II. L’indéfinissabilité de l’art
p. 31-51
Texte intégral
1A la question : « Qu’est-ce que l’art ? », Morris Weitz recommande de substituer : « Qu’est-ce que “art” ? » Obéissant donc sans détours au tropisme analytique, il propose de déplacer l’interrogation traditionnelle sur la nature de l’art vers l’examen du concept d’art. Et, parmi diverses techniques d’analyse du concept, il penche résolument vers la philosophie du langage ordinaire version Wittgenstein. Au cours de son texte, « Le rôle de la théorie en esthétique », il applique à l’esthétique la célèbre consigne qui préconise de rabattre le sens sur l’usage : ce qui intéresse cette discipline n’est pas l’objet auquel le mot art fait référence ni même la signification de ce mot, mais son usage, l’usage du concept d’art dans le langage1. L’allégeance de Weitz au philosophe viennois ne se limite toutefois pas à ce postulat qui lui sert plutôt d’appui pour tirer profit de la méthode des ressemblances de famille. En outre, il s’intéresse moins à l’analyse par trait dont cette méthode esquisse le modèle qu’à la conception inédite qu’elle instaure dans le domaine de la théorie de la connaissance. Quelques exemples, on le verra discutables, lui suffisent pour accréditer la pertinence de cette conception dans l’approche de la notion d’art, l’essentiel étant de définir le statut cognitif général d’une telle notion. On estimerait fort modeste sa contribution – appliquer les « ressemblances » au concept d’art, sans en tirer d’autres conséquences que son indéfinissabilité par une formule établie une fois pour toutes (comme est censée l’être une définition mathématique) –, n’était qu’elle déclencha, par-delà ses lacunes et ses imprécisions, un élan cognitif de grande ampleur, attesté par une nombreuse postérité. Voilà pourquoi, dans la première partie de ce chapitre, je concentrerai mon attention sur « Le rôle de la théorie en esthétique », avant de m’intéresser d’aussi près à sa plus pertinente critique, celle que lui adressa Maurice Mandelbaum.
2Après avoir rappelé succinctement le thème des § 66-67, l’auteur propose donc d’étendre l’idée des ressemblances de famille à l’art, ce qui revient à faire travailler l’idée en extension, comme Wittgenstein l’avait fait avec la notion de nombre : « Le problème de la nature de l’art est comme celui de la nature des jeux (...) » (p. 32). Parce que Weitz parle de la « nature de l’art », au lieu de la « nature des arts », au contraire de Wittgenstein qui demandait que, plutôt que de penser à la notion de jeu, on regardât de plus près les jeux, sa problématique est entachée d’emblée d’une ambiguïté. Lorsqu’il ajoute, non sans avoir noté que l’on n’identifie, en l’occurrence, aucun caractère commun, mais des « plages de similitudes »,
Savoir ce qu’est l’art n’est pas saisir une essence manifeste ou latente, mais être capable de reconnaître, de décrire et d’expliquer ces choses que nous appelons « art » en vertu de ces similitudes,
3il ne contribue point à lever l’équivoque. En suivant l’optique wittgensteinienne, l’expression « ces choses que nous appelons “art” » viserait des espèces d’art, soit la peinture, la sculpture, la musique, etc. Or, la question de savoir si quelque chose peut être appelé art, signifie aussi : soit la chose x, x est-il de l’art ? Autrement dit, il y a ici l’amalgame de deux questions : celle de la classification des arts et celle de l’œuvre d’art, questions qui, certes, peuvent très bien se rejoindre, mais ne doivent pas être confondues. En effet, un objet qui n’est pas de la peinture peut être de l’art, tandis qu’un objet qui est de la peinture n’est pas forcément d’art.
4Or, Weitz aligne une série d’interrogations qui, en prétendant déployer sa problématique, renforcent l’équivoque : « Finnegan’s Wake de Joyce est-il un roman ? », « L’École des femmes de Gide est-il un roman ou un journal ? » ou encore « Ce collage est-il une peinture ou non ? » (p. 33). Il s’agit de savoir, étant donné une œuvre quelconque, à quel genre ou à quelle sorte d’art elle appartient. La confusion de nos deux questions persiste. Weitz range uniformément la peinture et l’opéra, parmi les sous-concepts de l’art, aux côtés du roman, de la tragédie et de la comédie ; qui plus est, il place le concept d’art au même rang. Si l’utilité de discuter ce point peut semble très faible vue sa propre faiblesse, il est nécessaire de souligner, une fois de plus, que la question « est-ce de l’art ? » ne se confond pas avec la question « est-ce un roman ? », par exemple, puisqu’un roman peut très bien ne pas être de l’art (ou, pour dire les choses à l’envers, si tous les romans étaient automatiquement de l’art, le philosophe de l’art serait définitivement voué aux délices de l’oisiveté). Néanmoins, cette fausse piste rencontre un vrai problème que l’on peut formuler ainsi : étant donné une œuvre nouvelle, de quelle façon entre-telle dans la série des choses que nous nommons des œuvres d’art ? Et plus généralement : soit une entité x, de quelle façon peut-on considérer qu’elle ressortit à la catégorie x ?
5Pour Weitz, la réponse à cette seconde question ne demande pas un grand effort intellectuel, puisqu’elle consiste à faire le départ entre deux sortes de définitions et, corrélativement, deux sortes de concepts : la définition par condition nécessaire et suffisante, d’un côté, la définition par ressemblance de famille, de l’autre – les concepts clos versus les concepts ouverts. En logique et en mathématique dit-il, « les concepts sont construits et définis de façon complète ». Cette proposition s’appliquerait donc à des entités simples : par exemple, pour qu’une figure géométrique soit un triangle, il faut et il suffit qu’elle soit un polygone (figure fermée par des segments de droites) à trois côtés. En revanche, il n’est pas possible d’énoncer de telles conditions pour des concepts empirico-descriptifs (qui décrivent des choses de la réalité) ou normatifs (qui fixent des règles pour l’usage de quelque chose), à moins de restreindre arbitrairement leur champ d’application – cela reviendrait à fixer une fois pour toutes les limites du domaine de définition de concepts dont l’usage atteste justement qu’il n’ont pas de limites précises. Un concept qui ne peut pas être complété de cette façon est donc un concept ouvert.
