Les arts se font les uns contre les autres
p. 157-167
Texte intégral
« L’idéal du contenu pur de l’art n’est présenté que par la pluralité des Muses1. »
1Les arts se font les uns contre les autres : cette phrase se comprend de diverses manières selon les sens que l’on veut donner au verbe « faire » et à la préposition « contre ». Le verbe peut être pris au sens de « se former » ou bien au sens de « s’exercer ». La préposition peut avoir une valeur d’opposition ou bien de contiguïté. En réalité, ces quatre modulations doivent tendre ici à en faire une seule : les arts naissent d’un rapport mutuel de proximité et d’exclusion d’attraction et de répulsion, et leurs œuvres respectives opèrent et s’entretiennent dans ce double rapport.
2Du point de vue de la naissance ou de la constitution des arts, cette thèse signifie que les pratiques artistiques, dans leur disparité (de la poésie à la vidéo, de la performance à la musique, du « povera » au « body », etc.) ne surgissent pas d’un fond ni d’une identité commune qui serait « l’art », mais que cette identité – peut-être introuvable – n’est formée que par l’ensemble des pratiques dans leurs différences, sans que cet « ensemble » résorbe si peu que ce soit leur hétérogénéité. D’une certaine façon, l’« art » au singulier n’est jamais donné qu’après coup, et sans doute seulement pour le temps de la réflexion de son concept, mais non pour le temps de son effectivité (dans l’exécution ou dans la jouissance de l’œuvre, on est en peinture, en musique, pas « en art »).
3On peut souligner ce trait par un contraste avec la science, dont l’idée même implique une définition de la scientificité sur laquelle ont à se régler les sciences particulières, et qui plus est selon un mouvement qui comporte au moins à titre asymptotique ou régulateur, encore aujourd’hui, l’horizon unitaire d’une physique mathématique – même si s’accentue aujourd’hui un mouvement de dispersion des régions ou des types de scientificité. S’il est légitime, au contraire, de parler de l’« art » au singulier, ce n’est pourtant qu’au titre d’une unité conceptuelle dont la diversité des pratiques n’est pas le registre subordonné ou « appliqué », mais fait partie intégrante de l’essence ou de la forme « art ».
4Développer sans réserves ce caractère coessentiel de la pluralité artistique ouvre un programme de travail très étendu – et dont un tout premier article (ou la conclusion ?) devrait consister dans l’impossibilité de principe d’une classification des arts : ni hiérarchie, ni autre taxinomie – et dans la nécessité corrélative de reformuler toute la distribution des arts autant de fois qu’on pourra distinguer « un » art, voire autant de fois qu’on pourra varier l’appréhension d’« un » art (musique selon l’écoute ou selon l’écriture, cinéma selon le montage ou selon l’image). À son tour, la distinction d’un art ou d’une posture artistique modifie peut-être chaque fois jusqu’à l’appréhension de l’« unité » des arts.
5Du point de vue des rapports mutuels des arts, la thèse ne signifie pas seulement que les arts sont simultanément proches et éloignés les uns des autres. Tout d’abord, en effet, il est nécessaire de penser la cohérence entre la proximité et l’éloignement d’une manière conforme au premier aspect de la thèse : la proximité, ici, ne fera jamais aucune identité autre que minimale ou seulement conceptuelle au sens le plus sec du mot. Mais l’éloignement, pour sa part, ne va jamais jusqu’à une hétérogénéité absolue (qui supposerait en outre de pouvoir s’arrêter à une identité résolue de chacun des arts pour lui-même). La disparité n’est ni conformée ni limitée a priori (comme on tend à le croire lorsqu’on reste dans l’horizon d’une distribution selon « les sens », eux-mêmes de surcroît représentés comme au nombre de cinq...).
6Il faudra cependant creuser « proximité » et « éloignement » jusqu’à l’extrémité de ces notions : jusqu’aux limites où l’une devient pénétration, l’autre bannissement. Les arts passent en effet les uns dans les autres, et cela non pas tant dans les pratiques de mélange ou de synthèse que plutôt chacun pour soi si l’on peut dire (il y a de la musique dans la peinture). De manière symétrique, les arts s’ignorent ou se repoussent entre eux, ils sont étanches les uns aux autres, et cela au sein même de leur communication incessante (il y a toujours un gouffre entre une couleur sur la toile et la couleur d’une sonorité...). Les « correspondances » de Baudelaire existent sans aucun doute, mais les arts se répondent en des idiomes strictement intraduisibles.
