VI. L’image dans la parole
p. 143-157
Texte intégral
... la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à présent c’est fait j’ai fait l’image...
Beckett
1Il y aurait donc, dans l’image, deux modes d’être de l’image – le flux visuel et la figure visible – l’un continu, l’autre discontinu, tous deux solidaires. Mais la difficulté ne peut que croître, dans la mesure où cette double modalité d’intervention ne se diviserait pas en processus distincts. Comment trancher en effet, comment séparer ce qui a été reconnu comme inséparable par définition ? « Confondante aventure », disait Michaux. L’image, rappelons-le une nouvelle fois, ne délimite pas un domaine particulier de la vision même si, encore une fois, elle appartient au seul registre de la visibilité. C’est cette vue insaisissable, et cependant attestable, qu’il s’agit désormais d’aborder frontalement, dans sa disposition hétérogène, mais en nous tenant à la formule retenue pour cette dernière partie : ne considérer l’image que sous la forme de doublure qui lui revient en propre, et donc la rechercher jusque dans les revers de la parole. Avec ce pas au-delà, nous quitterons la visualisation hiéroglyphique, mais ce ne sera pas renoncer pour autant à une approche du visuel dans l’écriture.
2À la fin de L’Entretien infini, qui met en crise l’ordre unitaire du livre et la visée intentionnelle de l’œuvre, Blanchot évoque l’éventualité d’une double écriture, plus précisément d’un dédoublement constitutif de l’écriture1. Le rapport à la vue ferait le partage entre ces deux modes internes à une écriture qui doit être pensée désormais comme plurielle. D’un côté, celui du visible, il y a, dit Blanchot, l’écriture qui se découpe en caractères et articulations susceptibles de conduire au sens : c’est la puissance du « feu noir », associé à la parole écrite, qui règle la visibilité de cette écriture, par laquelle nous disons et nous lisons. Mais de l’autre – le dira-t-on invisible ? – agit souterrainement, comme en palimpseste, une écriture première, indissociable de la précédente, et portée par « l’invisibilité d’une flamme sans couleur » : cette écriture « blanche » ignore le pouvoir énonciatif du langage ; hors parole, tournée vers le dehors, elle relève d’une fracture originaire dont la violence appartient à la sauvagerie, échappant à toute communicabilité.
3Liée à une réflexion sur la Thora, et donc sur le statut du commentaire, la pensée de Blanchot engage ici deux propositions qui nous concernent directement. Dans cette double écriture, divisée et cependant indivisible, la division du visible et de l’invisible – de la noire et de la blanche – recoupe un partage dans la parole elle-même, toujours écrite mais qui peut être active ou s’absenter, donc dans le rapport du langage à l’expression d’un sens et la convocation d’un sujet : le visible s’associe au discursif, tandis que le côté du dehors – de l’aorgique dit aussi Blanchot, se référant à Hölderlin – implique simultanément une effraction de parole et une disparition de la visibilité. Mais il y aurait en même temps – c’est là le paradoxe qui nous retiendra – coexistence indissociable de ces deux modes de manifestation – comme si la « configuration d’invisibilité », qui spécifie l’écriture blanche, ne pouvait s’enlever que par et sur ce fond de visibilité que le feu confère à l’écriture noire. Ainsi la flamme sans couleur appartiendrait-elle encore à un registre de la vue, dont la singularité tiendrait à l’absence visible de visibilité qui le caractériserait : l’image, en d’autres termes, considérée selon l’angle extrême d’une négativité affectant ensemble le rapport à la vision et la mise en œuvre du langage. Le noir et le sans couleur seraient alors les deux faces, inverses et couplées, d’une visibilité intervenant à la fois comme ancrage et comme extériorisation de la parole dans l’écriture.