6Toutefois, en donnant comme exemple de concept clos les concepts mathématique et logique, Weitz se montre infidèle à Wittgenstein, du moins au second Wittgenstein comme disent les exégètes. L’idée selon laquelle il serait possible de transformer les discussions en utilisant une langue idéale (la logique), conférant aux concepts une définition nécessaire et suffisante, est une idée du Tractatus ; mais l’autocritique ultérieure des Investigations porte justement l’auteur à remettre en cause cette idée :
(...) le mot « idéal », écrit-il, induirait en erreur, car il donnerait à penser que ce genre de langage serait supérieur, par sa perfection, à notre langage quotidien ; et que le logicien serait indipensable pour montrer enfin à l’homme comment doit se présenter une phrase correcte2.
7Cette autocritique englobe les notions mathématiques en tant qu’elles appartiennent au langage ordinaire. C’est ainsi que le travail qui enrichit le schème de la ressemblance familiale commence avec la notion de nombre. Refuser l’application de ce schème aux notions supposées scientifiquement exactes reviendrait, d’ailleurs, à exclure « jeux de langage » du réseau des ressemblances familiales circonscrites autour de la notion de jeu. Mais on notera, inversement, avec Katz, que certaines notions du langage ordinaire semblent être pourvues d’une « condition définissante unique », par exemple frère ou whisky-soda3. Il n’est donc pas sûr, et cela à double titre, que le partage entre logique, mathématique et autres sciences, avec d’un côté des concepts clos et, de l’autre, des concepts ouverts, soit aussi nettement tracé que le souhaiterait Weitz.
8Pour revenir à la question du classement, il est clair qu’elle ne se pose que dans la mesure où l’on a affaire à un certain type d’entité dont des occurrences peuvent être équivoques. Or, l’existence de tels objets est une question de point de vue relatif à une manière de « photographier » le monde4, comme Wittgenstein le montre à propos de la figure géométrique du cercle :
Cela ne signifie naturellement rien de dire que le cercle est un idéal dont la réalité peut seulement approcher. (...) Car on ne peut approcher que d’une chose qui serait déjà donnée ; et si le cercle nous était donné sous une certaine forme, de telle sorte que nous puissions nous en approcher, c’est cette forme justement qui aurait pour nous de l’importance, et le fait d’approcher d’une autre forme serait en soi accessoire. Mais il se peut aussi que nous appelions cercle la possibilité indéfinie elle-même ; il en serait alors du cercle comme d’un nombre irrationnel5.
9On pourrait être tenté de penser que Weitz n’a pas dépassé le § 70 des Investigations, manquant de découvrir au paragraphe suivant la notion de « concept flou »6 qui semble parfaitement identique à celle de concept ouvert ; en fait, de nombreux indices montrent que ces deux notions diffèrent sensiblement et que leur différence mesure l’écart, sans doute involontaire, de Weitz par rapport à Wittgenstein. Or, cet écart n’est peut-être pas le bon. Le doute wittgensteinien n’est pertinent que s’il s’applique à toute forme langagière ; en revanche, cette condition étant établie, on peut discuter pour savoir s’il est vraiment pertinent. On peut se demander, en effet, si la dualité du concept flou et du concept exact ou, si l’on veut, celle du concept ouvert et du concept clos, n’est pas l’expression d’une alternative cognitive, plutôt qu’une véritable contradiction. Je vais raisonner sur ce point à l’aide du concept d’art, en suivant d’abord le propos de Weitz :
« Art » (...) est un concept ouvert. (...) Je peux énumérer quelques cas et quelques conditions sous lesquelles je peux appliquer correctement le concept d’art, mais je ne peux les énumérer tous (...) (p. 34).
10Ce que nous appelons art, nous pouvons le préciser en faisant la liste des conditions dans lesquelles nous opérons cette qualification. Mais cette liste n’est pas définitive ; en d’autres termes, elle n’est pas exhaustive. Une énumération exhaustive explore complètement le paradigme des éléments désignés par le concept considéré ; quant à l’art, on doit se contenter de quelques cas paradigmatiques, sans pouvoir épuiser le paradigme tout entier. Cette impossibilité procède de ce que le concept d’art recouvre un phénomène empirique complexe et évolutif dont les conditions de définition sont donc multiples et variables : « (...) des conditions imprévisibles ou nouvelles apparaissent toujours ou sont toujours envisageables » (p. 33). S’agissant d’un concept mathématique, comme celui de triangle, la définition serait donnée une fois pour toutes ; on n’aurait plus à décider à un moment ou à un autre si cette définition est encore valable. Au contraire :
Un concept est ouvert si ses conditions d’application peuvent être amendées et corrigées ; c’est-à-dire si on peut imaginer ou établir une situation ou un cas qui ferait appel à quelque espèce de décision de notre part, en vue soit d’étendre l’usage du concept de façon à le couvrir, soit de clore le concept ou d’en inventer un nouveau pour traiter le nouveau cas et sa nouvelle propriété.
De nouvelles conditions (des cas) sont constamment apparues et apparaîtront sans aucun doute constamment ; de nouvelles formes d’art, de nouveaux mouvements émergeront, qui exigeront des décisions de la part des intéressés, d’habitude des critiques professionnels, quant à la question de savoir si le concept devrait être étendu ou non. (...) En ce qui concerne le concept « art », ses conditions d’application ne peuvent jamais être énumérées exhaustivement puisque de nouveaux cas peuvent toujours être envisagés ou créés par des artistes, ou même par la nature, qui réclameraient une décision de la part de quelqu’un afin d’étendre ou de clore l’ancien concept, ou d’en inventer un nouveau (par exemple, « ce n’est pas une sculpture, c’est un mobile ») (p. 34).
