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Conclusion. Imaginaire, l’idée...

p. 159-168


Texte intégral

1Glissant le long des rails d’un tunnel, précédée de chariots et de lourdes machines, une troupe d’hommes et de femmes, casque de mineur au front, avance dans la rumeur des voix, le vacarme des appareils et les vapeurs d’un clair-obscur diffus. L’air semble manquer, le chemin n’est pas fléché. Soudain le labyrinthe explose, un mur s’est effondré sous la poussée d’une foreuse, et par le trou brusquement ouvert une vaste salle saute aux yeux de ceux qui se faufilent à travers la passe et découvrent alors des parois recouvertes de peintures aux frais coloris, de gracieuses silhouettes dansantes, gardées par quelques pilastres à têtes aveugles. Les lampes levées exposent des processions de femmes, des profils inattendus, des fleurs soudain surgies. Par fragments illuminés d’ombres, les fresques s’emparent de l’œil ébloui, mais c’est pour s’effacer à peine entrevues : l’air ronge les formes, la lumière dissout les couleurs, plus de contours bientôt, ni de figures distinctes, et finalement plus rien que des murs nus. L’image est passée.

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2Soutenu par la duplicité de l’image, par la manière dont elle se dédouble elle-même au moment où elle semble se donner comme simple réplique d’objet, cet essai a suivi deux propos nécessairement enchevêtrés. J’ai voulu tout d’abord – mais il ne s’agissait là que d’une priorité logique – élaborer le paradoxe constitutif d’une notion qui comporte tous les attributs de l’invisibilité et néanmoins ne sera dite image qu’à condition de demeurer visible. Ce paradoxe, que j’ai appelé l’idée d’image, tient à l’absence d’être de l’image, qui la rend apte aux combinaisons les plus disparates, à des greffes surprenantes, des désaveux ou des complicités, par où elle fuit ; mais cette défaillance, qui fait l’image, fait aussi l’exigence de ne jamais souscrire à l’illusion de son absence : pour cerner le paradoxe de l’image, il a donc fallu contraindre la dissimulation à la visibilité, et traquer le mouvement visuel jusque dans la disparition de la figure. D’où le second propos, solidaire du premier : joindre la langue à l’œil, le texte au film ou au tableau, et de Giacometti à Proust, comme de Giorgione à Bataille ou de Balzac à Godard, tisser les liens d’une contre-épreuve qui rompt, dans l’écriture même de l’œuvre littéraire, le partage trop assuré du lire et du voir, et qui finit par rendre l’effraction de la vue consubstantielle à l’avancée de la parole. L’efficacité de ces croisements provient de la nécessité inverse qu’ils convoquent de ne jamais renoncer à la vision, qui atteste de l’image, et de ne jamais non plus lui faire confiance, comme si sa seule présence suffisait à en garantir l’existence. En combinant, comme je l’ai fait parfois, la croyance en l’image et la fascination du fantomal, le cristal deleuzien et le regard d’Orphée, j’ai donc pu rendre compte d’une idée contraire de l’image, selon laquelle la mobilité préside à la figurativité, l’occultation va de pair avec le dévoilement optique, et l’interruption du visible serait l’ultime indice d’une activité d’ordre purement visuel.

3Peut-être l’analyse picturale aura-t-elle paru plus convaincante étant donné les assurances que le tableau concède au regard : si l’image agit dans la peinture, c’est parce qu’elle entraîne la vue, qui se retourne contre la vision, au risque de l’oblitérer ; mais toujours la matière reste sensible à l’œil, par la nuance, le trait, le pigment ou la simple insistance de la figuration elle-même. Dans l’étude textuelle en revanche, on ne dispose d’aucune garantie d’image, pour peu que l’on refuse de laisser aux énoncés figuratifs la charge d’une preuve qui resterait indirecte ; l’analyse va donc à l’aveuglette, tâtonnant entre les signes, cherchant les fuites dans la phrase ou les effets de cristallisation à même la matière des mots. Mais le détour littéraire est cependant seul capable de donner prise sur un principe du détour par lequel l’image se livre dans les revers ou dans les intervalles d’un regard dessaisi se retournant sur sa propre éviction. L’image ne va de soi qu’en glissant hors de soi. Il faut donc que le texte témoigne, ne serait-ce que par défaut, pour la singularité d’un processus que le film fait jouer et que le tableau tente d’arrêter, mais dont il revient à l’écriture de manifester l’essence négative.