7[Cette métaphore de la traduction (métaphore puisque l’art n’est pas langage, même là où il s’exerce avec le langage) peut en outre être exploitée dans le sens suivant : là où il y a intraductibilité au cœur de la traductibilité qui est essentielle au langage, là où on ne peut pas traduire (un mot, une expression), là précisément il y a caractère artistique de la langue. « Poésie », donc, si on veut, mais poésie avant toute pratique littéraire, poésie de la langue même (sens qui ne s’entend qu’en elle, donc dans son silence propre ou dans sa couleur...). Mais par ailleurs on pourra dire aussi : les arts, qui ne sont pas des langues, ont entre eux des rapports de langues : intraductibles et traductibles – bien que la proportion des deux aspects, s’il est permis de quantifier, s’inverse en passant des langues aux arts. Le mince filet de « traductible » serait alors comme la trace de « l’art » au singulier : n’ayant donc lieu qu’entre tous les arts, ni au-dessus ni au-dessous.]
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8Le système des arts (terme ou motif qui a guidé de si nombreuses tentatives de rassemblement, de classement, de déductions transcendantales, spéculatives, physiologiques, etc.) est un système dont le mode d’assemblage comporte l’hétérogénéité des parties et dont le principe organisateur suppose l’absence d’un organisme (d’une unité vivante intégrée) aussi bien que d’un organon (ensemble agencé de moyens opératoires). Cependant, il ne fait aucun doute que cette systématicité négative comporte une « unité » et une « vie » propres, sur lesquelles il n’y a aucune hésitation. De quelque façon qu’on le comprenne, et quels que soient les objets où on le reconnaît, on ne se trompe pas sur ce qu’est « l’art » dont l’identité reste toujours en mal d’identification. Rien n’est même peut-être plus intimement consubstantiel que ce « système » dans la multiplicité de ses effectivités (qui ne sont pourtant ni des « manifestations », ni des « branches »). Rien, pour le dire d’un trait, qui soit plus un corps : c’est-à-dire une singularité absolue de sens, en tous sens du mot (et ainsi corps sans organes : sans fonctions et sans fins). Singularité d’une structure de composants à la fois coordonnés et de toutes parts exposés à une extériorité et à une disparité irréductibles, jusqu’à l’exclusion mutuelle. Rien qui soit plus un corps que le corps de l’art en tant que corps étendu, étiré et intensifié, poussé à ses extrémités : encore une fois, le corps en tant qu’unité de sens en tous sens et qui produit son sens à être exposé (ex-posé et expeausé) – le corps comme la différence hors de soi de l’unité en soi d’une « âme » (d’un « sujet »).
9Ce corps est là avec le corps de l’homme. La préhistoire ici nous apprend tout : dès le paléolithique les hommes ont peint, ils ont fait des instruments de musique, et nous pouvons ajouter sans hésitation qu’ils ont dansé, chanté : le témoignage préhistorien ne fait qu’en confirmer un autre toujours donné en nous par l’assurance, voire par l’exigence polymorphe qui nous dicte de danser, de chanter, de faire sonner ou de mettre en couleurs. Cette exigence certaine et impérieuse pourrait être nommée « l’enfance », au sens où ce n’est pas le nom d’un âge, mais celui d’une éternité diffractée en chaque instant, en chaque état, en chaque culture. Ainsi que Marx le discerne en quelques phrases2, la science et la technique peuvent rendre les mythes caducs, mais l’art demeure comme une enfance dont la vérité ne s’étiole pas. Marx pense alors à l’art des Grecs : aujourd’hui nous pensons aux premiers hommes.
