Écoute, audition, perception quel corps à l’œuvre ?
p. 131-156
Texte intégral
1Comment penser l’écoute musicale ? Que se joue-t-il en cette pratique, si essentielle à la musique et cependant si pauvre de catégories ?
2Au premier abord, l’écoute musicale est conçue comme la pratique privée d’un individu, soumise à ce titre aux aléas de la vie intérieure, aux variations d’attention dues à des facteurs psychologiques qui ne concernent que lointainement la musique. Le discours sort en général de ce puits sans fond de l’intimité subjective par un vigoureux sursaut positiviste qui ordonne cette fois l’écoute à la compréhension d’un long cortège d’objets. L’écoute devient alors entièrement évaluable de manière « objective » puisqu’elle se voit dotée d’un protocole de véridicité aux moyens d’une partition, convenablement analysée, segmentée, répartie en collection d’objets de natures diverses (thèmes, harmonies, rythmes, voix...). Pour résumer, la vulgate partage l’écoute entre une rêverie subjective inconsistante et une captation contrôlable d’objets musicaux.
3Par-delà cette caricature de l’écoute, de quoi peut-il s’agir pour nous ?
4D’abord de savoir qui écoute. Soit de répondre à la question : quel est le sujet de l’écoute ? Ce sera là ma première question.
5Deuxième question : s’il est vrai que l’écoute convoque un corps (et non pas ces organes physiologiques que détaille le positiviste : l’oreille, le conduit auditif, le système nerveux...), quel est le corps du sujet qui écoute ? Ou encore : quel corps est à l’écoute ?
6Troisième question, qui n’a en fait rien d’évident : qu’est-ce que le sujet écoute avec ce corps ? Ecouter est en effet un verbe transitif, et ma troisième question pourrait tout aussi bien se dire : qu’est-ce qui transite par l’écoute ?
7Donc trois questions :
- Qui écoute ? ou quel est le sujet de l’écoute ?
- Avec quel corps écoute-t-on ? ou quel corps est à l’écoute ?
- Qu’est-ce qu’on écoute ? ou qu’est-ce que le sujet écoute avec ce corps ?
8Empiriquement, on a affaire à trois entités susceptibles d’être sujet de l’écoute : l’œuvre musicale, le musicien qui joue cette œuvre, et l’auditeur qui l’entend. Comment ces entités, empiriquement distribuées, se distribuent-elles sur mes questions ?
Remarque de méthode
9Je ne vais pas, ici, faire semblant de déduire les réponses qui sont les miennes. Il me faut procéder axiomatiquement, ou du moins thétiquement. Mon souci n’est pas d’induire les lois générales de l’écoute à partir de la réalité musicale. Ce type d’induction serait une mise en scène qui ne rendrait nul compte du mouvement réel de la pensée et dissimulerait les enjeux de cette entreprise. À rebours de cette mise en scène, ma méthode formulera des thèses primitives, en un système que j’espère à la fois consistant et non redondant, pour éprouver ensuite leur puissance de pensée via les conséquences auxquelles elles mènent. Il s’agit donc de m’enchaîner – d’enchaîner la pensée – à quelque nécessité non tautologique.
10Ceci précisé quant à la méthode, quelles sont mes thèses sur l’écoute ?
11Trois thèses provisoires ici, pour disposer nos trois figures de l’individu-auditeur, du musicien et de l’œuvre au regard de l’écoute :
- L’individu écoute les objets (musicaux).
- Le musicien écoute l’œuvre.
- L’œuvre écoute la musique.
12Je constitue ici trois couples : celui de l’individu et de l’objet musical, celui du musicien et de l’œuvre, celui de l’œuvre et de la musique. Mais le même mot écoute ne saurait correctement nommer à la fois ce qui noue ces trois couples. D’où il résulte qu’il me faut décomposer ce mot, l’effeuiller en distinguant la perception, l’audition et l’écoute. Ce qui donne trois thèses reformulées ainsi :
- L’individu perçoit l’objet musical.
- Le musicien auditionne l’œuvre.
- L’œuvre écoute la musique.
13J’introduis donc ici la trilogie perception/audition !écoute, plus exactement la distinction d’une perception d’objet, d’une audition d’œuvre et d’une écoute de musique.
Perception d’objet – Audition d’œuvre – Écoute de musique
14J’ai déjà eu l’occasion de m’expliquer ailleurs sur la perception et surtout l’audition1 et je propose donc simplement ici un petit résumé.
15On peut distinguer différentes dimensions dans le travail musical de l’ouïe :
161) La perception appréhende des objets : elle discerne, découpe, isole, identifie et ultimement nomme des objets musicaux (des accords, des motifs mélodiques ou rythmiques, des timbres...)2. La perception est structurée par un désir d’objet. Elle engage la dualité psychologisante d’un sujet percevant et d’un objet perçu.
172) L’audition prend en charge la question de l’unité globale d’une œuvre et se propose de l’édifier « au fil du temps ».
18Son désir propre est celui d’un possible tout de l’œuvre, de sa Forme donc.
19À ce titre on peut comparer l’audition musicale à l’intégration mathématique et soutenir que l’audition intègre l’œuvre.
20L’audition met en jeu la dualité du musicien et de l’œuvre.
21On distinguera trois types d’audition :
- une audition naïve3,
- une audition perceptive (qui noue perception locale et audition globale4),
- une audition réflexive5.
22On est alors en droit de soutenir que musicalement la troisième audition est la bonne.
233) L’écoute est immanente à l’œuvre : elle en est une activité (là où perception et audition relèvent de l’individu musicien appréhendant une œuvre de l’extérieur).
24Au total, on perçoit un objet, on auditionne une œuvre et on écoute la musique (à l’œuvre). Si la perception fait face à l’écriture, l’audition a pour vis-à-vis la partition (avec son agglomérat hétérogène d’une écriture et de différentes notations). L’écoute, elle, n’a pas de vis-à-vis objectivable. Elle est radicalement sans objet : son enjeu propre est la « teneur de vérité » musicale de l’œuvre.
25Je voudrais aujourd’hui me concentrer sur le troisième terme de cette triade catégorielle, c’est-à-dire sur l’écoute. Ce qui m’amène à commenter mon troisième axiome : l’œuvre écoute la musique.
- À la question : « Qui écoute ? », cet axiome répond : c’est l’œuvre, et non pas le musicien (moins encore l’individu de la salle de concert).
- À la question : « Avec quel corps écoute-t-on ? », je vais pouvoir substituer la question « Quel corps est à l’œuvre dans l’écoute ? »
- À la question : « Qu’écoute-t-on ? », l’axiome répond : la musique et non pas tout à fait l’œuvre. Je pose en effet non pas que « l’œuvre s’écoute », mais que « l’œuvre écoute la musique ». Cela veut dire que le mot écoute nomme le rapport institué par l’œuvre entre elle et la musique. Je crois que ceci n’a pas d’entière évidence, et c’est cela qu’il me va me falloir maintenant développer.
L’intellectualité musicale
26Avant de m’y engager, je dois faire ici une importante remarque de méthode.
