IV. Dissimulation, figuration
p. 95-120
Texte intégral
L’invisible est alors ce que l’on ne peut cesser de voir, l’incessant qui se fait voir.
M. Blanchot
1Un premier parcours prend fin ici. Attentive à cerner les composantes de l’image, notre analyse a mis en évidence leur relation paradoxale à la visibilité : mobilité et visualité, qui informent le tracé ou l’émergence de l’image, n’exercent leur action qu’en entraînant celle-ci hors les limites du visible, par effraction du contour, mise en jeu de la figuralité ou écranisation d’un regard qui s’exclut dans la vue. Et pourtant – je n’ai cessé de le rappeler – il n’est d’image qu’à figurer, et le principe imageant implique, par définition, le maintien de la vision, fût-elle rompue par la métaphore, et la perpétuation d’une chose visible – homme, objet, forme ou fragment susceptibles d’être identifiés, ou tout au moins dénommés. Pas d’image sans contour figurable, et pas de figuration sans regard qui renonce à voir l’éviction du regard. À se dire telle, l’image suppose ainsi la dissimulation de ses propres traces, appelant alors à une nouvelle reformulation du paradoxe qui la compose : pour répondre à l’exigence du visible, il lui faudrait dissimuler ce qu’il en est de la visibilité. À moins que cette dissimulation – dernier retournement d’un processus riche en ruses – ne constitue l’opération même de l’image, par qui le masque infiltrerait l’essence de la figuration. C’est en figurant que l’image obéirait à une logique dissimulante selon laquelle l’absence de visibilité qualifierait le visible lui-même. Devenant constitutive de la figure, la dissimulation détourne en ce cas le visible de tout rapport à l’invisible au moment même où elle désigne la non-visibilité qui lui revient en propre.
2Catalyseur de réflexion, un fragment de film éclairera l’enjeu de ce renversement, où se rassembleront nos études précédentes. Si l’angle de vue va changer, attachant l’image à son revers, nous resterons toutefois dans le sillage d’un processus dont la duplicité tient à la réversibilité de ses postulations. Mais l’idée d’image que nous allons resserrer autour de sa dissimulation appartient à une approche de l’image que le détour par la vision aura permis de dédouaner de ses contraintes phénoménologiques. La vue dont nous parlerons désormais, et la relation qui la lie à la figurabilité et à la mouvance de la figure, relèvent d’une visualité détachée de tout sujet, et s’exerçant en deçà de la vision et de l’intellection portées par un regard individuel. Elles visent un régime autre de la pensée, plus théorique parce que plus ancré dans le corps des choses, selon lequel le rapport de l’idée à l’image ne pourrait devenir fécond qu’une fois levées les dernières hypothèques qui perpétuent dans l’image la croyance au visible et donc le partage assuré du visible et de l’invisible.
3L’exemple est remarquable par l’extension illimitée de la vue qu’il propose, mais l’étirement visuel y apparaît en même temps comme éloignement incessant de ce qu’il aurait fallu voir. Au dernier plan de Profession reporter (Antonioni, 1975) le journaliste, qui a pris l’identité d’un trafiquant mort afin de poursuivre librement ses investigations en Afrique, s’endort dans la chambre d’un motel où il s’est réfugié. Partant du lit, la caméra traverse la chambre, franchit les barreaux de la fenêtre, parcourt longuement la place presque déserte d’une petite ville du Sud de l’Espagne, enregistrant au passage quelques oisifs immobiles, ou les occupants d’une voiture qui arrive, attend, puis repart ; tournant toujours lentement sur sa droite, elle rejoint soudain l’arrivée de policiers, qui chassent les témoins, et elle les accompagne jusqu’à la porte de l’hôtel où elle les laisse entrer seuls, revenant elle-même le long du mur vers l’extérieur de la fenêtre pour s’y fixer et cadrer à travers les barreaux le reporter que l’on découvre mort sur son lit. Ainsi l’image, à la fois continue et mobile, étirée sur plus de dix minutes et dévidée par l’œil d’une caméra qui n’appartient à aucun regard, aura tracé le cercle complet d’une vision panoramique qui ne revient à son point de départ qu’une fois accompli ce qui n’aura pas été vu. Surexposé dans son enchaînement filmique, le processus de visualisation mène ici double jeu : l’image visible n’advient qu’en se détournant de la vue, mais ce détour au dehors, qui masque l’instant de la mort, n’aura cessé d’en recueillir les traces visuelles et sonores – passage des tueurs, claquement de portière, brève détonation, silence des spectateurs – déployant ainsi le champ d’une perceptibilité strictement sensorielle qui constitue la matière de la scène invisible et cependant présente.
4S’éloignant de l’instant mortel, traçant l’infigurable de la mort, qui défait la possibilité de figurer, l’image est pur détour, mais ce détour agit comme pure visibilité, dont il perpétue la trame figurante : le détour du visible opère dans le seul espace du visible auquel il ne cesse de nous astreindre jusqu’à nous ramener à la vision de ce que nous n’avons pas vu. Ainsi l’image, en nous entraînant au dehors, dissimule la mort et semble se détourner de l’essentiel ; mais cette dissimulation constitue précisément l’essentiel d’une mort où le sujet, exclu de son identité, ne saurait être présent à soi : seul le rien était à voir, et c’est ce rien que nous avons vu à travers le geste du détournement. Nous ne le saurons toutefois qu’après coup, une fois revenus à la vision du mort, qui redevient représentable lorsque sa mort a eu lieu. Nous étions dans le détour et nous ne le savions pas, demeurant dans l’attente alors que nous en étions à l’oubli : ignorant du même coup que ce détour figurait l’image même de la mort, en sa dissimulation essentielle, que seule la dissimulation constitutive de l’image aura ainsi laissée passer dans la figuration.
5L’ellipse (ne pas montrer) est éclipse (il n’y a rien à voir), et l’éclipse n’apparaît que dans la figure où elle s’éclipse (nous ne voyons pas que le rien est à voir). Ce décalage incessant de l’image à elle-même devient ainsi le ressort d’un procès figuratif, où le détour serait la seule règle du visible mais dissimulerait sa propre visibilité : figurant donc, en le masquant, ce qu’il en est de la figuration, où l’invisible s’attache au visible comme sa substance même, non figurable en tant que tel parce qu’intrinsèque à l’acte de figurer.
6Sous le couvert de l’image s’expose ainsi le jeu multiple d’une dissimulation, désignant une défaillance interne à la visibilité mais qui ne renverrait qu’au visible lui-même – le propre de l’image étant de dévoiler, en se détournant de la représentation, ce détournement originaire où agit la visibilité. Emprunté à Blanchot, le terme de dissimulation s’entendra aux divers sens que le geste d’Orphée permet de reconnaître dans le rapport contraire qu’il entretient avec la création de son œuvre. Selon « Le secret du Golem », la dissimulation désigne d’abord la ruse du poète, qui se détourne de l’œuvre pour mieux atteindre cette œuvre ; le détour ne représente ici qu’un biais, une traverse propice à l’accomplissement poétique : il s’agit de masquer le désir, afin de lui donner son plein emploi, et de se dissimuler le visage d’Eurydice jusqu’au moment où on le rendra visible au jour. Mais l’autre sens, qui habite « le regard d’Orphée », impute au désir la destruction de l’œuvre dont il s’agit précisément de rendre visible la ruine. Ce que veut alors Orphée, c’est « regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît1 ». Par cette formule énigmatique, Blanchot lie la possibilité de l’œuvre à son désœuvrement, qui l’éloigne d’elle ; mais la dissimulation devient ici l’objet, et non l’agent, d’un détournement duplice, qui vise tout à la fois l’au-delà du visible – l’autre nuit que dissimule la nuit – et le principe d’un détour qui deviendrait seul visible – c’est alors la dissimulation qui est à voir et qui constitue la matière même de l’autre nuit. Voir la dissimulation à l’œuvre et comme destruction même de l’œuvre, tel serait l’enjeu du regard qu’Orphée porte sur Eurydice, l’arrachant à la représentation pour la rendre à la nuit et à la fantomalité de l’image, qui se fait ainsi la figure même de la dissimulation.
