II. Figure(s)
p. 55-67
Texte intégral
Qu’est-ce donc qu’une figure ? Ce mot se prend lui-même au sens figuré. C’est une métaphore. Figure, dans le sens propre, est la forme extérieure d’un corps...
Du Marsais
Tête noire
1On discerne encore l’éventualité d’un visage : cerclée de quelques traits fondus au blanc, la masse ovale de la tête s’élève au-dessus du buste arrondi et semble s’arracher à la matière gris noir qui l’enveloppe ; d’autres traits blancs, courts, nombreux, à peine distincts, prélèvent les traces d’une bouche, d’un nez ou d’un front, soulignées parfois de minces filets noirs. Mais le contour a disparu, envahi par la prolifération de ces lignes brèves et violentes qui s’accumulent, se retouchent, s’enroulent, s’écrasent, s’interrompent en ne laissant plus affleurer que la seule pâte tourmentée du gris qui lui-même s’en retourne à pas fondus vers la nuit. Car derrière la tête et son buste – l’ovale et le demi-cercle – une seconde masse émerge, immense et sombre, déchiquetée sur ses bords que dégage l’arrière-plan légèrement teinté en ocre. Cette masse reproduit, mais sous forme amplifiée et aux limites disloquées, le premier ensemble dont elle constitue en même temps le fond opaque d’émergence. Ainsi le visage, à peine esquissé par la violence rompue du blanc, se double d’un halo démesuré qui le ramène à l’obscurité en effaçant ses traits ; le buste lui-même, visible dans des zones de blancheur, va se recouvrir de larges raies, noires et séparées, verticales ou zébrées, qui sont comme la retombée et en même temps la source de l’ombre grise. Le cadre est recadré de l’intérieur, par un rectangle lui-même tracé au noir.
2Il ne saurait s’agir d’un portrait. Aussi bien Giacometti l’a-t-il nommée simplement Tête noire (1951, Galerie Beyeler à Bâle)1. L’objet – une tête – reste identifiable, mais le travail pictural – huile, pigment et graphisme sur toile – œuvre à la destruction de l’identité. Pour les portraits de Diego, d’Annette ou de Caroline, il est possible de repérer la forme des yeux, parfois démesurés, le volume des cheveux, le rapport entre le front et le menton : des signes de ressemblance ont été stabilisés, même si « le visage apparaît comme l’aire d’une lutte sans merci » ; d’ailleurs le halo n’existe pas toujours, seules subsistent alors quelques bavures noires, restes d’un double finalement réduit par le combat pour la « terrible naissance2 ». Dans Tête noire au contraire, le halo entraîne le tout, sans avoir encore tout absorbé : le tableau oscille entre la projection grise et la lutte du noir et du blanc, mais la multiplicité des lignes empêche les traits de se fixer, même si elles contribuent à les former. Cette tête noire, où l’épithète demeure distincte de l’objet, ne sera bientôt plus qu’une tête faite au noir ou de noir : dessin de 1960, où les traits foncés tombent en pluie serrée sur la figure elle-même. Tête, dit simplement Giacometti : le noir est devenu la substance même de la face avec laquelle il se confond. Pour Tête noire, en revanche, le visage se trouve pris entre amorce et absorption ; il n’apparaît que dans l’attrait, non encore saturé, de sa propre disparition : intervalle mobile, où la duplication – une tête – a déjà souscrit mais n’a pas tout à fait cédé à la duplicité du noir.
3Comment nommer cette opération : non pas la toile, mais le détournement qui s’y fait jour ? Je parlerai ici de figure, pour deux raisons : parce que le visage est en jeu, anonyme mais humain, et parce qu’il figure l’éloignement de soi qui lui donne forme. Les grandes silhouettes, peintes ou sculptées, debout, marchant ou basculant, sont souvent appelées « figures » par Giacometti ; quand elles rapetissent pour s’enfoncer au loin et se regrouper à plusieurs, il les baptise « figurines ». À chaque fois, c’est le corps entier qui se dresse, rongé, minéral, filiforme ou courbé, mais rassemblé en soi-même. On pourrait les désigner aussi bien – Giacometti le fait – par « femme debout » ou « homme qui chavire ». La singularité de Têtenoire consiste à rendre visible l’exil du corps d’où naît l’extrême de la figure : tête en mal de traits, noirceur qui à la fois informe et emporte le visage. À ce titre, le tableau nous servira de point d’appui pour une digression nécessaire : il s’agirait de clarifier la notion de figure, en particulier dans son usage poétique, en la reliant à l’érosion de la figuration que met en œuvre l’invention figurale de la peinture. Le propos est à deux portées. Si l’image a rapport à la figure, il convient de prendre en compte les opération de la première pour cerner la seconde même au sein du langage. Mais si l’image s’enfuit dans la figure, alors que devrons-nous entendre lorsque nous parlerons de figurer ? Loin d’arrêter les glissements terminologiques, l’escapade nous servira à mieux les fonder.