27J’interviens dans un séminaire d’esthétique, autant dire pour moi dans un séminaire philosophique. Or je ne suis pas philosophe. J’aime la philosophie, je suis ami de la philosophie et aussi de philosophes. Je lis de la philosophie. En un certain sens, je fais de la philosophie (en suivant des séminaires de travail philosophique). J’ai même un diplôme de philosophie6. Et cependant je ne suis pas philosophe. J’aurais très bien pu l’être, le devenir. Je ne suis pas philosophe, non pas aléatoirement (en raison de circonstances hasardeuses de la vie) mais bien par décision motivée. Je suis compositeur et il m’importe que la réflexion musicale – celle justement qu’on a coutume d’inscrire sous le signifiant « esthétique » – puisse se mener de l’intérieur même de la musique et non pas en extériorité, en particulier dans le champ philosophique.
28Je ramasse ici quelques thèses qui armaturent ce point de vue :
- Dans le cadre d’une œuvre d’art, la musique est une pensée ;
- la pensée de cette pensée musicale est elle-même à l’œuvre, engagée dans l’œuvre donc et non pas dans un commentaire extérieur à l’œuvre ;
- à cette pensée musicale, et plus encore à cette pensée de la pensée, il faut cependant des catégories. Il faut des noms, il faut un réseau de noms, et cette dimension, qui s’inscrit dans la langue naturelle, je l’appelle « intellectualité de la musique ».
29Le point pour moi essentiel est que cette intellectualité de la musique est elle-même musicale. Et quand je dis « est musicale », je devrais plutôt dire « doit être musicale » tant il est vrai que cet être musical de l’intellectualité de la musique n’est pas une donnée, disposée là et qu’il me suffirait de recueillir mais n’existe – pour le moment, en tout cas – que comme possible, comme projet, comme vouloir être, comme un « peut être » (sans trait d’union !). Soit comme cet être dont le poète Paul Celan disait : « Il n’en tient qu’à toi. »
30Je ne voudrais pas ici sombrer dans l’anecdote mais il me faut argumenter la subjectivation qui est la mienne sur cette affaire. En un certain sens je n’ai pu devenir compositeur, lors même que je baignais dans la musique depuis mon enfance, et pratiquais le piano et l’orgue passionnément, que lorsque j’ai pu commencer de nommer ce qui de la musique me bouleversait, m’arrachait à ma programmation familiale, à cette double vie de l’ingénieur qui compense l’aridité d’une maîtrise technique par un épanchement sentimental dans la pratique musicale. C’est d’avoir pu déclarer que la musique est une pensée et non pas un jeu ou un supplément d’âme, que la musique est pensée de cette pensée et non pas une proie livrée au discours de quelque Maître, enfin qu’il est possible et nécessaire de projeter cette pensée dans la langue, en créant un réseau de catégories – en nommant en pensée ce qui active la musique en des œuvres –, c’est d’avoir pu faire tout cela que j’ai pu devenir compositeur. Et pour cela, il m’a fallu un long détour, qui m’a fait comprendre ce que c’était que la pensée, et la pensée d’une pensée – il m’a fallu m’écarter d’une compréhension purement technique et utilitaire des mathématiques ; il m’a surtout fallu (génération oblige !) découvrir ce qu’il pouvait y avoir de pensée politique dans une distance émancipatrice à l’État –, il m’a fallu tout cela pour que, en retour sur la musique, sur cette passion d’enfance qu’il me faudrait appeler en vérité pour moi une figure du destin, j’arrive à la fois à devenir compositeur et à établir la musique dans ses droits intégraux de pensée.
31Cette parenthèse biographique faite, j’en reviens à mon propos : l’intellectualité de la musique est musicale et non pas extérieure à la musique. Habituellement, on emploie le terme un peu vague d'esthétique pour nommer autrement ce que j’appelle intellectualité de la musique. Mais en ce point il me semble qu’il faut décider. Il faut choisir : l’intellectualité de la musique (je veux bien qu’on dise : l’esthétique de la musique) est-elle philosophique ou musicale ? En effet, je ne vois ici que ces deux voies – je n’en vois pas trois.
32J’exclus donc que l’intellectualité de la musique puisse constituer une nouvelle discipline de pensée, qui n’appartiendrait ni à la musique, ni à la philosophie. Ceci est une décision.
33On pourrait en effet très bien imaginer que quelqu’un s’engage dans le projet de fonder une nouvelle discipline de pensée qui aurait la musique comme cible (et non pas comme objet) sans relever pour autant ni d’elle, ni, non plus, de la philosophie. On peut l’imaginer car on rencontre une telle tentative dans d’autres domaines de la pensée. Par exemple à propos de la politique, Sylvain Lazarus soutient que l’intellectualité de la politique n’est ni politique, ni philosophique mais relève d’une anthropologique qu’il déclare fonder sous le nom d’Anthropologie du Nom7. J’invaliderais pour ma part cette prétention, tenant que l’intellectualité de la politique est (doit être) elle-même politique. Et ici le précédent de la psychanalyse, qu’on pourrait nommer intellectualité de l’amour, n’est pas transposable car on peut soutenir qu’en la matière l’amour diffère de la politique et de l’art puisque, pour des raisons intrinsèques, l’amour, s’il est bien une pensée, n’est pas pour autant pensée de la pensée qu’il est, là où la politique et la musique le sont (ou du moins devraient l’être).
34Pour quelqu’un comme moi, qui tient que l’intellectualité de la musique est musicale, il n’est alors pas toujours facile de dialoguer avec des philosophes. Soit ceux-ci ont comme thèse (plus ou moins implicite) que l’intellectualité de la musique est en vérité d’ordre philosophique, et alors ils me considèrent en fait comme l’un des leurs, comme quelqu’un qui fait de la philosophie sans le savoir, ou malgré lui... Soit ils considèrent que l’intellectualité de la musique est bien musicale et non pas philosophique, et alors leurs soucis – proprement philosophiques – deviennent très éloignés des miens : je peux les comprendre, mais je ne peux les faire miens. Et le dialogue a beaucoup de mal à se nouer.
35Tout ceci est aggravé par certaines imprudences de ma part, il faut bien le reconnaître. J’ai commis l’imprudence, dans un récent livre sur Schoenberg8, de mettre en circulation des catégories qui, il est vrai, appartiennent plus au champ philosophique qu’à l’intellectualité musicale proprement dite. Je veux parler, en particulier, des catégories de « sujet » et de « vérité » qui n’ont pas en fait de raisons entièrement musicales d’être dans mon discours. Au lieu de dire que « le sujet musical, c’est l’œuvre et non pas le musicien », j’aurais dû dire, en m’en tenant plus rigoureusement au seul champ de l’intellectualité musicale : « Ce qui existe musicalement, c’est l’œuvre et non pas l’individu compositeur ou interprète. »
36Cependant cette méprise sur les mots sujet et vérité n’est pas totalement incongrue s’il est vrai que quelque chose circule entre intellectualité musicale et philosophie, spécialement entre intellectualité musicale et cette partie de la philosophie qui s’occupe d’art, qu’on l’appelle alors esthétique (comme une vision un peu académique de la philosophie tend à le faire, en distribuant la philosophie selon la distinction de ses supposés objets : l’art pour l’esthétique, la science pour l’épistémologie...) ou, mieux à mon sens, inesthétique comme propose de le faire Alain Badiou dans un récent ouvrage9.