7Comment l’image peut-elle à la fois dissimuler, cachant alors l’essentiel, et dévoiler une dissimulation qui constituerait alors l’essentiel – soit l’inessentiel à reconnaître ? C’est de ce double propos inverse que l’imagement filmique d’Antonioni s’est fait l’emblème, en restant guidé cependant par l’impossible rapport à l’événement de la mort. En deçà de tout récit, ou en tout cas en se tenant entre les actes, il reste à explorer la variabilité des modes selon lesquels la dissimulation visuelle pourrait simultanément masquer et devenir l’enjeu du masque. Ce sera parcourir diverses passes de l’image, où se nouent contradictoirement sa puissance de séduction, qui nous entraîne au dehors, et son inconstance qui la retient d’être en soi.
Dissimulation 1 : l’énigme de la figure
8L’image dissimule – et d’abord parce qu’elle ressemble. En acceptant la duplication, en figurant des choses identifiables, elle masque les tendances à la dissolution ou à l’excès de la vision, qui pourtant la définissent. Elle appelle du même geste à chercher dans la figuration proprement dite le sens, affiché ou enfoui, qui la consoliderait comme représentation. C’est là le premier piège de la figurativité : en dissimulant le mouvement qui l’emporte ou le vide qui la fonde, elle simule le recouvrement d’une figure énigmatique qui s’offre du même pas au déchiffrement. Car si l’image figure – personnes, scènes, objets, natures mortes, ombres ou traces discernables – que peut-elle bien figurer à travers les contours du réel qu’elle laisse ainsi se former ?
9L’histoire de la peinture figurative est jalonnée de ces énigmes qui font la gloire des interprètes et la célébrité des tableaux résistant à l’interprétation. Dans un ouvrage instructif, Salvatore Settis2 recense les deux dizaines d’exégèses qui ont porté pendant quatre siècles la singularité de la Tempesta peinte par Giorgione pour une commande de Gabriele Vendramin (Venise, entre 1506 et 1508). Sur un fond d’architecture menacée par la foudre une femme presque nue – seules les épaules sont couvertes – allaite un enfant au bord d’une rivière, sous le regard oblique d’un jeune pâtre dont le costume vénitien laisse deviner les attributs sexuels : famille du peintre, naissance de Bacchus, Moïse retrouvé, histoire de Griselda... – en chaque cas Settis montre l’inaptitude de la clé proposée à rendre compte de détails singuliers, comme l’existence d’un pont, la présence de deux colonnes brisées ou l’infiltration d’un serpent dissimulé dans les failles d’un rocher. Mais lorsque par de patients et minutieux recoupements iconologiques une dernière interprétation est enfin dévoilée – il s’agirait d’une nouvelle figuration d’Adam et Ève chassés du paradis – l’originalité de cette ultime lecture tient à la manière dont elle incorpore aux traits de l’image le principe même de la dissimulation : cette Ève maternelle mais indifférente, qui selon une version primitive révélée par la radiographie se baignait seule dans le cours d’eau, et ce paisible Adam vénitien appuyé sur son bâton détournent leurs regards des événements bibliques proprement dits ; ils appellent à une méditation tout intériorisée sur le péché originel et sur la rédemption ; et le « sujet caché » de cette peinture devient ainsi l’émergence à Venise d’une nouvelle vision de la piété, d’inspiration néoplatonicienne, qui ne pourrait agir qu’en dissimulant les données trop connues de la scène qui l’inspire.
10Le sens ultime du tableau tiendrait donc à la dissimulation du véritable sens ; mais c’est cette dissimulation qui fait sens en invitant à la réflexion dévote et la recherche d’une connaissance fondée sur une renaissance intérieure : si Dieu parle, il s’adresse à un Adam humaniste, celui des cercles aristocratiques commanditaires de l’œuvre. La dissimulation n’est donc ici qu’une ruse, indispensable à l’accomplissement de l’objectif visé. On note toutefois que le voile ainsi levé, bien qu’il devienne le sceau des figures représentées, ne rend pas compte de la dissipation du sens agissant dans la substance figurative elle-même. Si tous les attributs sont interprétés, et si le masquage herméneutique se fait coextensif à la figuration de la scène, il n’en reste pas moins que l’interprétation dissimulante dissimule ce qui fait errer l’image dans les interstices du tableau : décentrement des regards, qui ne convergent en aucun point, décalage du nu et du vêtu, du déguisement et du dévoilement, excès ou déni d’une désignation sexuelle trop évidente sous le vêtement ou trop évacuée dans une nudité feuilletée de branchages, sinuosités de la rivière, fluidité du ciel et de l’eau, des feuilles et des nuages contrastant avec les signes zébrés de la foudre, ouverture diagonale d’un paysage sur lequel pèse l’étrangeté d’une trop forte contrainte architecturale... L’inscription de l’espace entre les figures et l’érotisme diffus de la figurativité appellent à chercher dans le suspens du sens la règle qui relie la figuration à la dissimulation – « cette entrée dans les choses, dans l’absence de nom » par laquelle Jean Paris évoque le sommeil de Vermeer3.
11En figurant, le tableau de Giorgione appelle à l’interprétation et la retire du même geste, ne laissant alors subsister que l’énigme propre à une figuration qui ne figure d’abord que son propre retrait, coextensif à l’expansion de sa visibilité. On sait le parti que Poussin saura tirer de la leçon giorgionienne, dont il porte à son intensité maximale le principe de dislocation : le déploiement démesuré du paysage et la miniaturisation conjointe des personnages allégoriques, pourtant représentés avec leur clés bibliques ou mythologiques, donnent libre champ à l’ébranlement de l’espace ; le sens est là, clairement affiché et déchiffrable sous le manteau de l’allégorie, mais c’est précisément ce trop-plein de la signification qui se perd dans l’éparpillement des groupes et l’invasion des zones paysagères. Amenuisés, décentrés, dispersés – l’exil des personnages laisse monter au cœur des choses des plages visuelles d’incertitudes, claires ou ombrées, où le vidage du sens semble offrir en abyme l’œil aveuglé de la peinture. Et si une stèle vient proposer ses signes pour lever le voile de l’indécision4, le piège de ce texte sera qu’il dissimule son propre sens, ne donnant plus à voir que le geste suspendu d’un déchiffrement sans chiffre sûr.
12Qu’il s’agisse de Giorgione ou de Poussin, de Vermeer ou de Vinci, de Greuze ou d’Ensor, l’énigme à l’œuvre dans la peinture figurative mobilise ainsi deux gestes contraires qui ne s’excluent nullement l’un l’autre : en appeler au sens perdu, caché, voire dissimulant – vautour, ivresse, mysticisme, effroi du sexe ou fascination de la folie – que seule une lecture informée pourra construire par sérialisations iconologiques, recoupements de textes et de motifs, ou exhaussement d’un détail iconique ; mais s’enraciner en même temps dans les postures, désaccords ou suppléments qui pénètrent la figuration elle-même et font passer la dissimulation de l’image par l’offrande même de la signification. Telle serait alors la duplicité de la dissimulation : faire coexister la levée possible du masque et la nécessité d’en revenir au masquage. On aura remarqué que j’ai choisi de m’en tenir aux peintures figurantes, en écartant aussi bien les œuvres où s’expose le seul geste du tracé, avec ses éclats, taches, tourbillons et empiètements, que celles réglées par l’organisation strictement géométrique de figures abstraites. Ce parti-pris ne tient pas seulement à une conception restreinte de l’image, rigoureusement délimitée par sa capacité de duplication. Maintenir une acception figurative du terme aura aussi permis de retourner le rapport entre figuration et dissimulation : si l’image dissimule en figurant, cette dissimulation se laisse lire comme double jeu intrinsèque à la figurativité, qui semble convoquer l’au-delà du visible, mais ramène vers la simple présence de ce visible sa propre inaptitude à figurer autre chose que le repli sur soi de la figure – ouvrant ainsi un libre cours à la séduction proprement picturale. La figuration n’invoque l’énigme qu’en masquant l’énigmaticité qui lui revient en propre : il n’est donc pas de figuration qui, en figurant, ne s’inscrive à la limite de la figurativité.