4Évidence et indistinction, séduction et dessaisissement, l’inconsistance de l’image n’a d’égal que son pouvoir d’incursion, qui la rend capable du pire, lorsqu’elle semble parler seule, et de l’incomparable, quand elle vient rouvrir et disperser les représentations ou les discours les mieux verrouillés. C’est là le risque de l’image, qui va de pair avec la gêne d’en traiter : parce qu’elle ne se donne jamais à l’état pur, y compris dans ce qu’on appelle les images, elle prêtera le flanc aux évaluations les plus contradictoires, toutes également recevables, qui pourront aussi bien souligner son aptitude à neutraliser ce qu’elle montre, dans le flux continu de la verbalisation télévisuelle, que sa capacité d’exciter la réflexion, dans le sillage du rêve ou dans l’expérience esthétique. L’image est toujours à évaluer, précisément parce qu’elle n’est jamais qu’une force d’altération, d’autant plus insidieuse qu’elle dissimulera toujours son rôle duplice. Sans doute faut-il classer les images, distinguer les types, sérier les âges. En m’attachant seulement à l’idée de l’image, j’ai tenté de mettre en évidence ce qui rend possible la diversité des histoires et des manipulations imageantes : non pas une identité de l’image, une substance à extraire de ses multiples avatars, mais au contraire ce par quoi elle échappe à toute espèce d’être et, à la limite, à tout concept. La racine du paradoxe tient sans doute à cette étrangeté dont voudrait témoigner le terme d’idée appliqué à l’image : courant d’abstraction, qui retire l’être aux formes et aux figures, l’image ruine sa propre possibilité conceptuelle, comme si elle ne faisait que se réfléchir elle-même dans l’idée qui la définit en la rendant indiscernable. L’hypothèse n’a pu être soutenue que selon un parti-pris théorique, constamment affirmé au cours de cet essai : soustraire l’approche de l’image à toute emprise subjective, par laquelle le sujet et l’objet s’autoriseraient chacun de leur mutuelle exclusion ; et donc faire l’épreuve d’une phénoménologie critique, qui cerne l’émergence des phénomènes tout en évitant de les greffer sur une conscience d’identité ou une visée d’être. En écartant la référence au sujet, il s’agit seulement de suspendre les dérivations et les dépassements que le moi provoque lorsqu’on le prend comme nœud de la parole ou filtre du regard. C’est donc à passer outre que l’analyse s’est attachée, rejetant l’intention ou l’horizon, la perte ou la reconnaissance, pour construire dans l’image, par le va-et-vient dissymétrique entre la vue et l’œuvre, le rapport paradoxal de l’apparaître et de l’abstraire, de l’en-deçà et du saut. Provoquant l’éloignement de soi dans l’expérience sensorielle, l’image met en jeu la pensée dès la perception, alors même que celle-ci se trouve prise à revers ; et une théorie esthétique, multiple en son principe, doit répondre de cette exigence de l’idée survenant au moment de l’image sans pour autant souscrire à son accomplissement. En ce sens, la référence à l’esthétique est indissociable de la réflexion imageante, à condition d’entendre, par esthétique, l’approche et non l’unification d’une forme qui restera, par définition, contraire dans son principe de formation, impliquant l’informe, et divisée dans sa formulation, qui en appelle simultanément à l’œuvre et au concept.

5La recherche sur l’idée d’image vient donc buter sur le rapport que l’image peut entretenir avec l’idée, ou tout au moins avec son invention. Second volet d’une enquête, solidaire et inverse du premier, mais gouverné par la même aporie : l’impossibilité de l’image de s’en tenir à l’image seule.

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6Informe, déformante, en formation, l’image ne parle pas, elle passe. Comment peut-elle alors en venir à l’idée ? Emprunté à Fellini1, le petit emblème romain que j’esquissais au début de cette conclusion montre d’abord en quel sens l’image a partie liée dans son principe avec l’imaginaire. Le film, le filmique plutôt, offre l’intérêt de montrer l’évidence de l’image et de la rendre d’autant plus douteuse qu’elle restera invérifiable en tant que telle ; c’est ce processus que réfléchit le fragment fellinien, en lui donnant la dimension d’un apologue. Fugitives, attestables et cependant fictives, les images surgies au fond de la caverne n’auront duré que le temps de leur disparition. Pas de mythe cette fois, pour dévoiler l’illusion, une mythologie tout au plus : celle d’une modernité métropolitaine qui repose sur l’enfouissement et les brusques résurgences de son propre passé. Mais les images abolies – que la caméra seule est allée chercher dans la crypte précédant toute intervention d’un œil humain – n’auront existé, c’est là leur ruse, qu’à l’état de transit : images dans ce qui n’est en fait qu’une image, multipliant les faux aplats dans une profondeur filmique tout aussi illusoire, et tout autant construite, saisissables seulement par leur effacement, elles ne subsisteront que sous le mode d’une mémoire dont elles sont venues d’ailleurs rappeler le dépôt souterrain.