11L’art est défini et sans cesse redéfini par diverses formes d’art, par diverses idéologies des mouvements artistiques. L’expression « ce n’est pas une sculpture, c’est un mobile » veut dire : antérieurement à l’apparition du mobile, par exemple sous l’action de l’artiste Calder, il y avait une forme d’art qui s’appelait « sculpture » et, à cette époque, le champ de l’art était assez précisément dessiné : peinture, sculpture, architecture. Le mobile est une sorte de sculpture, vis-à-vis de la peinture, en ce sens qu’il ne travaille pas sur la planéité d’une toile, mais dans l’espace volumique réel ; pourtant ce n’est pas tout à fait une sculpture, notamment puisque mobile signifie mouvement, alors que la sculpture est censée être immobile. Un esthéticien qui aurait cru définir strictement les arts plastiques comme arts de l’espace à l’exclusion du temps devrait revoir sa définition pour y inclure le mobile : « Les esthéticiens, ajoute Weitz, peuvent bien aligner des conditions de similitude, mais jamais des conditions nécessaires et suffisantes pour l’application correcte du concept. » Dont acte. Je souscris intégralement à l’idée que les « professeurs-jurés d’esthétique », comme les appelait Baudelaire en suivant Heine, n’ont point à dicter ou à édicter la bonne définition de l’art – je pense même qu’ils n’y a aucune chance qu’il y parviennent, dans la mesure où le champ d’exercice de leur pouvoir, ou champ professoral, est dans l’impossibilité de dominer le champ où la définition de l’art s’effectue, soit le champ artistique.
12Cela dit, je ne suis pas sûr du tout que Weitz mène correctement la discussion sur son exemple. Car, une fois de plus, on a glissé de la question : Est-ce une œuvre d’art ? à la question : Est-ce une sculpture ?, c’est-à-dire que l’on a confondu la définition de l’art comme production d’objets artistiques avec sa définition comme ensemble des arts. L’exemple choisi par Weitz conduit à une conclusion évidente : si tant est qu’on ait le choix, on peut décider soit d’étendre la notion de sculpture en y incluant le mobile – ce qui veut dire qu’un concept clos s’ouvre, mais, ainsi gonflé, peut se refermer aussi bien –, soit d’introduire un nouveau concept clos, « mobile », à côté d’un autre concept clos, « sculpture ». Mais il peut très bien se faire que l’objet qui suscite cette discussion n’ait rien à voir avec l’art. On m’objectera que, historiquement, l’apparition du mobile dans le champ artistique introduisit cette question. Justement, cela veut dire que cette question a été traitée a un moment historique donnée et que, depuis, elle est en quelque sorte réglée. En ce sens, d’ailleurs, on peut douter que pareille question se règle par la décision de quelqu’un comme Weitz le suggère. C’est une décision collective, prise collectivement par la communauté des individus qui appartiennent au champ de l’art, au sens de Bourdieu, ou au monde de l’art, dans l’acception de Dickie (voir plus loin).
13Bref, on a le sentiment que Weitz accumule de fort bons arguments autour d’un problème mal posé. Ce n’est pas parce qu’une œuvre (au sens « plat » du terme) se classe censément dans une catégorie d’arts qu’elle est une œuvre d’art. Ce n’est pas parce qu’une œuvre ne se classe pas censément dans une catégorie d’arts qu’elle n’est pas une œuvre d’art. Et ce n’est pas non plus parce qu’une œuvre est ambiguë vis-à-vis des catégories d’arts qu’elle est ipso facto une œuvre d’art ou bien qu’elle ne l’est pas du tout. Il convient, à cet égard, de distinguer quatre sortes d’ambiguïtés :
- celle de l’œuvre qui est à cheval sur deux catégories : « L’École des femmes de Gide est-il un roman ou un journal ? » ;
- celle de l’œuvre qui ressortit imparfaitement à une catégorie : « Ce collage est-il une peinture ou non ? » ;
- celle de l’œuvre qui crée une catégorie nouvelle : le premier mobile ;
- celle, enfin, de l’œuvre qui ne serait dans aucune catégorie du tout : peut-on, en effet, sans contradiction tenir le readymade pour une catégorie d’art ?
14Or, cette dernière question nous amène à une distinction plus importante entre l’ambiguïté, ou plutôt l’ambivalence, de l’œuvre qui entre plus ou moins bien dans une catégorie d’arts (elle ressemble à tel objet de cette catégorie, mais avec une différence plus ou moins accentuée) et l’ambiguïté du readymade qui, au premier abord, ne semble pas être de l’art du tout. Une œuvre de la première sorte ébranle éventuellement la définition de l’art au niveau de son extension à diverses catégories de productions artistiques ; une œuvre de la seconde sorte bouleverse sûrement la définition de l’art au niveau de sa compréhension, puisqu’elle confronte sa définition à la « décision » qui consisterait à accepter comme art quelque chose qui, en tant que tel, n’est pas censé l’être. C’est en considération de l’ambiguïté propre à la deuxième catégorie que la prétention de poser le problème de l’œuvre d’art revêt de la pertinence.