37Musicien invité dans un séminaire de philosophie, il me faut à la fois tenir mon ambition propre et trouver une formulation qui prenne en compte les préoccupations plus proprement philosophiques de mes auditeurs. Que ceci soit une excuse pour m’autoriser à parler encore devant vous de sujet musical et de teneur de vérité de l’œuvre.
38Je devrais également ajouter : pour parler d’art car je crois que la catégorie d’art est elle aussi une catégorie de l’esthétique (s’entend de l’esthétique philosophique) plutôt que de l’intellectualité musicale. La pensée musicale ne pense pas l’art. Elle pense la musique. Bien sûr elle pense la musique comme un art, par opposition à la musique comme culture mais le mot art n’est pas exactement ici le concept philosophique homonyme.
39Telle est d’ailleurs une grande difficulté du dialogue entre musiciens et philosophes : des homonymes circulent, des noms que nous avons en partage mais qui n’ont pas le même sens et pas le même statut (voir également les noms d’harmonie, ou de perception...).
40Une intellectualité musicale ne saurait, je crois, exister (s’affirmer, s’inventer, se déployer) sans la conscience des autres intellectualités contemporaines (non musicales : architecturale, poétique, cinématographique... mais aussi psychanalytique, politique...). L’intellectualité musicale que je soutiens est soucieuse de compatibilité avec ces autres intellectualités du temps, et plus particulièrement avec la philosophie (ou du moins certaines philosophies) contemporaine. Ceci rend compte de sa porosité à des catégories (des mots, des noms) issues de la philosophie, de la psychanalyse...
41Ultimement, que l’intellectualité musicale soit irriguée par ces noms est, je crois, une ressource plutôt qu’un péril. L’intellectualité musicale n’a pas à craindre l’hétérogénéité de son discours et l’impureté de ses catégories. En dernière instance, ce qui différencie l’intellectualité musicale d’un discours philosophique ne tient pas tant aux noms, ou aux procédures de nomination qu’à l’orientation de la pensée : là où la philosophie parlant de musique part d’œuvres comme étant un « il y a », l’intellectualité musicale les vise comme étant son « vouloir être ». Là où le discours philosophique aboutit aux concepts qu’il a soigneusement créés et disposés en système, l’intellectualité musicale pose liminairement ses catégories dont la pertinence ne sera avérée que de leur capacité à configurer une création musicale. L’intellectualité musicale aboutit à des œuvres qui pour elle ne sont pas tant une donnée qu’un projet, qu’il s’agisse du projet de les écouter autrement, de celui de renouveler leur interprétation ou enfin de celui d’en composer de nouvelles. Ce mouvement éclaire le statut de la catégorie musicale : elle est moins descriptive (comme dans le discours musicologique traditionnel) que normative et par là toujours pour partie programmatique, là où le concept philosophique (en particulier celui de l’esthétique – ou inesthétique –) ne l’est aucunement pour les œuvres, n’étant nullement dirigé vers d’autres œuvres musicales à créer mais bien plutôt vers d’autres champs de la pensée. La philosophie s’empare d’œuvres musicales pour autant que celles-ci sont déjà en état de configurer une contemporanéité de la pensée. Le discours philosophique est ainsi un vecteur qui part d’œuvres existantes pour aboutir aux concepts. L’intellectualité musicale est un vecteur qui part de catégories pour aboutir à des œuvres, en particulier des œuvres potentielles.
42Cette parenthèse sur l’intellectualité musicale fermée, je reviens à mes trois thèses, en les reformulant dans notre vocabulaire commun, à mi-chemin de nos domaines respectifs :
- C’est l’œuvre, comme sujet musical, qui écoute.
- D’où la question : quel est le corps de ce sujet de l’écoute ?
- Ce que l’œuvre – sujet musical – écoute, c’est la musique.
Ce que n’est pas l’écoute
43Avec ces thèses, j’évite un double écueil :
44• D’abord celui où l’œuvre serait prise comme un objet pour une écoute extérieure, pour l’écoute d’un sujet individuel psychologique. L’œuvre, ici, n’est pas à proprement parler écoutée par un auditeur extérieur à elle, un individu-auditeur préexistant qui arriverait dans la salle de concert et ouvrirait ses oreilles pour écouter une œuvre qui y serait donnée. Je m’écarte donc de cette catégorisation empirique de l’écoute en posant que c’est l’œuvre elle-même qui écoute, que l’œuvre non seulement n’est pas l’objet de l’écoute mais en est proprement le sujet. Je reviendrai tout à l’heure sur les conséquences de ce postulat.
45On peut le dire autrement : l’écoute n’est pas une réception. L’écoute musicale ne fait pas face à l’œuvre, pas plus d’ailleurs que le regard pictural ne fait face à proprement parler au tableau10. Et cela, en fin de compte, parce que l’écoute musicale est immanente à l’œuvre.
46Tout mon effort tend en effet à rendre l’écoute musicale immanente à l’œuvre en sorte qu’on écoute l’œuvre parce que l’œuvre écoute la musique. Il s’agit de penser qu’on ne peut écouter l’œuvre que parce que celle-ci écoute la musique. L’écoute est alors un rapport intérieur à l’œuvre qu’il faut caractériser sans pour autant recourir à la thématique de l’intimité, d’une intériorité subjective en abîme, d’une profondeur méditative. Dessiner le pli intérieur de l’œuvre et de la musique, la ligne de fracture entre l’une et l’autre, se fera au moyen d’un corps, qui affirme et se rétracte, on va voir comment.
47• Second écueil : celui où l’œuvre s’écouterait elle-même et fonctionnerait en une sorte d’autarcie réflexive, l’écoute devenant pour l’œuvre le nom de sa conscience de soi. Cet écueil conduirait à concevoir le sujet de l’écoute comme une conscience de soi. Or s’il y a dans l’œuvre, à l’œuvre, une conscience de soi, elle est à mon sens discernable dans un éventuel thématisme musical de l’œuvre : j’ai longuement développé cette thèse ailleurs11 – le thème comme figure musicale de la conscience de soi – et je n’y reviendrai pas ici.
48À cela j’oppose que l’œuvre écoute la musique et donc que l’œuvre, sujet de l’écoute, n’en est pas l’objet. Le point qu’il va me falloir alors soutenir, c’est qu’en vérité l’écoute est sans objet et que la musique (qu’écoute l’œuvre) n’est pas en position d’objet. Soit : l’écoute a un sujet mais n’a pas à proprement parler d’objet.
49J’évite ce double écueil en posant d’une part que l’œuvre n’est pas objet de l’écoute mais sujet, et d’autre part que l’écoute n’est pas conscience de soi à l’œuvre mais un rapport de l’œuvre à la musique qui n’objective pas la musique pour autant.
