillo ou à l’aide d’autre chose. Sans objet, parce que, une fois un tel geste rendu possible, il n’y avait plus aucune raison de l’accomplir31.
47La théorie du fait social total ne se contente pas de la présentation objectiviste de la définition d’un monde spécifique comme le monde de l’art ; elle possède aussi une dimension subjectiviste, en ce sens que la totalisation des paramètres sociaux n’est effective que dans la mesure où elle est intériorisée par des individus, ici notamment les artistes, et ressentie par eux comme un habitus, c’est-à-dire comme une adhésion globale à un certain type de comportement32. L’exposition considérée dépend du travail qui s’effectue dans l’habitus warholien (en tant que représentant éventuel d’un groupe adhérant au même habitus) vis-à-vis du concept d’art au sens pratique. A cet égard, l’accomplissement de l’événement est nécessaire même s’il est évidemment fortuit sous sa forme factuelle : c’est l’accomplissement de l’exposition Brillo qui démontre sa possibilité – comme Aristote disait qu’une tragédie peut comporter des faits réels parce que ce qui a eu lieu est possible quia talis. Le critique, parce qu’il se délecte à transmuer les faits qui l’intéressent en « acte philosophique », a tendance à renverser l’ordre des choses, à la manière d’un prophète qui prétendrait annoncer des événements déjà accomplis.
48Dans cette optique, on met en cause l’alternative méthodique proposée par Wittgenstein – définition générale vs ressemblances familiales –, en considération du point de vue de pertinence de la philosophie de l’art. On a vu qu’il y a un certain flou dans la discussion déclenchée par la relecture des Investigations : s’agit-il d’appliquer les ressemblances de famille à l’art en général, aux diverses sortes d’art ou à l’œuvre d’art ? S’il s’agit de l’art en général, on note que le mot art revêt plusieurs acceptions comme métier, savoir-faire, création d’œuvres, etc. ; s’il s’agit des différents arts, on remarque qu’il en existe une gamme diversifiée qui correspond à l’existence de pratiques disparates ; s’il s’agit de l’œuvre d’art, on souligne que les choses auxquelles l’étiquette s’applique sont multiples, et que leur variété est soumise aux caprices des modes ou des révolutions artistiques. Cependant, peut-on être cohérent à ce sujet, en entretenant ainsi le flou, non pas dans les concepts eux-mêmes, mais dans le choix du niveau conceptuel auquel on prétend travailler ? A mon sens, il convient de commencer par examiner la première interprétation, celle qui concerne l’art en général, dans la mesure où c’est à son étage que l’on rencontre le cœur de la problématique. L’idée de l’art comme fait social total signifie que, loin de chercher à définir la notion générale d’art en général, on s’efforce de définir en général une notion spécifique de l’art, celle qui caractérise l’emploi du mot dans les expressions « l’art des artistes » ou « le monde de l’art », non point dans « l’art du chirurgien » ou « la boxe est un noble art ». Pour prendre un exemple plus fin, on ne cherche pas à définir l’art dans l’expression « la musique est l’art des sons », c’est-à-dire un certain savoir-faire appliqué à la combinaison des sons, mais plutôt à caractériser la musique comme art, c’est-à-dire la manière dont l’investissement d’un individu dans la musique peut spécifier celle-ci comme art. Le même critère s’applique à la gamme des arts, chacun d’eux n’existant pas comme art a priori (mais comme médium possiblement utilisé à des fins artistiques), sinon la peinture ne serait peuplée que de peintres du dimanche ; enfin, il s’applique également à l’œuvre d’art, dont l’instauration comme telle dépend de son inscription dans le monde de l’art, c’est-à-dire dans un système de légitimation sociale spécifique.