15Quelque chose empêche sans doute Weitz d’intégrer ce genre de réflexions dans son discours : un habitus intellectuel, une certaine forme de pensée à laquelle, notamment, l’esprit dialectique est étranger. Lorsqu’il aborde, enfin, le problème de l’œuvre d’art, il a trop bien (si l’on peut dire) préparé le terrain pour pouvoir sortir de l’ornière. La « logique de l’énoncé : “X est une œuvre d’art” », dit-il, est déterminée par deux usages du concept « art » : un usage descriptif et un usage évaluatif (p. 36). L’usage descriptif attribue le label œuvre d’art en vertu de « critères de reconnaissance », l’usage évaluatif, en vertu de « critères d’évaluation ». La frontière entre les deux n’est pas nettement tracée. Le critère descriptif semble objectif, le critère évaluatif, subjectif. Mais, s’il faut qu’il y ait des conditions objectives de reconnaissance pour que puisse se faire l’identification d’un x comme œuvre d’art, ces conditions sont renvoyées au flou des ressemblances de famille (p. 37). Et, si le jugement évaluatif se fonde sur les préférences esthétiques de celui qui le formule, sa formulation même tend à prendre la forme d’un jugement descriptif :
Considérons à nouveau la théorie de Bell et Fry. Bien sûr, « l’art est une forme significative » ne peut pas être accepté comme une définition réelle vraie [sic] de l’art ; et très certainement cela fonctionne en réalité dans leur esthétique comme une redéfinition de l’art en fonction de la condition choisie de forme significative. Mais ce qui lui donne son importance esthétique est ce qui est sous-jacent à la formule : à une époque où les éléments littéraires de représentation sont devenus capitaux en peinture, retournons aux éléments plastiques puisque ceux-ci sont propres à la peinture (p. 38-39).
16Weitz dénonce les faux jugements descriptifs, qui masquent une évaluation, voire, comme ici, un impératif, tout en soulignant que ces jugements peuvent avoir un rôle historique dans la redéfinition de l’art. Cependant, si la formule de Bell et Fry, en mettant entre parenthèses le doute sur le fait que la notion de « forme significative » soit bien comprise par Weitz, sert à attirer l’attention sur les aspects plastiques de la peinture, qui, en outre, seraient propres (indigenous) à cet art, ne s’agit-il pas, en l’occurrence, de propriétés descriptives plutôt qu’évaluatives ? Si donc on peut se ranger à l’avis de Weitz selon lequel l’usage évaluatif contient les plus intéressants débats sur la définition de l’art, c’est vraisemblablement parce qu’il n’y a pas de jugement évaluatif pur, ni sans doute de jugement descriptif pur. En d’autres termes, tel quel, le distinguo n’est pas vraiment opératoire.
17Le but de Weitz, c’est de « formuler une critique (...) fondamentale, à savoir que la théorie esthétique constitue une tentative logiquement vaine de définir ce qui ne peut l’être (...) », et c’est en même temps d’
élucider l’emploi effectif du concept d’art, de manière à donner une description logique du fonctionnement effectif de ce concept qui comprenne une description des conditions sous lesquelles nous l’utilisons correctement lui ou ses corrélats (p. 32).
18Sans l’avertissement préalable, on penserait qu’une « description logique du fonctionnement effectif » du concept contient le projet de sa définition. Pour Weitz, on est garanti contre une telle bévue par la philosophie de l’usage qui entraîne le chercheur dans l’examen sans fin des modes d’emploi langagiers, en bloquant par son processus même tout aboutissement à une quelconque généralité. Or, l’examen du parcours ne nous convainc pas de la validité de la méthode qui l’oriente, non parce que celle-ci serait a priori mauvaise, mais parce que le parcours lui-même est émaillé de difficultés. Vers quoi nous fait pencher la discussion sur ces difficultés ? Là est la question que se pose Maurice Mandelbaum, parmi d’autres.
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19Bien que le texte sur « Le rôle de la théorie en esthétique » ait été un déclic pour Mandelbaum, son article, dont le titre peut être traduit par : « Ressemblances de famille et généralisation au sujet des arts », s’attache davantage à juger la théorie des ressemblances familiales qu’à évaluer son exploitation par Weitz – du moins cette évaluation y est-elle seconde. Leur état d’esprit diverge donc significativement : Weitz applique Wittgenstein, tandis que Mandelbaum, en sus de critiquer Weitz, critique Wittgenstein. Au début du § 67 des Investigations, on l’a vu, le philosophe avance l’idée que, pour caractériser les analogies entre les jeux, il n’est pas de meilleure analogie que celle des ressemblances entre les membres d’une famille, une idée qu’il développe à divers endroits (Cahier brun, Cahier bleu, etc.) ; sa méthode, en condensé, consiste à transposer l’analyse des traits de ressemblance au sein d’une même famille à l’analyse des traits de ressemblance entre les concepts. Mandelbaum reprend le problème à la racine : qu’en est-il de l’analyse des ressemblances familiales au sujet même d’une famille ? On verra ensuite ce qu’il en est du concept de jeu, puis on s’occupera, en dernier lieu, du concept d’art.
Supposons que l’on vous montre dix ou douze photographies, écrit Mandelbaum, et que l’on vous demande de déterminer lesquelles parmi elles présentent (exhibit) des ressemblances fortes. Vous pourriez n’avoir aucune difficulté à sélectionner, disons, trois de ces photographies dans lesquelles les sujets sont nettement ronds de crâne, ont un profil fortement prognate, des orbites plutôt creusés et des cheveux bouclés foncés. En un sens extensif, métaphorique, vous pourriez dire que les similitudes de leurs traits constituent une ressemblance de famille parmi eux. Toutefois, le sens serait métaphorique, car, en l’absence d’un certain degré de proximité dans la parenté biologique, nous serions enclins à parler de ressemblances, mais non point de ressemblances de famille. Ce qui fait la différence entre un sens littéral et un sens métaphorique de la notion de « ressemblances de famille », c’est, par conséquent, l’existence d’un lien génétique dans le premier cas et non dans le second (p. 220-221).
