I. Image ou mouvement ?
p. 29-53
Texte intégral
Vous ne descendez pas assez dans l’intimité de la forme, vous ne la poursuivez pas assez dans ses détours et dans ses fuites.
Balzac
Une ligne
1Voici, dit Klee, une ligne active. Aussitôt il la trace, ouverte en ses deux côtés arrondis et de forme inversée, puis il la double par des tracés graphiques à légères fioritures, et finalement la projette sur un plan où elle se fixe en une surface qui délimite son expansion. Qu’y a-t-il à voir ici, se demandera-ton : une clé de sol basculée à l’horizontale ? une forme en S couché contenue dans un espace rectiligne ? les prémisses d’un champ dont les sillons onduleraient au vent ? La question est ailleurs. L’image d’une surface, où tend la succession des trois croquis, pourrait bien devenir « passive », comme le signale Klee, alors que la ligne initiale ouvre l’élan d’un parcours « sans but particulier ». Voilà donc l’enjeu, à reconnaître dans la ligne elle-même. Il s’agit d’une ligne promenade, et qui n’a pas de limite imposée ; une ligne « prenant librement ses ébats » ; à droite ou à gauche, vers le haut ou vers le bas, selon la courbe que l’on voudra bien suivre. Bref, une ligne dont l’activité tient au potentiel de mobilité qu’elle comporte : ligne-mouvement, qu’il faudra précisément ne pas réduire à la passivité lorsqu’on en viendra de l’unicité vagabonde du trait à la surface définie qu’il engendre1.
2Rigoureusement menée, la leçon de Klee se développe vers la recherche de surfaces actives, où le calcul de la composition ménagerait le transfert du mouvement-ligne dans la totalité de l'œuvre picturale. Ainsi de Vrille (1932)2, où les fioritures de la ligne à courbes se multiplient ici, ailleurs trouvent un écho inversé, plus loin se ferment en cercle ou encore se rouvrent en arc au sein d’un vaste ovale dédoublé : surface close, et cependant espace ouvert à la divagation intermittente de formes en variantes. Mais une question reste à poser, si l’on s’en tient au seul tracé inaugural : que devient le vagabondage lorsqu’il se donne à voir dans le croquis ? L’image de la ligne, figurée sur le papier, conserve-t-elle le principe de mobilité qui présidait à son tracé ? « Agent : un point en mouvement », dit Klee. Mais le dessin est achevé, même si la ligne demeure en suspens. Le mouvement va-t-il alors passer par le seul regard du récepteur ? « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre », conclut finalement Klee3 après avoir schématisé ses différentes combinatoires. En ce cas, seule l’œuvre serait mouvement, recueillant le geste de l’élaboration dans la promenade ultime de l’œil, qui voyage de ligne en ligne, ou de zig en zag, pour « brouter » la surface. Or c’est dans la ligne même, telle qu’elle se déplie sur ses deux bords, que l’activité fut inscrite, et doit être explorée. La question persiste donc, d’autant plus qu’elle n’est pas posée par Klee, du moins directement : qu’en est-il du mouvement initial, et quel rapport entretient-il avec la possibilité de voir la ligne ? De voir, dans l’image de la ligne, le mouvement qui la fait être ?
L’image-mouvement, non l’image-temps
3C’est autour du cinéma, on le sait, que Deleuze développe avec le plus d’insistance ses hypothèses sur la notion d’image-mouvement. Le propos est bien connu, du moins des cinéphiles, mais le cinéma, qui occupe le champ principal de l’analyse, risque de faire écran à l’originalité d’une thèse dont il est pourtant le catalyseur, mais peut-être pas l’enjeu véritable. Premier paradoxe à rappeler ici : pour penser le cinéma et penser avec lui, comme le propose Deleuze, il faut passer par des concepts qui ne relèvent pas directement de lui. Il en résulte une double ligne de réflexion, traversant les deux volumes consacrés au devenir cinématographique4. D’un côté, en dominante continue, montrer comment l’image-mouvement, canalisée par l’action dans le cinéma classique, ne peut se rendre réellement perceptible que par les courts-circuits et faux mouvements d’un cinéma moderne affichant l’opération même du temps, dédoublé à chaque instant en passé et présent, parce que le passé se constitue en même temps que le présent dont il procède5. Telle est la première ligne de force soutenue par Deleuze : venir à l’image-temps – à la coalescence visible de l’actuel et du virtuel dans une image définie comme cristal – pour reconnaître l’élan du mouvement selon ses deux directions hétérogènes. Mais d’un autre côté, plus fondamental même s’il s’expose en étapes discontinues, la singularité du mouvement rendue sensible par la technologie cinématographique permet à Deleuze de relancer les thèses de Bergson sur la nature nécessairement mobile de l’image : l’image est perception, du fait même qu’elle est matière et s’inscrit dans les choses, non dans l’esprit ; en tant que perception, elle appartient déjà à la mémoire qui l’informe suivant une double mobilité orientée à la fois vers l’avenir de l’action et la résurgence du souvenir. Il s’agit donc bien pour Deleuze de réactualiser le paradoxe de la durée à l’œuvre dans Matière et mémoire, mais le point de départ privilégie cette fois le rapport intrinsèque de l’image au mouvement : si toute image est perception, et toute perception mémoire donc mouvement, alors toute image, qu’elle soit filmique ou non, sera mouvement.
4Seule nous retiendra ici la fécondité d’une perspective dans laquelle le cinéma ne serait plus que le prétexte, ou le détonateur, pour rendre à la notion d’image-mouvement sa virtualité explosive. Si le mouvement intervient dans toute image, fixe ou mobile, l’image-mouvement ne saurait se réduire aux seules images en mouvement que présente le spectacle cinématographique. Mais pas davantage non plus on ne pourra le tenir dans la saisie d’une image, fût-elle cristal de temps et divisée entre ses deux élans contraires. Voici que se retourne la démarche suivie par Deleuze : le passage par l’image-temps, nécessaire à la libération de l’image-mouvement dans l’espace filmique, ne risque-t-il pas d’occulter, en le ramenant au visible, l’étrangeté d’un mouvement qui défie d’autant plus la visibilité qu’il agit au sein de toute image visible ?
5Il faut revenir ici aux premières pages de L’Image-mouvement, celles où Deleuze relit et glose la réflexion de Bergson sur l’essence paradoxale du mouvement, qui se pense comme suite d’instants et ne saurait toutefois se décomposer en points fixes. On traversera le commentaire deleuzien, qui noue ensemble des thèses et des textes différents de Bergson, celles sur le mouvement et celles, postérieures, sur la science moderne et l’évolution créatrice. À résumer, on suit seulement le vol d’une flèche célèbre. Loin de le résoudre, la révolution scientifique confirme le paradoxe de Zénon, mais en le versant au profit du mouvement, et non de son inexistence : le mouvement existe, en cela précisément qu’il interdit l’immobilité. Toute coupe sera nécessairement une « coupe mobile », selon l’expression de Bergson, et tout instant, loin de se fixer en pose privilégiée, se définira comme « instant quelconque » soumis à la logique du devenir mobile qu’éclaire particulièrement, selon Deleuze, le photogramme de cinéma6. Mais à ce point de son raisonnement Deleuze en revient à l’image, faisant de la neutralité du photogramme une véritable composante du mouvement, qui deviendra sensible avec la projection de l’ensemble filmique. C’est du côté de la variable temporelle que Deleuze cherche, on le sait, l’avenir du mouvement cinématographique. S’en tenir au contraire à la spécificité du photogramme de film exigerait d’assumer le cercle vicieux d’une contrainte qui requiert l’arrêt sur image pour analyser le mouvement et ce faisant arrête le mouvement qu’il s’agissait d’analyser. Le saut qualitatif, comme aurait dit Eisenstein, est ici déterminant, à condition toutefois de se reconnaître réversible : sans doute est-ce le temps qui réalise le mouvement dans le regard, mais s’il s’agit d’un espace-temps, comme le laissent entendre les exemples de physique retenus par Deleuze, en ce cas le temps imprègne toute figure d’espace, et le mouvement habite déjà l’image (fût-elle arrêtée) indépendamment de toute manifestation temporalisée.