4Bien des indices, que j’ai fléchés de chapitre en chapitre, confirmeraient cette relation fondamentale, chez Blanchot, entre l’écriture dédoublée et un dédoublement de l’image elle-même qui, telle Eurydice, attire et dissimule, appelle au regard et ne donne à voir que l’absence de corps dans la chose. Le détour par Blanchot nous invite donc à éprouver littéralement, sinon à vérifier, une hypothèse suivant laquelle l’image pourrait être à l’œuvre dans le langage hors toute configuration de visibilité. L’analyse de Proust, menée dans le chapitre précédent, nous a permis de tester des zones de réverbération où l’écriture cesse d’être lisible parce qu’elle cède à un brusque éclatement du visible, qui reste encore perceptible au regard. En ce sens, la visibilité de l’écriture ébranlerait déjà sa lisibilité, pour peu que la vision se réfracte elle-même au lieu de laisser voir. Il s’agirait désormais, allant plus loin dans la ligne tracée par le questionnement de Blanchot, d’envisager ce que serait une écriture où l’action de l’image ne se traduirait plus que par le seul élan d’une extériorité, ébranlant l’ordre même de la parole. Dehors du langage, l’image ne désignerait plus alors que l’entraînement d’un autre signe, qui ne serait pas signe parce qu’il ne ferait pas image : ultime dépouillement, qui entame la cohésion de l’écriture, sans plus toutefois lui ménager aucune place où se donner à voir.
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5« Ainsi allait avant de se figer à nouveau lorsqu’à ses oreilles depuis ses tréfonds oh qu’il serait et ici un mot perdu que de finir là où jamais avant2. » Pas de pronom ici pour distinguer un sujet du verbe, à la limite pas de verbe non plus pour relier le mot perdu à une phrase énonçable par quelqu’un. C’est à Beckett que j’emprunterai un dernier exemple, qui conjuguera deux textes. Le choix peut paraître en porte-à-faux, dans la mesure où il irait à l’encontre de certaines analyses de Blanchot lui-même : celui-ci n’a cessé d’insister, parlant de Beckett, sur l’étrangeté d’une voix – « Mais quelle est cette voix ? » – qui exclut la possibilité de voir et n’admet plus que l’écoute, impersonnelle, ouverte à tous sous le couvert d’une fausse identité : « Ici, ce n’est plus la puissance de voir qui est requise, il faut renoncer au domaine du visible et de l’invisible, à ce qui se représente fût-ce négativement. Entendre, seulement entendre3. » Mais il a fallu à Beckett – ce que ne prend pas en compte le commentaire de Blanchot – faire l’épreuve littérale de la vue pour rendre plus éclatant ce désaveu de l’être dans la parole. La déstructuration croissante et calculée du langage est allée de pair, chez Beckett, avec l’expérimentation de sa mise en scène, c’est-à-dire en fait de sa mise en pièces, théâtrales ou télévisuelles. Par le théâtre, il s’agit d’abord de réaliser, en la rendant visible, la déliaison progressive du personnage parlant, peu à peu immobilisé, enfermé, enterré dans le sable ou cerclé en poubelle, et de sa voix seule audible, intarissable et s’arrêtant parfois, ressassant ou s’exténuant, mais ne cessant de parler comme par elle seule. Plus l’écoute est requise, et plus la vue intervient pour limiter le corps à la bouche : comme si la parole ne pouvait plus s’incorporer dans l’intégralité d’une personne. Mais l’écriture des pièces pour la télévision introduit une nouvelle possibilité de rupture : elle permet en effet de dissocier complètement la silhouette, qui demeure visible, et la voix, désormais invisible et devenue étrangère au figurant ; surtout, elle introduit dans ce système binaire du verbe et de la vue le supplément d’un troisième terme, visuel et perturbant l’ordre visuel, minant le régime verbal tout en le véhiculant, et dont l’action éclaire d’un jour singulier les soubresauts syntaxiques des textes les plus disloqués de Beckett.
6On passera donc par les opérations programmées du visible pour repérer l’œuvre invisible de la vue dans l’écriture même de la langue. Soit la première des pièces écrites pour la télévision. Écartant les réalisations multiples auxquelles a donné lieu Dis Joe4, c’est le seul projet d’organisation que je retiendrai, largement exposé dans les deux pages de didascalies qui précèdent le texte proprement dit et soumettent à l’ordonnance du visuel l’entrée en scène de la parole. Des trois termes combinés, et très précisément décrits par Beckett, la vue sera en effet la première à intervenir ; avant l’apparition de la voix, féminine, off et donc invisible, vient la mise en place du personnage vu de dos, puis de face, et progressivement détaché en gros plan par le montage : masculin, silencieux, attentif, fixé au bout de cinq plans, il restera voué à l’écoute – tel « notre vieil entendeur » de Compagnie5 – rivé à la voix qui l’interpelle et qui finit par raconter ce qu’il ne fallait pas entendre. Mais entre le visage écoutant et la voix parlant devra s’interposer visuellement le trajet de la caméra dont le mouvement régulier, et cependant discontinu, en visant de plus en plus près le visage, va découper des zones de silence dans l’émission verbale : chaque fois que la caméra avance, la voix se tait, celle-ci ne reprenant la parole qu’en interrompant à son tour la mobilité de l’appareil, qui s’arrête alors sur un plan à chaque fois plus grossi. La pièce s’achève avec la dixième manifestation mobile de la vue, qui efface définitivement la possibilité de voir l’image, devenue trop proche de l’objectif, tandis que lui succède une dixième et dernière intervention de la voix, qui revient au point de départ – « Dis Joe » – et disparaît à son tour.