20Il y a deux manières de concevoir les ressemblances de famille : la première est plutôt ce que Ton appelle un air de famille entre des personnes qui se ressemblent physiquement, sans avoir le moindre lien de parenté entre elles ; la seconde est une véritable ressemblance de famille, en ce sens que l’observation d’analogies précises, physiques ou psychologiques, est fondée sur l’existence d’un lien génétique entre les personnes considérées. De là on tire un certain nombre d’enseignements. Premièrement, les traits considérés par Wittgenstein dans la famille sont des caractéristiques observables, manifestes (exhibited). Deuxièmement, dire de diverses personnes présentant de tels airs de famille, indépendamment de savoir si elles appartiennent réellement à une seule et même famille, qu’elles ont des ressemblances de famille, c’est faire un usage approximatif ou métaphorique de la notion. Troisièmement, et par voie de corrélation, ce qui peut rendre littérale la notion de ressemblance familiale, c’est de prendre en compte le fait que les personnes considérées ont réellement entre elles une relation familiale, biologique, génétique. Quatrièmement, ce type de relation n’est pas manifeste, observable, mais caché, structural. Or, pour en arriver à la conclusion, une telle relation structurale nous ramène à la définition générale des concepts que l’analyse wittgensteinienne avait repoussée.
21Ainsi présentée, cette analyse semble imparable. Avant de considérer sa conclusion, il importe quand même de noter que l’on tourne en fait dans une sorte de cercle vicieux. En effet, une lecture même peu attentive de Wittgenstein montre qu’il ne considère nullement le cas où l’on mettrait ensemble des individus dépareillés, mais bel et bien la comparaison entre les membres d’une même famille. Outre le texte des Investigations – « c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille »7, celui du Cahier brun ne dément pas ce point : « Imaginez quelqu’un qui voudrait nous donner une idée des traits caractéristiques du visage des gens d’une même famille, “la famille Une telle” (...)8. ». On voit donc que l’appartenance à une même famille est un postulat pour Wittgenstein et qu’il soumet sa problématique à ce postulat : étant donné une famille, comment se présentent les ressemblances apparentes entres ses membres ? Au fond, l’objection de Mandelbaum consiste à s’adresser au philosophe en lui disant : mais vous oubliez qu’entre les membres d’une même famille, il y a un fait premier qui est le lien biologique qui les unit et qui fonde la possibilité des ressemblances ; loin que les ressemblances soient fortuites, elles procèdent du dénominateur commun qui détermine le rassemblement des individus en famille. Ce dénominateur commun, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, Wittgenstein échoue bien sûr à le découvrir, puisqu’il le postule9.
22Reparcourant la chaîne jeu-famille en sens inverse, Mandelbaum se demande si l’on peut en dire autant des jeux :
Si, alors, il est possible que l’analogie des ressemblances familiales puisse nous enseigner quelque chose sur la façon dont les jeux peuvent être mis en relation les uns avec les autres, on devrait explorer la possibilité que, en dépit de leurs grandes dissemblances, les jeux possèdent un attribut commun qui, à l’exemple de la connexion biologique, ne figure pas lui-même parmi leurs caractéristiques directement manifestes (exhibited) (p. 221).
23Ayant admis que leurs relations manifestes forment des séries analogiques qui empêchent d’aboutir à une définition générale, ne peut-on pas, en revanche, penser qu’il y ait un ou des traits cachés, non manifestes, pouvant constituer le noyau d’une telle définition générale ? Mandelbaum ne s’étend pas sur le sujet, qui n’est pas son propos, mais suggère que l’équivalent de la relation génétique pour le jeu pourrait résider dans la capacité de tout jeu à susciter l’investissement d’un intérêt profond dans une activité sans but utilitaire immédiat (« the potentiality of a game to be of absorbing non-practical interest ») de la part des joueurs comme des spectateurs. Ce type de relation, à l’instar du lien biologique, est un « attribut relationnel » plutôt qu’une caractéristique manifeste, c’est-à-dire un aspect interne qui appartient à une structure commune aux divers objets ; l’application au jeu suggère que cet élément relationnel implique autant les partenaires de l’activité que l’activité elle-même. Le propos de Mandelbaum attire, à son insu, l’attention sur certains défauts de l’analyse wittgensteinienne et de celle de ses successeurs. Si l’on admet que l’élément relationnel est postulé, il n’est pas évident que la nature de cet élément dans le cas de la famille et dans celui du jeu soit la même. Le lien structural qui unit les membres d’une famille est un lien certes caché, mais concret, génétiquement prouvable. C’est la transmission de ce lien qui crée la parenté et rend probable la ressemblance. Le lien structural qui unit les jeux est un lien purement conceptuel ; c’est la création d’une nouvelle activité présentant des affinités avec tel ou tel jeu qui fait entrer cette activité dans la catégorie des jeux. Évidemment cet argument est à double tranchant : il peut suggérer la faiblesse de la métaphore familiale aussi bien que l’inadéquation de l’exemple des jeux. Quoi qu’il en soit, il conviendra de se demander ce qu’il en est de l’art : est-il plus proche des jeux que de la famille ?
24Quant au domaine de l’art justement, Mandelbaum constate que la plupart des auteurs ayant discuté autour des ressemblances familiales se sont enfermés dans le cadre de cette analyse ; ils étaient essentiellement préoccupés par les conséquences négatives qui s’ensuivaient de son application, c’est-à-dire, en gros, l’idée que l’art est indéfinissable. Or, l’auteur ajoute :
La suggestion que la nature essentielle de l’art est à chercher dans un tel attribut relationnel n’est sûrement pas invraisemblable si on se remémore quelques-unes des nombreuses théories traditionnelles de l’art. Par exemple, l’art a été quelque fois caractérisé comme étant une forme spéciale de communication ou d’expression, ou comme étant une représentation de vérité dans une forme sensible. De telles théories ne supposent pas que dans chaque poème, peinture, pièce de théâtre et sonate il y ait un ingrédient spécifique qui l’identifie comme œuvre d’art ; bien plutôt, ce qui est tenu pour commun à ces objets différents sous d’autres rapports est une relation qui est supposée avoir existé, ou qui est connue comme ayant existé, entre certaines de leurs caractéristiques et les activités et les intentions de ceux qui les produisent (p. 222-223).