6J’ai joué ici, avec et contre Deleuze, une logique extensive qui ferait de l’image-mouvement, actualisée par le cinéma, le point critique de l’image même. La mise en question de l’image par le mouvement comporte en fait deux aspects contradictoires, à distinguer précisément. D’une part, si le mouvement agit en toute image, comment peut-il se rendre visible dans l’image fixe ? C’est le problème posé par la ligne de Klee, et la réponse bergsonienne doit être considérée sans se fondre dans la résolution temporelle qui la sous-tend : même informée par la mémoire, la perception elle-même serait mouvement, et l’acte perceptif, en ce cas, détiendrait en soi la mobilité. À ce titre, voir la ligne suffirait à rendre visible le mouvement dans la ligne, et cela sans recours à une subjectivité perceptive. Mais, d’une autre part, si le propre du mouvement est de ne pouvoir s’analyser en images fixes, alors il existe une incompatibilité entre la prise en compte du mouvement et la figuration de l’image : ce serait l’envers de la ligne tracée par Klee, qui ne pourrait être qu’à effacer ce qu’elle figure, donc à ne pas se figurer. Ligne imaginaire, invisible au regard.
7Comment tenir ensemble ces deux propositions contraires : l’image est mouvement, le mouvement empêche l’image ? Loin de résoudre le dilemme, le détour par le cinéma, réfléchi selon la pente deleuzienne de Bergson, va lui donner toute son ampleur, en cristallisant dans une image en mouvement la coexistence impossible, et cependant imposée, du mouvement et de l’image. Respectant cette exigence, on ne suivra pas la voie de l’image-temps choisie par Deleuze, car elle ramène à l’éclat imagé – à la vibration spirituelle extraite de Bergson – l’éclatement de l’image que le principe de mouvement introduit dans la vision même de l’image. L’image-temps selon Deleuze penche vers l’image-tout, c’est-à-dire une image où se réconcilieraient, même par disjonction cristalline, le passé et le présent, la mémoire et le monde, la vue et le mouvement. Mais l’image-mouvement, telle qu’il invite lui-même à la penser dans son étrangeté initiale, défie la réconciliation : contraire en sa définition, sollicitant à la fois l’image dans le mouvement et le mouvement au lieu de l’image, elle appartient au hors-temps d’un paradoxe qui bloque le partage du mobile et de l’immobile, comme de l’espace figurable et du temps qui ne figurerait pas.
8Pour orchestrer le paradoxe, il conviendra d’explorer ses effets en voyageant des deux côtés de la frontière qu’avait tracée Lessing entre les arts de l’image, qui relèveraient de l’espace et donc de l’arrêt, et l’art du langage, qui justifierait du temps et donc d’un mouvement demeurant étranger à l’image. Chemin faisant, c’est la raison des effets qu’on espère éclairer, non pas leur cause commune, mais bien leur communauté d’appartenance à une logique de l’image, selon laquelle la mobilité constituerait l’essence de la figurativité.
Dans l’atelier de Balzac : ligne-couleur contre ligne-contour
9Soit Le Chef-d'œuvre inconnu (1831), à remonter par sa fin. La nouvelle de Balzac s’achève sur le dévoilement d’un tableau, dit La Belle Noiseuse, auquel le vieux peintre Frenhofer, diabolique et génial, a œuvré toute sa vie sans le laisser regarder par quiconque. Mais lorsque Frenhofer cède à la tentation de l’échange – la vue d’un corps de femme contre la vue de son tableau – c’est le rien qui se donne à voir sous les yeux étonnés de Nicolas Poussin le tentateur et de son maître Porbus : une « muraille de peinture », formée par une « multitude de lignes bizarres », d’où seul émerge « un pied délicieux » rescapé du naufrage7. Or le désastre, s’il s’agit bien de cela, s’inscrit dans le sillage de théories que Frenhofer, héritier de Mabuse8, n’a cessé d’exposer devant les deux autres peintres. Ce que recherche Frenhofer, à travers les merveilleuses figures qu’il engendre ou corrige à volonté, c’est moins l’image de la vie – femme, chair, espace, profondeur – que le mouvement généralisé capable de courir sous la peau, d’entrelacer les veines du corps, soulever la brise, faire circuler l’air et voltiger les draperies. Et la multiplicité des lignes accumulées dans la muraille finale semble condenser, en effaçant tout contour, la prolifération des gestes acharnés à poursuivre le plus sublime de la figuration, dans l’attrait d’un mouvement qui met en fuite la possibilité de figurer.
10Tel que le formule Frenhofer, le choix oppose en effet deux conceptions de la ligne. D’un côté le dessin, avec lequel il s’agit d’en finir : c’est l’art du jeune Nicolas Poussin, capable d’esquisser en quelques traits l’Égyptienne de Porbus, critiquée par Frenhofer pour n’avoir pas su résister à l’enfermement du contour ; c’est celui que refuse le maître de La Belle Noiseuse, qui entend « ôter jusqu’à l’idée du dessin », pour lui substituer la seule ligne-couleur, multiple, mouvante parce que protéiforme, accrochée au jour et à la lumière, à « la blancheur luisante des tons éclairés » comme à la pénombre des demi-teintes. En ce sens, la couleur-lumière procure « le vif de la ligne », sa vivacité, sa pure mobilité ; vont y sombrer la précision et l’unicité du trait, qui fixent les figures. S’il y a trop de lignes dans le tableau de Frenhofer, ce surcroît procède du trop-plein propre à la ligne lorsqu’elle se livre aux aléas et aux détours de la lumière. « La riche et blonde couleur du Titien a fait éclater le maigre contour d’Albrecht Dürer »9 : c’est la leçon de Frenhofer à Porbus, et c’est la règle qui préside à l’élaboration du chef-d'œuvre inconnu.
