III. L’image-vision : un supplément d’œil
p. 69-91
Texte intégral
Assurément dans le tableau toujours se manifeste quelque chose du regard.
Lacan
L’œil-Cézanne
1La ligne, la figure : deux modes d’être de l’image, deux rapports différents à la mobilité où elle s’éclipse. Non figurable, la ligne entame le contour en le traçant ; visant un autre état de la figuration, le mouvement figurai défait la ressemblance en l’invoquant. À chaque fois, par défaut de raccord ou dans l’altération mouvante des traits, le regard est en jeu : sommé de voir comme ou menacé de division, l’œil ne se fixe que dans un écoulement de la vue, où celle-ci risque toujours de rompre à moins de s’interrompre. Ainsi l’image met en jeu le visible en le mobilisant ; mais elle l’arrête aussi, le retenant et l’occultant à la fois, parce qu’elle y réfléchit sa condition visuelle : lorsqu’il se fait insistant, l’arrêt sur image laisse monter dans l’image la trace d’un regard qui ne sera pas nécessairement le reflet de notre vision propre. Autre regard, ou autre du regard, que l’œuvre de l’image rend accessible à l’analyse.
2Un bref exemple ici pour préciser ce double jeu oculaire, qui va devenir notre propos central. Lorsque Cézanne peint des paysages, la série finale des Sainte-Victoire, mais aussi bien Le Lac d’Annecy ou même déjà La Maison du pendu, la représentation semble à la fois se disloquer de l’intérieur et ménager en elle l’émergence d’une nouvelle disposition dimensionnelle. Les marques d’identification persistent à l’évidence – ossature des collines, reflets des rives aquatiques, jardin d’hiver ou domaine de l’été – mais les rapports et proportions, les distances et les volumes sont pris dans un remodelage interne qui substitue les plans aux contours et la contiguïté de masses colorées au dégradé de la perspective. Le premier plan se ramène à des touches de bleu et de vert, rehaussées d’ocre, l’étagement des niveaux disparaît, la montagne avance, massive, bleutée d’opaque ou de clair, la pâte affleure, presque tactile. Pourtant aucun effet de dissolution visuelle n’intervient ; c’est au contraire une reprise structurelle qui éclate, avec le leitmotiv ancien des arbres, élancés verticalement ou déployant à l’horizontale les longues volutes d’une branche qui règle toute l’extension latérale de la peinture. Arbres-troncs, qui absorberont les corps arqués des Baigneuses, arbres hors cadres, où vient buter le cadre même du tableau – une autre géométrie perce dans la toile, sous la poussée d’une force qui élimine les graduations, impose les formes en damier ou en cylindre et laisse affleurer dans la couleur l’architectonique d’un paysage sans mesure fixe d’espace. L’œil ne règle plus de loin l’échelle du proche et du lointain : l’élan horizontal et vertical a remplacé l’ordonnance centrée de la profondeur, qui désormais se meut ou se replie entre les choses elles-mêmes. La nouveauté de la peinture cézannienne tient d’abord au surgissement d’un espace figuratif où la figuration étalerait ses lignes de force tout en les soustrayant à la régulation externe du regard.
3L’œil aurait-il sombré dans le tableau ? Oui, si l’on en croit les dires convergents de Cézanne et des critiques ; mais de quel œil s’agit-il ? Fragmentés et d’ailleurs elliptiques, souvent obscurs et parfois peu cohérents, en trop de cas réénoncés par des médiateurs, les propos de Cézanne manifestent toutefois de manière récurrente deux exigences solidaires, particulièrement repérables dans certaines lettres tardives. Ce que la peinture de plein air doit réaliser par l’image qu’elle donne de la nature, c’est une logique des sensations visuelles, singulières en cela qu’elles sont des « sensations colorantes » qui ne proviennent pas de la lumière mais la produisent : « les sensations colorantes qui donnent la lumière sont chez moi cause d’abstractions... » ; et encore : « L’œil nous fait classer par lumière, demi-ton ou quart de ton les plans représentés par des sensations colorantes. » On voit ici la différence affirmée avec la technique impressionniste que Cézanne a côtoyée. Ce n’est pas la lumière qui dissout les contours, ceux-ci sont abolis dans des contrastes premiers de tons qui ignorent le modelé des nuances. La sensation optique qu’il faut transcrire sur la toile ne relève donc pas d’un simple mécanisme oculaire qui viendrait déposer dans l’image le jeu de l’ombre et du jour par où se fait machinalement la vision. Loin de correspondre à la perception naturelle, la sensation colorante est le fruit d’un patient labeur, qui résulte de l’étude et de l’entraînement : « l’optique se développant par l’étude chez nous nous apprend à voir. » Promenades répétées, longues poses oculaires, attentes au risque de l’épuisement, seul l’exercice de la patience pourra extraire de l’œil la pure logique sensorielle, qui règle autrement les rapports de touches et de tons. S’il s’agit bien de « donner l’image de ce que nous voyons », cette vision reste à venir dans un « organe visuel »1 dont le regard ignorera aussi bien la physique de la vue que la phénoménologie de la vie subjective. L’œil du peintre – celui de Cézanne tout au moins – s’acharne à négocier l’échange du visible et d’une visualité insolite, qui serait à la fois optique et non organique.
4On peut vérifier cette hypothèse avec un film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, lorsqu’ils transfèrent sur Cézanne (1989) le plein emploi de leur pratique visuelle. Sans doute laissent-ils courir off, avec la bande son, des propos extraits du livre de Gasquet comme s’il s’agissait des paroles mêmes du peintre. Mais l’essentiel est ailleurs, dans le parti qu’ils ont pris de donner à chaque plan – paysage aixois, photographie d’archives ou toiles cézaniennes – une longueur inhabituelle. Le cadrage reste fixe, la caméra ne tente aucune exploration interne, à la différence de nombreux films d’art qui ne résistent pas à la tentation d’utiliser l’appareil cinématographique comme instrument de seconde vue, plus proche et plus mobile, offerte à l’intériorisation du spectateur. Ici, au contraire, c’est la distance qui s’impose, ce qui ne signifie pas nécessairement la contemplation ; l’éloignement immobile de la caméra, l’insistance démesurée de la prise de vue, l’absence de toute modification perceptible dans le plan2 induisent une ascèse du regard et comme une expropriation de la vue. Il s’agit d’abord de ne pas voir naturellement, à la limite de s’aveugler à force de regarder. Paradoxalement, c’est en maintenant la caméra à l’extérieur des paysages et des tableaux que Straub et Huillet parviennent à forcer l’entrée cézanienne de l’image. Des pans s’effondrent, d’autres surgissent, les plans tombent les uns sur les autres dirait Cézanne, peut-être alors d’autres structures dimensionnelles pourront-elles apparaître. Mais plutôt que de bien voir ou d’apprendre à voir avec le temps3, l’exercice qui nous est imposé vise d’abord à l’effacement de nos habitudes oculaires : un œil lavé, et vide de toute attache, doit naître, assimilable à ce regard strictement pictural qui reformule l’espace en cessant de le centrer de l’extérieur. Pure logique d’osmose, qui requiert du spectateur la constitution d’un organe abstrait que la vision filmique vient prélever dans les vues paysagères où il s’était inventé.