Quelques propositions négatives complémentaires
50• L’écoute n’est pas pensée ici comme relation intersubjective, plus communément dit comme rapport à l’autre. La musique n’est pas ici l’autre de l’œuvre. Et si l’œuvre est mise en position de sujet, la musique, bien sûr, ne saurait l’être. En traduisant tout ceci dans un vocabulaire lacanien, on pourrait dire que la musique est en position de Grand Autre de l’œuvre. Mais l’Autre n’est pas un sujet et le rapport entre un sujet et son Autre n’est pas intersubjectif mais bien intrasubjectif.
51L’écoute ne relève donc pas ici d’une réciprocité. Elle n’est pas une relation symétrisable.
52L’intersubjectivité en musique, c’est le rapport entre les œuvres. Or je ne crois pas qu’on puisse véritablement tenir qu’une œuvre en écoute une autre. Si une œuvre se rapporte à une autre, c’est par une sorte de critique interne, qui ressaisit tel ou tel trait d’une autre œuvre pour se l’incorporer et en tirer d’autres partis.
53La véritable critique musicale devrait toujours avoir cette dynamique : dynamique de création où ce qui répond à une œuvre, c’est une autre œuvre et non pas un jugement. La critique de jugement (celle des journaux, dont il est aujourd’hui d’usage de se plaindre qu’elle n’existe plus) est assez dépourvue d’intérêt sauf peut-être quand elle émane de quelqu’un qui n’est pas musicien car la critique peut être alors l’indice d’une mise en rapport de champs disjoints de la pensée. C’était, par exemple, le cas des critiques de peinture par Baudelaire dont on discerne bien qu’elles s’alimentaient à sa vision romantique de la correspondance entre les arts (cette vision était romantique en ceci qu’elle supposait l’existence de L’Art, d’un grand Art commun à la pluralité des arts).
54En fait la véritable critique musicale se déploie à l’intérieur du concert, par le rapprochement en un même lieu et un même temps de différentes œuvres qui peuvent ainsi entrer de manière sensible en relation12. S’il y avait quelque chose comme une écoute entre œuvres, ce serait donc à l’intérieur d’un concert où différentes œuvres sont données conjointement. Mais le mot écoute resterait ici un peu trop métaphorique.
55Pour donner un autre exemple de rapport intersubjectif, François Regnault, dans un livre sur le théâtre français13, soutient que le théâtre cornélien nomme gloire le rapport entre l’amour et la politique, la possibilité même que l’amour et la politique se nouent et non pas s’opposent et se disjoignent tragiquement. Ici l’intersubjectivité entre ces deux domaines est thématisée comme nœud (François Regnault oppose ici la figure classique du nœud à la figure baroque du pli). Mais l’écoute n’est pas un nœud, ni d’ailleurs un pli. L’écoute ne relève pas d’un rapport intersubjectif.
56• En fait, l’écoute n’est pas un rapport constitué (par le rapprochement entre deux termes préexistants, tels l’œuvre et la musique) mais est un rapport constituant (qui ouvre la distance, interne à l’œuvre, entre elle et la musique).
57• Enfin, je le rappelle, l’écoute n’est ni la perception ni l’audition.
58Ces propositions négatives posées, qu’est-ce alors positivement que l’écoute, que cette écoute de la musique par l’œuvre ?
59D’abord, l’écoute est quelque chose qui jaillit en cours d’œuvre. Ce n’est pas une donnée préliminaire de l’œuvre qui serait garantie par la simple existence de son exécution, de sa constitution sonore. Ce qui est garanti par l’existence sonore de l’œuvre, c’est la possibilité de son audition, de son évaluation intégratrice. Mais l’écoute ne l’est pas. L’écoute, pour autant qu’il y en a vraiment une, apparaît à un moment, moment relativement discernable. Ce moment, je l’appelle moment favori. J’en ai tenté ailleurs14 une première caractérisation, au moyen d’une typologie assez proliférante. Je ne le referai pas ici, me contentant d’en rappeler les grandes lignes.
Moments favoris
- Un moment favori n’est pas un morceau choisi : il n’est pas un morceau (un moment favori est fondamentalement incomplet, il n’est pas une partie autonome, semi-complète) et il n’est pas choisi (par un individu : dans un moment favori c’est bien plutôt l’œuvre qui choisit et ravit son auditeur).
- Un moment favori n’est pas un beau passage15 : il n’est pas un passage (le moment favori n’est pas détachable de son contexte : il n’est pas à proprement parler traitable comme une citation) et il n’est pas vraiment beau : il aurait rapport au sublime plutôt qu’au beau (le moment favori est une brèche de l’œuvre vers ce qui l’excède plutôt qu’une appropriation momentanée par l’œuvre de ce qu’elle viserait).
- Un moment favori est un moment bref (quelques secondes).
- Un moment favori est situé : son caractère de moment favori tient essentiellement à son placement « en un moment » de l’œuvre.
- Tout en étant bref, un moment favori a une intériorité en mouvement (il n’est pas intérieurement homogène : il est à lui seul une dynamique, une évolution).
- Un moment favori contraste avec la situation dans lequel il intervient : il déverse une brève intériorité qui se distingue de ce dans quoi il advient ; il ajoute en même temps qu’il interrompt.
60On distinguera trois types de moments favoris :
- Les moments de partance où l’œuvre décolle de l’intérieur d’elle-même (et non plus extérieurement, comme en son entame chronologique). Ces moments favoris (où l’œuvre s’auto-entretient) relèvent avant tout de la construction de l’œuvre.
- Les moments de douce violence où l’œuvre retourne sa puissance musicale contre l’instrument pour l’arracher à son cours institué et le transfigurer. Ces moments favoris (où l’œuvre se plie sur elle-même) relèvent prioritairement de l’expression.
- Les moments de vertige où l’œuvre se suspend dans l’intensité d’un vide intérieur qui lui est propre, moments qui sont tout aussi bien moments d’écarts intérieurs où l’œuvre décline sa propre liberté au gré d’un pas de côté. Ces moments favoris (où l’œuvre se déchire, le silence se révélant ici d’une petite déviation) relèvent essentiellement de l’introjection de l’œuvre.
61Remarque terminologique : j’opère ici un déplacement de catégories antérieures. J’appelle introjection de l’œuvre son intensification intérieure, qui n’est nullement la constitution d’une intimité de l’œuvre mais plutôt d’une intensité.
62On pourrait alors dire : l’écoute, c’est en vérité l’existence même de l’œuvre. C’est-à-dire que l’œuvre existe pour autant qu’elle écoute et, finalement, l’œuvre ne peut être écoutée que parce qu’elle-même écoute déjà.
63Somme toute, ce qu’on appelle « notre » écoute de l’œuvre n’est que la désignation de notre manière de nous incorporer à l’œuvre, de devenir momentanément ce sujet qu’est l’œuvre. Ecouter l’œuvre – au sens précis que je tente de donner ici au mot écoute – c’est donc devenir l’œuvre elle-même. Car il est clair, je pense, que l’œuvre ne saurait être le simple objet qu’est la partition. L’œuvre n’existe pas comme simple partition mais bien en tant qu’elle est jouée. Elle existe comme être sonore sensible. Et si je parle de sujet musical à propos de l’œuvre, c’est bien en entendant par œuvre quelque entité vaste, incorporant bien sûr cet être de papier qu’est la partition mais également les réalités sonores concrètes des différentes interprétations et, plus généralement, l’ensemble des phénomènes auxquels ces réalisations sonores donnent lieu au moment de leur émergence.