Dissimulation 2 : la figurabilité
13L’image dissimule – au double sens reconnu en ce terme – du seul fait qu’elle figure, invoquant et récusant à la fois la lisibilité d’une représentation. Or cette dissimulation pénètre jusqu’à la matière de la figurativité, soit ce possible de la figuration que Freud nomme la figurabilité, et qui constitue un des quatre facteurs déterminant le travail du rêve. Semblable à une écriture hiéroglyphique, qui signifie par images de choses et de mots, la pensée du rêve se plie à la nécessité de figurer pour penser ; elle obéit du même coup à la singularité imageante d’un dispositif onirique, dans lequel l’image se caractérise par la souplesse de ses formes, la précarité des occurrences, l’aptitude au recouvrement ou à la contamination des figures : surimpression, dissolution, désarticulation et discontinuité deviennent la pâte figurante du rêve, avec laquelle l’interprétation devra nécessairement compter dans le travail de l’analyse comme dans la conception de la figure qu’elle met en jeu.
14Étudiant le film que Karl Abraham avait commandé à Pabst pour illustrer l’enjeu de la psychanalyse (Die Geheimnisse einer Seele, ou Les Mystères d’une âme, 1926), Patrick Lacoste relève la connivence entre l’image filmique et l’imagement du rêve ; le film va permettre ainsi à l’analyste de revenir sur le double sens de la dissimulation à l’œuvre dans la prise en considération de la figurabilité5. Par son défaut d’expression, sélectionnant « les pensées qui permettent une figuration en image », le principe de figurabilité défigure le sens du rêve, il le dissimule parce qu’il le figure, et à ce titre l’analyse devra refaire le chemin inverse de celui frayé par le rêve : rendre la parole à l’image, défigurer la défiguration pour construire l’interprétation, mettre en place l’intelligible dissimulé par le sensible. C’est donc la première exigence de la psychanalyse : défaire la dissimulation venue de la figuration – à laquelle le film de Pabst ne cesse de souscrire – à peu près comme l’historien de l’art entend lever le secret de quelques peintures énigmatiques. Mais si la logique formelle de la dissimulation se révèle être constitutive du processus imageant, alors la pensée du rêve, solidaire de la dissimulation, ne pourra se penser qu’en accompagnant ce travail de l’imagement, par où l’image ne pense qu’en défaisant toute figure de la pensée. Telle est alors la deuxième exigence de la psychanalyse vers laquelle Freud se dirige en s’éloignant de la figuration pour mieux répondre, paradoxalement, à la loi de la figurabilité : penser avec une pensée-image, dans laquelle la dissimulation imageante – que dévoile le film en exhibant la plasticité des opérations visuelles – se ferait l’opérateur même de la pensée du rêve. « Ce que l’on ne peut figurer [...], c’est le refoulement – précisément ce qui fait que l’on est porté à figurer. » Lue à la lumière du rêve analysant, la « dissimulation des traces », non réductible à un système de censure, devient ainsi le facteur même d’une figurabilité pour laquelle la défiguration ne désignerait plus seulement la nécessaire déformation des pensées, mais bien le paradoxe d’une figuration qui par définition désavouerait la figurativité, y compris des affects.
15Nous n’accompagnerons pas plus loin l’analyste dans le rapport contraire qu’il entretient avec la nécessité de l’image, conçue comme « configuration d’une méconnaissance radicale dissimulée dans toutes sortes de figures », et qui le contraint à penser à la fois avec et contre la figure. Ce que nous retiendrons de ce détour par le rêve, c’est d’abord qu’il dévoile une loi du détour – ou de la dissimulation originaire – qui opérerait à travers la plasticité de l’image requise par l’inconscient et que le film affiche tout en la dissimulant sous des figures chargées de sens. La figurabilité désignerait alors, simultanément et contradictoirement, l’aptitude et l’incapacité de l’image à figurer, s’exposant tout particulièrement avec les œuvres imageantes où le rêve est engagé.
16Dans un récit de Bataille, morcelé, discontinu, répétitif et néanmoins tendu de secousses sismiques, le rêve intervient à plusieurs reprises comme pour figurer le sens d’une scène originaire qui précède la mise en route du récit et que le narrateur semble vouloir à la fois réactualiser et refouler : il s’agit de l’orgie dans un bouge puis dans un palace de Londres, après laquelle Troppmann quitte Dirty et entreprend de raconter un éloignement qui le fera passer par l’Espagne et les prémisses de la guerre civile puis le ramènera vers une dernière rencontre et une séparation définitive dans une Allemagne où l’enfance même est nazie. Il n’est pas question d’analyser ici la désarticulation violente d’un texte aussi résolument mené par la « suffocation » de l’abject que l’est Le Bleu du ciel6 ; seule me retiendra la manière dont le rêve figure une loi de l’image qui s’épanche dans le récit et en devient la règle d’élaboration. Après avoir rencontré dans un bar une fille qui dansait nue avec une poupée de cire aux pieds coupés, Troppmann réemploie les matériaux de la scène pour un récit de rêve qui met en scène un « objet rose » prenant la forme d’un cadavre géant à l’allure composite – crâne de jument, corps en arête de poisson, jambes sans pieds, casque hilarant. Mais le propre de cette image monstrueuse, faite à la fois de cire rose et de marbre blanc, est de se prêter à la métamorphose ; devenant ainsi une Minerve folle, armée d’un « cimeterre » de « forme arabe », qui désigne à l’évidence, du moins pour le narrateur, le lieu et l’enjeu de la scène : un « cimetière » de « marbre livide », où la Minerve géante menace de mort le héros « devenu petit » en le paralysant d’horreur.
17Figurative, la scène semble chargée de sens, et le narrateur ne se fait pas faute de la déchiffrer – « je compris », écrit-il : il s’agit de Dirty, folle et morte, qui a pris l’aspect du Commandeur pour anéantir le héros. L’interprétation sera rectifiée quelques pages plus loin, mettant cette fois en lumière la nature phallique de l’arme et le désir de l’inceste maternel qu’elle fait jouer, en connivence avec un titre de partie qui désignait par anticipation « les pieds maternels ». Le récit s’empresse alors d’obéir au rêve en faisant raconter à plusieurs reprises par le narrateur la pulsion nécrophilique qui l’a conduit vers le lit de sa mère morte, et qui ne s’achèvera qu’à la fin du récit avec un double dénouement : possession érotique de Dirty dans un cimetière le jour des Morts, et, après la séparation, réactualisation du rêve dans la parade obscène d’un groupe de la Hitlerjugend qui figure alors « la marée montante du meurtre » à travers cette « armée d’enfants rangée en bataille. »
18Le récit s’achève, ou presque, avec ce cryptogramme auctorial. Non qu’il faille confondre Troppmann et Bataille, mais plutôt parce que le nom de l’auteur, en se dissimulant dans la dernière incarnation du rêve, inscrit en même temps le rapport que le texte n’a cessé de nouer et de délier entre les images du rêve et le travail de l’écriture. La scène onirique ne se contente pas de proposer des figures à un déchiffrement dont la singularité tiendrait à ce que l’interprétation sémantique exige de se réaliser par l’incorporation narrative : la dissimulation figurative passerait alors dans la substance même du récit, levant le voile mais en le réinscrivant dans la vie. En ce sens, l’interprétation ne peut être qu’interminable, et le récit ne détient pas d’autre logique que la répétition discontinue, et d’intensification croissante, du sens dissimulé dans le rêve et déchargé dans l’histoire. Mais, je l’ai déjà signalé, le rêve ne propose pas seulement des figures à déchiffrer en les répétant, il indique en même temps la matière paradoxale – à la fois cire et marbre – dont ces figures sont faites. Risquons une lecture : le marbre semble désigner, à titre potentiel, l’aptitude à la figuration et à fixer du sens dans des figures – peu importe ici lequel, qu’il soit arme ou marée, cimeterre (cime de la terre ?) ou cimetière, cadavre ou commandeur, castration, érection ou régression vers l’enfant en bataille ; mais la cire, qui spécifie l’objet rose dans le cercueil, se caractérise précisément par une plasticité qui la rend apte à prendre toutes les formes à la fois, humaines ou bestiales, empêchant du même coup aucune forme de se fixer et aucun sens de se figurer. La dissimulation tiendrait alors à cette malléabilité monstrueuse, matériau même d’un imagement qui défait les images dans l’instant où elle les façonne : ne laissant de place à la figurativité qu’en désignant l’altération constitutive de toute figuration7.