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4Qu’est-ce qu’une figure ? L’équivoque du terme tient à l’hétérogénéité de ses usages qui tantôt supposent une définition spécifique et tantôt répondent à la recherche risquée de synonymes. J’ai moi-même cédé parfois à la commodité d’un verbe « figurer » qui permettait de restreindre l’emploi de « représenter » tout en évitant de trop recourir à un désuet « imager ». Figurer – est-ce une évidence ? – insiste en effet sur la visibilité d’une représentation, alors que représenter mettra l’accent sur le statut d’imitation requis dans la chose présentée ; de son côté le verbe imager – ou mettre en images – semble privilégier le caractère concret d’un geste de restitution matérielle. Ces distinctions toutefois restent glissantes, surtout si l’on s’attache à définir les substantifs eux-mêmes. Nous avons vu à quel point le mot d’image faisait jouer des opérations divergentes – duplication et vision, arrêt et glissement – qui renvoient la notion à un dédoublement constitutif. Si le terme de représentation paraît consolidé par son couplage avec la signification, qui finalement lui donne une valeur abstraite, il reste à peu près impossible de séparer totalement le système structuré du visible signifiant et l’insinuation labile d’une image qui court ; c’est en tout cas une des conclusions engagées dans cette étude : il y a de l’image, mais le propre de l’image sera précisément de se dérober à une saisie autonome. Quant au terme de figure, il offre la singularité d’autoriser deux acceptions contraires, l’une et l’autre bien définies, mais qui ne peuvent coexister qu’à supposer une séparation de compétences que désavoue la communauté du mot.
5L’emploi courant profile déjà la double entente. Qui dit figure suggère tantôt l’incarnation visible d’une forme humaine – une effigie ou une silhouette, et par réduction essentielle un visage – et tantôt l’évocation imaginaire de personnages fictifs rêvés en pied ou en buste – éternelles figures à inventer du Cid ou de Madame Bovary. Cette double vocation – présence et absence, présence d’une absence – affecte en réalité toute la terminologie touchant à la figuration, et je ne m’y attarderai donc pas ici. Mais dans le cas de la figure la mise en place raisonnée d’une distinction s’appuie sur un partage affirmé de procédures et de champs spécifiques : aux arts plastiques reviendrait l’incorporation figurative des figures, à l’ordre rhétorique la mise en jeu d’opérations linguistiques qui ne feraient figure que sous une forme figurée, c’est-à-dire en fait non figurative. Nouvel avatar de la séparation entre les arts, mais verrouillée cette fois par le renoncement à l’illusion visuelle : même réduite au pur mouvement, la description laisse passer des traces imageantes, alors que le système des figures entend œuvrer par des moyens exclusivement langagiers. D’un côté, donc, il y aurait les figures figurantes, et à ce titre visibles ; de l’autre les tropes ou les figures du discours qui concernent le seul usage de la langue et ne figureraient qu’un détournement interne au langage, substituant l’effet sensible à la signification littérale en remplaçant le terme propre par une évocation dite figurée.