7L’image n’est pas, elle a été. Détournant le propos de Barthes, qui renvoyait l’attestation d’existence à jamais disparue sur le référent de la photographie, c’est à l’image elle-même que nous imputerons ce statut de l’avoir été, qui rend l’image imaginaire au même instant qu’il la fait mémorable. Nous ne voyons pas l’image – comment le pourrions-nous puisqu’elle se dissimule au sein de représentations elles-mêmes dissimulées ? L’image ne devient image que quand nous nous souvenons de l’avoir vue ; tel est l’être-imaginaire de l’image, par quoi elle nous invite à réfléchir à la nature déceptive, et pourtant inventive, de l’imaginaire : le mouvement même d’un passage, effacé aussitôt que frayé, attesté par sa seule remémoration, visible à la mesure d’une invention qui le fait s’évanouir. Domus aurea toujours à réinventer.

8L’imaginaire serait-il voué aux retrouvailles du déjà vu ? L’invention en ce cas se limiterait à la réécriture de ce qui a disparu. Mais l’image ne vient jamais seule, l’apologue fellinien le confirme une nouvelle fois. Sa force d’effraction tient à l’appareillage complexe qu’elle convoque, où un chemin se cherche à travers la violence machinique et l’invocation verbale. Sans doute n’y aura-t-il au bout du tunnel que l’imaginaire de l’image : limite de l’attrait, que d’ailleurs l’image renforce en s’effaçant. Mais l’invention – mobile, fuyante, entraînée par l’attente – échappe à la répétition : avant l’image, et cependant avec elle, le mouvement vers l’inconnu de l’image ; après elle, contre elle, le long travail de la mémoire qui fait retour vers ce qui n’apparut que comme absent.

9L’imaginaire n’invente pas, puisqu’il contraint à la reprise de l’image enfuie. L’imaginaire invente, puisqu’il incite à retrouver le défaut de présence, par où l’idée chemine. À titre exceptionnel, je n’ai pas vérifié le fragment que je viens d’évoquer : l’ayant souvent revu, j’ai préféré lui laisser son allure mémorielle au risque de me trouver en flagrant délit d’invention. En ce sens, les erreurs de détail que j’ai pu commettre, et qu’on ne manquera pas de relever, sont la rançon d’une démarche qui a volontairement laissé le souvenir flotter pour lui faire porter l’élaboration d’une hypothèse sur l’imaginaire, et peut-être venue de lui. Certes, la mise en abyme de l’élément cherché ne saurait servir de démonstration, pas plus que le jeu sur les mots qui suppose, depuis deux pages, un double sens au terme inventer : soit créer quelque chose de nouveau dans ce qui se donne comme restitution d’une chose déjà connue. L’étymologie atteste de cette dualité en lui assignant une composante mobile : il s’agit de découvrir en venant vers, donc de redécouvrir ce qui ne peut apparaître que par ce mouvement.

10Imaginaire, l’attrait de l’image, qui combine l’émergence et la défaite de la vision, entraîne la pensée à retrouver ce qu’elle ne peut qu’inventer. Par là, par le processus de l’imagement, l’image entre en rapport avec une conception paradoxale de l’idée, platonicienne ou kantienne, qui lui confère des attributs essentiels mais les soumet à l’épreuve de l’insaisissable : interminable voyage de l’anamnèse selon Platon, ou intuition transcendantale que l’idée esthétique procure à Kant, en donnant beaucoup à penser sans laisser la pensée se formuler. L’analyse de l’imagement, des opérations d’imaginaire que l’image met en jeu, permet d’apporter quelques retouches dans cette présentation schématique à dessein. Impure par définition, l’image n’invite à l’idée que parce qu’elle ne se sépare pas des actes de penser ; mais cette pensée n’existe elle-même que par une formulation, esthétique ou discursive, dans laquelle le travail de l’image œuvre au dessaisissement de l’idée, qui doit donc s’inventer en visant à s’énoncer seule. L’image, en tant qu’elle véhicule la poussée duplice de l’imagement, nous contraint ainsi à une double opération : reconnaître le trajet, pour flécher le mouvement du retour, où s’ouvre une voie inexplorée ; écarter les manifestations figurantes pour souscrire au seul dynamisme d’un esprit mis en branle par ce qui à la fois l’entraîne et le récuse. Abstraire, donc, pour répondre à l’exigence de l’intelligible, mais en sachant que ce mouvement de l’abstraction appartient déjà, ultime paradoxe, à l’image qu’il s’agit d’écarter et qui par là fait retour autrement. Tourniquet sans fin, que seule peut arrêter une rupture dans le modèle de la connaissance, ou bien la décision de s’en tenir au concept. Nous en resterons à l’instant équivoque de l’émergence, dans le déséquilibre qu’il suppose, et le renversement constant qui caractérise la créativité intellectuelle. Mais une conclusion reste à tirer du processus ainsi décrit. L’idée ne relève pas de l’indicible, elle procède plutôt d’une attraction inverse que le langage assigne à la pensée en répondant au détour de l’image : aspiration vers une pure intelligibilité, doublée par l’érosion interne d’un discours voué à imaginer sa propre fin.