10L’enfance qui ne passe pas, c’est une assurance et un goût pour aller à la fois dans toutes les directions qui s’ouvrent, prenant chacune pour elle-même, pour elle seule en allant aussi loin que possible : toucher, flairer, goûter, palper, fixer de l’œil ou de l’oreille, se saisir de ce qui les pénètre, former, modeler, projeter, secouer, et de cent façons ce qu’on nomme « jouer »... Cette pensée va au rebours d’un motif de « l’enfance de l’art » : c’est ici l’art qui est ou qui fait l’enfance, et cette enfance n’est pas celle qui est à élever et à éduquer, mais celle qui est déjà au-devant de nous, jusque dans la vieillesse et dans la mort : y a-t-il art qui ne soit, de lui-même, ouvert et tendu par la mort et par l’immortalité, l’une dans l’autre ou l’une comme l’autre (ainsi Baudelaire désire mourir de son « désir de peindre »).
11En même temps que l’histoire témoigne de cette enfance indestructible et de la non-histoire de l’art, elle enseigne son indéfinie modulation ou modalisation. Non seulement les arts changent en tout (fonctions, formes, distributions)3, mais l’« art » lui-même a une identité sans cesse mouvante – même à partir du moment où on peut parler d’« art », moment tardif comme on le sait (il est d’ailleurs remarquable qu’avant l’apparition du mot et de son concept l’idée de l’art n’en est pas moins présente sous d’autres désignations – qui bien entendu affectent le « concept » – tandis qu’après la fixation du mot sa définition ne cesse de multiplier les problèmes et les apories).
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12L’enfance qu’est l’art est aussi 1’infantia qui ne parle pas. Mais de même que cette enfance nous précède, de même son manque de parole est en vérité un excès sur la parole, y compris à l’intérieur de celle-ci lorsque l’art touche au langage. Mais d’une certaine façon, n’y touche-t-il pas toujours si l’on veut bien s’entendre sur « toucher » qui n’est pas « traiter » ni « mobiliser » au sens où l’on pourrait être tenté de dire que l’art poétique mobilise le langage : mais « toucher » c’est passer au plus près tout en restant à distance infime et intime à la fois, c’est passer aux confins et partager leur indétermination, c’est aussi entrer en contagion.
13Excès sur le langage ne signifie pas déclaration d’incompétence ou d’insuffisance de ce dernier. Cela signifie : le sens que le langage ne cesse d’articuler trace de lui-même, comme le bord ou comme la nervure de cette articulation, la limite sur laquelle il s’excède : il se précède ou il s’excrit, il indique l’outre-sens sur lequel tout sens ouvre et sans lequel le sens même ne serait pas : car il ne serait pas le « renvoi à » qu’il est essentiellement et infiniment.
14Le langage n’atteint pas cette limite de soi dans l’essoufflement et l’extinction de voix. La signification, sans doute, s’y disperse ou s’y dépasse, mais c’est là que le souffle et la voix deviennent eux-mêmes : souffle et voix, en deçà et au delà de la signification, mais comme son propre débordement. Souffle et voix, ou couleur et timbre, foulée, pas, bond, grain, touche, intervalle, suspens, etc.
15Sur ce bord – qui fait peut-être l’autre bord de l’incision par laquelle les langues sont partagées –, le sens langagier (sensé) ne rencontre pas un autre sens (sursensé ou insensé). Il rencontre une hétérogénéité et une hétérotopie de sens : l’outresens est d’abord en éclats, et c’est ainsi, aussi, que le sens sensé touche au(x) sens sensible(s). (Cette rencontre elle-même est multiple : choc, bascule, évanouissement, transport, contamination, osmose...)
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16Derechef, le corps – et ceci qu’il sent : qu’il est une unité plurielle de sens. (Avantage du français : non seulement sens a la même polysémie que les mots de sa famille dans d’autres langues – Sinn4 ou sense –, et non seulement cette polysémie procède d’un travail précis de la langue dans le latin sentire5, mais sens laisse indiscernables le pluriel et le singulier.) « Un corps », c’est que le même voit, entend, hume, goûte, touche, éprouve mouvement, chaleur, resserrement, expansion, vide, horripilation, vertige, tension, scansion, déséquilibre, vitesse, variété, confusion, attente, transport, élan, abattement, retrait, écœurement, etc. – sans aller plus avant dans la démultiplication de ces catégories encore grossières (comme il faudrait le faire en (dé)taillant la vue en vue des couleurs, des nuances, des traits, des formes, des volumes, des profondeurs, des mouvements, des compacités, des lumières, des transparences, des brillances, des grains, des invisibles...).