11Elle préside aussi, on ne l’a pas assez noté, à l’écriture du texte balzacien. Précédant la mise en scène des débats et le récit du dévoilement déceptif, la nouvelle s’est ouverte sur une série de mouvements : marche hésitante du jeune Poussin qui fait les cent pas devant l’atelier de Porbus, puis franchit l’escalier « de marche en marche », léger d’argent, mais palpitant vivement – vif argent, dira-t-on ? en haut de la « vis », la découverte du vieillard, qui ressemble à un « Rembrandt marchant » hors son cadre. Vif et vicieux, le mouvement est en marche à l’ouverture du texte, soutenu par « le jour faible de l’escalier », qui traverse « la noire atmosphère » liée au nom du grand peintre10. Mais surtout, le principe de la mobilité lumineuse impulse la description initiale de l’atelier, prélude à l’exposition narrative : dans les circuits d’une longue phrase sinueuse, coulante, accumulant les détours locatifs et les emboîtements génitifs, un trajet s’esquisse, attaché à suivre le travail de la lumière pour y faire naître les objets comme autant de reflets colorés et y tracer les lignes multiples d’une figuration qui disparaît à peine évoquée. Certes, le mouvement semble procéder du dessin, puisqu’il commence avec « une toile accrochée au chevalet, et qui n’était encore touchée que de trois ou quatre traits blancs ». S’annonce ici le croquis leste et délaissé de Nicolas Poussin, mais aussi la blancheur indicative de clarté ; et c’est du jour incertain, peinant à pénétrer les « noires profondeurs » de la pièce, que vont naître, comme dans le discours futur de Frenhofer, les lignes-couleur génératrices des choses et de leurs métamorphoses : « quelques reflets égarés allumaient dans cette ombre rousse une paillette argentée au ventre d’une cuirasse de reître suspendue à la muraille, rayaient d’un brusque sillon de lumière la corniche sculptée et cirée d’un dressoir chargé de vaisselles curieuses, ou piquaient de points éclatants la trame grenue de quelques vieux rideaux de brocart d’or aux grands plis cassés, jetés là comme modèles11. »
12Cuirasse-paillette, corniche-sillon, rideaux-points d’or, pas d’objet hors un parcours qui arrache la forme à l’éclatement de la lumière, rousse, argentée, dorée, mobile, multiple. La figure émerge alors, mais dans l’incertitude du passage où elle s’estompe : les corps n’existent que dissimulés dans les dressoirs où ils nichent. Le point lui-même se fait pluriel. Si le chemin conduit de la toile aux modèles12, ceux-ci sont des rideaux comme dressés devant la vue ; et la verticalité de la muraille, où pend l’ombre d’un (r)être, va de pair avec le voilement possible d’une vision embarrassée par la cassure des plis. On aura reconnu, sous cette naissance lumineuse d’un atelier-reflet, la préfiguration d’une Belle Noiseuse, où la multiplication mouvante des lignes empêche la ponctualité du trait et conduit au plissement de l’ensemble pictural. Certes la description se donne le garde-fou de la nomination, ce que ne permet plus la toile de Frenhofer – à l’exception, on s’en souvient, d’un pied égaré comme peut-être ici le ventre d’une cuirasse. Mais l’ample phrase à rebonds semble vouloir incorporer dans la matière textuelle – ici la langue en sa ressource syntaxique – un principe de mobilité qui porterait tout à la fois la genèse de la figure et la défiguration généralisée.
Description ou genèse ?
13Un même geste, un même mouvement, autoriserait ainsi la naissance et l’effacement de l’image. L’enjeu ne concerne pas seulement la mise en abyme du tableau dans le texte. Il touche plus radicalement à la notion de description, donc au rapport que le texte entretient avec la figurativité. Dans le partage des arts, on l’a vu, Lessing attribue le mouvement à la poésie : seule (avec la musique) à se développer dans le temps, elle détient ainsi un pouvoir descriptif qui lui permettrait d’évoquer l’image du mouvement. Mais les images-mouvement que Lessing réserve à la littérature sont en réalité des images d’actions : pour Lessing, comme pour Aristote, c’est la fable qui porte le mouvement, et la bonne description du boucher d’Achille appartient à Homère, non à Virgile, parce qu’Homère dépeint la fabrication de l’objet, non son image achevée. Il n’y a rien là de révolutionnaire, sauf à rappeler l’absence de l’image dans la littérature. La véritable rupture apportée par Lessing concerne les arts plastiques plus que le poétique : en leur conférant l’espace, en les soustrayant au temps, il s’agit de les libérer de plusieurs siècles d’assujettissement à l’imitation littéraire, qui leur assignait d’exprimer des sentiments en les référant à des événements. Le ut pictura poesis, hérité d’Horace, abrite en réalité un ut poesis pictura, que Lessing rejette au nom de l’autonomie figurative13 : beauté des corps en arrêt lorsqu’ils relèvent de l’instant privilégié, inscrit dans l’espace et suscitant la simultanéité du point de vue. Mais du côté de l’épique, et plus largement de la littérature, le mouvement temporel qui lui échoit n’entame pas la conception de la figurativité à laquelle elle souscrit. Évidemment absente, l’image suscitée à travers le temps des actions reste intacte : imaginaire, certes, mais stable, malgré quelques traces, disséminées ici ou là dans le Laocoon, de ce que pourrait être, en poésie, la fugitivité d’une image-mouvement. Ainsi de la grâce, qui reviendrait à l’art poétique, et se définirait comme « la beauté en mouvement », qui « va et vient14 ». Mais ces indices de supplémentarité, par où le mouvement affecterait la plénitude de la figure, restent allusifs ou éphémères. Le paradoxe de Lessing sera qu’ayant reconnu la relation privilégiée du texte et du mouvement il l’a rabattue sur le devenir de l’action, éloignant la poésie de l’image en l’écartant de la peinture ou de la sculpture.
14Le faire-image de la description littéraire ne relèverait ainsi que de la narrativité, qu’elle mette en œuvre le temps d’un acte faiseur d’objet ou celui d’un regard parcourant l’objet à faire voir ; et la représentation qui en résulte ressortirait davantage au lisible qu’au visible, même si parfois la temporalité de l’approche pourrait en rendre sensible l’aspect furtif ou parcellaire qui l’apparenterait à une image née du mouvement15. Même soumise au devenir, la conception figurative de l’image reste inébranlée. On voit la différence entre ces analyses, qui reposent sur le postulat d’une séparation littéraire, et les indications divergentes que laissent filtrer des textes hantés par le débat pictural. Revenant sur l’image-mouvement rendue visible dans les cristaux de temps, Deleuze évoque la modernité des pures descriptions dont Robbe-Grillet l’imagier serait l’initiateur : se défaisant en même temps qu’elles se tracent, ces descriptions « gomment » l’objet concret, n’en choisissant que certains traits ou lignes, « toujours provisoires, toujours mis en doute, déplacés ou remplacés16 ». Plus prudente, ou plus retorse, la description balzacienne propose à la fois le résultat du gommage, dans le tableau de Frenhofer, et l’émergence de l’image, dans l’invention de l’atelier. De cette image-mouvement, qui semble issue paradoxalement de la peinture, seul subsiste à l’évidence le mécanisme d’engendrement-effacement : le texte ne figure pas, même s’il peut feindre de montrer. Mais ce qu’il montre ici, à travers les représentations qu’il construit et les débats qu’il orchestre, c’est bien la trace d’un processus qui imputerait le défaire de la figuration au faire même de l’image, mis en jeu dans le sujet de la nouvelle. Commentant la description que Diderot propose de certains tableaux, Louis Marin souligne à quel point l’absence des tableaux est nécessaire à l’énergie figurante déchargée par Diderot : la phantasia, garantie de réussite pour l’ekphrasis, opère d’autant mieux que l’image a disparu, comme si le transfert de la puissance imageante dans l’écriture supposait l’effacement préalable de toute image présente17. Notre première traversée de l’image-mouvement invite à infléchir la conclusion : cette absence de l’image, nécessaire à l’illusion descriptive, n’appartient-elle pas à la logique contraire de l’image même qui, parce qu’elle est mouvement, efface à l’instant où elle trace ? Vertige de Frenhofer, saisi par le délire d’une pulsion raturante qui resterait seule visible ; impulsion perverse à l’œuvre en un texte que la fréquentation picturale porterait à capter, fût-ce pour le conjurer, l’attrait diabolique d’une figuration qui fuit en se faisant.