64Si vous voulez, j’incorpore à l’œuvre, j’intègre à son existence musicale tout ce qui se passe dans la salle de concert lors de son interprétation. Par contre, ce qui se passe en dehors, avant ou après, en particulier les discussions auxquelles cette interprétation et cette écoute peuvent donner lieu, je l’indexe non plus à la simple existence musicale de l’œuvre mais plutôt à ses effets sur la situation musicale.
65En ce sens, l’œuvre d’art est finie : elle est le nœud d’un être de papier (éminemment fini car fait d’un ensemble fini de lettres musicales : la partition) et d’une existence sonore étroitement circonscrite dans les limites d’une exécution donnée.
66 Être et existence : somme toute, la question de l’écoute nous confronte à ces questions philosophiques. Je consens à m’y livrer en partie devant vous, par courtoisie pour votre invitation autant que par désir (refoulé ?) de philosophie. Je dirai alors ceci (avant de revenir à un vocabulaire plus spécifiquement musical).
67Ce qui se passe dans le moment favori, moment éminemment localisable, c’est que l’œuvre y vient à l’existence véritable, c’est-à-dire que sa logique (soit sa consistance d’apparaître et non plus ses règles d’être) y est donnée, c’est que en ce point le principe général de son être-là y est délivré. Je traduis : en ce moment favori, l’écoute jaillit, une écoute qui est la forme spécifique d’existence de l’œuvre, légitimant que, pour nous, se mettre à l’écouter soit en fait s’y identifier, s’y incorporer, participer au principe même de son existence et non pas l’évaluer de l’extérieur. En ce moment favori la logique musicale de l’œuvre pointe sa loi d’existence propre, son principe de consistance musicale et non plus sonore.
68Une fois présenté le moment favori comme point singulier de l’œuvre, comme foyer irradiant son existence globale, restent les questions suivantes : que se passe-t-il après le moment favori ? Que fait l’écoute après le moment favori ?
Le(s) corps
69C’est en ce point qu’il me faut introduire la dimension du corps.
70Mon hypothèse est que l’écoute est une opération sur les corps faisant émerger un nouveau corps, un corps méritant véritablement le nom de musical (et non plus seulement de musicien), et qui est intelligible comme nouveau rapport instauré au corps musicien. Pour ce faire, j’introduis une quadruple distinction entre :
- le corps humain physiologique,
- le corps du musicien,
- le corps musicien,
- le corps musical.
71Cette distinction permet de différencier les corps en jeu respectivement dans la perception, dans l’audition et dans l’écoute et donc de répondre aux questions :
- Qui perçoit et avec quel corps ?
- Qui auditionne et avec quel corps ?
- Qui écoute et avec quel corps ?
721) Sur la perception, la réponse est la plus simple : c’est l’individu qui perçoit, avec un corps physiologiquement délimitable. Voir les très nombreuses études psychoacoustiques de la perception, assez peu stimulantes, faut-il le préciser, pour l’intellectualité musicale...
732) Sur l’audition, la réponse est déjà un peu plus complexe. C’est toujours l’auditeur individuel qui est en jeu mais on lui présuppose une aptitude subjective musicale propre en sus de son corps physiologique ; on le suppose doté d’un désir de totalisation de l’œuvre, d’un désir d’unité musicale ou de Forme. Bref, on le suppose musicien et plus seulement animal humain indifférencié. Selon les différentes auditions (je propose d’en distinguer trois, selon un ordre croissant et cumulatif16), on prendra alors en compte des aptitudes musicales croissantes. Pour intégrer l’œuvre au fil de son exposition, il faut un corps qui vibre au rythme du corps des musiciens qui jouent l’œuvre. Il faut une aptitude à ressentir dans son corps les mouvements même des instrumentistes. Il faut « suivre » l’œuvre en épousant les gestes physiques de ceux qui l’exécutent. Il faut mimer intérieurement les configurations des corps des musiciens. Seul ce travail permet de comprendre (de « prendre avec » soi) ce qui se passe et d’en évaluer (d’en « jauger »17) l’importance pour l’ensemble de l’œuvre.
74On voit que le corps du musicien mis en jeu est un corps savant, qui sait ce que veut dire jouer telle phrase musicale, qui sait ce que signifie tel geste... Il est essentiel de mesurer combien la mise en jeu des corps n’efface pas ou ne minimise pas les oppositions entre savoir et ignorance mais, tout au contraire, les relève et les accentue : un auditeur non musicien (qui ne sait ce que veut dire un corps humain jouant d’un instrument de musique) est ici plus « ignorant » que l’auditeur connaissant dans son corps ce que veut dire jouer de la musique. Ici, le savoir des corps l’emporte absolument sur le savoir discursif et sur l’habilité à verbaliser.
75J’ai donc déjà posé :
- un corps humain physiologique,
- un corps de musicien, qui est ce corps humain en tant qu’il agit musicalement, qu’il fait de la musique, qu’il joue : c’est le corps de l’instrumentiste, mais aussi du compositeur (ressentant ce qu’il écrit) ou de l’auditeur (intégrant ce qu’il entend).
763) Il me faut maintenant présenter ce que j’appellerai le corps musicien proprement dit et qui est cette fois le corps à corps d’un corps de musicien et d’un corps instrumental. L’hypothèse est ici que le propre du corps musicien est d’être un corps à corps, un rapport entre deux corps : entre le corps du musicien et le corps de l’instrument. Somme toute, ce qui agit en musique, ce qui rayonne et irradie, ce qui projette le son, c’est ce corps à corps, et non pas un seul corps18.
77Ce qui importe pour la musique, c’est que le son qui en constitue le matériau19 provienne d’un tel corps à corps.
78Je sais ce que cet énoncé peut avoir de provocateur à l’heure de la musique électroacoustique, de la musique concrète, de la musique par ordinateur, si ce n’est de la musique techno... Je crois cependant préférable de tracer une nette ligne de démarcation entre « musique » produite par des instruments de musique et « musique » produite via des haut-parleurs. Ce qui sort de haut-parleurs, je préfère le penser comme des images de musique plutôt que comme musique proprement dite, et je réserve alors le terme de « musique » à ce qui rayonne à partir du corps à corps d’un musicien et d’un instrument. Ceci tient au fait que ni le haut-parleur, ni l’ordinateur ne peuvent être considérés comme instruments de musique à part entière : le haut-parleur est une simple membrane, ce qui ne saurait suffire à composer un corps ; et l’ordinateur, lui, n’est qu’un opérateur de calcul dont les particularités physiques sont, pour ce qui nous occupe ici, insignifiantes.
79Le corps musicien est donc constitué d’un rapport entre un corps mécanique et un corps humain.