19Si le marbre contraint l’histoire à multiplier les variantes figuratives de la scène orgiaque – d’où la prolifération des figures féminines jusqu’à la saturation finale – la cire rose, elle, serait comme l’Éros d’un récit dont la pulsion figurante interdirait d’identifier aucune figure. Ainsi la Minerve menaçante peut-elle devenir aussi la mine d’un rêve dont la fonction serait de remodeler et non de signifier le récit. Ainsi encore, l’épine « dorsale » de la figure tératologique dissimulera-t-elle tout à la fois le nom de Dirty – la sale – et son autre nom de Dorothea – la divine, sans que cette ambivalence se satisfasse d’une simple transformation de l’une en l’autre, puisque l’une comme l’autre ont pris naissance dans ce qui « bouge ». C’est donc le principe transformel qui préside à « l’anomalie des scènes », selon l’expression qu’emploie Bataille dans l’après coup de son avant-propos ; et la violence des figures échangées par le texte tient peut-être à ce qu’elles développent simultanément le désir de figurer du sens, au risque d’être submergé par le sens de l’histoire, et la défiguration – insensée, inintelligible, informe – que l’écriture désigne comme la ressource même de toute possibilité figurante. D’où les incongruités, surprises, lacunes ou glissements d’une forme de narration que la réécriture du récit s’est attachée à accentuer8. L’hétérologie, comme pensée de la non-consistance du sujet, va de pair avec cette inconstituabilité monstrueuse de la forme mise en jeu dans le bougé originaire d’une image-écriture, où le nom de Troppmann lui-même désignerait tout à la fois le « trop humain » de Nietzsche9 et « l’homme en trop » d’un récit livré au tropisme – poisson, jument ou femme – d’un je de cire. Ainsi l’excès engagé dans « l’impossible » – comme vide ou comme déchet, comme horreur ou comme hilarité – passe d’abord par les « scènes de mauvais rêve » où s’accepte, avec la loi de l’image, la disparition des droits de la vérité à former des représentations lisibles10 ; l’équivoque du récit bataillien tenant à ce qu’en même temps il figure la possibilité du sens et le désavoue dans et par des figures livrées à l’impossibilité du figurable.
20Si j’ai retenu cet exemple de Bataille, c’est qu’il éclaire, en se l’incorporant, l’attirance contraire de la figurabilité à l’œuvre dans le principe d’image que prend en charge le roman en combinant rêve et récit : souscrire à la figuration et la faire jouer comme réservoir inépuisable de défiguration, l’une et l’autre de ces deux postures contribuant à impulser, l’une par l’autre, « la vérité multiple de la vie11 ». Dans l’ordre de la peinture comme dans celui du rêve-écriture, la dissimulation de l’image relèverait donc d’abord de son aptitude à figurer ; mais alors que l’œuvre plastique rend déceptive la tentation de lever le masque pour déchiffrer les figures, le travail onirique, tel que l’exposent différemment l’écrivain et l’analyste, invite à relier l’acte de figuration à la plasticité qui le compose et du même coup l’empêche de figurer. La dissimulation de l’image tiendrait alors à l’attrait même de la figure, qui fait chercher une représentation là où n’agit qu’une attirance. Dans cette « force d’attraction », J.-B. Pontalis décèle le paradoxe d’une figurabilité non figurable, dont le rêve dévoilerait l’entraînement et l’absence de visibilité qui la rapprochent de la pensée. S’il y a pensée du rêve, celle-ci agit selon une autodissimulation de l’image, par où peut naître l’autre de l’idée.
21C’est à Valéry, « guetteur de l’aube ou veilleur de la nuit », que Pontalis applique sa conception d’une image-rêve « visuelle » et non « visible » qui, parce qu’elle aurait rompu avec la ressemblance, se prêterait à l’invention intellectuelle12. Mais le visuel du rêve que décrit l’analyste – fantômes, revenants, « chose vue » qui échappe à la vue – reprend précisément certains attributs d’un processus imageant dont nous avons suivi jusqu’ici la tendance contraire : modeler et démanteler, ruiner et réactiver le mouvement du masque, montrer l’informe consubstantiel à la formation figurante. En ce sens la singularité de l’art tiendrait sans doute à ce qu’il relance l’intrication du visuel et du visible par où l’image agit dans la figuration. Aussi le visuel du rêve appartient-il au processus de l’image, même s’il diffère du visible de la veille ; et si la productivité de la pensée diurne tient à la proximité qu’elle conserve avec « l’excitation » libre de la nuit, ouvrant à l’esprit tout le jeu des transferts, ce courant « migrateur » privilégié par Pontalis ne représente qu’un des versants constitutifs de l’image dans sa postulation paradoxale : faire de la transformation la règle de la formation figurante.
22Une pensée-image, donc, où le principe d’imagement engendrerait l’idée en retenant la figuration : c’est ce que repère Valéry dans la méthode de Vinci, dont tantôt il souligne l’importance du recours à « l’imagerie mentale » et à la « logique imaginative » et tantôt ne considère plus que la poursuite d’une forme où l’image serait mouvement et où la « motion des corps » et la « circulation des contours » empêcheraient de voir l’objet13. D’un côté un voir qui prépare au savoir, de l’autre un savoir qui s’invente dans la seule mobilisation d’un voir sans vision. C’est à travers ces « formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir mais qui peuvent naître » que s’esquisse le branle de l’idée : monstres de l’entendement, états de passage, étranges circuits, surfaces qui se creusent14, par où l’imagerie double et emporte la pensée parce qu’elle la réinscrit dans la matérialité de son mouvement. Mais ce que la pensée invente ainsi dans l’attraction de l’image se dérobe à la formulation de la pensée faute de pouvoir s’incarner dans une forme. L’image ne pense pas, elle dissimule la pensée en l’entraînant. Et la force de cette visualité expérimentée par Valéry tient à ce qu’elle soustrait l’idée au concept en lui retirant la possibilité de fixer les figurations où elle se découvre : « Ce qu’il y a d’excitant dans les idées n’est pas idées ; c’est ce qui n’est point pensé, ce qui est naissant et non né, qui excite15. »
23La proximité du rêve et de la pensée, mise en évidence par Pontalis, ne relève donc pas de l’aptitude du rêve à engendrer de nouveaux domaines de la raison. La parenté provient plutôt d’une relation commune à une logique dissimulante de l’image qui se donne comme « condition de penser » mais « n’apparaissant qu’après coup du “penser” », selon la formule de Patrick Lacoste16. L’image est à l’œuvre, mais celle-ci s’inscrit toujours en défaut de pensée, par excès ou retrait de toute formation énonçable : invitant à l’idée, mais la rendant indiscernable, sauf à recourir, comme le fait Valéry, à la double démarche de l’analogie et de la déduction, des « écarts » et de « l’extériorité stable », de la « forme intime naissante » et de la « structure propre de l’intelligible »17. Par quoi l’esprit fait retour sur sa propre envergure, mais en réfléchissant dans les marges de son désistement. La pensée-image qui se découvre dans l’expérience de la figurabilité n’est évidemment pas une pensée sur l’image ; mais elle n’est pas non plus une pensée venue de l’image, puisque la spécificité de l’ébranlement visuel tiendra au fait de stimuler le raisonnement en l’empêchant de s’en tenir à l’imagement qui l’entraîne. Étrange circuit en effet, où l’idée, pourtant indissociable de l’image, ne peut advenir qu’en rompant avec elle, au risque de se dissiper à son tour.