25D’un côté, cette assertion penche vers les jeux : il y a dans le domaine de l’art une sorte de contrat comparable à celui qui relie les partenaires du jeu ; de l’autre côté, elle penche vers la famille : l’élément relationnel interne serait un caractère transmis, la transmission d’un héritage. Mandelbaum en tire la conclusion que la théorie de Weitz est fausse, car le fait de savoir si un concept est ouvert ou clos n’est pas identique au fait de savoir si des réalisation futures auxquelles ce concept est appliqué peuvent ou non posséder de nouvelles propriétés. Si l’on considère par exemple la notion de « peinture figurative » (representational painting), on peut parfaitement définir cette forme d’art sans la restreindre à des sujets mythologiques ou religieux ; l’avènement d’un nouveau genre (peinture historique, nature morte, etc.) ne change pas sa définition fondamentale, c’est-à-dire le fait d’être figurative. Il en va de même quand de nouvelles formes d’art se font jour. Bien que la notion d’œuvre d’art ait été définie avant l’arrivée de la caméra, il n’y a aucune raison de supposer que cette définition rencontre un obstacle avec l’avènement de la photographie ou du film. Si la photographie et le cinéma, au lieu d’être de simples supports documentaires, sont aussi des supports d’œuvres d’art, c’est que ces deux arts ont été utilisés pour satisfaire les mêmes sortes d’intérêts que les arts traditionnels.
26On peut discuter ces deux arguments de Mandelbaum exactement comme on a discuté ceux de Weitz. L’un et l’autre rabattent la discussion générale relative au concept d’art (au fait pour quelque chose d’être artistique) sur la question des catégories d’art – d’une part, les genres internes à une forme d’art et, d’autre part, les formes d’art elles-mêmes. Or, ce n’est pas vraiment la question posée au départ. Prenons, par exemple, la photographie. Mandelbaum a sans doute raison d’émettre l’idée que ce médium peut être un support d’art et que, s’il l’est, c’est-à-dire s’il y a dans des photographies quelque chose qui les rattache à l’idée d’art, c’est que leur utilisation atteste l’investissement d’un intérêt comparable à celui qui préside à la production d’œuvres d’art traditionnelles. En revanche, si la question se pose quand même de savoir dans quelle mesure la photographie peut être artistique, c’est que ce médium possède des propriétés qui semblent incompatibles avec la définition traditionnelle de l’œuvre d’art. On trouve cet argument dans les célèbres thèses de Walter Benjamin : la sorte d’objet que produit la photographie, en vertu de son appartenance à la classe des techniques de reproduction, est contradictoire avec la nature traditionnelle de l’œuvre d’art qui est d’être un original. La reproduction d’une œuvre portant atteinte à l’aura de cette œuvre, est-il possible qu’un médium fondé sur la reproduction produise des œuvres d’art ? La théorie de Benjamin est, certes, discutable, mais elle nous ramène au problème essentiel : celui de l’objet artistique que des formules comme « l’art est une forme spéciale de communication ou d’expression » (quelle est la spécialité en question ?) ne permettent certainement pas de résoudre. Plus généralement, en admettant que le lien entre les diverses formes d’art soit la transmission d’un héritage, quel est-il ? Quel est l’héritage de l’art ?
27Mandelbaum énonce, à ce sujet, quelques suggestions frappées au sceau du bon sens, mais auxquelles on peut justement reprocher de rester à l’état embryonnaire de pures suggestions :
Passant des assertions de Wittgenstein sur les ressemblances familiales à l’usage que les auteurs en esthétique ont fait de sa doctrine, nous devons tout d’abord noter ce que ces auteurs n’ont pas cherché à faire. En premier lieu, ils n’ont pas cherché à clarifier les relations qui existent entre les différents sens dans lesquels le mot « art » est employé. Tout dictionnaire offre une variété de tels sens (par exemple, l’art de la navigation, l’art comme ruse, l’art comme métier de l’artiste, etc.), et il n’est pas difficile de trouver un échantillon de ressemblances familiales existant parmi nombre d’entre eux. (...) En second lieu, ces auteurs n’ont pas été essentiellement intéressés par l’analyse de la manière selon laquelle des mots tels que « œuvre d’art » ou « artiste » ou « art » sont utilisés ordinairement par ceux qui ne sont ni des esthéticiens ni des critiques d’art ; ils se sont occupés des écrits qui appartiennent à la tradition de la « théorie esthétique » (p. 222).
28La première suggestion me semble induire l’idée que la méthode des ressemblances familiales est utile pour analyser le réseau complexe des analogies qui existent entre divers emplois du mot art dans des contextes autres que l’art au sens qui occupe l’esthéticien. La quête de ce sens précis serait une sorte de focalisation sur un type de pratique unitaire et, en elle-même, impliquerait l’existence d’un attribut relationnel. La deuxième suggestion nous invite, semble-t-il, à considérer le domaine d’effectivité de l’emploi du mot art, non pas simplement dans les textes qui prétendent l’élucider, mais dans sa pratique réelle, dans le champ artistique spécifique. Ces deux consignes me semblent tout à fait éclairantes, à condition toutefois d’être elles-mêmes mises en pratique.
***
29On identifie là un caractère constant de l’esthétique anglo-saxonne : elle énonce des projets de recherche ou des cadres de pensée qui ne manquent pas de pertinence, mais dont leurs auteurs ne poursuivent que rarement ou allusivement le développement, dans la mesure où leur préoccupation principale semble être moins de faire fructifier leurs propres thèses que de réfuter les thèses des adversaires sur lesquelles ils ont fondé leur effort cognitif. La création conceptuelle masquerait-elle une sorte de tendance apophatique ? Je suis plus enclin à une formulation inverse : l’aspect purement polémique est, en quelque sorte, compensé par la fabrication de concepts. Vis-à-vis de Wittgenstein, le bilan me semble peu conséquent, en ce sens que Weitz et, à un moindre degré, Mandelbaum ne sont pas suffisamment rigoureux (dur reproche pour un « analytique » !) dans leur relation au logicien, que le premier échoue à montrer l’utilité du schéma des ressemblances de famille, tandis que le second ne parvient pas tout à fait à convaincre de leur inutilité. Vis-à-vis de l’aspect conceptuel, le bilan semble nettement plus estimable.