80La thèse que je soutiendrai alors est que le travail de l’œuvre peut être suivi à la trace à partir de la mise en jeu de ce corps musicien. Tout le point va être de comprendre comment l’œuvre présente ce corps musicien et comment elle l’absente ou ne l’absente pas, comment l’œuvre s’appuie sur ce corps musicien et comment elle l’efface. C’est à partir de ce traitement du corps musicien que je propose d’analyser le travail musical de l’œuvre. Je ne dis pas que tout le travail de l’œuvre s’identifie à ce traitement, mais que ce traitement constitue une dimension essentielle de la stratégie musicale de l’œuvre.
814) J’appellerai alors corps musical ce traitement du corps musicien par l’œuvre. En ce sens ce que je propose de nommer corps musical ne désigne pas à proprement parler un nouveau corps physiologique ou physique mais le rapport de l’œuvre au corps musicien (lequel est lui-même un rapport entre deux corps empiriquement constitués).
82On peut aussi dire : corps musical désigne ce qui du corps est musicalement à l’œuvre.
83L’hypothèse générale que je vais suivre ici, et qui légitime ce développement sur le corps, est que l’écoute telle que je l’entends – l’écoute par l’œuvre de la musique – a pour envers la production de ce corps musical. On ne dira pas que l’écoute est écoute de ce corps musical mais que l’écoute s’appuie sur le corps musical comme mise à distance du corps musicien.
Les quatre types de corps musical
84Pour aller droit à mes conclusions, je propose de distinguer quatre grands types de corps musicaux, ou, plus exactement, 1+3.
85• Il y a d’abord un premier type, qu’il faudrait en vérité compter comme type 0 plutôt que type n° 1, qui serait un corps musical avorté. Il s’agit ici de prendre en compte ce type d’œuvres où le moment favori convoque l’existence possible d’un corps musical pour ensuite n’en plus soutenir l’existence et la rabattre à l’affirmation triomphante d’un simple corps musicien.
86J’en donne tout de suite un exemple très simple avec le début du troisième concerto pour violon de Saint-Saëns. L’attaque est ici saisissante : on entend le crin de l’archet qui frotte, râpe, met en branle musicalement les cordes, qui arrache la musique aux bruits de l’instrument, violence savoureuse. Puis cet appel et cette levée se perdent en un discours musicalement académique qui, rétroactivement, éclaire cette attaque comme un simple effet, comme une accroche astucieuse, comme un piment délectable sans conséquence ultérieure si ce n’est de nouvelles affirmations d’un corps musicien déchaîné. On peut appeler ce corps musical le corps virtuose à condition d’entendre ici par virtuose un mode de présentation académique du corps musicien par opposition avec le type suivant, où l’exposition du corps musicien va payer le prix de son exhibition.
87• Le type suivant, je l’appellerai le corps exhibé. Cette fois, l’opération constitutive du corps musical va consister à exhiber le corps musicien (le corps à corps de l’instrumentiste et de l’instrument) en une figure qui affecte le corps virtuose d’une marque de douleur : non plus le triomphe détaché de la maîtrise instrumentale mais la figure d’un corps inspiré et transi par ce qui le traverse. Le corps musicien reste ici à l’avant-scène. C’est lui qui est posé comme garant de l’existence musicale. Mais ce qui indexe la présence de la musique après le moment favori est la douleur que ce corps musicien supporte désormais, dans la continuation de l’œuvre. J’appellerai ce corps le corps inspiré. Là où le corps avorté et virtuose déroulait une mécanique inusable et satisfaite de sa complétude, le corps exhibé et inspiré expose son tourment d’être mis à l’épreuve d’une musique plus grande que lui, venant le frapper, le terrasser, lui commander ce qu’il ne saurait faire mais que malgré tout il doit faire.
88Beaucoup d’œuvres romantiques relèvent de ce registre du corps inspiré. Ecoutons par exemple cet admirable passage à la fin de la première Ballade de Chopin. Il me semble que quelque chose d’une profonde insatisfaction de ces élans s’expose là : on est ici la proie d’affects passifs, comme dirait Spinoza, et donc d’élans qui vous laissent insatisfaits car ils n’appellent que leur retour à l’identique sans être à même de transformer effectivement la situation musicale où ils interviennent. On pourrait dire aussi, dans un vocabulaire plus lacanien : il y a là, en cette passion, en ce passionnément, comme une sorte de « peine à jouir ». Cette insatisfaction musicale tient, me semble-t-il, à ce traitement musical du corps musicien où celui-ci n’est pas mis à l’écart, à distance mais au contraire élevé sur l’estrade (dressé sur un calvaire...) pour exhiber les convulsions dont il est l’objet et qui attestent seules que la musique est là, à l’œuvre, qui le transit en lui dictant sa loi20.
89Autres exemples, tirés cette fois du jazz, s’il est vrai que l’improvisation est la scène privilégiée des corps tordus par l’inspiration : je rapproche deux exemples bâtis sur le même décalage infime entre mains gauche et droite dans le cadre de cette logique archaïsante de la pompe (stride). Le premier relève du corps virtuose, faiseur d’effets (Eroll Garner : Autumn Leaves) ; le second renvoie au corps inspiré, tordu par la musique (Thelonius Monk : Don’t blame me).
90• Type no 2 de corps musical (le troisième présenté), c’est ce que j’appellerai le corps exécutant.
91On a ici affaire à ce style de pensée que j’appelle constructiviste. L’idée est ici de purement et simplement effacer le corps musicien, c’est-à-dire le corps à corps entre instrumentistes et instruments. Il ne s’agit pas seulement de le tenir à distance des tréteaux, de l’oublier pour se tourner vers la musique mais bien plus encore d’oublier cet oubli, de forclore (et pas seulement refouler) son existence. Il s’agit que la maîtrise musicale s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’elle fait la preuve de sa capacité à effacer tout pathos instrumental, à dissiper toute trace d’un vibrato du corps à corps. On n’est pas ici dans la position académique relevée en première position car il s’agit alors d’une forclusion, donc bel et bien d’un traitement du corps musicien et non pas d’une inconséquence ou d’un laisser faire. Il en va bien d’un corps musical en ce qu’il s’agit de diriger le (ou les) corps musicien(s) en sorte qu’il(s) soi(en)t entièrement subordonné(s) au résultat musical attendu. Pour donner un exemple simple, les interprétations par Pierre Boulez de bien des pages sont saisissantes par la minutie de leur lecture, l’exactitude de leur rendu (et qui les entend pour la première fois ne peut qu’être redevable au chef d’ainsi restituer ce qui, avant lui, n’avait jamais pu être entendu d’une partition – je songe, par exemple, au nouvel enregistrement qu’il a réalisé il y a quelque années de Moïse et Aron...).
92Pour vous donner un exemple tiré d’une œuvre contemporaine, j’aime particulièrement la coda du second Livre de Structures pour deux pianos de Pierre Boulez car j’entends cette fin comme le violent retour d’un refoulé (il faudrait plutôt dire, pour suivre la métaphore psychanalytique et se situer dans les psychoses plutôt que dans les névroses, le moment de crise exaltée d’un maniaco-dépressif), l’explosion d’un corps à corps soigneusement effacé jusque-là au profit de structures exécutées au plus juste, dans une importante abstraction de leur état instrumental.