5Ni ligne ni modelé, ni lumière ni mouvement – Cézanne n’est pas un second Frenhofer. Le vidage de la représentation auquel travaille l’exercice visuel relève d’une construction rigoureuse dont les signes visibles prolifèrent sur la toile, à commencer par la structure arborescente où les choses et les corps se confondent avec les dimensions internes au paysage. Mais l’arbre, trop dépouillé dans sa nudité de tronc ou trop étendu dans l’expansion de ses branches, suscite désormais le jeu d’une vision exorbitée ; oblique, il bascule la vue, central il la masque, latéral il la décadre, multiple il l’absorbe ; participant à ce titre d’une picturalité qui engendre en soi le point de vue au lieu de le réfléchir directement du dehors. Il ne s’agit plus, comme avec Manet, d’un retournement spéculaire ou d’un effacement radical de la perspective, mais bien d’une perturbation intérieure et ruineuse : l’œil est dans le tableau, mais pour y récuser la solidarité du tableau et de l’œil ; paradoxalement, l’invasion de l’image par la vision relève d’une vision sans rapport avec ce que nous appelons le regard. Pas de « vivants piliers » ni de « regards familiers » : la modernité de Cézanne échappe à celle de Baudelaire. Elle appelle à réexaminer la tradition perspectiviste longuement établie qui associe la simulation de l’image analogique à la projection d’un sujet regardant.
Perspectives : point, tache, machines
6Lorsque Alberti définit la peinture, c’est en réalité la perspective qu’il programme, soit une technique de fabrication mathématiquement calculée et permettant d’élaborer une correspondance voulue rigoureuse entre la vision de l’image représentée et la vision des objets dans l’espace : « La peinture sera donc une section de la pyramide visuelle, selon une distance donnée, le centre étant placé et les lumières fixées4. » L’essentiel dans cette définition concerne en priorité la relation de l’œil à la projection plane ; et le système d’intelligibilité de l’image que construit la représentation perspectiviste dépend de ce point optimal, fixe et centré, à partir duquel pourront être tracés les intervalles de profondeur qui viendront compléter le modèle déjà exploré des perpendiculaires convergeant à l’infini. Ce point central, on le sait, relève d’abord du point de vue, placé dans l’œil de l’observateur, mais il s’agit d’en calculer l’exact équivalent dans le plan du tableau, pour en faire la règle d’organisation générale des intersections et du point de fuite. L’élévation de la pyramide visuelle, calculée par Alberti, a donc pour fonction principale de tirer les rayons rectilignes qui joignent l’œil aux points saillants de l’objet à représenter de manière à pouvoir en extraire l’intersection plane. L’objet lui-même devient alors un ensemble de surfaces, chacune disposant de sa pyramide spécifique à inscrire dans la vaste pyramide qui les rassemble toutes.
7Ainsi construite, la perspective dite « légitime » propose un système complexe, entièrement régulé par le centre oculaire dont dépendent les triangles à relier et les lignes à tracer. L’ensemble est unifié par ce point d’origine, qui doit toutefois devenir, dans le plan du tableau, un point de convergence à l’infini. L’invite était forte – et nul ne s’en est privé – de référer ce mode de représentation à une vision humaniste faisant du sujet l’horizon et la source d’un art attaché à présenter une ordonnance intelligible du monde. Mais il faut bien noter, comme l’a montré Panofsky, qu’il s’agit là d’un dispositif abstrait, ne proposant d’ailleurs qu’une des formes possibles pour une construction perspectiviste qui connaît des modes variables suivant les époques. L’abstraction renaissante s’affirme dans les présupposés des règles albertiennes : curviligne, l’œil devra devenir ponctuel5 ; mobile, il sera à fixer ; et l’unification, évidente dans la détermination du point-centre, apparaît comme solidaire d’une division selon laquelle le point d’alignement du tableau répètera en abyme le point d’engendrement d’où sont issues les lignes. L’étude de Panofsky, datant de 1927, le signale avec insistance : la perspective telle qu’elle s’organise à la Renaissance est une arme à double tranchant, qui à la fois entend assurer l’indépendance objective de l’image et à la fois propose un « élargissement de la sphère du Moi6 ». Mais l’ambivalence relevée par Panofsky ne remet pas en cause l’association de l’œil et de la subjectivité : il y a bien selon lui, au cœur de la perspective, la dimension contraire de la distance, qui garantit le réel, et de la vision, qui se réfère à l’homme ; mais cette vision reste considérée par lui comme subjective, parce qu’humaine ; à ce titre la disjonction, si elle s’exerce, restera interne à l’espace du sujet, sans qu’ait été approfondi l’écart de l’œil et du moi, comme la différence de l’œil à soi.
8Le sujet est-il un point ou une tache, un centre optique géométral ou un écran de dispersion ? La question traverse frontalement l’analyse de Lacan, lorsqu’il s’attache, dans le Séminaire XI, à démontrer par un détour pictural la schize constitutive du sujet. Devenue canonique, la dominante du raisonnement lacanien met en évidence, croquis à l’appui, la dualité à l’œuvre dans le système perspectiviste : deux triangles inverses, correspondant chacun à un point focal du registre scopique – le sujet du regard et celui de la représentation – chacun devenant tableau pour l’autre. Mais la formule qui a fait fortune – « Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi je suis dans le tableau » – ne conduit pas à la symétrie des postures ; bien au contraire, s’inspirant de Merleau-Ponty, Lacan insiste sur l’écart du sujet et du point géométral construit par l’ordre perspectiviste : « je ne suis pas simplement cet être punctiforme, qui se repère au point géométral d’où est saisie la perspective. » Ce qui regarde le sujet, dans le tableau, c’est une zone de lumière, le « ruissellement d’une surface », quelque chose qui relève du paysage, non de la perspective, et qui a d’abord affaire avec la « profondeur de champ », variable et ambiguë, non maîtrisable par le sujet, toujours prête à déborder et proche de l’opaque. À ce titre, l’expérience du regard, telle qu’elle se réfléchit dans l’univers pictural, introduit la dissymétrie au sein du sujet : « Et moi, si je suis quelque chose dans le tableau, c’est sous la forme de l’écran, que j’ai nommé tout à l’heure la tache7. »
9La lumière devient l’écran du regard, le regardant et l’enveloppant. La zone écranique, que Lacan désigne ici comme l’envers obscur du sujet, il l’appelle aussi, sur l’un de ses croquis, image : comme si ce débordement de l’ordre perspectif par le champ scopique relevait d’une activité imageante venant recouvrir la représentation et la disperser dans l’étalement de la profondeur. Ce « quelque chose du regard », qui se dépose dans le tableau et retourne le regard, ne correspond donc pas au centre unifié qui règle la représentation perspectiviste ; et le sujet, s’il se trouve ainsi happé par une image de sa vision, ne pourra se définir ni comme point de maîtrise ni même comme axe de visionnement, puisque dans la découverte de l’écran, ou de la tache, c’est l’obscurité qui monte vers nous en même temps que la lumière.