17Le « même » corps fait tout cela, ou tout cela « lui » arrive : qui est-» il » dans cette opération ? Il est à la fois aussi ponctuel et évanouissant qu’un « je » kantien « accompagnant mes représentations », et aussi large et varié (on dirait volontiers : polymorphe, polyédrique et polytechnicien) que la totalité – elle-même ouverte, indéfinie – des possibilités offertes. Ce qu’« il » fait au gré de ces possibilités, cela s’appelle « sentir ». Sentir est toujours se sentir sentir. Le corps se sent (en tant que sentant il est pour lui-même senti, et c’est cela qui le fait « même » et « soi ») : ce se qu’il sent, identique à son âme ou à son soi, est enveloppé en chaque sentir sans être nulle part6 où on pourrait le trouver « lui-même ». Le corps se sent sentir à la fois comme une unité (je vois, je me brûle) et comme une pluralité elle-même à la fois dispersée (toucher du clavier, vision de l’écran, audition de la radio) et rassemblée mais comme le « système » de ses différences (je ne touche pas ce que je vois, je n’entends pas ce que je touche). L’intégration dans une perception guidée par une action définie efface ces différences ainsi que la différence du soi et de ses sens (donc du soi et de lui-même) : je tape sur mon clavier en regardant mon texte, en écoutant la radio, en redressant mon dos affaissé. Si je supprime la fin intégratrice, si je ne travaille plus et si je guette la lumière de l’écran, les mots de la chanson, le timbre de la guitare, le fourmillement dans mon dos, il y a désorganisation ou réorganisation sur un autre thème : un sentir s’intensifie, s’hypertrophie ou se démultiplie, se met à valoir pour soi (c’est-à-dire précisément que mon « soi » s’y perd). C’est ici que les arts sont possibles.
18Le monde extérieur se presse de toutes parts à l’intérieur ou comme l’intérieur, brouillant le clair partage du sujet et de son domaine de perception et d’action : le monde des autres corps (corps d’autres « sujets » et de toutes les sortes d’autres, « naturels » ou « techniques », « sujets » ou « objets » : toutes ces distinctions lâchent au profit de l’intensification sensible différentielle). Entre tous les corps – sensibles ou insensibles, s’il est possible de délimiter avec précision ce que cela prétend séparer – circule une abondance de contacts, de reflets, de pressions, d’échauffements, de déplacements, d’usures, de vibrations : une sensibilité qu’on devrait dire panique – répandue partout, en tous sens – et partout agitée, tendue selon des rythmes et des modulations divers, ne cessant de renvoyer de tout à tout, de proche en proche (contiguïté des couleurs, déploiement des nuances, brillances, moirures, de leurs proximités avec les grains, les surfaces, les plis, etc.) et de loin en loin (séparation entre couleur et son, entre distance et parfum, entre ligne et teinte, etc.) et du monde immédiat, à portée de vue, de nez, d’oreille, jusqu’à l’univers dont on se met à pressentir la communication (lumière des étoiles, poussée des continents, ailes du papillon des îles de la Sonde...), cependant que l’échange, le partage et la partition se jouent ainsi de sens en sens, formant un sens nouveau, en excès sur la signifiance, sans subsomption et sans résolution autres que celles que peut opérer, toute provisoire et suspendue, une forme agencée par un de ces éclats (ou états), ou bien pour lui ou comme lui (mimesis ? methexis ? expression ? impression ? création ? extraction ? comment le peintre « produit »-il telle couleur, le musicien tel son ?).