6On voit ici la difficulté avec laquelle la rhétorique n’a cessé de ruser depuis sa fondation : comment user du mot figure, qui se réfère au visible, alors qu’il s’agit d’écarter la figurativité ? ou, pour le formuler autrement, comment se réclamer de la puissance figurale du discours en rejetant toute référence à la figuration ? La petite phrase de Du Marsais3, placée en exergue de ce chapitre, répond par une acrobatie verbale : puisque la figure, en rhétorique, désigne le sens figuré, on rejettera le sens propre du côté des arts plastiques ou picturaux ; ainsi l’emploi du terme figure se fondera lui-même en fondant la distinction du propre et du figuré sur la séparation des arts et du langage. Mais l’auto-réflexibilité ainsi amorcée risque toujours de se retourner contre son objet : si toute figure linguistique ne s’emploie qu’à titre figuré – c’est le pas franchi par la réflexion moderne sur la rhétorique – où trouver l’usage propre qui autoriserait le maintien du terme ? Le figuré – ainsi le veut la logique derridienne de la métaphore4 – se nourrit de sa propre disparition, puisqu’il ne se définit qu’en se référant à ce qui lui met fin : la relève par le sens propre, qui lui-même menace de n’être que figuré pour peu que le concept fasse défaut où on l’attend.
7Reste la garantie offerte par le visible. Or du côté de la peinture, comment soutenir que la figure se manifeste au sens propre ? Nouvelle difficulté, venue cette fois de la figurativité elle-même : il n’y a pas équivalence entre figure et figuration, et le terme de figura, comme le rappelle Auerbach, avant de désigner une figure dans l’acception plastique ou rhétorique du terme, signifie la forme d’où peut naître cette figure, et plus précisément le « moule » qui la contient5. La question à poser alors concerne évidemment le rapport qui s’établit entre l’incarnation visuelle de la figure et la visibilité de la forme. Si la figure est la forme d’une figuration, lui sera-t-elle nécessairement consubstantielle ? Ou bien l’émergence de la forme n’implique-t-elle pas un détour interne de la figuration, comme l’expose avec force la tête noire de Giacometti ? En ce cas, il y aurait aussi de la figure dans la peinture, mais au sens figuré que Du Marsais entendait réserver à la rhétorique. Du côté de la figuration comme du côté de la langue, le mot figure met en question l’ancrage proprement figuratif de la notion ; mais il ne permet pas – c’est l’apport singulier de l’œuvre picturale – de séparer ce qui serait stricte figuration et ce qui relèverait de la figure. Le visage de Giacometti appartient déjà à la figure alors même qu’il figure un visage. Le paradoxe éclate ici dans toute sa vigueur, rendue visible par le détour de l’art : parler de figure en peinture suppose à la fois, et contradictoirement, l’incorporation du propre et le retrait hors du corps propre.
8On fera ici deux hypothèses, non séparables : le terme de figure désigne, dans le registre pictural, une opération esthétique comparable à celle que la poétique entreprend de former en libérant la métaphore des chaînes codées de la rhétorique ; mais la compréhension de ce processus exige, dans les deux cas, de revenir à un détour de la figurativité que la notion d’image-mouvement relie précisément à l’ordre même de la figuration. Poétique ou plastique, la figure rassemble donc, contradictoirement, et la mémoire de l’image, par le déplacement visuel qu’elle implique, et son oblitération, par le changement de régime que le travail de l’œil impose au regard.
On appelle figure (disent les rhétoriqueurs) tout ornement du langage. Où l’expression propre ou naturelle serait, par exemple :
Te voilà !
ou :
C’est toi
l’expression figurée sera, suivant le cas
Ah, Ah, c’est toi !
Tiens, voilà l’oiseau.
Il n’y a pas de doute, c’est lui.
Acré, le voici.
Bon. Tu rappliques.
Salut à la vousaille.
Bonjour, toi.
Comment, vous ?
Eh, il est tout de même arrivé.
Quoi, c’est toi, ici ?
Te voilà, zoizeaunin.
C’est vous ou votre fantôme ?
9Conçue comme « ornement du langage », la figure a progressivement capté l’ensemble de la langue : désignant les changements variables dans le sens d’un mot (Du Marsais), puis réglant la vaste typologie des modifications discursives susceptibles de dessiner un paysage du style (Fontanier), voici qu’avec Paulhan la liste infinie des fleurs de Tarbes envahit tout le jardin de la parole, ne laissant en friche aucune interjection, anacoluthe, redondance ni aucun diminutif, néologisme ou mixte d’exclamation et de question6. L’essentiel, comme le rappelle Gérard Genette à propos de Fontanier, tiendra au maintien, incontournable, d’une procédure de substitution7 qui garde présente à l’esprit, et active dans le langage, la coexistence et donc la différence de deux tournures possibles : l’accueil à « toi » et le salut à « la vousaille », dirait Paulhan.