15On ne décrit pas l’image ; c’est l’image qui décrit, et du même geste décline. En cela toute description ne peut que mettre en fuite ce qu’elle prétend fixer ; et l’incorporation textuelle des pouvoirs de l’image – chez Balzac comme chez Diderot – témoigne pour la capacité du texte à réfléchir, dans l’absence même de toute image, la singularité d’un imagement qui ne relève, à la limite, que du mouvement.
16En ce sens, le principe d’image pénètre la nouvelle de Balzac par les réseaux qu’il fait courir jusque dans ses représentations les plus stabilisées : non seulement les débats d’idées ou les figures de lieux, mais la composition entière du récit, qui ménage entre les deux parties – I. Gillette/II. Catherine Lescault – une inversion en miroir, repérable à travers l’échange des rôles (le maître Frenhofer jugé par les élèves qu’il jugeait) ou des postures : la belle et chaste Gillette réduite à la nudité d’une courtisane « oubliée dans un coin » au profit d’une Vénus ruinée dont il ne subsisterait que le bout d’un pied nu, où se profile comme le pas d’une Gradiva future. Certes l’échange reste symétrique et ne mobilise aucune ligne, à l’exception des reflets qui circulent à travers les figures comme entre le corps et la toile. La structure duelle du texte assure la représentation, mais les échos spéculaires et les glissements duplices de contours-couleurs laissent passer la trace de lignes-images, rassemblées et comme intensifiées dans une image où la surcharge des lignes aurait presque absorbé la vision.
17Qu’il s’agisse de l’image, je crois l’avoir suffisamment suggéré. Mais c’est par une dispute sur l’art qu’elle se trouve ici à la fois mise en scène et en jeu. Peinant à trouver son nom dans le texte, le vieux Frenhofer incarne à lui seul un grand pan d’histoire de la peinture : héritier de Mabuse, semblable à Giorgione, copié par Poussin, retouchant Porbus, il devient l’emblème de la création picturale dont la singularité tiendrait ici – image oblige – à la duplication infinie qu’elle est capable de faire jouer. Réécriture inachevable, doublée elle-même d’un discours interminable où s’énoncerait ce qu’il en est de la vérité en peinture. Faut-il s’étonner que des fragments entiers du message Frenhofer se retrouvent dans les propos que Gasquet a prêtés à Cézanne ? « Les seins se gonflent... le sang circule... il est en mouvement... On ne peint pas des âmes. On peint des corps. » Qui parle ici – Cézanne à Gasquet, ou Gasquet lecteur de Frenhofer faisant parler Cézanne ? Tout y est – y compris le rejet du dessin : « Ingres non plus, parbleu, n’a pas de sang. Il dessine » ; y compris l’invocation du mouvement contre la fixité de l’image : « c’est une image, ça ne tourne pas dans l’air18 ». La fortune du texte balzacien ne tiendrait pas seulement à sa capacité d’orchestrer, en l’incarnant, l’alternative de la ligne-dessin, qui trace des contours, et de la ligne-lumière, qui les dissipe. À travers le dilemme technique de la figuration, c’est la question de la forme qui se trouve engagée, non son achèvement mais bien sa genèse, en laquelle réside la multiplicité de l’informe ou, pour reprendre les termes mêmes de Balzac, le Protée de la Forme, « bien plus insaisissable et fertile en replis que celui de la fable19 ». Michel Serres l’a remarquablement perçu dans les fragments de Genèse qu’il consacre à La Belle Noiseuse20. Il y va du « chaos » – le mot est employé par Balzac pour désigner le tableau aveugle – donc du multiple, de qui seul peut naître la forme – le pied, mais passager, ou le nu de Gillette que nul ne regarde. « Le chef-d'œuvre est inconnu, seule l’œuvre est connue, connaissable ». En ce sens, la figure sublime peinte par Frenhofer, où la défaillance de la forme s’inscrit dans la forme elle-même, relève du chef-d'œuvre, soit du principe capital de toute œuvre selon Serres : « L’œuvre est faite de formes, le chef-d'œuvre est fontaine informe de formes, l’œuvre se fait de temps, le chef-d'œuvre est source des temps ».
18Source des temps, et non pas temps – tel serait le ressort et la fin d’une topique de l’image qui à se faire pur mouvement emporte la possibilité de former ce qu’elle recèle. Le passage par le récit balzacien n’éclaire pas seulement les modes d’intervention du processus imageant dans l’espace même du texte. Il met en perspective la radicalisation d’une hypothèse selon laquelle la logique de l’image-mouvement ne relève pas du devenir temporel, mais bien de l’acte figurant lui-même, suffisamment chargé d’élans et d’éclats pour démembrer la ligne en la traçant. Mais cette dislocation ne revient pas à la simple avancée linéaire. C’est au contraire l’éparpillement de la ligne qui se trouve engagé, par prolifération des replis et dispersion des points, y compris dans la description duplice de l’atelier Porbus. Sans doute sommes-nous mieux à même de comprendre ce qu’il en est de la ligne-mouvement tracée par Klee : forme élémentaire de toute figure, mais qui contient en elle la puissance de l’informe. Pour préciser la relation qui s’établit ainsi entre l’image-mouvement et la ligne-forme, on franchira la frontière des arts, comme y invite d’ailleurs le texte balzacien, qui interroge le mouvement dans la peinture et le soutient obliquement par des procédures descriptives relevant de la littérature. Nouvelle atteinte à la coupure instaurée par Lessing, mais du côté cette fois de l’espace plastique : comment l’image-mouvement agit-elle dans la figuration picturale, indépendamment de l’abstraction théorique proposée par la leçon de Klee ? Que devient l’image quand elle est figurée, et quel peut être un mouvement qui ne se figurerait pas ? Ce sera confirmer, d’un autre bord, que l’absence de l’image dans le texte ne fait que correspondre au procès par lequel l’image s’absente en surgissant. Mais peut-être aussi la visibilité de la figuration, sinon de la mobilité, nous conduira-t-elle à mieux cerner les rapports entre l’image-mouvement et la vision elle-même.
Fracture aux Folies-Bergère : l’invisible mouvement
19Il s’agit cette fois d’un tableau de Manet, trop connu pour devoir être longuement décrit. Œuvre tardive, et triomphale, Un bar aux Folies-Bergère (1882) affiche deux processus contraires au sein de la figuration. Tout d’abord il consacre la montée en puissance d’un mécanisme spéculaire qui infiltrerait l’image dans la représentation en la faisant passer par le biais du miroir. Celui-ci, on le sait, occupe si bien la toile dans le tableau de Manet qu’il devient difficile de distinguer, au premier coup d’œil, ce qui relève du reflet et ce qui appartient au « réel ». Divisée en deux plans qui semblent parallèles, alors qu’ils se trouvent décrochés l’un par rapport à l’autre, la perspective confond les repères spatiaux en inscrivant derrière la serveuse que nous voyons de face la salle qu’elle est censée voir devant elle : mélangeant ainsi la vue directe du bar et les reflets lointains des spectateurs, les verres et les voyeurs, les fruits colorés et les lustres pailletés. L’avant-scène – corps, coupe, comptoir – se mêle d’autant plus au pseudo arrière-plan – public, lumière, acrobates – que le miroir lui-même n’est plus délimité, et commence d’ailleurs beaucoup plus près du premier-plan qu’il n’y paraît d’abord. On voit ici le chemin parcouru depuis le petit objet ovale bien circonscrit chargé de recueillir au fond de la chambre, chez les Époux Arnolfini (J. van Eyck, 1434), le dos des figurants et la figure du peintre ; cette fois, c’est toute la représentation, par la difficulté de diviser la chose et sa figuration, qui se trouve prise dans la réflexion et comme renvoyée à la duplicité imageante : écrasée, la profondeur se donne comme pur effet de surface inversée.