49L’objet de la théorie n’étant plus un vague référent, mais un type de pratique humaine spécifié par la manière dont il intègre la plupart des paramètres sociaux, l’alternative entre la définition générale et les ressemblances de famille n’a plus lieu d’être. D’une certaine façon, on pourrait raisonner identiquement en ce qui concerne l’exemple favori de Wittgenstein : le jeu est un référent flou tant que l’on considère cette activité comme un ensemble de possibles qui n’engage rien de particulier ; dès lors que l’on s’intéresse au joueur, c’est-à-dire au jeu comme pratique sociale déterminée dans laquelle des individus investissent leur temps, leur activité, voire leur vie, on est devant un référent concret qu’il est possible d’analyser de manière unitaire. La théorie du fait social total suppose une décomposition conceptuelle qui diffère des ressemblances de famille : celles-ci reposent sur la comparaison d’activités que l’on a l’habitude de tenir pour comparables, du point de vue des traits qui caractérisent leur différence spécifique ; celle-là repose sur la décomposition des propriétés sociales d’une activité comme l’art ou le jeu, du point de vue de la synthèse que cette activité opère spécifiquement. Je crois que l’objet de la philosophie de l’art est plutôt du second côté, du moins dans la mesure où elle a l’ambition de faire la théorie de l’art comme pratique. Je l’ai laissé entendre dès l’issue du chapitre sur Wittgenstein, la recherche d’une définition générale du concept d’art doit viser, non point le seul examen de l’usage du mot art dans le langage, mais la compréhension de l’usage de l’art comme pratique, y compris la terminologie (ou l’idéologie) que cette pratique demande ou qu’elle soutient. Par pratique, le lecteur doit sans nul doute être convaincu que je n’entends pas, ici, le simple bricolage quotidien ni la simple exécution routinière, mais les formes constantes de l’activité humaine qui se fondent sur un habitus susceptible d’être exercé dans un champ social déterminé.
50Or, du même élan où ils contestent la définition générale, les disciples de Wittgenstein avancent avec unanimité l’argument de la révolution artistique qui, écrit Jacques Bouveresse, « entraîne toujours un changement important dans la signification même du terme “œuvre d’art” » ; et d’ajouter : « par exemple, à un moment donné le caractère figuratif cesse d’appartenir à l’essence de l’œuvre picturale, la tonalité à l’essence de l’œuvre musicale, etc. »33. Or, il en va d’une révolution artistique comme d’une révolution politique qui change beaucoup de choses (la forme de l’État, le tissu social, etc.), mais qui ne change pas tout, à commencer par l’objet qu’elle révolutionne (une nation) – révolution ne signifie pas autodestruction. L’art abstrait, en bouleversant la peinture, en faisant rétrograder du même coup la figuration du statut de trait nécessaire à celui de trait subsidiaire ou simplement possible, conserve la peinture, l’essentiel de ce qui la définit et, même, met en évidence ce qui la définit essentiellement34, qui la définissait déjà auparavant35 et que la figuration (abusivement tenue pour nécessaire) ne permettait pas de voir immédiatement36. De même, il est patent qu’en prétendant détruire « l’Art avec un grand A », les futuristes ont, non seulement recueilli, mais enrichi l’héritage de l’art, loin d’en interrompre la transmission37. En bref, la nouveauté des formes d’art ou des idéologies artistiques ne saurait être évaluée en l’absence d’un système de référence à la fois suffisamment stable pour ne pas se désagréger au moindre soubressaut et suffisamment souple pour intégrer les chocs, plus ou moins violents, que les œuvres ou les artistes lui font périodiquement et régulièrement subir.
51Paul Ziff laisse entendre une proposition similaire, lorsqu’il avance que considérer quelque chose comme une œuvre d’art a des « implications sociales caractéristiques » et que l’œuvre d’art est socialement définie par des fonctions (objectifs, visées) ; il ajoute que l’évolution de la société affecte ces fonctions et que l’évolution de ces fonctions affecte la définition sociale de l’œuvre d’art38. Mais cette conception relativiste ne décrit qu’un versant du problème, celui de la causalité sociale vue du point de vue de la société en général ; sur l’autre versant, il y a la causalité sociale vue du point de vue de l’art, c’est-à-dire de la manière spécifique dont l’activité artistique comme pratique interprète la causalité sociale. A cet égard, les fonctions de l’art manifestent, en dépit des bouleversement ou des évolutions socio-historiques, une évidente permanence qui n’est pas celle d’un bloc monolithique, mais celle d’un système au sens systémique, dont le modèle du fait social total donne la représentation apparemment la plus satisfaisante. Il est patent, en outre, que ce modèle ouvre à l’esthéticien une autre perspective que la description des épiphénomènes qui habillent provisoirement l’usage en tel temps ou en tel lieu de la notion d’art. Comme on l’a vu dans le chapitre sur les ressemblances de famille, le raisonnement de Wittgenstein repose sur le fait qu’il considère les espèces au sein du concept (jeu, art, etc.), évitant l’autre vectorisation du problème qui consisterait à considérer son objet (jeu, art, etc.) comme une espèce au sein du concept des activités humaines. Le « fait social total » permet de rétablir cette vectorisation et induit, en même temps, l’idée que le dénominateur commun du concept d’art n’est pas une simple formule, mais un contenu complexe. Ce n’est pas l’effectivité de l’art qui intéresse un postwittgensteinien comme Weitz, mais le fonctionnement effectif du concept d’art ; ici, au contraire, on s’intéresse à l’effectivité de l’art, y compris l’effectivité de son concept comme moment de l’art. Le rapport de l’art au social n’est pas simplement l’inscription de cette sorte d’activité dans le réseau de relations qui constitue la société ; il est aussi, et surtout du point de vue esthétique, la forme spécifique que le social prend dans l’art et qui fonde son effectivité.