7Tel est l’ordre ternaire dont dépendra le texte. Non seulement la voix s’est dissociée de la vue – « L’image s’en va. Voix comme avant » dit l’avant-dernière didascalie – mais la vue elle-même se divise entre figure et mouvement, et c’est cette nouvelle donne de l’image qui règle le cours de la parole en le suspendant par à-coups. Dans l’image toujours visible mais menacée de disparaître, un œil est à l’œuvre, étranger à tout regard personnel, et que seul le mouvement rend perceptible. Mais le propre de cette avancée oculaire, sans figure et pourtant sensible, sera d’imposer par dix fois le silence à un texte qui cependant reprend la parole dès que s’arrête la progression visuelle : couplage inverse d’une vue réduite à la seule mobilité et d’une voix soumise à l’intermittence de l’énoncé. Doublant la voix, mais interrompant son discours, émerge ainsi la trace d’une parole sans voix, selon l’expression de Blanchot, dont la singularité serait de faire entendre jusqu’à l’interruption de la parole : en silence, certes, mais agissant et comme parlant pour faire le silence. Entre l’écoute de la voix sans corps visible et la vue du visage sans voix audible, le troisième terme, inclus, devient partie prenante, simultanément, d’un effacement progressif de la figuration – le visage trop rapproché finit par s’annuler – et d’une coupure récurrente du langage, relayé et rejeté par le frayage d’un mouvement qui ne lui appartient pas mais qui l’entraîne en l’interrompant.
8« Ainsi allait avant de se figer... » On relèverait sans doute, dans le petit fragment de Soubresauts que j’ai cité plus haut, la mise en jeu d’une simple figure du mouvement – aller/se figer – qui semble désormais occuper la place du sujet dans l’énoncé : plus de corps en simili-visible, mais un trajet sans support, oscillant, telle notre caméra de Dis Joe, entre « ne plus bouger » et « pousser de l’avant » ; de même la voix qui monte aux oreilles ne se trouve pas parlée par qui n’a même plus il pour se dire, et elle n’a plus d’autre signe distinctif qu’une parole qui s’interrompt pour reprendre : « Puis long silence long tout court ou si long que peut-être plus rien et puis de nouveau depuis ses tréfonds... » Le ressassement final de Soubresauts condense ainsi dans l’énoncé la distribution de Dis Joe entre la voix, le mouvement, le silence. Mais plus radicalement l’écriture du texte semble avoir pris en charge le rapport de solidarité inverse qui reliait, dans Dis Joe, l’expulsion de la parole et l’avancée mobile du silence. Le « mot perdu », rompant le cours de la voix, ruine en celle-ci la possibilité de l’articulation syntaxique : à la suite du verbe amorcé – « oh qu’il serait » – ne reste plus qu’une série adverbiale – « là où jamais avant ». Déliant la syntaxe, la juxtaposition réduit la phrase à une parataxe si périlleuse (seul demeure le lien ténu du relatif) qu’elle s’interrompt pour ne plus laisser énoncer que le silence, lui-même privé de verbe et relançant l’avancée cahoteuse d’une nouvelle série laminée par la menace de rupture : « ... si long que peut-être plus rien et puis à nouveau depuis ses tréfonds à peine... ».
9À bout de souffle, inextinguible pourtant, la voix va hors sujet et hors verbe. Le mouvement cette fois semble s’être emparé de la parole elle-même : les pauses n’interviennent plus entre les phrases, mais en elles, et pour mener d’un même pas la course – la série – et son arrêt – le mot à mot où cède l’articulation : « ... alors évidemment malgré tout l’un et au cas contraire évidemment l’autre à savoir...6 ». Or le paradoxe de ces séries, temporelles ou logiques, mais à dominante adverbiale, c’est qu’en multipliant les déictiques elles s’offrent comme pur mouvement énonciatif, d’autant plus perceptible qu’il n’y a plus personne pour le parler. Seul parle désormais un langage qui en s’exilant du sujet se rend sensible à une écoute strictement verbale, dans laquelle la perceptibilité des signes serait en raison inverse de l’épuisement du sens.