10Deux propos, qui ne convergeront pas nécessairement, sous-tendent ainsi la démarche logique de Lacan. D’abord établir, avec la schize du sujet et la constitution de l’objet a, la règle primordiale d’une subjectivité qui ne s’institue que dans et par le regard de l’autre – ce sera la conclusion où tend le chapitre : « il y a quelque chose qui instaure une fracture, une bi-partition, une schize de l’être à quoi celui-ci s’accommode, dès la nature8 », et cette conclusion est dans le droit fil de l’ambivalence perspectiviste lorsqu’elle se pense en termes symétriques. Mais l’analyse proprement dite ouvre une autre voie, qui renverrait sur le concept même de sujet l’indétermination et les flottements que l’expérience picturale permet de repérer au sein de l’image lorsqu’elle met en jeu l’opacification de la vision. Il n’y va pas seulement d’une opposition entre le centrage ponctuel venu de la perspective et le décentrement que peut faire jouer la profondeur. Plus radicalement, entre la formule « je suis dans le tableau » et celle qui semble lui faire écho « je suis tableau »9, il y a le blanc où passe un autre regard selon lequel le devenir tableau du sujet ne mettrait pas seulement en cause son unité, mais bien aussi son identité comme tel. La problématique du sujet en psychanalyse ne coïncide pas avec celle du regard en peinture. L’une présuppose son objet – fût-ce pour le diviser ; l’autre s’exerce dans une invention de l’œil – celui du peintre ou celui du spectateur – dont l’opacité, relevée par Lacan, concerne d’abord l’avancée visuelle d’une image qui fait écran à la représentation en oblitérant la source du regard : en la coupant de ses racines subjectives, comme le fait Cézanne, pour la livrer aux aléas d’une machination sensorielle d’inspiration optique.
11En ce sens, la peinture à régulation perspectiviste ne sera pas plus subjective que la recherche d’une picturalité de profondeur non régulable. Anonyme et renaissante, la Città ideale (XVe siècle), que l’on peut voir au palais des Ducs d’Urbino, expose le triomphe d’un ordonnancement pictural fondé sur la maîtrise de l’architecture urbaine : l’espace s’organise dans un système de relations décroissantes, avec au premier plan la large place dallée, dont les obliques vont converger au second plan ; de l’un et de l’autre côté, les deux lignes, convergeant à l’infini, des édifices civils à nobles proportions ; au centre, point de rassemblement frontal pour le dallage et de relance arrière pour les façades latérales, un vaste temple religieux, dont la spécificité tient toutefois à la forme circulaire qu’il adopte sur deux étages enchâssés : comme si cette construction de la pyramide visuelle, à l’élévation soulignée par un lanternon pointu qui couronne la coupole, projetait au centre stratégique du dispositif l’image en miroir d’un œil incurvé. Religieux, le temple central rappelle l’ordre des préséances dans la cité ; brunelleschien, il fait hommage à un architecte qui fut l’un des inventeurs de la perspective10 ; mais la représentation ainsi légitimée en son point de centrage transforme ce point en une courbe arrondie, avançant vers la place et dissimulant en deçà l’autre demi-cercle qui doit relancer au loin le déploiement des lignes. L’œil s’inscrit au centre de ce tableau digne de Lacan, et il ménage même, par son emplacement un peu décalé, une touche de dissymétrie, repérable encore dans la largeur inégale des deux églises à fronton classique qui le flanquent de part et d’autre, l’une à droite beaucoup plus large que l’autre à gauche. Aussi bien la porte du temple rond reste-t-elle entr’ouverte à droite sur un petit rectangle opaque, étroit mais élevé, insinuant une zone d’obscurité par où se ferait à la fois l’entrée dans le temple et dans la règle mécanique du système visuel. Opacité que répètent, en la dispersant, les nombreuses fenêtres aveugles disposées ça et là sur les façades des palais.
12Un programme de vision se réfléchit ainsi dans cette ordonnance idéale, mais il s’agit d’une vision optique où se profile, avec la forme de l’œil, l’ombre d’une chambre noire. On ne saurait trop souligner ce point : l’œil perspectif se forge indépendamment de tout regard subjectif, en recourant à la fois au calcul mathématique des convergences linéaires et à la fabrication artisanale des postures oculaires. Ainsi Alberti présente-t-il avec fierté l’outil qu’il a bricolé pour mieux assurer la stabilité de l’œil dans la construction de la pyramide visuelle : un voile, transparent certes, mais « de couleur quelconque » et divisé par des fils plus épais en une série de bandes carrées, le tout tendu sur un cadre. Cet appareil, qu’il nomme « intersecteur », une fois interposé entre l’œil et l’objet, permettra de fixer les repères et de retrouver toujours « la même pointe » de la pyramide11. Les variables du temps, du jour ou de l’humeur disparaîtront ainsi au profit d’une spatialisation immobilisant le regard et le ramenant vers la pointe idéale d’un point de vue réglé mécaniquement ; et la transparence du tableau, assimilé à une « fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire12 », devient tributaire d’un système d’occultation visuelle qui rappelle, fût-ce de loin, le mécanisme de la vision pour laquelle la lumière ne peut produire l’image de l’objet que dans l’obscurité d’une chambre opaque.
13Pas de vue sans fenêtre, pas de fenêtre sans voile ; pas d’image qui ne reprenne obliquement la trace du système oculaire, à la fois diurne et nocturne, où elle se fait. L’œil-machine visé par le savoir de la Renaissance comme l’objectif personnalisé offert au romancier moderne commandent une vision qui peut se dire vraie, individuelle, d’artiste ou de tempérament, mais qui ne saurait neutraliser entièrement l’écran venu du regard. Sans doute ce regard connaîtra-t-il les avatars d’un point de vue humanisé, cadré, focal, voilé, organiciste ou onirique, scindé ou surplombant illusoirement ; mais il laisse filtrer dans les images qu’il propose la montée en puissance d’une machine à voir qui peut devenir, pour peu qu’elle se rende visible, un vecteur d’aveuglement. On trouverait sans doute dans l’œuvre de Zola les deux faces inversées de cette vision-Janus : d’un côté, subjectif jusqu’à la moëlle, l’œil de Nana la courtisane, métonymie d’une femme à la fois sexe et sujet, servant de miroir aux alouettes où viennent flamber tous les protagonistes du récit, jusqu’à la destruction généralisée que symbolise la pourriture de cet œil vérolé ; et de l’autre, une fois les têtes coupées, les corps écrasés, les sexes confondus, l’œil machinique d’une locomotive lancée dans la nuit et qui, pour se dire bête humaine, n’en a pas moins comme fonction primordiale de substituer au regard des sujets humains la vue aveugle d’un engin dont le globe oculaire grandit avec la vitesse de propulsion. La thermodynamique dont relève le système de combustion motrice trouve ainsi son point d’insertion dans un appareillage d’allure optique qui, pour métaphorique qu’il soit, n’en aveugle pas moins qui le regarde : telle Flore voyant venir vers soi « un œil énorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l’orbite des ténèbres », et qui réduira sa tête « en bouillie », ne laissant intact que le corps « d’une blancheur de marbre13 ». Tout organique qu’elle reste encore, l’obsession de l’œil chez Zola exhibe ainsi le remplacement d’une vision subjective, en voie de désagrégation, par une ocularisation à la fois mécanique et cyclopéenne, où l’œil devient l’image de la vue, cessant ainsi de voir.