10La généralisation du processus est-elle compatible avec le principe de substitution ? Ou encore : comment concevoir une figure qui déploierait l’invention de la langue sans se replier sur une distinction autodestructrice entre le sens propre et l’expression figurée ? le « c’est toi », tenu pour naturel par Paulhan, n’engage-t-il pas déjà un acte discursif faisant figure par rapport à un « toi » lui-même imprononçable sans une tonalité qui le dénature ? En subsumant toutes les figures dans le trajet d’une métaphore, la poétique tente aujourd’hui de résoudre ce dilemme à facettes : promouvoir l’unicité de la figure sans renoncer à l’éventail des procédés figuraux, et préserver le pli du langage en rejetant l’impossible écart du propre et du figuré. Le comme de la métaphore devient ainsi l’opération figurale par excellence, celle qui fait passer un état de l’être dans un autre état où l’être se rassemble, mais sous le signe de l’être comme, et donc du comme affectant l’être. Michel Deguy : « Nous cherchons cela qui rassemble toutes les figures : Ce qui fait qu’une figure est une figure au même titre qu’une autre, la valeur de “figurativité” d’une figure quel que soit son titre spécifique à monnayer l’aloi de cette valeur... ».
11La comparaison, donc, la métaphore vive de Ricoeur, le « passage secret du langage » selon Deguy, qui fait comparaître ensemble, mais dans leur différence, deux termes à échanger. Pour la métaphore ainsi généralisée, le procès va devenir déterminant : le mouvement du rapport qui relie, en les écartant, les deux modes de réel à tenir ensemble dans le comme, par qui doit se transformer le réel « en sa réalité de figure8 ». Le processus est double, comme le montre Michel Collot, puisqu’il faut à la fois viser le nouveau visage de la chose et détourner de soi l’énoncé initial9. Genèse et disparition, effacement-émergence, il semble bien que nous nous trouvions au cœur d’une opération qui engage, à travers le mouvement, un devenir de la figuration elle-même, cette valeur de « figurativité » que Deguy reconnaît mais en l’assortissant de guillemets.
12C’est ici, bien entendu, qu’une rupture a lieu dans l’ordre même de la poétique. Car si tout langage peut être figuré, et si la figure se définit par le mouvement discursif où elle naît, alors pourquoi parler de figure, ce mot qui laisse planer le soupçon de l’image sur l’opérativité de la langue ? « Casser la figure », pour revenir au rythme, tel sera le programme d’Henri Meschonnic, qui mène de front deux critiques10 : l’une démonte la manière dont la figure, au sens classique du terme, a été pensée sur le modèle du signe et de la représentation, non de la parole ; et la seconde, assimilant la représentation à l’image, entend rejeter toute fonction imageante de la poésie au nom du rejet, nécessaire, de la représentation dans l’ordre poétique de la langue. Par delà le débat rhétorique, la divergence des poètes porte donc avant tout sur le rapport de la poésie à l’imagement, repris dans un cas, mais sous le signe de l’analogie, et récusé dans l’autre, au nom des pouvoirs propres du langage. Le vieux partage valéryen pointe ici ; repli sur soi de la langue dans une poésie à faible iconicité, avec comme solde l’éventuel abandon de la prose à une imagination référentielle reliable à la représentation11. Mais l’appel à la métaphore, dans sa dimension processive, complique l’alternative : s’il y a de la figure dans le transport et la transformation que met en œuvre le processus métaphorique de la langue, cette figure peut-elle se penser comme découverte d’une « refiguration » (Ricœur) ou comme référent mental traçant l’horizon d’un monde rendu visible (Michel Collot) ? Si tel est le cas, on ne peut que souscrire au refus de la figure elle-même, qui en reviendrait à faire voir les choses alors qu’il s’agit de les inventer. L’impensé du visuel travaille aussi bien la visée que le rejet de l’image dans l’ordre du figurai. D’où les guillemets de Deguy, cherchant à la fois à maintenir, par la métaphore, un rapport du poétique au figuratif, et à ne pas rabattre le figuratif sur la simple présence possible d’une figuration. « L’être comme », pour prendre sa réalité de figure, requiert donc un « voir comme », qui reste toutefois à définir dans l’objet même du regard. Tout se joue dans la langue, certes ; mais pour comprendre les détours de la langue il faut passer par le détournement propre à la figure, telle qu’elle agit hors la langue et apparaît au sein du visible.