24La « chose vue », chez Valéry comme chez Bataille, défie la stabilisation formelle. Mais le versant valéryen de la dissimulation nous aura montré comment la force d’attraction portée par la figurabilité peut faire basculer la figuration elle-même du côté de l’absence : plus l’image attire, et plus la figure se retire ; non par entraînement métaphorique, comme nous l’avions analysé dans le cas des figures, mais par remontée vers l’amont du figurable, comme le laisse entendre la lecture valéryenne de Vinci. C’est en cela que la figure – hors cadre rhétorique – excite la pensée, même dans l’après coup de cette pensée. C’est en cela aussi qu’elle fait écrire.
Dissimulation 3 : l’absence de l’image, ou le principe d’infigurabilité
25Évidente, aveuglante, poursuivie et dérobée, l’image dans le tapis qui donne son titre à un récit de James offre la particularité de se présenter comme parfaitement visible pour ceux qui l’ont découverte et de demeurer invisible aux yeux de ceux qui, comme le narrateur et le lecteur contraint d’épouser son point de vue, mèneront la quête et assureront les relais nécessaires à sa relance, donc à l’occultation de la chose. Il s’agit, on le sait, du secret d’une œuvre littéraire dont l’auteur reconnaît l’existence mais refuse de le communiquer au jeune critique qui n’aura de cesse de le faire rechercher par ses amis – ceux-ci ne découvrant « l’exquise machination » que pour refuser à leur tour de la divulguer : « trésor caché », chose qui devient « seule visible » pour peu qu’on l’ait vue, quelque chose comme « l’image compliquée d’un tapis persan18 », le récit multiplie les indications conférant une réalité figurable à ce qui restera sans figuration ; et les Argonautes du secret se contenteront d’écrire qu’ils ont trouvé, mais mourront l’un après l’autre sans avoir dit ce dont il s’agissait.
26Dissimulée, l’image dans le tapis apparaît donc comme dissimulante, puisqu’elle est à la fois l’objet de la quête et l’agent d’un récit qui se nourrit de l’absence de l’objet. Pour conjurer cette herméneutique déceptive, la tentation sera grande de donner des contours et un nom à ce qui fonde le développement figuratif du texte sur le désir et l’éloignement de la figure. Tel critique19, s’autorisant de l’admiration déclarée de James pour Maupassant, transformera le récit en une réécriture ironique de Notre cœur, interprétant ce centre vital revendiqué par le romancier – « le cœur de sa passion » – comme déguisement d’un organe sexuel qui constituerait le secret érotique de l’écrivain, transmissible par mariage et interdit aux célibataires – c’est du moins la question que finit par poser le meneur de l’enquête lorsqu’il s’aperçoit que seuls ses amis mariés accèdent au sens caché. Mais un théoricien de la lecture20 avait déjà trouvé dans la nouvelle de James l’exemple par excellence des investissements affectifs requis du lecteur, chargé de combler les blancs de l’histoire par sa manière de la vivre et de réagir au texte. Qu’elle soit immanente ou interactive, l’interprétation à ce point de commun qu’elle positive l’image – acceptant le secret pour mieux lever le masque – mais qu’elle reconnaît en celle-ci comme une vaste métaphore de la jouissance investie dans la création ou dans la réception de l’œuvre. Un pas de plus vers le tour d’écrou, et l’on remarquera que l’absence de cette image se déclare d’autant plus qu’elle donne lieu à une prolifération de lettres, télégrammes, billets ou articles qui affirment la chose en prenant sa place ; si bien que le récit s’achève lorsque le narrateur lui-même en est venu à reconnaître comme sa propre écriture le récit qu’il vient de raconter et qu’il relance une dernière fois en le confiant au veuf exclu du secret qui, tel son double, va tout reprendre en main pour accomplir un nouveau cercle déceptif.
27Hommes ou femmes, critiques ou écrivains, tous les protagonistes de l’affaire tournent autour du « milieu » littéraire, pour reprendre le nom de l’organe de presse (Le Milieu) qui fut le détonateur de la quête. Plus le secret s’affiche, plus les romanciers écrivent et les critiques commentent leurs écrits. On pourrait ainsi accumuler les indices qui lient le dévoilement de l’image à l’exigence d’écrire : « cher ange, écris vite » – tel est le message télégraphié que reçoit de sa femme romancière l’heureux journaliste auteur de la découverte. En ce sens, l’image dans le tapis serait indiscernable du tapis lui-même, c’est-à-dire ici du texte, et les « arabesques » persanes ou le « fil » qui relie les perles21 désigneraient, en le dissimulant sous une figure, le leurre d’une image dont la singularité tiendrait à ce qu’elle met en branle l’écriture du fait même qu’elle rend inconstituable la figure. Pas de Van Dyck enfoui ou de Velázquez inconnu, pas de portrait à l’huile ou littéraire, pour reprendre les termes mêmes de certaines péripéties, mais un « exil » qui vient frapper ceux qui s’éloignent en cherchant et se mettent à écrire du fait même qu’ils restent à l’écart de ce qu’ils cherchent : la découverte a lieu aux Indes, d’où le voyageur ne rejoindra l’Angleterre que pour mourir ; et le narrateur n’en connaîtra jamais le contenu, car il doit, aussitôt la nouvelle apprise, se rendre en Allemagne auprès d’un frère malade et peintre, qui le réduit pour de longs mois à l’état de spectateur écrivant faute de voir.
28Abyme du texte ou parodie de la critique, l’image dans le tapis brille donc par son absence. Sans vouloir davantage creuser, ou combler le vide herméneutique, on retiendra seulement de ce parfait apologue ce qu’il peut nous dire en nouveau recours du rapport consubstantiel entre l’image et sa dissimulation. Car cette fois il ne reste aucune trace concrète de la figuration présumée : ni amorce d’une forme ni ombre d’une esquisse ; la chose est dite être là, comme le tigre dans la jungle, mais sa visibilité déclarée se renforce d’une invisibilité perpétuée. En ce cas la figure – rhétorique ou réelle, comment faire ici le départ ? – ne dissimulerait que l’absence qui la fait être : pure vision, mais sans regard pour la voir, pur mouvement, mais comme fuite démultipliée, pure présence, mais de ce qui reste absent et agit par son absence même. On portera au compte ultime de l’image ce dernier retournement engagé dans un récit qui dévoilerait la dissimulation de l’image en déclarant le rapport paradoxal qu’elle entretient avec la visibilité : l’invisible crève les yeux, et à ce titre n’est que visibilité ; mais cette visibilité ne se laisse pas voir comme telle et se dérobe en convoquant l’invisible. C’est dans ce double jeu du visible et de l’invisible que s’insinue l’écriture, qui loin d’en appeler à l’au-delà du visible développerait au contraire- en la prenant en charge – la trame d’invisibilité inhérente à l’imagement. Écrire, en ce sens, ne reviendrait ni à masquer le leurre ni à le dévoiler, mais simplement à le mettre en œuvre en figurant ce qui, dans la figure, empêche la figuration. Si c’est l’absence collant à l’image qui nous porte à écrire, l’écriture se donne alors comme objet de montrer l’image en son absence même : le texte évacue la figure, mais en se rendant à la logique d’une auto-oblitération venue de la figure et devant lui être restituée.