30Certes, on n’a pas trouvé la bonne clef qui ouvrirait enfin la serrure : la question « qu’est-ce que l’art ? » demeure énigmatique – mais qui s’en plaindrait ? Sûrement pas le théoricien dont le gagne-pain, si modeste soit-il, repose essentiellement sur la résistance de cette énigme. En revanche, on a accumulé, à la lecture d’un minimum de textes, un catalogue déjà impressionnant de concepts : ressemblances de famille, concept clos-ouvert, définition descriptive-évaluative, propriétés manifestes-cachées, etc. Cette situation, là encore symptomatique de l’esthétique analytique, où l’examen d’un problème déclenche une sorte de surenchère dans la création conceptuelle, est caractéristique d’une conception de la philosophie qui diffère radicalement de celle que proposent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, lorsqu’ils affirment que « le philosophe a fort peu le goût de discuter » et que « quand un philosophe en critique un autre, c’est à partir de problèmes et sur un plan qui n’étaient pas ceux de l’autre »10 ; s’il est vrai que les auteurs que l’on vient de considérer ne débattent pas toujours exactement de la même chose, du moins le croient-ils ou cherchent-ils à le faire, en sorte que leur sentiment commun semble être de participer à l’approfondissement d’un même domaine de savoir, d’une seule problématique. Le philosophe anglo-saxon brille moins par sa singularité que le philosophe, disons, continental, mais, en compensation, il s’offre au dialogue, là où l’autre s’enferme souvent dans le monologue.
31En tout état de cause, ce n’est pas du côté d’une quelconque autarcie philosophique que l’on peut trouver des solutions aux difficultés laissées pendantes par Weitz et Mandelbaum. Bien au contraire, ce qui manque à l’un comme à l’autre, me semble-t-il, c’est une juste évaluation de l’objet même de leur discussion, non point en tant qu’objet purement théorique, mais en tant que donné concret et historique que la théorie a pour tâche de reconstruire. Il y a de fortes raisons pour que Weitz estime ouvert le concept d’art, vues les conditions dans lesquelles il l’aborde. L’idée selon laquelle l’art serait définissable renvoie, pour lui, aux théories esthétiques (« Formalisme, Volontarisme, Émotivisme, Intellectualisme, Intuitionnisme, Organicisme », p. 2711) qui ont chacune la prétention de fournir la bonne définition, et il n’a aucun mal à montrer que cette manière d’aborder le concept d’art conduit à une impasse. Accordons-lui, en effet, que, sur le terrain purement théorique, l’art est un concept ouvert, c’est-à-dire ouvert sur une gamme infinie de constructions cognitives, et que, en ce sens, « une théorie de l’art est logiquement impossible et non pas simplement difficile en fait » (p. 28). Or, cela suppose-t-il que la logique de la théorie sur l’art et la logique de l’art soient une seule et même chose ? L’échec de la logique théorique signifie-t-il que l’art n’obéit à aucune logique ou, pour dire les choses autrement, qu’il n’y a pas de rationalité propre à l’art ?
32Weitz s’intéresse à la nature du concept d’art parce qu’il pense que les tentatives pour comprendre la nature de l’art sont vouées à l’échec. Le référent de sa théorie est la théorie elle-même et non point l’art. Après qu’il a affirmé que le grand problème philosophique de l’esthétique « est d’élucider l’emploi effectif du concept d’art, de manière à donner une description logique du fonctionnement effectif de ce concept qui comprenne une description des conditions sous lesquelles nous l’utilisons correctement lui ou ses corrélats », l’auteur enchaîne : « Mon modèle dans ce type de description logique ou de philosophie est emprunté à Wittgenstein » (p. 32) ; une autre manière de comprendre le constat selon lequel la théorie de l’art méconnaît l’usage effectif de son concept consisterait, au lieu d’aller chercher un modèle logique prédéfini, et quelle que soit sa grande valeur intellectuelle, de s’interroger sur la logique propre à l’art, celle qui gouverne sa pratique et le concept qui la pense pratiquement. Weitz ne peut pas le faire, parce quand il parle d’usage, il utilise déjà le modèle cognitif qu’il appliquera au concept d’art – qui plus est, il y a tout lieu de penser que c’est sa familiarité avec la critique wittgensteinienne de la théorie traditionnelle du langage qui l’induit à adopter cette position. Mandelbaum, au contraire, est conscient du fait que ce point de vue enferme la théorie dans un cercle qui l’isole de la pratique de l’art et des formes pratiques de son concept. Il suggère un heureux changement de perspective, mais sans l’adopter concrètement et sans tirer les conséquences qui s’ensuivent.