Le même en son autre
13Nous revenons donc à la tête noire, pour y relever les signes indicatifs d’un processus de figuralité qui pourrait éclairer l’œuvre de la figure au sein du langage. Dans sa définition rhétorique, à base référentielle, la métaphore convoque la ressemblance : être comme ou voir comme, c’est la recherche d’une similarité, formelle ou conceptuelle, qui régit le devenir d’un terme à l’autre. Or le tableau de Giacometti, s’il impose la mise en rapport de deux éléments qui s’échangent – le visage et le halo –, assortit cet échange d’une double transgression. Du visage au halo, le mouvement du passage affirme en même temps l’impossibilité de l’assimilation : entre la face, qui porte les marques d’une naissance figurative, et le fond, qui suppose la mise à mort de la figuration, la rupture l’emporte sur l’écho ; en outre le passage se fait réversible, aucune logique de la composition n’obligeant le regard à choisir un trajet. De l’ombre démesurée au buste déchiré, un va-et-vient entraîne la vue, dans une rotation dont le paradoxe tient à l’interruption qu’elle comporte : entre la masse obscure du fond et les traits noirs et blancs du premier plan, un seuil sans degrés est à franchir, dans un sens ou dans l’autre ; si l’esquisse humaine retourne à l’ombre dont elle jaillit en même temps, à chaque pas la démarche procède par arrachement et discontinuité. Ainsi la destruction de la ressemblance, déjà perceptible dans la tête figurée, devient l’œuvre même de la figure si l’on entend avec ce terme le processus figurai mis en jeu dans le principe métaphorique, que la disposition générale de la toile présente ici littéralement.
14La figure agit par dédoublement, et le dédoublement provoque l’altération : il n’y a pas deux modes à tenir en communauté, mais bien plutôt un seul qui se disloque en se figurant – soit en concourant à l’épreuve de la figure. Le visage appartient à la fois au fantôme et au corps, au conflit des traits et au retrait de tout contour, à la substance noire et au combat de la blancheur : le même, en sa projection double, il se fait autre en chacun de ses temps.
15Processus et rupture dans la continuité du procès, la figure engendre donc en chaque point de la chaîne l’ébranlement de la consistance propre. La métamorphose anticipe le change des formes sans laisser place à une figuration initiale. Ainsi lorsque Proust extrait du visage d’Albertine musicienne la « substance précieuse et rose » offerte à ses baisers, la métaphore du « rosier » a précédé l’évocation des traits figuratifs ; morcelés, chacun pris dans le tour d’une autre métaphore, les fragments de la figure albertinienne composent à la fois le rose du visage et le détour, ou le dévisagement, d’un « visage lisse et rose » qui n’apparaît qu’en « courbe » et « rotation » porteuse d’opale ou de soie mauve, de minerai ou de papillon, d’ailes ou de précipices12. Du rosier à la substance rose, le visage a sombré dans la figure généralisée qui l’emporte et le déchire en de multiples pointes. La métaphore est première, et la métaphorisation expansive ne fait naître le visage qu’en le dessaisissant de tout attribut propre comme de toute autonomie figurative, pourtant prescrite par la mention éphémère des yeux, du cou ou des cheveux. Le trajet ira donc à rebours, faisant remonter sans cesse la lecture de la substance finale à la métaphore initiale, sans qu’à aucun moment le visage proprement dit ne se figure. En ce sens, et bien qu’il s’agisse d’extraire du rose et non du noir, la démarche esthétique de Proust rejoint celle de Giacometti : mettant en œuvre un développement figurai dont la spécificité tient à l’impossibilité de délimiter ce qu’il serait question de figurer. La distinction du comparant et du comparé recule devant une force d’extraction – démultipliée chez Proust et singularisée chez Giacometti – qui se rend constitutive et en même temps destructrice de l’objet en cause : celui-ci n’apparaît que dans l’altération d’une forme elle-même prise au jeu de la mobilité qui l’arrache, et le renvoie, à la matière.