29« Personne ne voit jamais rien22 », mais la faute en revient à ce défaut de l’image que le récit de James perpétue en défilant les perles de son propre collier. Insistant sur le principe d’infigurabilité qui pourrait qualifier ainsi toute figuration, je n’ai fait que pousser à sa limite textuelle le mouvement de réversion tissé depuis le début de ce chapitre : que l’image agisse par excès de figurativité, par défiguration, ou par défi de la figuration, c’est l’échange réversible de la présence et de l’absence, de la visibilité ou de son impossibilité que le procès imageant désigne dans l’œuvre de figurer. En ce sens, il conviendrait de reporter sur l’image elle-même l’analyse que fait Merleau-Ponty de l’idée littéraire dans son rapport à la vision – à l’écran de toute vision : « non pas donc un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible absolu qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible de ce monde, celui qui l’habite, le soutient et le rend visible23. » Derrida le glose excellemment, lorsqu’il revient vers ce « dernier Merleau-Ponty » dans ses Mémoires d’aveugle : « le visible en tant que tel serait invisible », et ce serait « comme le corps singulier du visible même qui se déclarerait à même le visible24 ». Mais ce que Derrida va faire basculer vers l’aveuglement du geste pictural, et donc vers une composante de la visualité, Merleau-Ponty l’impute à un dévoilement ontologique, par lequel l’être de l’étant se révèlerait dans le principe du voile : c’est l’absence de positivité de l’invisible, la manière dont il s’attache comme une doublure au visible lui-même qui constitue le geste de la transcendance, finalement référable à l’invisible qui l’emporte par son invisibilité même. En me tenant au contraire dans le seul mouvement du va-et-vient, je n’ai pas accepté de passer ainsi vers l’au-delà de l’image : c’est le pas même de l’image que j’ai voulu seulement tracer, jusque dans le geste par lequel il invoque la figure, qu’elle soit figurative ou proprement métaphorique ; et si le terme d’invisibilité a dû être employé, il est venu dans la logique d’une réflexion sur la figurabilité elle-même, dont l’idée d’image peut éclairer la dissimulation constitutive. En ce sens, c’est bien d’une impossible invisibilité que j’entendais parler au moment même où je recourais à un texte qui semble démontrer l’inverse mais qui ne cesse de jouer avec la réversibilité du processus : l’image dans le tapis est et n’est pas là, et à ce titre son invisibilité ne cesse de se voir et d’en appeler à voir.
Dissimulation 4 : le repli
30Sans doute une application figurative serait-elle nécessaire pour rendre compte de ce mouvement retors de l’image, qui feint de glisser vers l’invisible mais ramène celui-ci vers le repli sur soi de la visibilité. Ce sera la dernière perle de notre collier. Dans le polyptyque dit de l’Agneau mystique (1432, Gand), Van Eyck, les deux Van Eyck, offrent au regard le trajet édifiant d’un passage vers l’au-delà : scènes annonciatives sur les panneaux extérieurs qui, en s’écartant, exposeront la double scène de l’adoration – en bas, où les justes et les saints se rassemblent autour de la vision apocalyptique de l’Agneau – et de la consécration divine, en haut, où le Roi-Dieu trône en majesté, entre Jean-Baptiste prêchant et la Vierge lisant, eux-mêmes entourés d’anges musiciens, qu’encadrent aux deux bords extrêmes en revers : à gauche Adam, du côté où se tenait sur le panneau extérieur l’Ange de l’Annonciation ; à droite Ève, comme avers de l’endroit occupé par le lieu virginal. Le mouvement vers l’invisible de l’annonce ne propose ainsi que le dédoublement du visible lui-même, dont Panofsky a montré qu’il répond à deux conceptions mystiques différentes mais aussi à deux factures incarnées chacune par l’un des frères : à Hubert van Eyck, premier exécutant de la commande, revient l’archaïsme d’une communion des saints centrée sur la figuration de l’Agneau et tâchant ensuite de se prolonger en une vision trinitaire finalement dédiée à saint Jean-Baptiste dans le registre supérieur ; à Jan, qui reprend l’ensemble, le complète et le remodèle après la mort de son frère, l’affinage d’une conception moderne, d’inspiration augustinienne, où seul l’Être en majesté serait représenté dans la Toussaint25.
31Le trajet du visible vers l’invisible, de l’annonce vers la réalisation, engage donc en fait un retour de l’invisible sur une visibilité qui se divise dans les principes de figuration de l’invisible qu’elle entend mettre en œuvre. Attachée à la disposition matérielle des panneaux, aux tailles et recoupes, aux différences d’échelles et de perspectives, l’analyse de Panofsky met en évidence le caractère disparate de la scène intérieure et démontre de façon convaincante l’existence de deux retables indépendants, relevant de deux commandes séparées et ne recoupant pas la succession des deux maîtres d’œuvre puisque Hubert aurait réalisé la première élaboration de ces deux tableaux. Mais le dédoublement intérieur, qui vient redoubler la division initiale entre l’extérieur et l’intérieur, impose un retour de la vision interne divisée vers l’organisation de la vision externe : il a fallu à Jan van Eyck, qui assura seul l’exécution des panneaux extérieurs, rattraper un certain nombre de disparités intérieures (déjà atténuées par l’adjonction qu’il fit d’Adam et d’Ève), assurer en outre la concordance technique du dehors et du dedans, et, pour ce faire, mettre en œuvre l’étrange et magnifique division de l’extérieur lui-même : aux deux bords extrêmes, l’Ange et la Vierge, surmontés des Prophètes et des Sibylles, et surplombant deux évangélistes et les donateurs ; mais au centre, entre l’Ange et la Vierge (horizontalement), entre l’Ancien et le Nouveau Testament (verticalement), deux rectangles verticaux, dont le sol semble appartenir à l’espace de l’Annonciation, mais dont la figuration ne donne à voir que l’entraînement inverse d’une fenêtre géminée ouvrant sur une architecture urbaine et d’une niche creusée dans l’intérieur de la paroi, où se trouvent disposés les objets quotidiens d’une nature morte au lavabo.
32Un double mouvement contraire s’inscrit ainsi au cœur d’une visibilité appelant à l’invisible mais imposant le repli et comme l’oscillation de la seule visibilité, qui se vide de ses figures pour désigner seulement la division qui la fait hésiter : ouvrir vers l’au-delà de la scène, mais ce dehors appartient ici à la ville et à l’histoire ; en rester au dedans, mais ce dedans, pour symboliser la pureté virginale annonciatrice de la fontaine de vie visible à l’intérieur, devra faire chatoyer la blancheur d’un linge ou les reflets d’objets cuivrés qui viennent doubler les perles et les lys de l’Ange, le livre et la lampe de la Vierge, leurs chevelures rousses ou l’immense drapé blanc de leurs vêtements déployés.
33La scène de l’Annonciation, pour annoncer l’ouverture vers l’au-delà qu’elle convoque, ne peut donc que se clore sur elle-même, et, pour réfléchir l’Annonce, devenir elle-même réflexive, dans un système d’échos qui saturent la visibilité de ces panneaux et y font jouer une symétrie s’organisant autour d’un vide central, celui-ci figurant lui-même le double sens de la visibilité à l’œuvre dans l’ensemble du polyptyque. L’opposition du dehors et du dedans, de l’ouverture et du repli, du visible et d’un appel à l’invisibilité, agit ainsi avant même qu’ait eu lieu l’ouverture des panneaux26 ; et c’est dans le seul espace de cette extériorité que se déplie – en se repliant sur soi – la règle de dédoublement du visible par où s’indique et à laquelle revient sans cesse l’idée d’invisibilité.