Notes de bas de page
1 « The Artworld », The Journal of Philosophy, LVI, 1964, in Philosophie analytique et Esthétique, op. cit., p. 193.
2 Art and the Aesthetic, op. cit., p. 29.
3 En effet, « (...) la différence ne consiste pas dans le métier : un homme qui sculpte des cailloux dans des pierres et construit soigneusement une œuvre appelée Pile de graviers pourrait invoquer la théorie de la valeur-travail pour expliquer le prix qu’il demande ; mais la question est : qu’est-ce qui en fait de l’art ? et pourquoi donc Warhol a-t-il besoin de faire ces choses ? pourquoi ne pas seulement griffonner sa signature sur l’une d’elles ? ou en écraser une et l’exposer, en tant que Boîte de Brillo écrasée (“Une protestation audacieuse contre la mécanisation...”) ou simplement exposer une boîte de Brillo en carton comme Boîte de Brillo non écrasée (“Une affirmation audacieuse de l’authenticité plastique de ce qui est industriel...”) ? », ibid., p. 193-194.
4 « Le monde de l’art, écrit-il, se rapporte au monde réel, dans quelque chose comme la relation qui unit la Cité de Dieu à la cité terrestre », ibid., p. 195.
5 Fragment 830-2, éd. Lafuma, in Pascal, Œuvres complètes, op. cit., Paris, p. 606.
6 Fragment 846, ibid., p. 610.
7 Fragment 832, ibid., p. 607. Voir sur cette question le Rationalisme de Descartes de Jean Laporte, Paris, Presses Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1950, p. 362.
8 Cf. G. E. Hughes & M. J. Cresswell, An Introduction to Modal Logic, Londres, Methuen and Co Ltd, 1968, p. 75 sq.
9 Essais d’iconologie, les Thèses humanistes dans l’art de la Renaissance, trad. Claude Herbette et Bernard Teyssèdre, Paris, Gallimard, nrf, Bibliothèque des sciences humaines, 1967, p. 20. Studies in Iconology, Oxford, Oxford University Press, 1939.
10 Dictionnaire abrégé du surréalisme, cité dans Duchamp du signe, Écrits, éd. de Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975, p. 49.
11 « The Richard Mutt Case », The Blind Man/P.B.T., New York, no 2, mai 1917, p. 5.
12 Il s’agit d’un dessin de 1913 : Bouteille et verre de “Suze”, fusain-papier collé, 64,5 x 60, Saint Louis, Washington University.
13 Op. cit., p. 24-25.
14 La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1967, p. 14.
15 La fin de l’histoire de l’art selon Hegel n’est pas un processus de cette histoire elle-même, en sorte qu’elle rejoindrait la philosophie par ses propres moyens ; c’est, en fait, un processus de la philosophie qui intègre l’art comme étape de son développement propre destinée à être dépassée. L’art peut être ainsi absorbé par la philosophie, parce qu’il est parvenu à un certain état d’intellectualisation et donc s’est coupé des valeurs primitives qu’il incarnait (les valeurs esthétiques au sens étymologique du terme). Ainsi, Hegel ne parle pas explicitement de la fin de l’art ou de la fin de l’histoire de l’art, mais affirme que l’art, sous la forme où il était appréhendé primitivement, appartient au passé. Celui qui prétend que l’art ne peut donc plus servir qu’à alimenter l’esprit est et reste un spécialiste de l’esprit. Le philosophe recrute l’art, loin que l’art sollicite par lui-même cet « honneur ». Cf. à ce sujet, ma thèse (la Philosophie de l’art comme synthèse critique, Paris, 1987) et le Concept d’art, à paraître.
16 Cf. Teksten/Textes, Antwerpen, International Culturel Centrum, 1976.
17 « Paragraphs on Conceptual Art », Artforum, juin 1967. Reproduit dans le catalogue Sol LeWitt, New York, The Museum of Modem Art, 1978, p. 166.
18 « La fin de l’art », in l’Assujettissement philosophique de l’art, Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Poétique », 1993, p. 111-112. The Philosophical Disenfranchisement of Art, 1986.
