Le schématisme en morceaux : percevoir la littérature
p. 109-129
Texte intégral
1La perception en esthétique peut-elle fournir un modèle de l’expérience esthétique en général ? Si percevoir l’art repose d’emblée sur un étonnement, celui-ci, à son tour, ne suppose-t-il pas une saisie de la différence comme telle, c’est-à-dire une saisie d’un dysfonctionnement radical, une appréhension qu’il y a de l’inconnaissable (propre à l’objet esthétique) ? Etrange paradoxe que celui qui propose de voir dans la perception esthétique une reconnaissance de ce qui est inconnu, de ce qui échappe...
2Il s’agit de s’intéresser ici à une forme particulière de perception esthétique : la perception de la littérature. On voit bien quelle spécificité cet objet introduit dans le débat. La littérature est, différemment de la musique, déjà hétérogène, en ce qu’elle comprend aussi bien une part représentative (sens à décoder, images visuelles) qu’une part non représentative (conditions d’énonciation, tempo et rythmes, sonorités, grains d’images...). La question « qu’est-ce que percevoir en littérature ? » est donc double : percevoir, est-ce comprendre cette part représentative de la littérature ou est-ce vivre une expérience sensorielle et imaginaire face à la composante non représentative de la littérature ? La question s’énonce aussi autrement : comment séparer l’acte de lire la littérature (c’est-à-dire à la fois, la comprendre et la vivre) de l’acte de percevoir ? Parlant du percevoir, il nous faut donc distinguer un des temps dans l’acte de lecture. Et le percevoir ne pourra rendre compte de la totalité de l’expérience esthétique, qui est plus vaste que la perception. Alors, comment définir cette passerelle vers l’expérience esthétique qu’est la perception ?
3On sait que la tradition critique française n’a pas introduit de feuilletage chronologique dans la lecture et Barthes en est un exemple frappant qui, dans S/Z1, appelle à comparaître tous les codes à la fois, imaginant un sujet lecteur qui soit aussi bien le lecteur à l’attention flottante que le lecteur critique, le lecteur découvrant le texte que le lecteur en fin de lecture. Dans le droit fil de la tradition herméneutique, les critiques allemands ont en revanche insisté sur la nécessité d’introduire une progression dans la lecture. Ainsi, par exemple, selon les propositions de Jauss2, trois temps sont à considérer : la perception (découverte du texte au fil de la lecture), la compréhension (rétrospection du texte qui l’envisage non plus dans le mouvement de sa découverte mais comme une globalité offerte) et l’interprétation (consistant à replacer ce texte dans son horizon d’écriture, et dans les divers horizons de lecture qui se sont succédé).
4Que l’on se range aux propositions de l’herméneutique ou non, on s’aperçoit que l’acte de lecture est d’une richesse extrême : Michel Picard3 comme Vincent Jouve4 ont repéré en outre le rôle qu’y joue aussi la réception psychique comme jeu, essais d’identification ou de répulsions, et comme pratique des associations libres. Puisque nous voulons ici poser la question de la perception d’un texte littéraire, il nous faut envisager de dissocier ce que l’expérience de lecture rassemble. Nous proposerons de considérer que la lecture contient un premier temps que nous appellerons perception : c’est l’expérience de compréhension initiale du texte lu, la perception des zones qui résistent à l’accès premier, tout comme la lutte contre ces zones de résistance (que cette lutte relève de la donation de sens ou du rêve éveillé) ainsi qu’une perception sensorielle des sons et des rythmes qui scandent le texte. Nous considérerons le reste de l’expérience de lecture comme ne relevant pas de la perception : il s’agit, d’abord, de l’interprétation intellectuelle du texte, trop analytique pour faire partie de la perception (lorsqu’elle recourt à l’intertexte, aux connaissances techniques et historiques et aux a priori idéologiques du lecteur), ensuite de la réception du texte dans sa dimension identificatoire et ludique, car elle apparaît comme une expérience dérivée de la perception initiale et qui vient s’arrimer à elle (mais dans un deuxième temps) et, enfin, de la rencontre esthétique, qui reste de l’ordre du mystère. On voit donc que la perception littéraire ne rend pas compte de l’expérience esthétique comme telle puisqu’elle n’est qu’un des temps de la multiplicité de cette expérience.