10Revenons un moment à Dis Joe pour mesurer le resserrement du dispositif. La pièce distinguait, en les dissociant, l’écoute – Joe – et l’émission – la voix – tous deux menacés par un mouvement intercalaire qu’ils ne contrôlaient pas. C’était pourvoir déjà à une mise en scène critique de l’énonciation, inscrivant Joe au lieu de je et la trace de l’œil impersonnel dans une parole réduite au tu. En chaque pôle énonciatif se trouve ainsi marquée l’altération venue d’un il : « véhément refus de lâcher la troisième personne », dira plus tard une didascalie de Pas moi7 pour qualifier bouche. Mais cette tierce personne, qui n’en est pas une, comment la faire entendre en son état de non personne, si ce n’est, précisément, en la faisant parler à la place de toute personne ? C’est ce qu’engagent les derniers textes de Beckett, avec la disparition de toute identité figurable et, à la limite, de tout pronom nominal. Plus de il, donc, si ce n’est de l’autre, a fortiori plus de je ni de tu, tout au plus l’impersonnalité d’un « qu’il serait » venu d’une voix qui surnage à peine dans le désastre de la phrase ; mais précisément, substituée aux pronoms, émerge la vocalisation générale d’une parole à l’indirect libre que le mouvement entraînerait par vagues successives de plus en plus amples, de moins en moins structurables. Seul parle alors l’emportement saccadé d’une voix sans voix, toujours près de se taire parce qu’elle n’est plus que la parole même de la langue, au bord de la désagrégation. Voix sans contour et sans énonciateur, où sombre jusqu’à la forme du il. Il n’y aura pas de soi énonçable pour la fin de Soubresauts, mais un simple « soi soi-disant », qui ne serait plus en fait qu’un soi-disant soi.
11Quelle est la langue qui se parle ici ? Celle des mots bien entendu, à l’exclusion de tout emprunt analogique ; mais l’étrangeté de ces mots tient à l’hiatus qui s’est instauré désormais dans la phrase. Entre le mode du signe, qui doit être simplement reconnu, et celui de la phrase, complexe et qui doit être comprise, il y a, selon Benveniste, une solution de continuité qu’il nomme hiatus8 : on ne passe pas du signe à la phrase par simple gradation d’échelle, c’est au contraire la phrase, une fois articulée par la visée continue du sens, qui pourra se diviser en mots interprétables, bien que ceux-ci existent en eux-mêmes mais au seul titre d’une structure distinctive qui les identifie comme signes dans la langue. Or ce qui arrive avec la parole de Beckett, c’est que la discontinuité fait irruption au sein de l’organisation phrastique. L’hiatus agit dans la syntaxe – et non plus entre signe et syntaxe –, la disloquant et menaçant d’en séparer chaque terme qui s’expose alors à devenir visible mais en revenant à son isolement linguistique. L’émergence du signe, dans son étrangeté matérialisée, provient ainsi d’un mouvement d’approche discontinu, tâtonnant, irréductible, qui fait retour à l’élémentaire de la langue. Le référant au rôle joué par la caméra dans Dis Joe, on l’assimilera à la visée de la vue : œil sans regard frayant le passage d’une voix où le langage s’exile en renonçant à parler mais non à faire entendre la langue. « Hiatus pour lorsque les mots disparus. Lorsque plus mèche. Alors tout vu comme alors seulement9 » : Cap au pire atteste de ce rapport établi par Beckett entre l’hiatus et la vue, mais en imputant celui-ci à la disparition des mots eux-mêmes, qui reste pourtant toujours en cours, jamais achevée.