33Si la question que Weitz propose de substituer à la traditionnelle interrogation : « Qu’est-ce que l’art ? », soit : « De quelle sorte est le concept “art” ? » (p. 31), doit être interprétée non plus comme un débat sur les moyens théoriques permettant de rendre compte de la catégorie de concepts que Wittgenstein jugeait flous, mais plutôt comme une discussion sur la nature même de l’art en tant que sphère de comportement humain spécifique, il convient de mettre au point une perspective théorique nouvelle suivant laquelle « l’emploi effectif du concept d’art » ne signifie pas l’obéissance à une logique théorique de l’usage des concepts, mais l’existence d’une forme propre de logique, une logique de la pratique comme dit Bourdieu, et surtout la logique d’une pratique qui est déterminée par un intérêt spécifique. Le concept d’art semble flou quand on le considère du point de vue d’impératifs théoriques préétablis ; il semble beaucoup plus net quand on l’envisage du point de vue de ceux qui, non seulement en pratiquent l’objet, mais encore en ont créé la forme lorsqu’ils décidèrent d’en maîtriser intellectuellement l’objet. Comme Mandelbaum le suggère, il convient, en effet, de ne jamais oublier que ce dont la théorie cherche désespérément la formule en fouillant ses archives existe indépendamment d’elle, comme formule historique de la relation entre les artistes et l’objet essentiel, voire exclusif, de leur intérêt. Certes, aux yeux de certains rationalistes extrêmes pour qui le pôle de l’artiste ressortit à une problématique romantique incompatible avec les rigueurs de la pensée (comme on parle des rigueurs de l’hiver), on peut donner, ici, l’impression de glisser sur une pente savonneuse. Les rassurerait-on en affirmant que la sorte d’adhésion qui caractérise la relation de l’artiste à son activité est susceptible d’entrer dans la catégorie des propriétés non manifestes, de type stucturel ou relationnel, dont parle Mandelbaum ?
34C’est notoirement insuffisant. Une telle optique exige non seulement de bien dessiner le référent de la théorie, en tenant compte de ce qui fonde son effectivité, mais encore de mettre au point les instruments théoriques adaptés à la nature de ce référent. Ici, la théorie cherche d’une certaine manière une structure, mais cette structure est indissociable d’une historicité. L’attribut relationnel, au sens de Mandelabum, qui se répète dans la transmission génétique ne change pas la notion de famille ; l’attribut relationnel qui se transmet d’artiste en artiste travaille la notion d’art, au point que des expressions comme l’art préhistorique, l’art grec, l’art médiéval, l’art pour l’art, l’art comme anti-art, etc., qui ne font pas référence au même concept d’art, en même temps manifestent une certaine unité transhistorique du comportement artistique. A l’instar des théoriciens du kunstwollen, on doit tenir compte du fait que des formes d’art qui ont existé avant l’avènement du concept d’art (au sens moderne du terme), de même que des formes d’art qui existent en dehors de la conscience de ce concept (tel l’art africain), attestent à l’évidence des traits appartenant à ce concept. Un tel constat est incompatible avec une logique simpliste réduite à quelques articles du mode d’emploi des concepts ; il exige plutôt l’esprit dialectique, suivant lequel le concept d’art est ouvert, non pas au sens où sa logique est intrinsèquement marquée par un défaut de fermeture dont l’histoire de l’art s’ingénierait en quelque sorte à rendre toujours plus béante la plaie, mais au sens où, pour citer Adorno,
La définition de ce qu’est l’art est toujours donnée à l’avance par ce qu’il fut autrefois, mais n’est légitimée que par ce qu’il est devenu, ouvert à ce qu’il veut être et pourra peut-être devenir12.
35Invoquer un membre de l’Ecole de Francfort dans le contexte de l’esthétique analytique ressemble à de la provocation, je le crains, aux yeux des thuriféraires de l’une ou l’autre des deux « écoles ». Si l’on abandonne à leur sort les disciples exclusivement voués à faire fructifier le capital de ces deux écoles, n’est-il pas envisageable que, contrairement à une opinion malheureusement répandue, le dialogue entre dialectique et logique soit possible ? Pour ma part, je crois même qu’il serait fructueux. Dialectique et logique sont deux rythmes de la pensée, non point deux théories ou deux disciplines ; or, il en va de la pensée comme de la plupart des sports : c’est dans les changements de rythme au moment opportun que se forment les plus belles phases de jeu...
Notes de bas de page
1 Philosophie analytique et esthétique, op. cit., p. 31. Cf. Ziff : « Un esthéticien décrit un usage, peut-être un usage nouveau, de l’expression “œuvre d’art” (...) », Philosophic Turnings, op. cit., p. 45.
2 Investigations, § 81, op. cit., p. 155. Cf. à ce sujet, Katz, op. cit., p. 69.
3 Ibid., p. 68.
4 « Y a-t-il avantage à remplacer une photographie floue par une qui soit nette ? » demande l’auteur des Investigations, § 71, ibid., p. 150.
5 Remarques philosophiques, trad. par Jacques Fauve, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1964, XX, p. 215. (Philosophische Bemerkungen, 1930).
6 « On peut dire que le concept “jeu” est un concept aux limites effacées, un concept flou », Investigations, op. cit., p. 150.
7 La partie en italique est soulignée par moi.
8 Le Cahier bleu et le Cahier brun, Études préliminaires aux « Investigations philosophiques », trad. par Guy Durand, Paris, Gallimard, Coll. « Les Essais », 1958, I, § 73, p. 214-215. The Blue and Brown Books (1933-1935), Oxford, 2e éd., 1960.
9 Certes, Mandelbaum ne peut pas être accusé d’ignorer la situation, puisqu’il écrit dans la note 11 de la page 221 : « Bien que Wittgenstein manque à rendre explicite le fait qu’une connexion génétique était contenue dans sa notion de “ressemblances de famille”, je pense qu’il présupposa, en réalité, une telle connexion ». Cette réflexion pouvait figurer en plein texte plutôt que d’être reléguée en note ; elle dédouane l’auteur d’un éventuel discrédit, sans entraver sa stratégie.
10 Paris, Éditions de Minuit, Coll. « Critique », 1991, p. 32.
11 C’est là une liste de théories esthétiques à laquelle on pourrait opposer une liste tout aussi impressionnante de mouvements artistiques également suffixés en -isme. Laquelle des deux listes a le plus d’intérêt vis-à-vis de la tentative de construire le concept d’art ? Là est la question.
12 Théorie esthétique, trad. Marc Jimenez, Paris, Éditions Klincksieck, Coll. « Esthétique », 1974, p. 11 (Äesthetische Theorie, Frankfurt, Suhrkampf Verlag, 1970).
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Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
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De la limite en art
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