11Une autre ligne serait encore à flécher, pour relier cette invention de l’imaginaire à l’œuvre aporétique de l’image. J’ai tracé jusqu’ici une première perspective à renouer brièvement. Il n’y a pas d’images imaginaires qui s’opposeraient à des images dites réelles. Objective ou mentale, l’image est imaginaire par les mécanismes qu’elle comporte de vision et d’oubli, de reconnaissance et d’expropriation hétérogène. C’est en cela qu’elle peut inventer alors même qu’elle semble répéter, mais – nouvelle relance de l’aporie – l’invention restera liée à l’expansion d’une ressemblance où elle se dérobe. Voici, comme dernière figure, un tableau de Balthus, La Montagne (1937), choisi pour les multiples passages que s’y fraye la mémoire d’une image – mais laquelle ? Rêveries de plein air, exaltation d’une jeunesse sportive, menace d’un danger – le souvenir d’un film de Ruiz peut se mêler à ceux du Front populaire ou de la Wanderung romantique pour identifier ce paysage montagnard où de jeunes marcheurs des années trente se dressent dans la lumière ou restent étendus dans l’ombre. Sans négliger, bien sûr, le rappel oblique d’un tableau de Courbet qui vient signer, comme toujours chez Balthus, le rapport de l’image à une réécriture picturale dissimulée et d’autant plus dérangeante2. Le tableau convoque ici la mémoire en faisant courir l’effet de ressemblance d’images en images, dont certaines surgissent à rebours. Mais en même temps il met en scène une invention imageante, qui agit dans les points de fuite de la figuration : arrêt sur mouvement, que surexpose le corps trop arqué de la jeune fille aux bras surtendus, partage brutal des deux zones obscure et lumineuse, où s’accroissent les failles de la montagne, les coupures qui scindent les silhouettes et divisent l’espace. En haut, le bleu du ciel, trop bleu, trop blanc ; en bas, tracé par une diagonale, le triangle de l’ombre, trop net, où l’une dort et l’autre veille ; partout, de minces cannes plantées, couchées, dressées ou posées en travers des corps comme autant d’épures qui soulignent les failles et les lignes, entraînant le regard vers l’élimination des contours et la faillite d’une représentation simulant le cliché sans y souscrire.

12Par delà le fantasme avoué, l’étrangeté du tableau tient à ce qu’il mêle le jamais vu au déjà vu, combinant l’allégresse de l’à venir avec le pressentiment du survenu. Il nous donne ainsi pour oublié ce qui n’a pas eu lieu, nous contraignant à retrouver ce qui pourrait seulement arriver. À ce titre, il met à vif le singulier rapport qui rattache l’imaginaire de l’image à l’invention d’une mémoire sans autre ancrage que la substance énigmatique d’une scène qui se ressemble en ressemblant à d’autres.

13Effacé le modèle, la copie est devenue l’original, laissant toutefois planer sur la toile le souvenir d’une réplique sans affectation particulière, ouverte à tous les échos. Un autre tableau de Balthus, datant de la même année : La Victime, figure d’un jeune corps endormi et dénudé ? Un texte homonyme de Jouve, écrit en 1935, emprunté à Luther par la médiation de Michelet et lié en miroir à un autre texte jouvien, un autre rappel qui touche à un voyage dans l’Engadine3 ? « Figures dévoilées, couleurs ressuscitées sous l’épaisseur du temps, derrière un revêtement lézardé. Figures qui affleurent » : Fellini ferait-il jouer ici la trace de sa séquence romaine alors qu’il évoque une rencontre avec des toiles de Balthus à la villa Médicis4 ? L’imaginaire imageant déroule le circuit infini d’une mémoire d’images porteuses d’oubli, où quelque chose passe, et pourrait se penser, mais dans l’inaccompli de l’événement.