Un regard double
14J’ai suivi de front jusqu’ici, non sans quelque véhémence, la ligne enchevêtrée de deux propos solidaires. D’une part je souhaitais, en m’appuyant sur l’exemple cézannien, examiner les traces variables que l’acte de vision laisse affleurer jusque dans la représentation la plus attachée à la restitution savante du visible ; en imputant à l’image cette réflexion de la vue, je n’ai fait que souscrire à la définition duplice d’un processus qui peut tout à la fois prendre en charge la reproduction technique d’un objet et renvoyer l’image de cet objet à la perception dont elle dépend. Mais d’un autre côté il me fallait évaluer, et sans doute ébranler, une association trop vraisemblable pour être probante entre la mise en acte de la vision et l’exercice de la subjectivité. De Cézanne à Lacan, ou de Lacan à Zola, j’ai donc interrogé ce « quelque chose du regard » dont l’analyse picturale ou textuelle montre à quel point il peut relever d’un double jeu : donnant à voir simultanément, ou recouvrant l’un par l’autre, la profusion intime de la vue et l’exorbitation impersonnelle de l’œil dans les choses. Centré ou dispersé, fixe ou mobile, unifié ou inversé, le regard que découvre l’expérience esthétique ressortit plus à l’invention d’un appareillage inconnu, sensoriel ou abstrait, qu’à la transcription d’une perception éprouvée ; l’opacification de la vue qui en résulte – par éblouissement ou par voilement, ou dans la distance d’un lointain qui se rapproche trop – accompagne obliquement, en les doublant de leur envers, l’étalage des vues que plume et pinceau offrent au leurre de l’œil. Retournant le tableau sur la fabrique occulte d’une vision qui se vide à se réfléchir, l’image capte notre regard, mais en nous le retirant sans nous le renvoyer.
15Le cinéma, encore une fois, nous servira d’opérateur analogique pour situer le renoncement du sujet dans le regard que suscite l’image. Mais on écartera d’abord un risque trop fréquent de malentendu. Ni Cézanne ni Balzac, ni Diderot ni Alberti n’ont inventé le cinéma : celui-ci appartient à l’ère technologique d’une société industrielle qui cherche le progrès – et le profit – par l’automation des machines. Si en revanche on trouve chez les écrivains et artistes qui ne l’ont pas connu, ou bien l’ont ignoré, le maniement d’opérations visuelles complexes, c’est dans la simple cohérence d’actes esthétiques qui en s’appliquant à faire voir ne peuvent que réfléchir l’entraînement de la vue. En ce sens, la mobilité, l’effacement, le miroitement, l’aveuglement – plus ou moins sensibles selon les œuvres et les temps – relèvent d’une logique de l’image qui n’est nullement le fait du cinéma. Celui-ci toutefois, par la complexité de ses appareils, peut éclairer même à titre rétrospectif l’étrangeté de certaines attitudes perceptives engagées dans la fabrique du visible. C’est une banalité de rappeler qu’en son principe la projection filmique schématise le modèle de la vision : la salle obscure, le centrage externe de l’œil, l’intervention d’un faisceau lumineux tombant sur la pellicule imprimée pour la réfléchir à l’écran simulent l’organisation d’une chambre noire référable aux conditions optiques de la vue14 où la rétine ne reçoit d’image que si la lumière vient frapper l’objet à voir. Mais il faut souligner aussi – chose beaucoup plus singulière – que le visionnement cinématographique offre alors la particularité de convoquer à la fois deux dispositifs oculaires, celui du spectateur qui voit et celui du projecteur par qui il voit et qui d’ailleurs réfléchit lui-même le mécanisme de la prise de vue. La perception d’un film repose ainsi sur une démultiplication des chambres noires qui dans la salle obscure mobilisent simultanément, et contradictoirement, l’exercice du regard, attaché à voir en même temps qu’à comprendre, et le fonctionnement simulé d’un autre regard, impersonnel et mécanique, qui double sa vision au moment même où il la sollicite.
16Je n’insisterai pas ici sur l’oblitération de la vue qui en résulte pour peu que l’œil spectatoriel se retourne vers la machine lumineuse qui le fait voir et qui, en même temps, le renvoie vers la nuit d’où la vision procède. Certains textes de Michaux, et la plupart de ses dessins sous influence, portent la trace de cet obscurcissement qui s’empare de l’œil lorsque se trouvent simulées, et stimulées, ses facultés de voir au noir. Plus intéressante pour le propos qui est le nôtre actuellement, on retiendra l’aptitude filmique à réfléchir ce dédoublement implicite du regard que provoque la fréquentation de toute image-machine. D’un côté, donc, le spectateur : l’individu percevant, désirant, pensant ou rêvant, libre proie pour l’impact d’une subjectivité qui privilégierait cependant deux canaux sensoriels le plus souvent conjoints – l’écoute dans la vision ; et de l’autre, dissimulé mais déterminant, l’appareillage complexe d’une boîte noire à phonographe qui s’interpose entre le spectateur et ses perceptions, réglant celles-ci mais laissant apparaître sur l’écran les traces d’une activité machinale à dominante oculaire : tel le regard de la caméra, toujours susceptible de se délier de tout regard humain pour ne plus afficher que l’étrangeté d’un point de vue sans sujet. Ainsi dans Blow up (Antonioni, 1967), ce film consacré à l’invention visuelle de l’invisible par le regard photographique, on note la fréquence de cadrages qui précèdent le photographe, l’attendent dans le parc où il va prendre ses vues et disqualifient à l’avance toute tentative pour assimiler la vision filmique de la caméra avec la mise en œuvre d’un regard subjectif imputable à la profession du reporter. Si « la photographie est déjà dans les choses », selon l’expression de Bergson, elle ne se révèle que comme une chose invisible au sujet et parfaitement visible à l’œil étranger de l’appareil.