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19Valéry écrit : « Les arts seuls ont conduit parfois à cette attention qui essaie de suivre le réel pur – qui divise l’indivisible ordinaire, et peut finir par trouver ou – créer des correspondances dans la sensibilité7. » Il écrit aussi : « Quoi de moins humain [...] que le système de sensations d’un sens ? celui des couleurs ou des sons ? C’est pourquoi les arts purs qui en sont déduits, fugues ou ornements – ne sont pas humains8. » N’est pas humain ce qui excède l’« humain » compris comme mesure d’un sens autour d’une figure et par elle. N’est donc pas humain le sens emporté sans mesure donnée, sans figure tracée, comme se cherchant lui-même là où il est encore inexploré, ce qui veut dire tout d’abord : s’enfonçant dans le monde là où il n’est ordonné à aucune figure, instance ou présence – s’enfonçant dans une intensité, une épaisseur ou une dilatation, une diffraction ou une vibration, telle que c’est elle qui fait monde, un monde chaque fois neuf et où le monde entier se ressaisit, se réouvre et se pense (se pèse, se dépense). Fixant une nuance, une fréquence, une distance, jusqu’à la saturation d’où sort une mutation de matière et de valeur. Là seulement il y a de l’homme, c’est-à-dire non de l’humain mais un monde soulevé au-delà d’une simple présence et de sa signification.
20Cela ne se peut que dans une direction chaque fois, dans un creusement, dans un fouissement qui ne pénètre que le registre qu’il a prélevé, qui le dresse contre les autres pour l’isoler exacerbé, excédé, exprimé jusqu’à l’essence (un trait, un éclat, le monstre d’une forme à naître) – et qui, en même temps, le presse contre les autres : pour mieux les écarter (vision, rien que vision, toute sonorité enfuie, ou bien toucher, rien que toucher d’aveugle : mais ainsi, je ne définis aucun art déterminé, et la peinture écoute aussi à sa manière : mais lorsqu’elle écoute, elle ne voit ni ne brille), mais en même temps pour leur faire sentir l’un à l’autre leur proximité troublante (le rouge intense se met à crier ou à claironner, le grain d’un marbre touche l’œil avant la main). C’est ainsi que les arts se délimitent : par une intensification qui tout à la fois sépare des registres et les irrite ou les agite au contact les uns des autres9. C’est ainsi qu’ils s’engagent dans une métaphoricité indéfinie des uns aux autres, aucun ne pouvant être dit sans recours aux autres (couleur sourde, voix colorée, courbe molle, parfum rêche...) : mais cette métaphorique ne se mesure à aucune propriété commune ou surplombante, et par conséquent ne vient pas non plus s’y éteindre. La métaphore d’art en art constitue bien plutôt une métamorphose toujours inchoative, jamais accomplie, au contraire empêchée par le privilège chaque fois donné à un registre, registre lui-même formé par un geste de forçage et de découpe.
21Les arts se sentent les uns les autres – ils ne peuvent pas se sentir : ils touchent ainsi de toutes parts, sensiblement, à l’ordre sensé du sens, qu’ils ouvrent démesurément, insensément, insensiblement. Car la différence des sens sensibles n’est rien d’autre que la différence en soi du sens sensé : la non-totalisation de l’expérience, sans laquelle il n’y aurait pas d'expérience.