16Car le mouvement reste essentiel à l’acte de la figure, lui seul assure l’inachevé de l’échange, donc la réciprocité de l’altération. Mais ce mouvement, inscrit dans la périodicité cyclique d’une phrase à rebonds ou dans les brisures de lignes au tracé interrompu, ne prend d’élan qu’à rompre la continuité du passage. On touche ici le point de divergence avec l’image, dont la figure reprend pourtant la loi de mobilité fondatrice. Pour qu’il y ait figure, dans l’acception poétique ou plastique du terme, il faut que le geste figurant prenne en charge le potentiel d’effraction impliqué dans la figurativité, sans que celle-ci puisse ramener à soi le résultat du processus. Si la figure opère par détournement de la figuration, elle ne peut se fixer en simple défiguration. L’exemple de Bacon, tel que Deleuze l’analyse, éclaire tout à la fois la démarche figurale et la récupération brutale de la figurativité : un même geste selon Deleuze – isoler le visage en le cernant d’un trait – va faire émerger la figure dans le visage et la dévoiler comme pure puissance d’image. L’acte que Deleuze nomme ainsi Figure, c’est donc l’arrachement de l’image à la duplication : l’isolement rend visible l’image comme telle hors toute illustration narrative13 ; mais la force d’attraction se trouve rabattue sur la violence d’une déformation – contraction ou étirement – qui ramène au corps et à la sensation le potentiel de rupture impliqué dans une image-mouvement. Ce que Bacon réalise, en défigurant, Giacometti le renvoie au seul processus, en figurant l'inachevable du transfert. Le visage de Bacon se change en sa propre figure, mais la figure revient à l’image, dilatée ou contractée, en tout cas isolée ; figurai, celui de Giacometti laisse agir l’écart intérieur et le dédoublement violent, mais ininterrompu, qui retire à l’image la possibilité de figurer en elle-même.
17« C’est vous ou votre fantôme ? » Chacune divisée d’une copule ou d’une virgule, les courtes phrases de Paulhan portent elles-mêmes la trace du double à l’œuvre dans l’opération rhétorique. Figures de pensée, elles tiennent d’abord à un vacillement du langage, selon lequel « le même mot » sera pris « par son défaut ». Sans doute Paulhan distingue-t-il les deux temps du passage, ce que rend impossible un procès poétique ou pictural, qui fait aller l’autre en chaque lieu du même. La rhétorique reste de caractère figuratif ; la poétique ou l’esthétique, dans son principe, emprunte à la figuration la seule règle d’un détournement qui lui revient en propre. Est-ce la raison pour laquelle Paulhan, une fois la rhétorique décryptée, se dirige vers un « esprit libre de mots » ? Pure « région de lumière », certes, mais que lui ouvrent les Rhétoriqueurs par le doute qu’ils jettent sur « la nature du langage »14. Nous retrouverons plus loin cette ombre portée d’une figure sans visage, libre de toute amarre et s’attachant désormais, pour le ruiner, au seul exercice de l’écriture dans la langue.