17Nous voyons voir le protagoniste et nous voyons sans lui, et comme hors l’exercice de sa vision. Christian Metz a montré, ouvrant une voie nouvelle à la sémio-psychanalyse, à quel point l’identification cinématographique du spectateur devait être relativisée de par sa dispersion potentielle entre le personnage regardant et le regard prédominant de la caméra : « et il est vrai que s’identifiant à lui-même comme regard, le spectateur ne peut faire autrement que de s’identifier à la caméra, qui a regardé avant lui ce qu’il regarde à présent15. » Mais pour s’identifier, encore faut-il pouvoir épouser le regard ; or ce que la caméra signale à notre vue, lorsqu’elle se laisse aller à afficher l’indépendance de son point de vue, concerne d’abord l’appareillage optique qu’elle véhicule ; et si d’aventure il nous arrive de nous laisser prendre et de regarder avec elle, nous risquons toujours de connaître le sort du héros de Film qui découvre à la fin du film que le regard acharné à le poursuivre était et cependant n’était pas le sien.
18On connaît la petite machinerie montée par Beckett pour Buster Keaton16 : le personnage O (vu de dos) se sent poursuivi par un regard OE qui pour le spectateur coïncide avec la vision filmique proposée par la caméra ; lorsqu’à la fin du film O aperçoit OE, qui a outrepassé l’angle d’invisibilité, c’est évidemment sa propre image, mais borgne, qu’il découvre, ayant été vu lui-même, dans le plan précédant, de face et borgne. Un œil en moins pour chacun, chacun ayant pris l’œil de l’autre : esse est percipi, a annoncé Beckett en exergue ; mais la citation de Berkeley est tronquée et doit être complétée par un aut percipere. Être, c’est être perçu ou percevoir ; le héros beckettien mène simultanément les deux opérations, étant vu par son propre regard qui le divise de soi. Jusqu’ici, la démonstration de la schize du sujet reste inattaquable ; mais la fin de notre exemple dévoile le non-recouvrement des deux postures : O se trouve saisi de terreur quand OE se découvre à lui et son image se meurt alors que l’autre reste impassible17. OE – ou œil poursuivant – est et n’est pas O – l’objet-sujet qui voit soudain l’image lui révéler l’altération de son propre regard ; et le spectateur qui fut contraint d’adopter le point de vue de OE, découvre alors, dans le montage final en alternance, le déséquilibre et la dissymétrie entre l’œil humain, trop humain, et cet œil en trop par lequel il voyait et qui pourtant ne regarde pas, supposant même un autre œil, absent, pour le voir : tel ce très gros plan exorbité d’un œil sans support sur lequel s’achève le film et que le texte ne mentionnait pas.
19Abyme du sujet, qui en devient objet, OE se donne comme regard, mais ce regard n’est lui-même que l’abyme d’une disposition optique excluant le sujet de son propre regard. Réfléchie par Beckett, la machine cinéma se fait ainsi l’image, et en même temps l’agent, d’un dédoublement de la vue où le sujet reconnaît son exil en exerçant sa vision. À la différence de l’intersecteur albertien, qui privilégie l’œil abstrait, la projection cinématographique laisse coexister, dans l’expérience visuelle du spectateur, la pulsion scopique du sujet qui veut (se) voir pour être et l’impulsion oblique d’un détournement qui retire l’être à celui-là qui voit. Ce dépôt du regard dans la vue ne concerne pas seulement l’échange de l’œil et du tableau, du point et de la tache, relevé par Lacan. Plutôt qu’un devenir opaque du sujet, à qui l’écran renverrait sa propre oblitération, il s’agit d’abord d’un dessaisissement imputable au jeu duplice de l’image qui se prête au regard et donne à voir son désaveu. Voici Le Baiser de Munch (1892), en dégradé de bleu : à gauche la fenêtre, transparente, ouvre sur une vision nocturne, où les lumières de la nuit permettent d’entrevoir des croisées éclairées sur des façades bleutées, un arbre obscur au lieu d’un réverbère, des silhouettes en plongée dans une rue devinée. Mais il n’y a personne pour voir la vue offerte ; car debout à droite, tournant le dos à la fenêtre, le couple enlacé se fond dans une autre nuit, interne à la chambre, où disparaissent les traits des deux visages et où les corps s’enfoncent comme coupés par le mur-cadre. Il y a de la vision à prendre, mais vide ; et ce que l’image propose à qui regarde le tableau, c’est à la fois cette disponibilité, qui ferait jouer la transparence de la vitre, et ce détournement, qui est aussi dédoublement, entraînant le regard vers la vue de sa fin. Application avant la lettre de l’apologue beckettien, le tableau de Munch figure littéralement l’éloignement de l’être que provoque l’absence du regard imposée par l’image lorsqu’elle s’offre au regard.
Sécession de la vue
20L’image ne regarde pas, alors même qu’elle recueille en elle l’appel de notre regard. Relisant Benjamin pour commenter les cubes de Tony Smith, Georges Didi-Huberman indique avec force l’enjeu d’un art minimaliste qui, en faisant osciller la vue entre déclin et devenir, réactualise un mode originaire de la sensorialité, selon laquelle le vide dans la vision renverrait le sujet à l’inquiétude de sa propre disparition18. L’analyse de l’image-seuil, à la frontière de la mémoire et du tombeau, est particulièrement éclairante pour notre propos, et je ne peux qu’y souscrire, mais en ouvrant deux voies dans l’interprétation. M’intéresse ici, comme signe d’une duplicité avec laquelle il faut compter, la coexistence contraire d’un double point de vue à l’œuvre dans l’image : l’expérience subjective, qui prend dans les œuvres de la modernité l’allure de la perte, de l’enveloppement ou de la régression vers des formes primaires de la perception – c’est ce que montre remarquablement l’étude de Didi-Huberman ; mais aussi l’épreuve d’une di-gression, ou d’une effraction du sujet, dont le paradoxe tiendrait à l’ambivalence du pas qu’elle propose, en appelant à la fois à la division et à la non-reconnaissance du regard. L’autre nuit dont parle Blanchot, celle vers laquelle Orphée se tourne en se retournant vers Eurydice, appartient à l’image, dont elle précipite la puissance de dissolution au sein même de la représentation : c’est une Eurydice fantomale que désire Orphée dans la lecture que Blanchot fait du mythe ; mais le devenir image du corps ainsi désiré provient d’un regard où Orphée cède à l’attirance de sa propre exclusion et cesse du même geste de se reconnaître en l’autre. Ainsi l’image atteint jusqu’au corps propre et en accompagne les pas sans les laisser s’y reproduire ; et ce pouvoir d’altération, sans cesse revenant, procède d’une exacerbation interminable de la vision, qui retourne contre celui qui regarde la destruction agissant par l’acte du regard. L’imaginaire mis en œuvre dans la seconde version de l’imaginaire ne concerne pas la perte du regard dans l’image, mais bien l’impossibilité de regarder que celle-ci dévoile au regard. Il y a de la vue, mais je ne peux la prendre parce que nul être ne l’a prise, et que donc aucun ne saurait l’occuper.