20Mais un autre phénomène, divergent, va troubler plus encore le partage entre constitution scénique et réplique réflexive. Seule, ou presque, à mobiliser à la fois figuration et reflet, la serveuse perturbe le mécanisme spéculaire dans la mesure où son dos, réfléchi dans la glace avec le profil d’un homme qui semble s’adresser à elle, n’occupe pas la place qu’un fonctionnement normal du miroir devrait lui assigner : trop à droite, par rapport à la longue silhouette féminine qui nous fait face, la masse sombre du dos paraît avoir glissé hors son cadre, faisant jouer ainsi, dans l’espace du tableau, l’indication affichée d’un décalage venu de la réflexion elle-même. Libre dérèglement – ou acrobatie ludique – d’une représentation qui donne du jeu à l’illusion mimétique ? Sans doute, et je souscris sur ce point à l’analyse de Pierre Sorlin soulignant l’absence d’un projet unificateur chez Manet21. Mais aussi, et c’est ce qui nous retiendra ici, mise en jeu d’une autre idée de l’image, contredisant la stricte duplication par spécularité. Car dans le reflet immobile, l’image a comme bougé ; plus précisément, le passage de l’image, trop évidemment exhibé par le miroir, se trouve doublé d’un autre indice imageant, qui engage cette fois la manière dont l’image peut ébranler ce qu’elle réfléchit.
21Dira-t-on qu’il s’agit là d’une image-temps ? L’opalescence cristalline de la scène y inclinerait sans résistance – le miroitement des verreries, des dentelles et du marbre allumant des reflets entre l’image actuelle de l’avant-scène et la figuration virtuelle de l’arrière-plan. Le temps du miroir traverserait ainsi l’ensemble du dispositif et viendrait marquer plus carrément le temps de la réflexion dans le décalage de la chose réfléchie à son image présente. Il serait possible aussi d’y voir un déplacement du regard lui-même, l’angle oculaire ayant varié entre la vue frontale du visage féminin et la vision oblique du dos, orienté de côté comme le profil du client qui regarde la jeune femme. Le temps d’un regard circulerait ainsi dans le tableau, le nôtre, celui du spectateur repris et détourné obliquement dans celui du viveur réduit à son reflet et ne pouvant trouver place dans le plan du réel : cet homme regardant ne nous propose-t-il pas la vision même de notre point de vue en la renvoyant – ô paradoxe de Manet – à une non-vision de la serveuse, dont le voyeur voit la face alors que nous ne la voyons plus au moment où nous voyons le regard qui la dévisage ? C’est la singularité de la vision réfléchie par Manet que d’indiquer l’appel au regard et de le faire passer en le réfléchissant : de le détourner, donc, en le faisant tourner. Tout le système de l’aplat, qui écrase la profondeur au fond du miroir, contribuerait ainsi à soumettre l’espace au parcours d’une temporalité d’autant plus paradoxale qu’elle ne réserve plus de passage visible où laisser se déployer l’avancée du regard22.
22Le conditionnel de cette analyse ne signifie nullement que j’entends y renoncer. Le ton dubitatif ne porte pas sur la question du regard, mais bien plutôt, on s’en doute, sur le principe de temporalité qui serait mis en œuvre ici. Le circuit de l’œil, engagé dans la vision simultanée et disjonctive du visage et du dos, relève-t-il de l’avant et de l’après ? N’implique-t-il pas plutôt une disjonction interne à la vue elle même, où viendrait s’ancrer le tremblement et comme le bougé d’une image saisie dans sa mobilité originaire ? Rien, évidemment, ne pourrait confirmer cette hypothèse, vouée à demeurer solipsiste, si un détour filmique surprenant ne permettait sinon de la vérifier, du moins de la conforter.
Une citation filmique
23Plan 1 : une jeune femme, vue de dos, accoudée à un comptoir, discute avec son compagnon, un jeune homme qu’on ne voit pas et dont on ne verra, au plan 2, que le dos à son tour, avant d’en revenir, avec le plan suivant, au dos de la jeune femme, tandis que la conversation continue mi-off pendant cinq plans alternant. Dès le premier cadrage sur la jeune femme, on aperçoit devant elle le comptoir d’un bar – verres et percolateur – derrière lequel un miroir réfléchit le visage de cette même femme, dont la tête est un peu tournée vers la droite, donc vers son interlocuteur. Mais lorsque le changement de plan cadrera le dos du jeune homme, également accoudé au bar et se tournant parfois vers la jeune femme invisible alors pour nous, aucun miroir ne réfléchira son visage : on voit au contraire une vitre transparente qui laisse filtrer les seules vues du dehors, celles-ci intervenant parfois aussi dans les cadrages sur le dos de la jeune femme, comme si le miroir qu’elle a devant elle ne réfléchissait pas seulement son visage, mais également une vitre sans doute placée derrière elle et ouvrant elle aussi sur l’extérieur.
24Ainsi, pendant cinq plans, le montage va de droite et de gauche, donnant tantôt le visage avec le dos et tantôt le dos seul sans visage ; réfléchissant ou brouillant le reflet dans la limpidité d’une glace située à l’arrière-plan et renvoyant vers l’avant de la scène. La fin de cet échange renoncera au montage pour inscrire dans le même espace, par un panoramique continu glissant de gauche à droite, la silhouette féminine – dos face à nous et face au fond du plan – et le profil masculin, sans dédoublement, limité à la seule vue de dos. « Qu’est-ce que c’est que ce regard ? » demande alors Nana à Paul.
25Que cette première séquence de Vivre sa vie (Godard, 1962) contienne une citation dissimulée de Manet, plusieurs indices le laissent supposer : le bar, l’incertitude de la glace, l’inversion des postures, le jeu de double réservé à la figure féminine et, comme signature, le nom même de Nana qui pour vivre sa vie deviendra prostituée, telle l’héroïne de Zola ou la courtisane d’un tableau de Manet (Nana, 1877) qui ne se réfère d’ailleurs pas au roman zolien, postérieur de quelques années (Nana, 1880). Aucune indication directe n’est toutefois proposée – l’essentiel des citations et mises en abyme convoquées par le film de Godard portant sur une nouvelle d’Edgar Poe – Le Portrait ovale – et un film de Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc.
26Pas de citation explicite, donc, mais une réécriture lointaine puisant peut-être au souvenir enfoui d’un tableau qui est aussi le portrait d’une jeune femme et rejoint, à ce titre, l’échange du visage et de la vie raconté dans la nouvelle d’Edgar Poe et dans les films de Godard comme de Dreyer. Or de cette mémoire picturale, affichée par la référence au texte de Poe mais informant peut-être l’organisation du dispositif visuel, on retiendra l’indication la plus singulière : pendant que se poursuit l’alternance des plans, des dos et des répliques, le barman va et vient entre miroir et comptoir, de droite à gauche, de gauche à droite, quittant le champ pour y revenir ensuite, traversant indifféremment l’ensemble de la scène divisée par le montage. Intermittent et transversal, ce mouvement de métronome va s’accélérant, bientôt doublé par celui d’un second barman qui se déplace en sens inverse du premier qu’il croise parfois au centre d’un plan. Ce qui devait arriver se produit : un faux raccord affecte soudain la trajectoire d’un des barmans qui rentre dans le champ en empruntant le côté contraire de celui par lequel il était sorti.