93• Après le corps de l’inspiration musicale, puis le corps de l’exécution musicale, vient le dernier corps musical qui est celui qui me tient le plus à cœur. De quoi s’agit-il ici ? Il s’agit que le corps musical se constitue par mise à juste distance du corps musicien. La constitution de cette juste distance, qui peut aussi s’appeler légitimement refoulement du corps musicien, ou effacement, ou retrait, je l’appellerai indifférenciation ou neutralisation de ce corps musicien.
94Les exemples le plus canoniques relèvent de la musique de Jean-Sébastien Bach. Cette musique met en œuvre une puissance d’indifférenciation instrumentale qui consiste non pas à ignorer les particularités des corps musiciens (en particulier des corps instrumentaux) mais bien plutôt à les mettre de côté en connaissance de cause, sciemment, en sorte que cette mise de côté devienne un enjeu musical de l’œuvre et non pas une opération secondaire ou marginale.
95Dans le duo Qui sedes ad dextram patris de la Messe en si, l’idée est que les mêmes phrases musicales passent à travers deux corps musiciens de natures très différentes (le corps de l’altiste et celui du hautbois d’amour) en sorte d’exhausser la musique qui reste, par dépôt de ces particularités. Ceci rejoint le travail polyphonique et contrapuntique de Bach qui affirme l’égalité des voix par-delà leurs différences empiriques (de timbres, de registres...). Pour que se constitue une pluralité harmonieuse des voix (comment mieux nommer cela que du beau nom de justice ?), il faut l’égalité des voix, et ceci passe par un refoulement des corps musiciens en leurs particularismes. Il faut que se déposent, à l’entrée de la polyphonie, les spécificités des corps musiciens pour que le grand corps musical déploie sa puissance.
96Dans la première Sonate pour flûte et continuo de Jean-Sébastien Bach, le moment favori tient à quelques mesures qui ont le privilège unique de révéler l’être même de la flûte (j’entends ici par flûte non pas le simple instrument mais bien sûr, conformément à mes thèses, le corps à corps d’un instrumentiste – ici soufflant – et d’un instrument – ici résonnant). On voit apparaître le souffle du corps musicien grâce à la distension des registres au milieu d’un legato comme on discerne la trame sous-jacente d’un tissu en en distendant provisoirement les mailles avant de le laisser ensuite reprendre sa forme primitive.
97Cet exemple ne disconvient pas à l’indifférence instrumentale (quoiqu’il mette à jour une particularité instrumentale de la flûte) en ce qu’il laisse ensuite le tissu reprendre sa forme usuelle. Le résultat est qu’on écoute la suite de l’œuvre autrement qu’on ne l’écoutait avant ce moment : avec le souvenir de ce souffle tentant de franchir de vastes intervalles dans une continuité de geste difficile à maintenir dans des degrés fortement disjoints. Ce moment (moment favori) est symptôme de ce qui est ignoré avant lui puis, après, refoulé ; et la musique peut affirmer sa puissance d’avoir affirmé ce qui supportait cette phrase mais ne devait pas occuper durablement le devant de la scène.
98En un sens, ce moment invente une singularité de la flûte (entendue cette fois comme corps musical) en ce que l’apparition fugace du corps musicien en ses particularités est mise au service, par son effacement même, de tous les autres instants où ces particularités ne sont plus mises en avant mais retirées. C’est aussi dire qu’il ne s’agit pas ici de montrer localement quelque effet de la flûte (en l’occurrence quelque effet bruissant, résultant du souffle qu’elle convoque21). On est au plus loin de l’effet sonore.
99Pour mieux le comprendre, je citerai le début d’Igitur : « Quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, il dit “Pas encore !” Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière. »
100Il s’agit ici de susciter l’ombre en soufflant la lumière, c’est-à-dire de provoquer la musique en agitant le corps musicien.
101Le corps musical est ici exemplairement le mouvement de neutralisation du corps musicien tendant à instaurer une distance, une tension, un écart vers la musique. Cette distance est proprement ce que je nomme le corps musical. Si bien que, dans l’exemple précédent de Jean-Sébastien Bach, on peut dire que le moment favori, émergence de la flûte comme corps musicien particulier, ouvre à une singularisation de la flûte, cette fois comme corps musical.
102On a donc musicalement affaire à quatre corps musicaux :
- un corps avorté et virtuose,
- un corps exhibé et inspiré,
- un corps forclos et exécutant,
- un corps retiré et interprétant.
Écoute et corps
103Si l’on m’a suivi jusque-là, comment remonter de ce corps musical jusqu’à l’écoute ? Comment l’écoute procède-telle de ce corps musical ? Tâchons d’achever cette boucle en nouant le corps musical à l’écoute, sans prétendre pour autant épuiser ici le parcours.
104On a en fait rencontré deux écoutes, enchevêtrées : • D’un côté une écoute que j’appellerai phénoménale nomme le mouvement d’adhésion de l’auditeur à l’œuvre, sa manière d’être incorporé à l’œuvre, enlevé, ravi, tiré hors de lui-même, de sa condition d’animal social22.
105Sa catégorie vectrice est celle de « moment favori » : l’écoute jaillit en un moment du déroulement de l’œuvre au gré d’une écoute « flottante ». L’écoute n’est pas, comme la perception ou l’audition, une capacité structurale, toujours disponible chez l’auditeur. On peut toujours auditionner une œuvre ; on ne peut toujours écouter la musique à l’œuvre car il y faut l’advenue (restant hasardeuse) d’un point qui permette à l’auditeur de s’incorporer à l’œuvre le temps de sa présentation sensible. Pour écouter vraiment la musique d’une œuvre, il faut, à partir d’un moment, être proprement ravi par elle.
106L’écoute est, à partir de ce moment favori, l’instauration d’un qui-vive qui va se soutenir durablement d’une conviction : celle d’adhérer à l’œuvre, de prêter son corps (le corps que j’ai appelé corps du musicien) au sujet musical effectif.
107• D’un autre côté, l’écoute que j’appellerai fondamentale est ultimement faite par l’œuvre : l’œuvre écoute la musique qu’elle est précisément en train d’inventer, de créer, de faire apparaître. Et c’est bien parce qu’il y a cette écoute fondamentale (Ur – écoute) – que je noterai désormais avec une majuscule (Écoute) : la grande Ecoute – qu’il peut y avoir l’écoute phénoménale de l’auditeur (ou petite écoute). C’est pour cela que l’écoute de l’auditeur est bien incorporation à l’existence même de l’œuvre. Si l’on veut bien entendre le mot corps dans incorporation (in – corps – oration), c’est bien en effaçant quelque chose de son corps individuel que l’auditeur peut participer – un bref moment – au corps musical universel de l’œuvre en tant que celle-ci n’affirme pas l’autarcie d’un nouveau particularisme (culturel...) mais recherche la musique dans le moment même où elle la produit par son corps.