12Sans doute est-ce la raison pour laquelle Deleuze, dans l’analyse qu’il consacre à Quad et autres pièces pour la télévision, définit l’hiatus par l’image, dont il fait la « Langue III » de Beckett10. La première – Langue I – serait celle des mots atomisés ; la seconde – Langue II – celle des flux de voix ; et la dernière – Langue III – celle de l’image lorsqu’elle se libère des deux autres. L’analyse simultanée de Dis Joe et de Soubresauts invite à nuancer cette partition des langues, car le dispositif de Dis Joe nous aura conduits à distinguer, dans l’image, le mouvement de la vue et la chose visible, tandis que des fragments de Soubresauts laissent entrevoir ce que pourrait être un langage où la lancée du mouvement déréglerait la parole en excluant pourtant de la remplacer. La langue de l’image n’appartient pas au seul domaine des œuvres visuelles, puisque l’image peut désigner dans l’avancée de la vue l’exil de la vision. Intermittente et comme intervallaire, l’image est à l’œuvre dans la langue même des mots, dont elle empêche l’association, comme dans la langue des flux, dont elle excite le cours en le barrant. C’est cette aptitude de l’image à se délier de soi, à provoquer les trous de langage, que les textes de Beckett ont explorée à la limite de leur propre disparition. « Oh tout finir » – ainsi s’achève Soubresauts ; mais il n’est pas donné d’en finir avec cette poussée cahotante qui fait taire la parole en la faisant parler seule. Tel est le paradoxe venu d’un mouvement visuel qui en frayant le passage d’une voix la retiendrait en même temps de pouvoir dire. L’hiatus circonscrit par Benveniste s’est rouvert dans l’usage même de la langue. Il manque toujours un mot, celui par où s’engouffre précisément la percée du dehors, l’interruption agissant contre la parole, mais en elle et en la débordant.
13De Dis Joe à Soubresauts, l’image s’en est allée, mais le mouvement est resté, qui conduit l’exclusion dans la voix : tiers inclus, pour l’avènement d’une tierce personne. Serait-ce là ce que Beckett lui-même, dans un texte ancien récemment publié11, appelait « faire l’image » ? Notre exergue le dit : l’image est dans la langue, littéralement, elle est telle la boue qui attire la langue au dehors ; et la bouche ne se refermera enfin qu’une fois tracée la ligne droite d’une image achevée, fixée, dont cependant le faire répété, irrégulier, alternatif, était celui de la voix elle-même. Avoir « fait l’image », c’est pouvoir mettre un terme au texte, qui se tait ; mais le faire de l’image portait le va-et-vient d’une langue exténuée, acharnée, qui n’en finissait pas de sortir et de rentrer – et qui ne peut se taire qu’en laissant se former dans le texte les éléments figuratifs capables de la débarrasser de ce mouvement : qu’en laissant, donc, passer la ligne de la fiction, et de la mort.
14Aucune figure dans Soubresauts, sauf à l’orée du texte : « Assis une nuit à sa table, la tête sur les mains, il se vit se lever et partir. » La fiction s’éloigne avec lui. Mais le départ, la mise en route du mouvement – « Vers l’errance d’antan. Dans l’arrière-pays.12 » – n’est déjà qu’une vision que le mouvement du texte va vider de toute autre substance que le mouvement lui-même et la rumeur qui l’accompagne. Ici, le faire de l’image, extrait de l’image même, ne permet plus d’en finir : l’imagement – telle la flamme sans couleur de Blanchot – est devenu la matière même d’une écriture attirée, arrêtée, relancée par les cahots d’un faire sans image. Passée dans la langue, l’image n’est plus que la puissance d’extériorisation par laquelle la pulsion de langue ne cesse d’entraver la parole, tout en parlant.
... et les yeux que font les yeux fermés assurément eh bien non puisque soudain là sous la boue je me vois je dis me comme je dis je comme je dirais il...13
15Le passage par Beckett appelle deux questions. Tout d’abord, quel est le gain du détour télévisuel ? Plus précisément, était-il nécessaire de prendre appui sur un dispositif à composante visuelle pour rendre compte d’une écriture strictement textuelle, et qui en outre renonce à figurer ? Autorisé par l’auteur, le crochet de Dis Joe aura montré à quel point les ruptures d’ordre linguistique relèvent d’une mobilité perceptive agissant dans et contre le langage : devenue trio, de face à face qu’était Film, la pièce télévisuelle décompose et désigne la combinatoire que le texte recèle. Mais surtout le détour rend visible, dans l’écriture du texte, la singularité du rapport qui relie la poussée oculaire à une vision toujours indirecte, selon laquelle il ne voit pas autre chose que la vue d’un il agissant à sa place : « Vu toujours de dos où qu’il aille. » En ce sens, l’œil voit moins qu’il ne se voit comme force visuelle autonome, détachée du sujet : simple aisthésis réduite à l’avancer d’une perception étrangère qui sous-tend et rompt le langage. L’extériorisation du sujet – nous avions déjà rencontré ce point aveugle de la vision – provient d’un regard qui ne lui appartient pas. Mais lorsque ce regard opère dans la langue, il y devient le pur mouvement qui en brisant le langage l’entraîne aussi à parler. Frayage d’une pensée réduite au « vacarme14 » de l’esprit ? Idée qui ne se laisse formuler en aucune articulation conceptuelle ? Imaginaire, peut-être, à condition de reconnaître que celui-ci ne relève pas de figures imaginées, mais bien d’un mouvement imageant, inconstituable comme tel, mais indissociable de toute parole, et donc de la pensée. Nous y reviendrons pour finir.