Annexe
C'est le marin, tout, autour de toi, s’anime silencieusement, tu prends ton stylo comme tu imagines, Vincent emportait sa musette pleine de tubes de couleur et ses toiles, pour aller en « quête de lui-même, proximité de la démarche, de la marche même, pour avoir tant regardé ses tableaux, tu sais, de ce savoir intuitif « qui ne doit rien à la culture, « que les paysages, les objets, les portraits, voire même les auto-portraits « qu’il peignit n’étaient rien d’autre « que des prétextes, de commodes alibis pour, en fait représenter son propre regard, les images jamais ne reflétant une réalité, elles ne sont « qu’un réceptable du mental de celui qui les crée et de ce fait, elles offrent seulement une possible lisibilité, la vue n'étant pas un constat mais une lecture, et ce qui te fascine, dans l’œuvre de Van Gogh, c’est la puissance de cet œil intérieur qui produisit des centaines de tableaux ne parlant, en fait, que de la réflexivité du geste de peintre, à travers une individualité rongée par la violence de ce geste même, œuvre maudite, mais non mal-dite, travaillée en son centre pair un mouvement incessant du sens, ce que tu guettes, toi, avec acharnement, c’est le je à l’œuvre, la mise en scène du moi inscrit dans le motif, laquelle, scalpant les scories intérieures, autorise l’expression de la pression interne, fût-ce, dans un souci inconscient de préservation, au prix d’une figuration quelconque, champs de blé, café dans la nuit, facteur Roulin, tous représentant la présence pourtant non représentable du je qui peint, mû surtout par ce qui lui échappe et qui fait œuvre, presque malgré lui, dans un brouhaha intérieur dont on ne peut avoir aucune idée, sauf à écouter la toile, comme on colle son oreille à un coquillage apparemment silencieux, sans doute est-ce pour cela (que tant de personnes disent d’une toile « qu’elle leur parle », expression qui, prise dans sa littéralité, interroge, comme s’il y avait production d’un langage autre, seulement perceptible par l’ouïe intérieure, dont nous serions pourvus à notre insu, langage de la création artistique, logé en l’ombilic de l’être qui invente sa propre syntaxe, et dont la singularité essentielle est, précisément, son aspect universel, et, regardant les toiles (de Vincent d’œil à œil, c’est toi que tu regardes, dans un mouvement spéculaire qui te recentre et te rend accessible à toi-même, vibrante vie qui brûle le vide
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, Theorie der Kunstkritik (texte posthume), Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt a. Main, 1980, Bd. I, 3, p. 834. Je dois à Simon Sparks d’avoir découvert cette phrase, que j’ai dès lors eu honte de n’avoir pas connue lorsque j’écrivais le livre intitulé Les Muses (Galilée, Paris, 1994), dont elle aurait dû faire l’épigraphe. Le présent texte est écrit pour accompagner le livre issu du séminaire « Art, regard, écoute ». Étant dans l’incapacité de participer aux travaux, j’avais accepté de donner pour la publication une contribution qui ne serait ni une intervention du séminaire, ni une « préface » à l’ensemble : plutôt, de cet ensemble, un écho en moi.
2 Introduction générale à la critique de l’économie politique de 1857, Œuvres, Économie I, Gallimard, Paris, 1965, p. 264 sq.
3 Au reste, les Muses n’ont pas toujours eu les mêmes attributions, et leur nombre même a varié. La répartition la plus stable se tire de l’époque romaine impériale : Caliope pour la harpe, la poésie héroïque et épique, Clio pour l’histoire et la cithare, Melpomène pour la tragédie, le thrène et le chant lesbien, Euterpe pour la flûte, Erato pour le chant et la danse, Terpsichore pour la lyre, Uranie pour l’astronomie, Thalie pour la comédie et le divertissement, Polyhymnie pour le barbiton, la danse, la pantomime, la géométrie. (Voir Pauly-Wissowa, Lexikon der Antike.)
4 Dont Hegel relève le double sens « étonnant » (wunderbar), à propos de l’art justement. (Cours d’esthétique, trad. J.-P. Lefebvre et Veronika von Schenck, Aubier, 1995, t. I, p. 175). Occasion de dire que toute « philosophie de l’art » qui ne bascule pas d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, du sensé dans le sensible reste vouée à soumettre le second au premier et à manquer l’« art » (qu’elle nomme le premier Idée, Vérité ou Pensée).
5 Incertaine, la racine paraît être du côté d’un sémantisme du chemin, du voyage et de l’idée de « tendre vers ». Sentinus est le dieu « per quem infans sentit primum » (Varron, Antiquitates, de Aug. Civ., 7,2) qui tend l’enfant vers le monde, vers sa perception et vers sa pensée, au moment où il va naître.
6 Comme tout ce qui concerne le « sentir », les analyses de la réflexivité immédiate de la sensation ou de l’unité qui sent et distingue les différences des registres sensibles ont leur origine dans le Peri Psykhès d’Aristote (voir en particulier de 417a à 427a).
7 Cahiers, I, Gallimard, Paris, 1973, p. 359.
8 Ibid., II, 1974, p. 1125.
9 Je laisse de côté, ici, la question des arts « majeurs » ou « mineurs », qui demanderait un autre travail.
Auteur
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