108Que le corps musical soit une distance peut aussi se dire : le musicien qui joue une œuvre (et s’engage ainsi dans le corps à corps musicien) écoute dans le même temps la musique qu’il est en train de jouer et instaure par là une distance avec ce corps musicien, distance dans laquelle il s’installe. Que l’œuvre écoute, elle aussi, nomme alors adéquatement ce mouvement de retrait du corps musicien, un peu comme toute écoute empirique se soutient d’un oubli de soi, d’un effacement de son propre bruit intérieur, non pas tant pour se porter vers l’autre avec ses caractéristiques propres que pour déposer les particularismes et viser ainsi le même, c’est-à-dire l’universel.
109Que l’œuvre, en déposant le corps musicien, vise la musique reformule des choses très simples : l’œuvre vise l’idée musicale plutôt que l’effet sonore ; l’œuvre traverse la matière sonore pour atteindre quelque au-delà du son.
110J’aime à nommer ce mouvement, cet effort, de l’œuvre comme son « vouloir être ». Toute œuvre, si elle est vraiment musicale, ne saurait se contenter de son être-là, de ce qu’elle a déjà disposé à nos sens, ou plus exactement à sa propre sensation. Toute œuvre travaille en même temps à ce qui est possible ici et qui n’est pas exactement ici. Toute œuvre intensifie sa sensation d’exister dans le double geste de poser ce qui est ici et maintenant et en même temps de projeter le voile d’un possible sur cet ici et maintenant. D’un côté l’œuvre pose, et fait confiance en ce qu’elle pose (elle ne rêve pas d’un au-delà, d’un après ou d’un ailleurs). Mais ce qu’elle pose (ici et pas ailleurs, maintenant et pas plus tard) a beau être délimité, circonscrit, étroitement fini, il n’est pas pour autant épuisé par un protocole de description. Car ce qui importe, c’est l’intensité avec laquelle elle pose cela qui est disposé à plat, c’est la modalité qui compose cela qui est disposé en finitude.
111Ce n’est pas dire là que l’œuvre serait ouverte (ouverte au rêve ou à la nostalgie de l’infini qu’elle voudrait être et ne sait être). C’est plutôt que l’œuvre, par-delà sa composition élémentaire finie, est un vecteur plutôt qu’un tas, une énergie plutôt qu’une collection. Et l’œuvre existe réellement en tenant à distance d’elle-même chacun des termes qu’elle constitue laborieusement et expose soigneusement.
112Cette distance interne à l’œuvre, qu’elle creuse, distance où s’établit ultimement la puissance musicale, c’est cela que j’appelle Ecoute. En ce sens, l’Écoute peut être aussi bien dite le travail de la sensation musicale tel qu’il participe de l’existence même de l’œuvre.
113Finalement cette distension de l’œuvre sur elle-même, qui la met en écart ombrageux à tout ce qu’elle pose et en lequel elle croit par ailleurs dur comme fer, cette ombre portée par la lumière qu’elle agite sans cesse, s’appelle précisément musique, musique à l’œuvre. Et l’Écoute est le nom de cette attention vigilante de l’œuvre pour que ce qu’elle agite sans cesse de lumière soit toujours orienté en vue de l’ombre musicale, du halo sonore, de ces multiples petites traces innombrables (innombrables non pas parce qu’il y en aurait beaucoup mais plus essentiellement parce qu’il n’y a pas sens à dire qu’il y en a une seule, car il n’y a pas d’unité minimale, d’atome permettant de composer le tout, s’agissant ici d’une traîne d’ombre plutôt que d’un amas de grains).
114À ces conditions, l’Écoute nomme ce qui rapporte l’œuvre à la musique qu’elle fait jaillir au sein d’elle-même. Et cela explique que se mettre à écouter une œuvre implique de mobiliser dans un premier temps son propre corps physiologique car il s’agit d’éprouver ce qu’éprouvent les corps des musiciens qui jouent l’œuvre. Ceci est la condition sine qua non pour, dans un second temps (celui qui suit le moment favori), pouvoir participer au geste de l’œuvre qui dépose le corps musicien et instaure cette distance intérieure qu’est le corps musical, distance où la musique peut couvrir l’œuvre de son ombre. En ces sens, le moment favori peut être dit le point de capiton des deux écoutes : l’écoute de l’œuvre par le musicien, l’Écoute de la musique par l’œuvre.
Notes de bas de page
1 Voir « La Troisième audition est la bonne (De l’audition musicale conçue comme une intégration) », Musicae Scientae, n° 2, 1997.
2 De ce point de vue, la catégorie musicale de perception s’apparente plutôt au concept philosophique d’aperception.
3 Voir intégrale de Riemann.
4 Voir intégrale de Lebesgue.
5 Voir intégrale de Kurzweil-Henstock.
6 Un DEA.
7 Seuil, coll. « Des travaux », 1996.
8 La Singularité Schoenberg, Éditions L’Ircam, L’Harmattan, 1998.
9 Voir Petit manuel d’inesthétique, Seuil, 1998.
10 Voir Introduction au discours du tableau de François Wahl, Seuil, 1996.
11 Voir « Cela s’appelle un thème (Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique) », Analyse musicale, no 13, 1988.
12 Voir Les Enjeux du concert de musique contemporaine, Éditions Entretemps-Cdmc, 1997.
13 Voir La Doctrine inouïe (Dix leçons sur le théâtre classique français), Hatier, 1996.
14 Voir « Les moments favoris : une problématique de l’écoute musicale », Cahier Noria, no 12, Reims, 1997.
15 C’est le sens adornien de « beau moment » (Schöne Stellen).
16 Voir les auditions naïve, perceptive et réflexive.
17 Voir la jauge de l’intégrale de Kurzweil-Henstock.
18 La voix humaine ne disconvient pas à ce principe du rapport, du corps à corps, si on veut bien considérer que, dans son mode d’émergence physique, cette voix est bien le produit d’une rencontre en un conduit d’air et des cordes vocales vibrantes. Il faut donc bien concevoir un démêlé, interne à la physiologie du chanteur, entre deux entités corporelles différentes. Chanter, en ce sens, c’est avoir affaire à une dualité scindée du corps humain plutôt qu’à sa plénitude unifiée et d’un seul tenant.
19 Plutôt qu’à proprement parler la matière, qui serait soit la lettre – en l’occurrence la note –, soit ce corps à corps même.
20 Dans les catégories poétiques de Federico Garcia Lorca, c’est là une figure du duende plutôt que de la Muse...
21 Quelque « mode de jeu », pour parler des effets devenus les ingrédients obligés de tant de partitions contemporaines.
22 Ce ravissement ne signifie nullement une passion ou une passivité. L’auditeur, ici, n’est pas thématisé comme sujet de ce ravissement pas plus qu’il ne serait sujet d’un moment favori transformé en « objet » de désir. A proprement parler, il n’y a pas de sujet de ce ravissement, mais il y a, à partir de, après lui, possibilité d’existence d’un nouveau sujet qui ne sera nullement « passionné » de musique mais plus essentiellement occupé à « faire de la musique », comme l’œuvre en fait.
Auteur
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