16Une seconde question, que j’évoquerai brièvement, concerne l’exemplarité de l’écriture mise en jeu par Beckett : faut-il l’entendre comme la limite d’une expérience solitaire, ou ne devons-nous pas plutôt y reconnaître la récusation insistante du lien trop solidement noué entre écrire et dire, tracer avec les signes et signifier en traçant ? Il ne s’agit plus de dire, mais en disant de mal dire, pour libérer le seul passage du dire : « Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit15. » Écrivant à la frontière du sens formulable et sans jamais le rompre complètement, Beckett renoue avec l’informe dans le langage : il retrouve cette valeur archaïque du rythme, configuration fluide sans mesure stable et sans intervalle fixe, que Benveniste analyse à travers les emplois ioniens du mot rhuthmos et que Blanchot applique à la langue fragmentaire d’Héraclite, parlant dans l’entre-deux mouvant des choses et des mots16. Mais l’informe, solidaire du refus du formulable, provient chez Beckett d’un travail d’une extrême précision sur les formulations accordées à la déclinaison du langage : en témoigne – outre la tonalité persistante de ses textes – la rigueur de traductions acharnées à faire entendre, dans la langue étrangère, l’étrangeté de la langue propre. Beckett rejoint en cela la tâche que Benjamin assignait au traducteur : par la transcription littérale du mot, par le mot à mot sans glose, et le refus de relier la syntaxe au sens, il s’agit de retrouver le mode de visée de la langue originale, indépendamment de toute équivalence sémantique. Sans rapport avec l’intention d’un sujet ni avec la communication d’un sens, ce mode de visée appartient à la langue elle-même, qui seule doit parler ; et le traducteur, tel Hölderlin avec Sophocle (ou Straub-Huillet avec Hölderlin-Sophocle) a pour unique tâche de « racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère ». Ce qui veut dire aussi se rendre à la loi mallarméenne des langues, « imparfaites en cela que plusieurs »17.
17Inversant les termes, puisqu’il s’agit de passer du propre à l’étranger, Beckett renoue avec ce rôle du traducteur qui, en faisant résonner l’écho de l’autre en toute langue, donne à écouter une langue en elle-même plurielle. Notre analyse aura seulement montré que cette pluralité de la langue, à laquelle Beckett rend la parole, passe par l’épreuve d’autres signes, d’autres systèmes surtout, qu’il ne s’agit nullement de transcrire, mais dont il y a seulement à faire agir la trace, ou la mémoire, au sein même des signes s’écrivant.
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18Notre parcours s’arrête ici. Nous avons atteint, en effet, l’extrême bord de l’image, ce moment où en se divisant elle procéderait à sa propre effraction, écartant la figuration et ne laissant se développer que le mouvement qui efface la figure en la visant de trop près. L’image se trouve ici au point de disparaître, invisible à force de se limiter à l’avancée du visible. Et seule l’attestation venue du double exemple de Beckett nous garantit qu’il y a bien là, encore, quelque chose qui relève de la vue, même si cette chose n’apparaît plus, dans le texte, que sous la forme en creux d’une arythmie.