27Un mouvement qui serait un battement, à la fois un et multiple, un battement qui provoquerait une fissure dans la logique de la figuration, minant ainsi la cohésion d’une scène elle-même saisie dans l’incertitude du miroitement. En ce sens, cette ouverture de Vivre sa vie rend visible ce qu’il en est, au cinéma, de l’image-mouvement : imperceptible quand elle se confond avec l’action, temporalisée quand elle se fond dans le trajet d’un regard, elle émerge ici par le contraste entre une action réduite à l’immobilité – les protagonistes ne bougent presque pas – et une mobilité exacerbée affectant l’arrière-plan visuel, au point parfois d’envahir la vision elle-même. Il ne s’agit évidemment pas d’une trajectoire liée au déplacement d’un regard : pendant les cinq premiers plans, la caméra reste à peu près fixe, imposant donc au spectateur l’unicité du point de vue ; et c’est dans cette contrainte d’un œil unique, arrêté, que le mouvement-battement se révèle comme dislocation potentielle de la vue, venue de l’image même, infiltrant sourdement une déchirure du point fixe qui resterait indépendante de toute évolution temporelle et se relierait à la seule disposition désaccordée de la mobilité.
Godard contre Manet : l’œil divisé
28Qu’est-ce que c’est que ce regard ? Liée au faux raccord de la vision, la question de Godard s’applique à la fissure exhibée dans le tableau de Manet. Entre le visage lumineux de la serveuse et la masse sombre de son dos, ce n’est pas le changement de point de vue qui fait bouger le raccord ; de l’ombre à la lumière, de la lumière à l’ombre, ce serait plutôt le battement même de la vue, le court-circuit de la vision et non les circuits du regard, que l’image précipiterait en rendant sensible l’impossibilité d’arrêter la figuration sur une représentation homogénéisée. Si l’image est mouvement, ce mouvement ne relève pas du devenir, mais bien de l’intervalle qu’elle projette au lieu même du regard : pas de position médiane, pas de milieu possible entre la vue et son reflet ; mais pas non plus de passage temporel qui transformerait les disjonctions en simples écarts de temps. L’écart est ici dans l’image elle-même, la tension qu’elle recèle et le battement qu’elle impose au regard, toujours en voie de s’interrompre. L’appel d’une autre image, d’un autre temps ou d’un autre point de vue doit être reporté sur une mobilité inhérente à l’image qui apparaît ainsi, dans l’espace pictural, comme une dislocation potentielle de la figurativité : arrêtée, certes, mais sur l’impossibilité de son arrêt.
29De cet impossible arrêt, des traces subsistent, invisibles et cependant actives au sein même du tableau. Une radiographie récente de la toile23 a fait apparaître un repentir de Manet, qui avait d’abord esquissé le reflet « à sa place », puis l’a déplacé d’un geste délibéré. Ce fait confirme la remarque de Pierre Sorlin suivant laquelle ce tableau serait la synthèse de plusieurs essais, d’ailleurs éprouvés sur différentes ébauches. Toutefois la retouche volontaire, la rature que révèle la radiographie, suggère un statut singulier de la solution retenue : le faux raccord de la face et du dos agit ici dans le sillage d’un « bon » raccord initialement prévu ; comme si l’image finale, en son dérèglement, contenait en elle la mémoire d’une autre image – juste ou non, peu importe en ce cas – qui inscrirait la différence à soi dans chaque posture de l’image. Un battement œuvre donc ainsi, intermittent mais réversible, qui trace au sein du tableau la ligne, abstraite et agissante, du va-et-vient accompagnant la formation même de l’image.
30L’image fixe, arrêtée, comporte en elle-même le souvenir d’un déplacement que manifeste à l’extrême le désaccord final affiché par Manet. Certes l’œil d’abord est atteint : l’image ne bouge plus dans le tableau de Manet ; et cependant elle a bougé : à ce titre elle recueille la trace et l’attente du mouvement où elle se déferait en se reformant. Il faut jouer ici la pulsation picturale qui va du corps à son reflet décalé et du reflet décalé au corps lui-même, dont la ligne dressée semble retenir, dans le tremblé des contours, le vacillement de la figuration : corsage marbré comme le marbre du comptoir, corbeille des seins et coupe des oranges, ton lacté de la chair à désagrégation latente, qui disparaît dans un miroir où les visages se confondent, s’estompent, s’effacent. Le décalage du reflet, en ce sens, va de pair avec l’assombrissement des contours, et le retour possible de la lumière à l’obscurité d’où elle procède. Affichée, la fracture manifeste ainsi, en le contrôlant, le rapport que met en scène le tableau de Manet entre la genèse mouvante voire multiple d’une figure et l’éclatement visuel des traits figuratifs. Tout réfléchit encore, mais la réflexion revient désormais à une mobilité projetant les aléas de la ligne dans l’incessante oscillation de la vue.
31Éclairé par son détournement filmique, Un bar aux Folies-Bergère aura permis d’exposer ce qu’il en est du mouvement en peinture : non pas seulement une dynamique de la composition, pas davantage un devenir de la réception, mais bien d’abord une vue critique de l’immobilité, qui récuserait, dans l’image en arrêt, l’éventualité d’un point de vue arrêtable. Il n’y a pas ici d’image de la ligne, figurée ou fictive, mais il y a sans doute une ligne à l’œuvre dans l’image et dont l’impact tiendrait au double tour qu’elle convoque : en aller et en retour, par une ouverture en boucle réciproque, qui fait trembler les traits et interdit l’alignement. Atteint, le contour lui-même vacille, comme le rappelle Merleau-Ponty lorsqu’il retrace avec Vinci l’émergence de la « ligne flexueuse », qui « n’est pas plus ici que là » selon Bergson, et qui affecte, dans toute l’histoire de la peinture, la positivité du tracé : « ni le contour de la pomme, ni la limite du champ et de la prairie n’est ici ou là », conclut Merleau-Ponty, « ils sont toujours en deçà ou au-delà du point où l’on regarde, toujours entre ou derrière ce que l’on fixe24 ». Ainsi la ligne est invisible ; mais la défection de la ligne se répercute sur le centrage de la vision, comme le montre l’application godardienne de Manet : déchirure de l’œil, portée par l’intensité d’une figuration en mal d’unification. Si la peinture appartient à l’espace, l’image, par sa mobilité insaisissable, met en défaut le raccordement optique des dimensions. L’espace pictural, que Lessing définissait par le privilège de l’instant, pulvérise ainsi, en le donnant à voir, l’appréhension de l’instantané : la vue se divise dans la mémoire et l’avenir d’un mouvement, occulté certes, mais ne cessant d’affecter le regard.