***
18Ce court chapitre n’était qu’une parenthèse. J’ai voulu tester la capacité d’une vue critique de l’image à éclairer des débats qui concernent d’abord le langage. Il a fallu, pour ce faire, mettre en jeu un détour pictural seul capable d’exposer visuellement ce que devient la figurativité quand la figure s’empare de la langue. Le détournement de la figuration, par quoi le figurai rompt avec la semblance de l’image, appartient encore à une idée d’image fondée sur la logique d’une défaillance consubstantielle à la visibilité. Mais la démarche, cette fois, relève d’un acte esthétique ; il s’agit de donner forme à l’expansion de l’informe en figurant, de l’image, ce qu’il reste quand elle cesse de figurer : une fois cassée la ressemblance, seul subsiste le mouvement par lequel l’image se retire en laissant naître une figure qui ne se rend visible que sur le mode rompu de l’éventuel. Le rapport philologique de la figure, rhétorique ou plastique, avec la forme fournira donc le dernier mot de cette esquisse. D’après l’étude d’Auerbach, le retour de la figura chez les Pères de l’Église engage une vision figurative de l’histoire, selon laquelle une figure concrète se présente en même temps comme une prophétie en acte : une chose se substitue à une autre parce qu’elle contient la forme encore à venir de cette autre chose ; dans la conception des textes qui en découle au Moyen Âge, la Béatrice de Dante sera une « figura » de la révélation, dans la mesure où elle est à la fois une femme historique et une figure porteuse de vérité15 : corps figurable et forme informant l’autre de ce corps ; à la fois, donc, réalité figurative et figuralité qui double ses traits propres. En ce sens, la forme exhibe le potentiel figurai que recèle une figuration. Dénouant les liens de l’incarnation, dépliant la métaphore dans le seul mouvement de son devenir, la modernité rompt avec la résolution figurative de la forme dans son acception théologique ; l’acte esthétique consiste désormais à mettre au jour la solidarité paradoxale entre une forme, qui contient la promesse du visible, et la rupture qu’elle introduit par elle-même dans la visibilité. De la figure ainsi entendue émerge alors, à titre principiel, la complexité d’un rapport qui retire l’être à soi en le plaçant dans l’orbite d’un être comme, où il diffère de soi.
19Le paradoxe de la figure sera donc finalement celui-ci : reprendre en termes de figurativité ce qui met un terme à la figuration. En ce sens la figure obéit à la logique de l’image, mais en la retournant. Il ne sera donc pas possible de mettre fin à la proximité de ces deux notions, toujours prêtes à s’échanger : l’image est figurative, mais elle met en fuite ce qu’elle retrace ; la figure, comme œuvre de langage ou d’art, agit par pure transformation, ne laissant advenir l’image qu’en la dissipant du même geste. Aussi y aura-t-il toujours, dans l’image, un potentiel de figuralité, et dans la figure une mémoire d’image, même réduite au seul mouvement.
Notes de bas de page
1 Reproduit dans le catalogue de l’exposition 1991-1992 du Musée d’art moderne de la ville de Paris : Alberto Giacometti. Sculptures, peintures, dessins, Paris-Musées, 1991, p. 313. Pour Tête, voir p. 285.
2 J. Dupin, Alberto Giacometti : textes pour une approche, Fourbis, 1991, p. 80 et 29.
3 Du Marsais, Traité des tropes (1730), Le Nouveau Commerce, 1977, p. 11.
4 J. Derrida, « La mythologie blanche », Poétique, no 5, Seuil, 1971.
5 E. Auerbach, Figura, 1944, Belin 1993 pour la traduction française, p. 11-12.
6 J. Paulhan, Traité des Figures ou la rhétorique décryptée (1953), Le Nouveau Commerce, 1977 (op. cit.), p. 277.
7 G. Genette, « La rhétorique des figures », introduction à Fontanier, Les Figures du discours (1827 et 1830), Flammarion, « champs », 1977, p. 12-13 en particulier.
8 M. Deguy, La poésie n’est pas seule, Seuil, 1987, p. 83-84,133 et 22 pour les trois citations. Le livre de Paul Ricoeur, La Métaphore vive, a été publié au Seuil en 1975.
9 M. Collot, « L’espace des figures », Littérature, no 65, Larousse, février 1987.
10 H. Meschonnic, « Casser la figure », TLE, no 9 (Figuralité et cognition), PUV, Saint-Denis, 1991.
11 Pour la reconduction du partage valéryen, voir D. Combe, « Poésie, fiction, iconicité », Poétique, no 61, Seuil, février 1985.
12 M. Proust, La Prisonnière, À la recherche du temps perdu, tome III, Gallimard, « Pléiade », édition Clarac, 1954, p. 383-384. Je laisse ici de côté la référence proustienne à l’œuvre d’art, non tant parce qu’elle est déniée dans le texte que parce que la dénégation introduit en fait une distinction implicite entre la matière picturale, qui est privilégiée, et le culte artistique de l’œuvre, l’aura dirait Benjamin, que le narrateur laisse à Swann pour ne traiter que de la dépossession de sa prisonnière.
13 G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence, 1991, tome I, p. 9-10.
14 J. Paulhan, op. cit., p. 321-322.
15 E. Auerbach, op. cit., p. 82-83.
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