19L’image ne tient plus qu’à un fil, celui-là même qui tisse la trame d’une écriture à double face, laissant les signes advenir en leur retirant toute capacité réflexive. Plus de cristallisation désormais, qui libérerait les lettres pour faire miroiter de nouvelles formations : les cataclysmes localisés de Proust ont envahi toute la langue, et la fissure s’est agrandie aux dimensions de la parole entière. Si l’humour froid calcule le jeu des mots, c’est pour retourner le mot contre le sens qui résiste encore : la matière du langage émerge, mais à l’état brut de blocs obscurs toujours près de se détacher les uns des autres, même s’ils restent reliés par le fil ténu de leur exténuation. Cependant, la voix trouée du texte, sans visage et sans nom, appelle à déplacer l’attention sur le vide écartant les mots : pour entendre cette voix, où le langage ne cesse de se briser, il faut précisément ne pas la voir, ce qui veut dire aussi voir qu’on ne la voit pas18 et que, peut-être, c’est elle qui voit. De cette présence absente de la voix, nous n’aurons toutefois pas d’autre indice que l’espacement d’une parole, où elle s’exile hors tout de point de vue. Nous ne pourrons donc, littéralement, que l’imaginer, comme y invite l’ouverture de Compagnie : « Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer19. » Mais imaginer, cela signifiera, suivant le point où nous sommes parvenus, laisser la voix faire l’image en résistant aux images ; soit encore l’écouter agrandir l’écartement des mots – ou « l’aire de va-et-vient20 » – entre lesquels ne passera plus aucune autre figure que le mouvement même de l’imagement, réfractaire à toute imagination.
20En cela, notre ultime approche nous invite à revenir sur la qualité la plus singulière de l’image, dont nous avons reconnu le caractère insaisissable jusque dans la duplicité : si l’image ne peut être captée comme telle, si à même le langage elle ne se laisse saisir que comme interruption qui troue le langage, c’est qu’elle n’existe elle-même, en dernier recours, qu’à l’état d’intervalle continûment discontinu. Le torrent vertical de Michaux perd alors sa continuité palpable, c’est l’altération qui devient constitutive de l’intervention imageante. Image sans qualité, donc, autre que cette force qui l’attache, en le déliant, à ce qui n’est pas elle. Le négatif n’apparaît plus que par l’impossibilité du positif. L’image deviendrait ainsi comme l’attrait du dehors agissant en toutes choses, mais avec cette réserve que l’extériorisation qu’elle provoque n’aurait d’autre mode de manifestation qu’une rupture au sein des choses. Le pas au-delà suivi avec Beckett donne à penser que cet accompagnement silencieux de l’image, dissimulé et disjonctif, entraînant tout en interrompant, s’immisçant sans se fondre entièrement, pourrait bien être la règle même d’une parole en proie à sa propre percée.
21Un mot encore pour conclure cette dernière partie. Il peut sembler paradoxal de poursuivre les attributs les plus subtils de l’image dans un système linguistique qui par définition n’en comporte pas, sauf à l’état toujours imaginé. Et l’on pourrait m’objecter que la disparition, qui selon moi est inhérente à l’imagement, ne peut être que vérifiée par une formation langagière où l’abstraction se trouve induite par la signification. Je répondrai à cela que les textes retenus pour exemples ont été choisis précisément parce qu’ils accentuaient le caractère problématique de la figuration – exclue de l’énoncé chez Beckett, prise dans le jeu figurai chez Proust – et donc se privaient de tout effet de transparence susceptible de donner cours direct à l’imagination ; mais en même temps ils laissaient affleurer, dans l’espace même de la langue, des accidents formels que seule la référence aux processus visuels permettait de comprendre et même de percevoir. Irruptions de lettres ou déliaisons de signes, chambres noires métamorphiques ou intervalles optiques entre des blocs d’obscurité, éclatement spéculaire ou avancée parataxique du mouvement – en chaque cas c’est la matérialité même de l’écriture qui devient manifeste, indépendamment de la part – minimaliste ou en excès – concédée à la figurativité dans l’énoncé. À ce titre, les textes de Beckett et de Proust ont permis d’éprouver à quel point la dissimulation de l’image, sa capacité à faire jouer le repli sur soi de la visibilité, peut opérer jusque dans le geste qui retire la figure de la vue.
22L’éclipse de l’image n’est donc pas le simple indice d’une textualité pour laquelle la vision ne sera jamais qu’imaginée ; elle indique au contraire, en le mettant à nu, le paradoxe qui fait, de l’image, un phénomène proprement imaginaire.
Notes de bas de page
1 M. Blanchot, L’Entretien infini (« L’absence de livre »), op. cit., p. 631.
2 Ibid. (« Les paroles doivent cheminer longtemps »), p. 482-484 en particulier.
3 S. Beckett, Soubresauts, traduit de l’anglais par l’auteur, Minuit, 1989 pour la version française, p. 25.
4 Des sept pièces écrites pour la télévision (auxquelles il faut ajouter Film, de conception cinématographique), Dis Joe est la première en date (Eh Joe, 1965). À la différence des autres, traduites de l’anglais par Edith Fournier, elle a été traduite par Beckett lui-même et publiée en français en 1972 : Comédie et actes divers, Minuit, p. 79-91. Les didascalies auxquelles je me réfère se trouvent pages 81-83 et dans le cours du texte. La pièce a connu six réalisations, de 1966 à 1979, dont trois par ou avec Beckett (BBC 1966, SDR 1966, SDR 1979).