Ligne brisée, ligne rectifiée : Klee selon Claude Simon
32Mouvant, non raccordable, le contour s’éparpille, dispersant l’œil. Revenons alors à la ligne de Klee. Le paradoxe qu’elle fait jouer ne tiendra pas seulement à l’impossibilité où elle se trouve de figurer le mouvement qu’elle contient. Comme l’a bien vu Deleuze25, c’est l’homogénéité même du tracé linéaire qui va être ébranlée par le principe de mobilité : il faut aller de pli en pli, et non de point en point, parce que le point est incompatible avec l’idée de mouvement ; on pourrait dire, en suivant Kandinsky, que le point lui-même se fait temps26, à condition d’entendre ici la temporalité comme pure mobilité et dispersion du point lui-même. Mais précisément la pure mobilité, c’est là son paradoxe principal, ne saurait s’en tenir à l’enchaînement directionnel : non seulement la division infinie de la ligne ne peut atteindre le ressort du mouvement, indivisible par définition, mais surtout la prise en compte du mouvement provoque une interruption dans le processus même de la linéarité. Telle serait la logique extrême de l’image-mouvement, s’exposant dans son matériau le plus élémentaire : unique en son tracé, la ligne devient multiple par sa mobilité. Le de-ci de-là, l’ici ou Tailleurs, ne concèdent donc pas la continuité du trajet, fût-il toujours soumis à l’infinie succession des replis ; la ligne mobile sera une ligne brisée, mais au sens strictement littéral du terme : la mise en jeu de sa mobilité suppose l’éclatement de son unité. Malgré l’évidente continuité de la figuration, même ondulante, le principe de la ligne relève en fait d’une discontinuité contraire à la figurabilité du processus. En ce sens, la multitude des lignes déchaînées dans le tableau de Frenhofer constituerait la simple expansion, délirante certes, d’une ligne-mouvement vouée par définition à la discontinuité, donc à l’explosion du tracé : contrôlée chez Manet, et à ce titre figurable sous forme de fissure, sans point d’arrêt pour Frenhofer, et à ce titre empêchant toute autre figuration que celle de la seule prolifération inhérente au processus linéaire.
33Irréductible à une image-cristal, l’image-mouvement ne se contente pas d’effacer en traçant. Réduite à son seul principe de formation – la ligne précisément – elle contredit l’unicité de son tracé. L’éclatement veille au cœur d’un geste qui ne pourra préserver la possibilité de la peinture qu’en échangeant, comme le fait Klee, la ligne unique – inconstituable – contre une surface à lignes multiples, séparées par des blancs eux-mêmes ponctués de pointillés. Ainsi l’élan briseur de la ligne-mouvement va-t-il se déposer, dans Vrille, en échos de lignes et en écarts de points ; divaguante, la réflexion prend en charge la discontinuité, mais en la figurant dans une image du multiple, offerte à l’aventure continue du regard.
34Quant à la ligne elle-même, en son apparente unité, elle aura toujours été déjà tracée comme telle, et ne pourra donc se rendre visible qu’en rappelant la retouche où elle se défait. Un dernier texte s’impose ici. Dans Le Palace de Claude Simon, « l’homme-fusil », héros et narrateur d’un attentat anarchiste, ne peut raconter son acte à l’étudiant, qui l’écoute tout en regardant passer les lumières et les trains dans la nuit, qu’en revenant sur le croquis préalablement esquissé pour accompagner son récit. Deux éléments contraires se mêlent dans la narration : l’impossible décomposition du mouvement linéaire, et le remplacement de l’action par son tracé. Ayant pénétré « d’un vol saccadé » dans le restaurant où il doit tuer, l’homme-fusil bute sur un paravent obscur, « cette chose, cette muraille, cet obstacle qu’il n’avait pas prévu » : arrêt brutal dans un parcours fait jusque-là d’une « série d’images fixes, figées, immobiles », dont la succession évoque « une pellicule de film ». Le récit – et le mouvement – ne reprennent qu’après la rectification d’une ligne qui figurait le paravent : « jusqu’à ce que levant les yeux il découvrît la ligne sinueuse qui dessinait le faîte du paravent qu’il avait figuré sur son croquis par un trait ayant la forme d’un serpent alors qu’en réalité la disposition de celui-ci en projection plane était (il rectifia) celle d’un S couché... »27.
35Voici tracée, mais en retouche, la ligne même de Klee, à deux courbes, l’une qui vient de la porte, l’autre qui se retourne vers la salle. L’énoncé de cette ligne sinueuse déclenche une reprise de l’élan, pure substance du mouvement limité à un verbe (« il s’élança »), et qui sera d’ailleurs stoppé par une nouvelle analyse décrivant des éclats d’images au bord de l’arrêt. Le mouvement oscille entre le geste, infigurable, et une figuration trompeuse, et donc à remanier. Mais le tracé rectifié échappe lui-même à la figuration, puisque le « S couché » ne s’énonce qu’en demeurant dressé. Éternelle aporie d’une ligne-mouvement, que le mouvement défait en faisant irruption, et que la figure même trahit au moment où elle prétend la retracer. On lira dans ce bref fragment de Claude Simon la loi deux fois contraire d’une image-mouvement qui s’arrête si elle se figure et qui échappe à l’image si elle revient au mouvement. À ce titre, l’extrême ralenti va de pair avec l’impossibilité de l’arrêt, comme en témoigne l’amplitude démesurée de la phrase simonienne qui n’en finit pas de ne pas arrêter. Mais on y trouvera aussi, à travers l’évocation oblique de Zénon et de Klee, l’indication d’une rature consubstantielle au tracé de la ligne : dessinant le paravent, la ligne a pris la place de l’objet, et l’a donc effacé pour le figurer ; mais elle se ruine elle-même dans la logique d’une démarche nécessairement plurielle, qui ne peut se former qu’à se transformer et donc se disjoindre. À force d’être tracée la ligne devient inconstituable, mais par défaut de substance propre.
L’inalignable
36Si l’image est mouvement, elle défie la visibilité : voici donc la leçon, élémentaire, de la ligne qui ne figure que son infigurabilité. Mais dans sa simplicité trompeuse, le croquis de Klee concentre sur l’image elle-même le paradoxe constitutif de l’image-mouvement : l’image est ligne, donc énergie dissipative, et c’est par là qu’elle appartient au mouvement ; l’image est amorce ou promesse d’un contour, et c’est en cela qu’elle se retire du mouvement. Les images que nous avons traversées, variables mais visibles, ou non visibles mais énonçables et parfois énonçantes, constituent donc des modalités de compromis, négociant diversement la double dimension contraire inhérente à l’image : repliée sur sa forme, et à ce titre capable de figurer ; ouverte selon le processus hétérogène de sa formation, et renvoyant ainsi au seul battement d’une vision divisée par l’ébranlement du visible. Tel serait alors l’événement de l’image, actualisé par l’opération esthétique : manifester la contradiction propre à l’exigence formelle – achèvement et engendrement – en l’inscrivant dans le procès même de la figuration ; rendre visible, donc, la manière dont le principe de mouvement préside simultanément à la genèse et à la défection de la visibilité. Plus précisément – et ce sera la seconde conclusion de cette étude – l’élan de la figurativité, éclatant dans les œuvres imagées, atteint jusqu’au regard lui-même : tout se passe comme si l’image, saisie dans le mouvement qui l’emporte, ébranlait en retour l’œil qui la perçoit. Mais en reportant ainsi sur l’acte de voir les effets d’une mobilité non figurable comme telle, l’épreuve de la peinture ouvre une dernière question, touchant à la perceptibilité d’un mouvement qui ne serait que perception.