21Dans la série inaugurale de ses Instantanés, Robbe-Grillet programme « Trois visions réfléchies ». La première d’entre elles, « Le mannequin » (1954), limitée à cinq pages19, s’ouvre par la longue description d’une cafetière posée sur un dessous-de-plat dont le dessus reste invisible ; elle se poursuit avec l’évocation perverse des jeux de deux glaces mêlées – miroir et armoire – réfléchissant trois moitiés de fenêtres impliquant elles-mêmes deux images d’un mannequin placé devant la fenêtre et qui se trouve ainsi devenir trois ; à moins que son ombre, en s’avançant sur la cafetière, ne vienne faire tache dans un quadrilatère formé par un ultime reflet de la fenêtre. Ainsi le mannequin prolifère à travers l’inquiétante inflation des nombres, où se combinent géométriquement les vues, les reflets et les ombres. Le texte s’achève par la remise en ordre des choses quotidiennes : odeur de café, emplacement respectif et déplacement occasionnel des objets ; mais l’événement a lieu dans le dévoilement arbitraire du dessin pourtant masqué sur le dessous-de-plat : « une chouette avec deux grands yeux un peu effrayants. » L’œil de la description, extérieur, appliqué à la surface des images, se trouve ainsi comme doublé par l’émergence d’un autre œil, dont la singularité semble tenir à l’emploi dominant que la description a fait des verbes réfléchis pour réfléchir les choses qui s’avancent, se trouvent, s’élargissent ou se voient au point de se tresser en labyrinthe. La vision réfléchie dans l’image apparaît alors comme la trace d’une autoréflexion venue des choses qui s’imagent. Ni objectif ni subjectif, le regard grillettien relève d’un processus venu de l’imagement lui-même, qui donne à voir simultanément l’envers et l’endroit, la surface et le dessous, qui n’est d’ailleurs qu’une autre surface, la chose vue et le regard propre à la chose ; et si des verbes non réfléchis interviennent dans le signalement, ils restent gouvernés par l’impersonnalité du pronom neutre : on aperçoit, on voit.
22Le dédoublement du regard qu’exhibe le dessous des choses n’appartient pas à l’œil humain, mais au principe même de la réflexion visuelle pratiquée par le texte ; plus le monde se voit, en multipliant ses reflets, plus le sujet s’absente au lieu de son regard : il pourra même un jour dire je, après avoir privilégié la troisième personne, ce n’est jamais qu’un miroir qui revient, substitué au regard ; endroit ou envers, il s’agira toujours d’étaler une même surface réfléchissante où la vision renonce à force de se voir seule. Aussi bien l’enjeu du texte apparaît-il dans un titre soulignant l’inhumanité d’un objet qui n’est qu’un simulacre de l’homme ; et si la cafetière préside au fantasme de la vision réfléchie, c’est qu’elle empêche le voyeur de voir, en dissimulant les traits humains et en particulier la face qu’elle recèle. Peut-on ne pas rappeler ici La Femme à la cafetière de Cézanne (1890-1894, Louvre) ? Bleue, de face, carrée, compacte, un peu hommasse, la femme assise auprès d’une table se réfléchit dans la cafetière cylindrique, voire même dans la tasse à cuillère dressée, toutes deux posées sur la table où elle s’accoude. Femme-cafetière, où le corps se fait objet et comme mannequin – pressée par un fond pictural qui s’avance et contre lequel elle pose, au risque de s’y enfoncer. Mais on notera la tension interne à la couleur du bleu qui en chaque chose – cafetière ou femme – inscrit l’attrait du blanc bleuté et la montée du bleu de nuit. La division est à l’œuvre dans l’espace même du tableau – dans sa matière, ses formes, ses figures – et non pas simplement entre le tableau et notre regard. Et les deux yeux de la femme, deux trous noirs et opaques, ne réfléchissent l’organe visuel que pour y engloutir la possibilité de la vue.
23Il n’est nullement prouvé que le texte de Robbe-Grillet s’inspire du tableau de Cézanne, et ce n’était d’ailleurs pas mon propos que d’établir la moindre filiation. Seule m’intéresse ici la fécondité d’une rencontre qui pour aléatoire qu’elle soit indiquerait pourtant la persistance d’un plissement réflexif, selon lequel la spécularité des choses remplace l’exercice subjectif de la vision, qui ne se rétablit alors que par coup de force ou prise brutale de recul. Dans le tableau de Van der Weyden, qui a ouvert ce livre, le regard de saint Luc, posé sur la Vierge, commandait ou tout au moins recentrait le dispositif de la réflexion spéculaire infiltrant le tableau. Ici en revanche, dans l’expérience cézanienne ou dans le défi de Robbe-Grillet, la spécularité s’est emparée de la vision elle-même, ne renvoyant au regard que l’image dédoublée d’une cécité oculaire. L’image ne nous regarde pas, elle se regarde, et par là elle rend absent le regard. L’œil en trop, qui vient doubler celui du peintre ou du descripteur, ne désigne pas la schize du sujet mais la sécession du point de vue qui se replie maintenant dans tout l’espace du visible. Libre à nous de refuser l’exil et de reprendre possession de notre subjectivité, à travers la jouissance picturale ou la jubilation textuelle. Mais nous le ferons toujours par notre seule délibération subjective, en écartant le supplément de l’œil – et de l’autre – que découvre à nos yeux le geste esthétique : œil-image, certes, mais ramenant vers l’image seule l’excédent de la vision. Cyclopéenne ou binoculaire, coupée du corps ou captant celui-ci, la vue que donne à voir l’œuvre visuelle met en posture critique le raccordement de l’image au principe de sujet.