19 Art and the Aesthetic, op. cit., p. 29.
20 « Laissez-moi clarifier ce que j’entends en parlant du monde de l’art comme une institution. Parmi les significations d’“institution” dans le Webster’s New Collegiate Dictionary il y a la suivante : “3. Ce qui est institué comme : a. Une pratique établie, loi, coutume, etc. b. Une société établie ou corporation.” Quand j’appelle institution le monde de l’art je veux dire qu’il est une pratique établie. Quelques personnes ont cru comprendre qu’une institution devait être une société ou une corporation établie, se méprenant donc sur mon affirmation au sujet du monde de l’art », ibid., p. 31.
21 Cf. à ce sujet ma thèse : la Philosophie de l’art comme synthèse critique.
22 Michael Baxandall en donne une brillante illustration dans l’Œil du Quattrocento, l’Usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, trad. de Yvette Delsaut, Paris, nrf, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires, 1985 (Painting and Experience in Fifteen Century Italy, Oxford, Oxford University Press, 1972).
23 « The Possibility of Art : Remarks on a Proposal by Dickie », Philosophical Review, janvier 1973, p. 69-82.
24 La Transfiguration du banal, op. cit., p. 36.
25 Duchamp du signe, op. cit., p. 181.
26 La Transfiguration du banal, op. cit., p. 188.
27 Une discussion beaucoup plus intéressante que la comparaison roman-presse proposée par Danto eut lieu entre Jean Cau, Alain Robbe-Grillet et Umberto Eco. Dans un article de l’Express du 3 août 1961, Jean Cau se gaussait du fait que Robbe-Grillet, victime d’un accident d’avion, ait « purement et simplement fait le récit de l’accident » à un journaliste de Paris-Presse venu l’interroger. A la présupposition qu’un nouveau romancier se déconsidèrerait à ne pas faire un nouveau récit d’un tel événement, Umberto Eco rétorqua pertinemment que « Personne n’irait prétendre qu’un spécialiste des géométries non-euclidiennes doive faire recours à la géométrie de Riemann pour mesurer sa chambre, s’il veut y construire un placard (...) ». Robbe-Grillet précisa ultérieurement qu’il n’avait aucune sorte de responsabilité dans le récit du journaliste de Paris-Presse. Cf. Obliques. Robbe-Grillet, no 16-17, dir. par François Jost, 1978, p. 154-156.
28 Cf. ma thèse évoquée plus haut ainsi que le Concept d’art, à paraître.
29 « Essai sur le don », l’Année sociologique, seconde série, 1923-24, tome I ; repris dans Sociologie et Anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1950, p. 143-279.
30 Ma Philosophie de A à B, trad. par Marianne Véron, Paris, Flammarion, 1977, p. 79. The Philosophy of Andy Warhol, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975.
31 La Transfiguration du banal, op. cit., p. 322.
32 Cette sorte de dialectique est également présente dans la théorie du sens pratique de Pierre Bourdieu qui, notamment, met très finement en évidence ce mécanisme suivant lequel on a tendance à être objectiviste pour les autres et subjectiviste pour soi (cf. le Sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 135 et passim).
33 Wittgenstein : la Rime et la Raison, Science, Éthique et Esthétique, op. cit., p. 156.
34 Parler de « l’essentiel de » ou de « de qui définit essentiellement », ce n’est pas nécessairement postuler une « essence de la peinture », c’est-à-dire entrer dans une discussion sur la nature de ce qui fournit la définition (réalisme, idéalisme, nominalisme, etc.). Au fond, ce n’est qu’une manière de parler !
35 Cf. Meyer Schapiro, « Nature of Abstract Art », Marxist Quaterly, janvier-mars 1937, p. 77 sq. ; repris dans Modem Art, 19th & 20th Centuries, Selected Papers, New York, George Braziller, 1978-79, p. 179 sq.
36 C’est, notamment, la célèbre thèse de Clement Greenberg dans « Modernist Painting », Art Yerbook, 4, 1961, p. 104.
37 Cf. le Manifeste « Le Music-hall », 1913 : « Le Music hall détruit tout le solennel, tout le sacré, tout le sérieux et tout le pur de l’Art avec un grand A. Il collabore à la destruction futuriste des chefs-d’œuvre immortels en les plagiant, en les parodiant et en les débitant sans façon, sans apparat et sans composition, comme un numéro d’attraction quelconque. C’est pourquoi nous approuvons à haute voix l’exécution du Parsifal en 40 minutes que l’on prépare dans un Music-hall de Londres » (in Futurisme, Manifestes-Documents-Proclamations, dir. par Giovanni Lista, Lausanne, l’Age d’homme, 1973, p. 252).
38 « The Task of Defining a Work of Art », op. cit., p. 45.
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