14Ainsi agit un autre mode de dédoublement, par où la ressemblance, cette qualité générique de l’image, n’affecterait plus le rapport de l’image à l’objet, mais bien celui de l’imagement à une réflexion qu’il dissimule en la faisant circuler d’œuvre en œuvre. La pensée ne s’y énonce pas, s’en tenant à l’écart des images entre elles ou d’entre les mots. Mais cette limite de l’image, toujours en mal d’une autre image, fait aussi l’attirance d’une idée qui se disperse dans le rebond des œuvres. Nouveau détour, où apparaît le lien entre l’invention de l’idée et l’imaginaire venu de l’art. Il ne s’agit certes pas d’une idée de type esthétique qui déclarerait directement la transcendance d’un principe, mais d’une idée portée par un attrait esthétique, que l’œuvre aura su faire glisser dans le retrait de l’image pour le regard qui l’affronte. En ce sens le geste esthétique consisterait moins à arrêter la vue qu’à déclencher sa fuite dans le moment même de l’arrêt. Intervalle sans cesse rouvert, où se creuse l’indirect d’une idée toujours différée : c’est cet éloignement que l’opération de l’image appelle à reconnaître pour peu qu’elle laisse voir l’analogie qui l’emporte et les fractures qui la forment.

15Tel sera le ressort ultime de la duplicité qui s’expose dans l’art. L’image fuit en cela qu’elle ressemble, mais cette ressemblance, qui cherche sa raison d’être dans le rapport à d’autres images, est la qualité même de l’image, dont la définition désavoue la substance. L’image se ressemble en ressemblant à d’autres ; et l’expérience de l’idée que véhicule le paraître de l’image comporte en elle le sceau de cette apparence, soit le dédoublement qui devient la marque même de son être. L’image – l’œuvre d’image – ouvre ainsi à une idée de l’être qui se divise en se dévoilant et ne s’énonce qu’en se détournant : force critique de l’idée que l’art précipite lorsqu’il rend perceptible la logique contraire d’une extériorité qui pour rassembler à soi l’image devra l’entraîner hors de soi.

16Cette éventualité, où l’autre de l’image se trame à travers les images, seule l’œuvre peut la faire entendre, par les ruptures qu’elle provoque, mais en prenant le risque de se rompre soi-même. Iconiques ou langagiers, les exemples retenus dans ce livre tendent tous à cette extrémité. Dédouanés du souci mimétique par leur maîtrise des machines à faire l’image – simples miroirs ou dispositifs complexes de projection et de simulation – ils appellent à un renversement selon lequel l’idée d’image se retournerait en attente de l’idée engendrée par l’image. Genèse aléatoire, que ne saurait satisfaire aucune résolution idéaliste, et qui devra toujours diviser l’image pour l’extraire d’elle-même, et en revenir à elle alors même qu’il s’agit de l’éloigner. Par quoi ces œuvres répondent, chacune diversement, à la logique de la dissimulation venue de l’image et agissant par elle jusque dans la parole qui cherche à la penser.

Que quelqu’un voie dans un miroir, un homme, Voie son image, alors, comme peinte, elle ressemble À cet homme. L’image de l’homme a des yeux, mais, La lune, elle, de la lumière. Le roi Œdipe a un Œil en trop, peut-être [...]5.

17Prise au piège de son double, la parole se brise. Elle fait entendre, du même coup, l’impossible raccordement, ou le désajustement nécessaire, entre l’image et toute idée, à commencer par l’idée même d’image. Tel l’œil en trop du roi Œdipe, l’image restera donc imaginaire au double sens reconnu en ce terme d’appel à l’invention et de répétition obligée. Soit encore, pour en finir avec l’image, une contrainte de disparition dans une présence en supplément.

Notes de bas de page

1 Fellini-Roma, 1972.

2 Balthus, Musée national d’art moderne, 1983, p. 139. Pour la réécriture picturale chez Balthus, voir l’étude de Jean Clair (« Les métamorphoses d’Éros »), p. 256-279, et celle de John Russel (« Mais l’Alice de Tenniel... »), p. 286 en particulier.

3 P.-J. Jouve, En miroir, nouvelle édition, Mercure de France, 1970, p. 66-67. Le tableau La Victime se trouve dans le catalogue Balthus, op. cit., p. 151.

4 Balthus, op. cit., p. 117 (traduit de F. Fellini : « La leçon de Balthus », 1977).

5 Hölderlin, « En bleu adorable », traduction André Du Bouchet, dans Hölderlin par Gilles Gallet, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1985, p. 192.

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