37On finira par cet ultime tour d’écrou, en traversant à nouveau la séparation des arts. Incontestable dans le partage entre les matériaux, la coupure de Lessing permet de sauver, en les séparant, l’image d’un côté, le mouvement de l’autre ; mais la notion d’image-mouvement, éprouvée de part et d’autre de la frontière, ramène indéfiniment l’image au mouvement – Klee ou Balzac – et le mouvement à l’image – Balzac ou Klee : va-et-vient de l'un à l’autre, et désajustement de l’un par l’autre, qui compromet l’intégrité de chaque terme, y compris du mouvement lui-même. Redéfinie par son émergence, l’image comporte en elle le principe de sa disparition : auto-absorption potentielle, à conjurer sans cesse dans une figuration, qui relance à la fois l’énergie et la dissipation. Mais par la rupture de ligne qu’elle met ainsi en œuvre, c’est la consistance même du mouvement qui se trouve atteinte : inconstituable à l’œil, parce que nécessairement intervallaire. En cela l’image-mouvement met en question le mouvement comme l’image : si l’image est mouvement, peut-elle encore être image ? mais si le mouvement ne peut se faire image, alors comment penser un mouvement qui entamerait la possibilité de le voir ?
38L’évidence cinématographique ne résout pas la difficulté, pas plus que le geste d’Achille dépassant la tortue ou de l’homme-fusil lorsqu’il contourne le paravent. Imposant la présence du mouvement, le cinéma s’empresse de le faire oublier, pour ne le plus laisser filtrer qu’en oblique, comme arrière-plan ou détours de scènes tout occupées à raconter ou à montrer ; on voit des actes en mouvement, mais on ne découvre le mouvement comme tel que lorsqu’il s’interrompt ou bien se rend intermittent : passage du filmique, éclairant le biais de Manet. Peinture ou cinéma, le mouvement ne se retrouve que comme mémoire rompue de soi : participant du présent, tel le texte simonien, mais en brisant le raccord du passé au présent, donc la cohérence de la vision. Si la perception devient effraction, c’est l’opérateur même de la synthèse bergsonienne qui se trouve alors dessaisi.
39Bel exemple de duplicité imageante : l’image ruinerait le concept de mouvement en se l’incorporant. « Rien ne pouvait être arrêté », dit Michaux parlant de ses visions au noir28. Pas même le mouvement qui empêche l’arrêt. Nous voici au seuil d’un autre regard.
Notes de bas de page
1 P. Klee, Esquisses pédagogiques, I, dans Théorie de l’art moderne, Denoël/Gonthier, « bibliothèque Médiations », p. 73-78.
2 Ibid., voir la reproduction p. 145.
3 Ibid., p. 96.
4 G. Deleuze, Cinéma 1 : L’Image-mouvement ; Cinéma 2 : L’Image-temps, Minuit, 1983 et 1985.
5 L’Image-temps, op. cit., p. 108-109.
6 L’Image-mouvement, op. cit., p. 12-14.
7 Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu, édition du Club français du livre, tome 12, 1963. Voir ici la page 188. La première parution du texte date de 1831, mais ce qui concerne la théorie de l’art fut retouché par Balzac (et Th. Gauthier ?) pour l’édition de 1837.
8 Non pas le diabolique docteur Mabuse, mais Gossaert, dit Mabuse, peintre flamand du XVIe siècle. Nous l’avons déjà rencontré à propos de saint Luc.
9 Le Chef-d'œuvre inconnu, op. cit., p. 189, 187 et 163 pour les quatre citations que je regroupe à rebours.
10 Ibid, p. 157-159.
11 Ibid, p. 160-161.
12 Sur le rapport de la copie et du modèle dans Le Chef-d'œuvre inconnu (et dans La Belle Noiseuse de Rivette), voir l’analyse de M. Calle-Gruber, « La Chimère du Modèle », Écrit/Écran, Cinémas, vol. 4, no 1, Université de Montréal, automne 1993.
13 Cf. R.W. Lee, Ut pictura poesis, Humanisme et théorie de la peinture, XVe-XVIIIe siècles, 1967, Macula 1991 pour la traduction française. Pour Lessing, je me réfère à l’édition du Laocoon publiée chez Hermann en 1990, p. 120-135 en particulier.
14 Laocoon, op. cit., p. 151.
15 Pour ce débat sur le statut de la description en littérature, voir ici Ph. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Hachette, 1981 (le visible comme lisible) et R. Debray-Genette, Métamorphoses du récit, Seuil, 1979 (le visible comme temporalité).
16 L’Image-temps, op. cit., p. 63.
17 L. Marin, Des pouvoirs de l’image, Seuil, 1993. Voir en particulier dans le chapitre sur Diderot (« Le descripteur fantaisiste ») les pages 94-96.
18 Cf Joaquim Gasquet, « Ce qu’il m’a dit » (extrait de Cézanne), dans Conversations avec Cézanne, édition critique de P.M. Doran, Macula, 1978, p. 130-131 pour les fragments prélevés ici. On note la différence de ton avec, par exemple, certaines lettres à Émile Bernard, où la langue de Cézanne tâtonne obscurément à la recherche des « sensations colorantes », référées à « l’organe visuel » produisant la lumière « qui n’existe, donc pas pour le peintre » (p. 44, lettre de 1904, et page 46, lettre de 1905). Mais on peut remarquer aussi que dans le bref questionnaire intitulé « Mes Confidences » Cézanne répond « Frenhoffer » (sic) à la question de son personnage préféré de roman ou de théâtre (ibid, p. 103). Ce document de deux pages, publié pour la première fois en 1973, daterait de 1866-1869, donc d’une période très antérieure, mais aurait été utilisé par Gasquet pour son Cézanne, rédigé en 1912-1913. À la fin de cet entretien écrit par Gasquet, Cézanne cite d’ailleurs Le Chef-d'œuvre inconnu, dans les marges duquel il aurait écrit un texte qu’il lit à Gasquet, mais qui est extrait d’une lettre à Émile Bernard, datée de 1904 (ibid., p. 159 et p. 44 ; cf. la note 118 de Doran p. 214). Des diverses indications données par Doran, on peut sans doute conclure que si Cézanne évoque bien la nouvelle de Balzac, Gasquet s’en imprègne largement pour réécrire Cézanne.
19 Le Chef-d'œuvre inconnu, op. cit., p. 164.
20 M. Serres, « La belle noiseuse », Genèse, Grasset et Fasquelle, 1982, p. 25-52. Mes citations sont extraites de la page 39. On notera le curieux lapsus de Michel Serres qui parle de Fernhofer, comme pour le transformer en ce lointain vieillard qu’il évoque, « couronné perdu dans les rameaux d’or » (p. 28).
21 P. Sorlin, L’Art sans règles ou Manet contre Flaubert, « Esthétiques hors cadre », PUV, Saint-Denis, 1995, p. 74-75. Pour une approche moderniste de ce tableau, inspirée de l’étude générale de Bataille sur Manet, voir Y. Ischapour, Aux origines de l’art moderne, La Différence, 1989, p. 68-72.
22 Sur l’exclusion du spectateur dans les tableaux de Manet, voir R. Wollheim, « Le Spectateur-dans-le-tableau », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, no 21, septembre 1987.
23 Cf. The Great Impressionnists, Masterpieces from the Courtauld Collection of Impressionist and Post-Impressionist Paintings and Drawings, Australian National Gallery, Canberra, 1984, p. 94. Il s’agit du catalogue des galeries de l’Institut Courtauld de Londres, où se trouve ce tableau de Manet, acheté par Samuel Courtauld en 1926.
24 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Gallimard, « folio », 1964, p. 72-73.
25 G. Deleuze, Le Pli, Minuit, 1988, p. 21-23.
26 W. Kandinsky, Point et ligne sur plan, Gallimard, « folio », 1991, p. 39.
27 Cl. Simon, Le Palace, Chapitre II (« Récit de l’homme-fusil »), Minuit, 1962, p. 67-69.
28 H. Michaux, Misérable Miracle, Éditions du Rocher, Monaco, 1956, p. 94.
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