34Certes, il n’est guère surprenant qu’un tableau ramène le regard au seul précepte de visibilité. Ce qui nous a retenus ici, dans la singularité de l’exemple, c’est évidemment la duplicité à l’œuvre dans un dispositif à qui s’impose matériellement le protocole d’une ouverture transcendantale, mais qui dispose, dans la conception même du polyptyque, de tous les moyens propices au retournement visuel du projet. On y relève en effet et l’éventualité d’une « seconde positivité27 » de l’invisible, qui serait caché derrière le visible, et le renvoi de cette profondeur à une surface enveloppante où se figure, jusque dans l’attirance lumineuse du blanc et l’opalescence des perles, comme une spécularité du visible réfléchissant sa propre matérialité, et renvoyant ainsi l’invisible à la commande d’une dissimulation constitutive du visible. Ce qui m’autorise à développer cette perspective – sans pour autant lui donner aucune certitude — c’est évidemment l’existence du fameux quatrain en vers latins dits léonins, par lesquels Jan van Eyck signe au nom des deux frères et dédicace l’ensemble tout en y inscrivant un double chiffre : celui, dissimulé dans le dernier vers, qui donne la date par simple jeu des lettres en forme de chiffres – il s’agit là d’un chronogramme fort courant, selon Panofsky – et celui qui fait se replier chacun des vers sur soi par la rime reliant leurs deux hémistiches – le procédé est lui aussi fréquent, nous dit-on. Deux codes de dissimulation se dissimulent ainsi dans le texte signataire : la règle du reflet, que j’ai longuement glosée comme repli du visible, et la règle du chiffrage, qui masque les chiffres avec les lettres et confère une double appartenance sémiotique au quatrain, qui à la fois dit et date, énonce la date et en même temps la figure.
35L’ensemble de ce polyptyque – je ne l’ai pas encore mentionné – rayonne de signes écrits partout infiltrés, dans les bulles des prophètes, les mandorles des trois figures en majesté, le bouclier de saint Sébastien, le dallage, le manteau du Dieu-Roi, la fontaine, les contremarches du trône, et bien entendu la formule de l’Annonciation tracée sur les panneaux extérieurs : du côté de l’Ange la salutation, du côté de la Vierge la réponse – les deux énoncés se rencontrant au centre. Mais si les autres textes restent déchiffrables, bien que souvent dissimulés, celui-ci subit la règle de réflexion que j’ai supposée être constitutive des deux panneaux extérieurs et de leurs divisions en compartiments symétriques. Alors que la phrase de l’Ange se lit à l’endroit, de gauche à droite, celle de la Vierge est écrite à l’envers et suppose donc, pour se lire, soit d’ouvrir le panneau – mais l’on ne trouvera derrière que les tuyaux de l’orgue tenu par l’un des anges musiciens – soit de recourir au miroir, qui déjà fait jouer l’écho entre les figures et la gémellité inverse des fenêtres et de l’armoire. Ce que je retiendrai donc, pour en finir avec la dissimulation, c’est qu’en se matérialisant dans la figuration elle pénètre au cœur des signes qui à leur tour se dissimulent, comme attirés par les arabesques des draperies, ou se divisent en se réfléchissant. Dans cet espace de pure visibilité, à la technique subtile, où les couleurs sont dites « brillant d’elles-mêmes sans l’aide d’aucun vernis28 », l’écriture prend part au visible ; mais en se figurant, elle souscrit à la loi de l’imagement qui rabat sur elles-mêmes jusqu’aux figures des signes. La visualisation de l’écriture va donc de pair ici avec une relative opacification de la lecture, non tant parce que la vision serait à déchiffrer que parce que la vue ne recèle que sa seule charte de visibilité, hors tout chiffrage possible.
36Ici encore il convient d’être prudent : comme le chronogramme ou la rime hémistiche, l’inversion des signes est chose courante chez les peintres ou chez les rhétoriqueurs, et l’on connaît l’usage que Vinci a fait de cette forme d’écriture en miroir. Le cryptogramme – au demeurant fort déchiffrable – n’a d’intérêt que dans la mesure où il recoupe d’autres indices d’une réflexivité imageante, qui ne se limiterait pas, comme chez Van der Weyden, à la duplication du monde visible, mais atteindrait, aux deux sens de pénétrer et de ruiner, la mise en jeu de l’ordre invisible. Il n’est nullement dans mes intentions – ni dans ma compétence – de proposer une nouvelle analyse de Van Eyck. Je constate seulement que bien des commentaires auxquels il a donné lieu – cristallisation de l’espace, principe de reconstitution et non de reproduction des choses, existence d’une double échelle de vision, téléscopique et microscopique29 – désignent de biais ce plissement du visible, qui fonde simultanément le retrait du sens, caché, et la luminescence affichée des substances visibles, sans autre mystère que celui de leur réflexion interne. En reliant, comme j’ai tenté de le faire, l’absence de l’image tissée par l’écriture de James et le trop-plein de figurabilité qui s’empare de l’écriture dans le polyptyque des Van Eyck, j’ai simplement voulu proposer un dernier exemple de réversibilité des facteurs où se dissout l’idée d’image – capable à la fois de disparaître à force de se dissimuler ou de trop apparaître à force de masquer. Attaché à la figuration, comme l’est le revers à l’endroit du retable, l’envers de l’image ne se laisse pas séparer de ce qu’elle figure ou de ce qu’elle semble cacher ; mais cet envers appartient en soi à un principe d’infigurabilité dont la singularité irréductible tient à ce qu’il relève de la figurativité elle-même et du double procès – dépli et retrait, repli et dédoublement – qui la caractérise à travers ses différents modes de manifestation, iconique ou textuel, onirique ou idéel.
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37La dissimulation de l’image, vers laquelle a conduit le premier mouvement de cette étude, désignera donc deux composantes inverses agissant conjointement dans le registre figuratif, quelles qu’en soient les modalités de réalisation : attirer au dehors, emporter le regard, susciter le secret – et par là détourner de voir ; revenir à la pure instance d’une visibilité dont l’étrangeté tiendrait au détour qu’elle recèle et qui la rabat sur elle seule, n’imputant qu’à sa présence l’absence dont elle fait preuve. En ce sens, la dissimulation de l’image ne dissimule que sa propre inconsistance, solidaire d’un excès d’insistance. Plus l’imagement s’affiche, plus il entraîne dans son sillage l’indication de ce qui n’appartient pas à l’image et néanmoins fera retour vers elle. L’attraction de l’écriture dont témoignent la plupart des exemples rassemblés ici représente ainsi et la limite et le ressort d’un retournement attaché à la plasticité de l’image et l’impliquant jusque dans sa disparition.
38Toujours greffée sur ce qui n’est pas elle, l’image ne se donne jamais à voir comme telle : traversant les figures du tableau, qu’elle voue au miroitement, agissant dans l’intervalle continu d’un plan qui s’étire à ne rien montrer, ou ne laissant affleurer sa loi d’impossibilité qu’en la recouvrant des signes d’une lisibilité illusoire. Mais si l’image perd ainsi toute substance propre, figurant et défigurant du même geste, ce défaut d’essence entamera ce qu’elle vient doubler, portant l’idée en lui ôtant la possibilité de s’énoncer, ou repliant le signe sur une figurabilité qui l’oblitère. C’est donc finalement le redoutable pouvoir de l’image que de dissimuler sa propre dissimulation, maintenant l’exigence de visibilité en la détournant de toute sublimation, et invitant à un dépassement dont elle ébranle la consistance. Si l’invisibilité qui habite le visible reste toujours invisible en se faisant voir, comme l’indique notre exergue emprunté à Blanchot30, ce paradoxe relève d’une contrainte de visualité dont les effets devront être examinés alors même qu’ils en appellent à l’effacement de la vue. Car cette oblitération, c’est du moins ce que j’ai essayé de montrer, désigne l’œuvre de l’image agissant par la logique même de la figurabilité mais ne pouvant, en aucun cas, s’en tenir à soi-même.