24Un dernier exemple, à titre de contre-épreuve. Écrivant en 1945 à Hans Bellmer, Joë Bousquet, le blessé à vie, décrit le curieux exercice optique auquel le contraint son désir : réincorporer dans son œil, et par là dans son corps, l’image de la femme qui provient de son regard. Il s’agit de faire rentrer l’image dans la boîte noire, en inversant le processus d’une projection de type cinématographique. On trouverait sans doute dans les dessins à double corps de Bellmer l’écho de cette opération androgynique, où le féminin se fait en même temps masculin et où, comme l’écrit Bellmer lui-même, l’inconscient inscrirait la synthèse bergsonienne d’une perception-représentation. Mais on notera surtout le commentaire technico-sensoriel qui accompagne le rêve de Bousquet, chez qui la référence à la physiologie de l’œil, aiguisée d’ailleurs par l’usage de la cocaïne, vient fonder la démonstration de l’échange entre la vue et le regard : « L’image de ce visage – où la vie résidait à l’état de mystère – elle était déjà en moi, c’est-à-dire que j’étais en elle. » À la fois optique et psychanalytique, le texte illustre à l’avance le propos lacanien, en cela qu’il suppose le dépôt du regard dans l’image et la réversibilité potentielle de l’opération. Mais par l’inversion du mécanisme, il ne s’agit pas seulement de pallier l’impossible réalisation du désir ; c’est, radicalement, un devenir autre que programme ici Bousquet, proposant tout à la fois l’exaltation de l’érotisme et l’altération de l’identité corporelle : « Le visage que j’aime est le secret de mon visage, et ma face est sur lui comme un masque dont je ne sentirais plus le poids20 »
25De quel je s’agit-il ici, et quel est le sujet qui s’invente dans ce retournement littéral du regard, attaché à « rephysiologiser » l’image d’un corps féminin « à travers notre organisme » ? Je ne répondrai qu’en citant d’abord Lacan lui-même : non pas un sujet « subjectif », pris dans un « rapport idéaliste », mais un sujet mimétique, mettant en acte une phénoménologie physiologique de la perception, qui permet à certains animalcules de devenir leur milieu : « Imiter, c’est sans doute reproduire une image. Mais foncièrement c’est, pour le sujet, s’insérer dans une fonction dont l’exercice le saisit21. » Nous sommes au bord de ce dessaisissement de soi dont Blanchot fait la sanction même de l’image. Avec cette différence, fondamentale, que Blanchot s’engage hors garde-fou phénoménologique, cherchant une autre version de l’imaginaire où l’homme se défait à son image, alors que Lacan maintient, en la matérialisant, la référence aux mécanismes de la perception, qui garantissent, fût-ce en les croisant, la différence notionnelle de l’objet et du sujet. L’étrangeté du texte de Bousquet – sujet souffrant et non sujet venu d’une autre parole – tient sans doute à ce qu’il donne également pâture aux deux types d’approche : en témoigne l’hétérogénéité de citations où l’autre du visage se mêle à la précision anatomique des opérations oculaires. Bousquet sera donc notre dernier détour pour une étude dans laquelle la perspective théorique ruse avec la conceptualisation, ne pouvant alors se développer que par le recours d’exemples qui font penser l’image pour peu toutefois qu’on les fasse parler les uns selon les autres.
26« Vision qui n’est plus possibilité de voir, mais impossibilité de ne pas voir22 ». Le regard du neutre qui se découvre selon Blanchot dans la fascination de l’image ne met pas fin à l’exercice de la vue, mais il la fait communiquer avec « l’intimité du dehors » où apparaît « l’immense Quelqu’un sans figure ». Une solidarité s’établit ainsi – comme dans Le Baiser de Munch – entre l’extériorisation du regard et l’exclusion de la figure humaine. Blanchot appelle espace, « vertige de l’espacement », cet attrait du dehors où « la distance nous tient » et où « ici coïncide avec nulle part »23. S’effondrent aussi bien la modulation perspective, le centrage du point de vue et la détermination figurative de l’image et du lieu. L’autre regard que j’ai voulu cerner dans ce chapitre rencontre la vision de Blanchot, mais intervient en deçà de tout effondrement réalisé. C’est au contraire la double vocation, à inflexions variables, qui me paraît traverser le rapport de l’image à la vue, tout à la fois offerte et refusée. Loin de mettre un terme à la duplicité, l’expérience esthétique sur laquelle je me suis appuyée invite à reconnaître l’enchevêtrement des postures ; elle nous rappelle surtout que l’expropriation de soi préside à l’invention de l’art, et qu’à ce titre l’aisthésis que nous propose l’œuvre de figuration ne saurait s’en tenir à l’identification subjective. Si la reconnaissance de l’autre s’impose dans l’acte du regard, l’autre s’entendra ici comme pur procès d’altération, solidaire de l’invention elle-même : espace attirant l’image, forme se retirant en se dispersant, œil s’occultant en se multipliant.
27Inconnu, c’est l’autre du regard qui se cherche dans la réflexion des choses à travers le regard ; et le vidage de la vue, que j’ai parfois appelé aveuglement, concerne d’abord l’invitation que fait l’image à voir en elle autre chose qu’un appel à exercer notre vision. L’acte est ambivalent, et le retrait peut entraîner le renoncement du regard à assurer quelque prise ; mais le dessaisissement provoque aussi, lorsqu’il ne cesse pas d’agir – et c’est bien en quoi il se singularise dans l’art –, l’entrée inattendue, passagère et pourtant insistante, d’une vue neuve, dont nous ne savons d’abord que faire, mais qui s’impose à nous comme une obligation de se démettre pour en venir à regarder autrement. Les machines à voir, classiques ou actuelles, que nous avons convoquées comme exemples indiquent seulement, et de manière souvent analogique, ce désistement à la fois calculé et subi qui a nom création mais qui relève, par définition, de l’inaccompli comme de l’incessant. Excitant donc à la fois notre vision désirante, où nous croyons redevenir sujet, et la reconnaissance oblique d’une vue hors sujet, périlleuse et sans perte, où s’ouvre le risque du non-connu.
28L’image attire le regard, mais pour y faire le vide. Le travail de l’œuvre sera de faire émerger ce vide venu du visuel dans l’espace même de la vision, pour qu’il l’informe en le reformulant, et donc en l’ouvrant. L’étrangeté de ce processus tient au rapport qu’il entretient avec une idée de l’image qui ne peut retourner la vision qu’en demeurant figurative. C’est ce double pas contraire – faire naître la figure, faire monter l’œil sans figure – qui règle l’exercice du visible et, par lui seul, dans le seul registre de la visibilité, la mise en jeu de l’invisible.
Notes de bas de page
1 Toutes les citations de Cézanne proviennent de deux lettres écrites à Émile Bernard le 23 août 1905 et le 23 septembre 1904, et se trouvent respectivement, dans l’ordre des citations, aux pages 46, 44, 47, 46 et 44 de Conversations avec Cézanne, P.M. Doran éd., op.cit.
2 Je parle ici de mémoire, n’ayant pu revoir le film, mais je n’ai rien trouvé dans l’article de Jacques Aumont, cité ci-dessous, qui contredise cette analyse.
3 C’est l’interprétation de Jacques Aumont, qui insiste par ailleurs sur le rapport du film à Hölderlin, dans un des rares textes consacrés à ce Cézanne : « La terre qui flambe », in Jean-Marie Straub, Danièle Huillet : Hölderlin, Cézanne, Éditions Antigone, Aigremont, 1990.
4 L. B. Alberti, De la Peinture/De Pictura (1435), traduction de Jean-Louis Schefer, Macula, 1992, p. 103. Voir aussi p. 85 et 99.