Le rapport du théâtre de Beckett à la télévision et à la radio est complexe. Il faut distinguer rigoureusement les « pièces » écrites pour la télévision (ou la radio), les enregistrements directs d’autres pièces réalisées au théâtre, et enfin les adaptations télévisuelles a posteriori de pièces ou de textes. Des confusions peuvent intervenir du fait que Beckett a dirigé lui-même des mises en scène soit pour des pièces à destination télévisuelle soit pour des réalisations théâtrales simplement enregistrées par la télévision. Seule la programmation du montage dans les didascalies empêche de confondre les pièces pour la télévision et les pièces théâtrales, mais les retombées existent des unes aux autres. On notera enfin que même dans les réalisations télévisuelles supervisées par Beckett, la mise en scène était préalable, et le tournage supposait l’intervention d’une équipe technique extérieure.
Dernière source de confusion entre théâtre et télévision : la reprise théâtrale de pièces télévisuelles. Ainsi Dis Joe a pu être joué il y a quelques années au théâtre de la Bastille : la mise en scène de Fall incluait sur la scène des images vidéo du personnage se voyant lui-même sur un moniteur ; si mes souvenirs sont exacts, les images étaient décalées par rapport aux gestes de l’acteur.
5 S. Beckett, Compagnie, traduit de l’anglais par l’auteur, Minuit, 1985, p. 451.
6 Soubresauts, op. cit., p. 27. La majeure partie des citations précédentes reprend la page 25 (début du dernier mouvement de ce texte qui s’achève p. 28).
7 S. Beckett, Pas moi, Minuit, 1963-1974, p. 95 (à la suite de Oh les beaux jours).
8 E. Benveniste, « Sémiologie de la langue » (Semiotica, I, 1969), repris dans Problèmes de linguistique générale, 2, Gallimard, 1974 (voir pages 68-69 dans « Tel »).
9 S. Beckett, Cap au pire, traduit de l’anglais par Edith Fournier (Worstward Ho, 1982), Minuit, 1991, p. 53.
10 G. Deleuze, L’Épuisé, dans Quad et autres pièces pour la télévision (traduit de l’anglais par Edith Fournier), Minuit, 1992, p. 66-70. Dans cette très belle étude, Deleuze justifie le rejet de Dis Joe (écarté du recueil) par le fait que cette première pièce laisserait la voix trop s’adresser encore au personnage. Pourtant le dispositif alternatif de Dis Joe me paraît beaucoup plus opératoire pour étudier l’écriture de Beckett que celui de Ghost trio (Trio du fantôme) où la scission est achevée entre, successivement, la voix (parties I et II) puis la vue (partie III).
11 S. Beckett, L’Image (années 1950), Minuit, 1988, p. 18.
12 Soubresauts, op. cit., p. 7 et 11.
13 L’Image, op. cit., p. 11.
14 Soubresauts, op. cit., p. 11 et 27.
15 Cap au pire, op. cit., p. 7.
16 M. Blanchot, L’Entretien infini (« Héraclite »), op. cit., p. 127-128. L’étude de Benveniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique », se trouve dans les Problèmes de linguistique générale, tome I, Gallimard, 1966 ; voir en particulier pages 333-334.
17 W. Benjamin, « La tâche du traducteur » (1923), dans Mythe et violence, trad. M. de Gandillac, Denoël, 1971, p. 273 (et p. 270 pour la citation de Mallarmé).
18 Je rejoins ici une remarque de Jean-Pierre Thibaudat : « La voix, c’est tout ce que l’écriture peut littéralement voir. » (« Une voix qui “s’écoute se taire” », Critique, no 519-520, Samuel Beckett, août-septembre 1990, p. 717), mais je ne partage pas la conclusion de l’auteur pour qui la réduction de la vision au mouvement représenterait une « faillite » de l’œil (p. 718). L’expérience télévisuelle montre au contraire à quel point c’est cette force purement mobile qui porte le désenchaînement de la parole.
19 Compagnie, op. cit., p. 7.
20 Pas, Minuit, 1978, p. 7.
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