39L’image figure nécessairement, je l’ai rappelé au début de ce chapitre. Mais cette nécessité fait partie du leurre, puisqu’en figurant l’image précipite sa vocation de double. C’est donc pour répondre à cette logique perverse de l’image que nous allons désormais la suivre par son biais, en la limitant au seul rôle de doublure, négative et non transcendantale, qui peut lui être reconnu en propre : doublure de visible, et non d’invisible, dont l’étude formera le dernier mouvement de ce livre.
Notes de bas de page
1 M. Blanchot, L’Espace littéraire, op. cit., p. 229. Pour « Le secret du Golem », voir Le Livre à venir, Gallimard, « idées », 1959, p. 135-136 en particulier.
2 S. Settis, L’Invention d’un tableau (La « Tempesta » interpretata), Einaudi, Turin, 1978 et Minuit 1987 pour la traduction française, p. 86-87 (tableau de « l’atelier exégétique ») et chapitres 4 (« Une interprétation de La tempête ») et 5 (« Le sujet caché »), p. 89-156.
3 J. Paris, Miroirs, sommeil, soleil, espaces, Galilée, 1973, p. 92.
4 N. Poussin, Les Bergers d’Arcadie (1650, Paris) : voir les deux lectures contraires de Lévi-Strauss et de Panofsky pour l’inscription gravée sur la stèle.
Sur le motif de la tempête chez Giorgione et dans trois tableaux de Poussin il faut relire l’étude de Louis Marin (consacrée surtout à Pyrame et Thisbé) : « La description du tableau et le sublime en peinture », Communications, 34 (Les Ordres de la figuration), Seuil, 1981.
5 P. Lacoste, L’Étrange cas du Professeur M., Gallimard, 1990. Les quatre fragments cités sont extraits des pages 179, 303, 310 et 302.
6 G. Bataille, Le Bleu du Ciel, Jean-Jacques Pauvert, 1957. Le rêve de Troppmann que j’étudie particulièrement se trouve aux pages 69-71 de l’édition 10/18 (1970). La scène originaire du bouge constitue une « introduction » (p. 17-26), et la parade des enfants nazis achève l’ouvrage p. 182-185.
7 Je rencontre ici, par une autre voie, l’étude éclairante de Georges Didi-Huberman sur l’esthétique de Bataille telle qu’elle se formule dans des articles qu’il a écrits en 1930 pour sa revue Documents. Didi-Huberman montre comment l’altération serait le processus même de la forme selon Bataille, et il oriente ensuite son analyse sur la rencontre de Bataille et d’Eisenstein autour de l’idée d’un montage altérant (« Bataille avec Eisenstein », Cinémathèque, no 6, Yellow Now, automne 1994). D’après le fragment textuel que j’étudie ici, l’altération préside à la formation de l’image elle-même, agissant donc en deçà déjà du montage.
8 Voir sur ce point l’excellente analyse de Francis Marmande (L’Indifférence des ruines, Parenthèses, 1985), comparant les deux versions de 1935 et de 1957 et montrant comment l’effet « sismique » de l’écriture est le résultat d’une activité délibérée de réécriture (p. 31-42), ainsi que d’une intertextualité également programmée par Bataille (p. 53-69). Marmande, qui se garde justement de proposer une interprétation du texte, insiste sur la règle des « associations floues », condensations et déplacements, que le récit emprunte au rêve et qui relèvent, selon lui, d’une « logique de l’indécision ». Il m’a paru nécessaire de privilégier ici le troisième facteur freudien dans la mesure où ce texte de Bataille peut éclairer la solidarité qui s’établit entre l’informe de l’image et l’avancée d’une écriture s’attachant à défaire la forme même des signes.
9 F. Marmande, op. cit., p. 86.
10 G. Bataille, L’Impossible, Minuit, 1962, p. 50 et p. 11.
11 Le Bleu du Ciel, op. cit., p. 11. L’avant-propos date de 1955.
12 J.-B. Pontalis, La Force d’attraction, Seuil, 1990, p. 28-56.
13 P. Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), Gallimard, 1957, p. 54 et 27.
14 Ibid., p. 85-86 (« Note et digression », 1919).
15 Œuvres, II, Gallimard, « Pléiade », 1960, p. 706 (« Analecta », 1926). Cité par Jean-Michel Rey (Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre, Seuil, 1991, p. 84) dont l’analyse tisse toute l’amplitude poétique, et par là philosophique, de l’excitation valéryenne.
16 L’Étrange cas du Professeur M., op. cit., p. 302.
17 Introduction à la méthode..., op. cit., marge de la page 86 (« Note et digression », 1919) et p. 140 (« Léonard et les philosophes », 1929).
18 H. James, The Figure in the Carpet (1896), traduction française L’Image du tapis (par Marie Canavaggia, Horay, 1957) ou L’Image dans le tapis (par Fabrice Hugot, Criterion, 1991). Après hésitation, j’ai retenu la traduction de F. Hugot qui m’a paru plus exacte, malgré de regrettables fautes de langue apparaissant ici ou là. Pour les quatre fragments cités ici, voir les pages 32, 37, 33, 45.
19 J. Perrot, « Le tour d’écrou du cœur », dans Maupassant miroir de la nouvelle (colloque de Cerisy, J. Lecarme et B. Vercier éds.), PUV, Saint-Denis, 1988, p. 167-170 en particulier.
20 W. Iser, L’Acte de lecture (Wilhelm Fink, Münich, 1976), Pierre Mardaga éditeur pour la traduction française, Bruxelles, chapitre I.
21 L’Image dans le tapis, op. cit., p. 63, 71, 45.
22 Ibid., p. 26.
23 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964, « tel », p. 198.
24 J. Derrida, Mémoires d’aveugle, Réunion des musées nationaux, 190, p. 56.
25 E. Panofsky, Les Primitifs flamands, op. cit., chapitre VIII, p. 374-408.
26 Je n’oublie pas que l’ordre de fabrication inverse l’ordre final de visionnement, puisque c’est à partir des deux retables intérieurs, et sans doute des anges musiciens peints aussi par Hubert mais pour un buffet d’orgue, que Jan dut achever l’intérieur et composer l’extérieur. Il n’en reste pas moins que la conception de l’extérieur a pu se faire en fonction du double trajet assigné au regard, et qu’il est donc légitime, ou tout au moins acceptable, de parier comme je l’ai fait sur le va-et-vient entre dehors (fermeture) et dedans (ouverture), conduisant au renversement ultime de l’intériorité en extériorité dédoublée (fermé, le polyptyque reste à l’extérieur du mystère qu’il annonce ; et l’alternative qu’il propose au regard le fait osciller entre un dehors sans rapport avec le thème mystique et un dedans dont le secret se replie sur la surface extérieure).
L’ordonnance reste donc à entrées multiples. Je passe évidemment sur la série des démantèlements, pillages, ventes, copies, caches et récupérations partielles, vols et adjonctions récents qui sont venus accuser l’hétérogénéité d’un ensemble dont la disposition originelle relevait déjà du montage.
27 Selon l’expression qu’emploie Merleau-Ponty pour désigner l’univers invisible des idées scientifiques, qu’il oppose à l’invisibilité mise en œuvre dans l’idée littéraire : Le Visible et l’invisible, op. cit., p. 196.
28 Grâce à l’emploi de l’huile de lin et de l’huile de noix, selon Vasari cité par Panofsky, op. cit., p. 328 et 708 (note 9).
29 Cf. Panofsky, op. cit., p. 329-331.
30 L’Espace littéraire, op. cit., p. 215-216.
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