5 Il devra se placer en outre à la bonne distance, « d’au moins vingt fois la plus grande largeur et hauteur de la chose que tu reproduis » dira Léonard de Vinci – Carnets, « Tel », Gallimard, t. II, p. 372 – en évitant un angle de vision trop large qui favoriserait les déformations latérales de la vision provoquées par la courbure de l’image rétinienne. À moins de s’en tenir, comme le décidera finalement Le Vinci (Carnets, II, p. 373-374), à la perspective « naturelle », dans laquelle les choses figurent à l’image de leur grandeur apparente, empiriquement vérifiable, et non de leur grandeur en projection plane, où les raccourcis sont mathématiquement calculés et qui « contraint le spectateur à regarder par un petit trou » (ibid.) pour être sûr d’occuper le bon point de vue. Je laisse ici de côté toute la complexité du débat mené pendant plus d’un siècle sur les modalités de construction de la perspective, « artificielle » ou « naturelle » : voir sur ce point E. Panofsky, La Perspective comme forme symbolique (1927), Minuit, 1975, pages 37-67, et sa conclusion sur les contradictions internes à la recherche perspectiviste de la Renaissance, pages 66-67. On retiendra seulement que le débat tourne autour des rapports entre la place et la forme à donner à l’œil pour la construction et la vision du tableau ; les variations du Vinci, opposées au dogmatisme d’Alberti, tiennent sans doute à ce qu’il formule tour à tour des préceptes didactiques pour bien représenter et des notations expérimentales dans lesquelles l’analyse des perspectives est liée à une réflexion générale sur l’optique, le paysage, l’ombre et la lumière.
6 E. Panofsky, op. cit., p. 160-161.
7 J. Lacan, Le Séminaire xi, Seuil, 1973, p. 89 et 90.
8 Ibid., p. 98.
9 Ibid., p. 89 et 98.
10 Voir sur ce point les deux tableaux perspectifs d’églises florentines peints par Brunelleschi vers 1415, perdus, et décrits un demi-siècle plus tard par son biographe Antonio di Tuccio Manetti : « Comme le peintre doit supposer un seul point pour voir sa peinture, [...] il avait fait dans le panneau supportant cette peinture un trou au point exact de l’église San Giovanni où frappait le regard de qui se trouverait à l’intérieur de la porte centrale de Sainte-Marie-de-la-Fleur, endroit où il se serait placé s’il l’avait peint sur le motif. Ce trou était petit comme une lentille du côté de la peinture, s’élargissant en pyramide [...] du côté du revers [...]. Il voulait que celui qui regardait appliquât l’œil et que l’autre tînt, face à la peinture, un miroir plan où celle-ci vînt se réfléchir [...] ; si bien qu’en le regardant [...], on croyait voir la réalité même. » Cité par Philippe Comar, La Perspective en jeu, « Découvertes », Gallimard, 1992, p. 100-101. Par ce dispositif complexe, qu’on appellerait volontiers chambre blanche, il s’agissait donc de faire coïncider la perspective plane et le modèle en relief pour un œil se plaçant en face du centre de convergence de l’image, et tout près de s’y réfléchir.
11 Alberti, op. cit., p. 147-149. Le voile devient une vitre chez Vinci, mais le principe reste le même : distance de l’œil, que l’on immobilise en fixant la tête et en couvrant l’autre œil ; et marques sur le verre de ce qui est visible au-delà (Carnets, op. cit., II, p. 251).
12 Alberti, op. cit., p. 115.
13 É. Zola, La Bête humaine (1890), Garnier-Flammarion, 1972, p. 325.
14 Léonard de Vinci n’est certes pas l’inventeur de la chambre noire, dont l’idée remonte à Aristote et passe par les physiciens arabes. Mais c’est dans les Carnets qu’on trouve, séparés, des textes décrivant en des termes analogues des effets d’optique imputés tantôt à la fabrication mécanique d’images lumineuses venues de l’extérieur, filtrées par un trou dans une façade, et recueillies inversées sur le mur blanc d’une pièce obscure (Carnets, I, p. 244 et II, p. 359) et tantôt à la perception de l’œil recueillant par la pupille les images des corps extérieurs, les redressant dans le cristallin avant de les imprimer sur la rétine, et les jugeant (I, p. 230, 237, 273). L’essentiel dans cette convergence tient à l’implication d’une théorie nouvelle, suivant laquelle la faculté ou vertu visuelle est d’enregistrer les images que la lumière prélève sur les corps et non, comme dans les théories antiques, d’émettre un rayon visuel qui viendrait capter les propriétés des choses (cf. sur ce point G. Simon, « Science de la vision et représentation du visible », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 37, Visions, automne 1991). Dans ce nouveau dispositif, que Descartes systématisera, le modèle est désormais ternaire ; et surtout l’œil joue le rôle d’une plaque sensible, pour laquelle les images, comme les ombres, proviennent du rapport entre lumière et objets. Du même coup, ce n’est plus la projection de l’œil dans l’image qui viendrait doubler la représentation comme à l’époque du Quattrocento ; c’est au contraire l’action de l’obscurité qui devient coextensive à la mise en jeu de la vue et à la fabrication des images. L’image-vision selon Vinci serait alors une image toujours au bord de l’occultation : seuil décisif, à la fois pour le dessaisissement du pouvoir humain sur la vision et pour la venue au jour d’une image-ombre, où la lumière, qui fait voir, ne se sépare plus de la nuit, qui est à voir.
15 C. Metz, Le Signifiant imaginaire, UGE, 1977, p. 70.
16 S. Beckett, Film, (projet original, 1963), Comédie et actes divers, Minuit, 1972, p. 113-134. Le film a été réalisé en 1965 par Alan Schneider et Samuel Beckett.
17 J’exagère, mais à peine. Voici le texte exact de Beckett (ibid., p. 127-128), une fois opéré le dévoilement alterné des deux borgnes semblables. Côté OE : « ni sévérité ni bienveillance, mais attention pure portée à son comble d’intensité » ; côté O : yeux « écarquillés », expression « d’épouvante » ; à l’ultime fin : « Image de O se balançant, la tête dans les mains, mais pas encore affalé. Image de OE comme avant. Image de O affalé en avant, la tête dans les mains. Tenir pendant que le balancement se meurt ». Se lève alors, bien entendu, une dernière question : qui voit OE si O ne voit plus ? On remarque aussi que Beckett prend soin, dans la note 8, d’insister sur la différence entre deux séries d’images intervenant avant la découverte, la « qualité » des images censées être vues par O devant se distinguer de la « qualité » des images imputables à OE (ibid., p. 130).
18 G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Minuit, 1992. Voir en particulier les chapitres centraux, p. 53-153.
19 A. Robbe-Grillet, Instantanés, Minuit, 1962, p. 9-13.
20 Joë Bousquet, Correspondance, Gallimard, 1969, p. 152-155 et 144-145. Hans Bellmer, Petite anatomie de l’inconscient physique ou L’Anatomie de l’image, Le Terrain vague, 1977, p. 56. Sur Joë Bousquet, voir les articles de Raymonde Carasco, en particulier « La pupille ou l’optique de Joë Bousquet », Tribu, no 8, Toulouse, 1985 et « Les journaux-aquarelles de Joë Bousquet », Critique, no 433-434, Minuit, juin-juillet 1983.
21 Le Séminaire XI, op. cit., p. 92.
22 M. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, « idées », 1955, p. 26.
23 Ibid., p. 24-27, 356 et 48.
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