5On dira que la perception est, juste après l’étonnement initial dû à la rencontre avec le texte, la découverte première des aspects représentatifs ou non du texte, comme compréhension ou mécompréhension (qui peut ou non s’éclairer) et comme expérience sensorielle, celles-ci relevant à la fois de l’intellect/de l’imaginaire, et du sensible. Sont considérés comme hors de la perception ce qui est approfondissement intellectuel de la lecture littéraire (comme peut la pratiquer un critique littéraire, par exemple) ainsi que la projection psychique qui s’accomplit à la lecture d’un texte.
6On objectera que la projection et l’identification rétroagissent certainement sur la sélection de telle ou telle signification du texte à la première lecture, dès la perception. Or, c’est précisément un argument qui vient à point pour aborder la question suivante. Si la perception immédiate de l’objet esthétique (parce qu’il fait une utilisation étrange du langage ordinaire) est étonnement, reconnaissance d’une étrangeté, mise en place d’un rapport de non-comparaison immédiate, alors, cette différence est perçue comme telle et le lecteur peut recourir à des stratégies pour venir à bout de cette résistance : association libre ou recherche de reconnaissance sont les deux stratégies auxquelles il semble que le lecteur recoure. Dans ce cas, il est bien certain que l’identification psychique peut jouer : elle oriente la reconnaissance de tel fragment de texte étrange vers telle ou telle expérience vécue, vers tel ou tel fantasme. Il est indéniable qu’il existe ainsi une part proprement individuelle dans la réception des œuvres littéraires. Cependant, ce qui m’intéressera ici est de chercher s’il existe des zones de résistances à la perception du lecteur qui soient universellement perçues comme telles et, surtout, s’il existe des modes de luttes contre ces zones de résistances qui soient universels.
7Pour réfléchir à partir d’un exemple, j’ai choisi un extrait d’un texte contemporain qui semble présenter des difficultés de perception, entre autres raisons parce qu’il met en œuvre un univers imaginaire : il s’agit d’un texte d’Olivier Cadiot intitulé Le Colonel des Zouaves5 dont nous considérerons ici la perception d’un passage (p. 26 et 27).
Universalité de la perception ?
8 A priori, on peut envisager trois hypothèses. Ou bien la perception d’un élément est fixe et tout le monde le lit de la même manière : c’est ce qu’on appellera la théorie fixiste, en s’inspirant de la dénomination utilisée par Récanati pour désigner l’hypothèse, formulée par certains, selon laquelle le langage ordinaire6 est compris par tous de la même façon. Ou bien on considère au contraire que la perception varie avec le contexte et dans ce cas, il convient de savoir si le contexte littéraire contraint à décrypter et à sentir le texte de manière semblable pour tous les lecteurs ou s’il offre à l’inverse des variabilités individuelles.
9Pour avancer de manière plus précise dans cette recherche du degré d’universalité de la perception littéraire, il faut recourir à divers types d’objets littéraires dont j’ai essayé de montrer le rôle qu’ils conféraient à leur lecteur7. Dans un texte, il convient parfois de sentir telle rythmique, telles sonorités, et de se représenter le sens premier du message pour le percevoir (cela requiert du lecteur une simple connaissance de la langue, de son vocabulaire et de sa syntaxe8). Appelons élément inscrit le type d’élément qui se donne simplement à la lecture. Le vécu sensoriel initial qui consiste à percevoir la longueur des phrases dans le texte d’Olivier Cadiot (ici, il s’agit de phrases courtes, comme : « Les poissons aiment ce plancton imprévu. Moi aussi »), ou bien la compréhension simple des sensations désignées et qui renvoient à l’expérience de vie que nous avons tous (« Roulements de cailloux ») incitent à penser que la perception de ces éléments est relativement universelle. On dira donc que les éléments inscrits offrent une perception universelle parce que le vécu sensoriel d’un texte est provoqué par une donnée objective du texte (sonorités, tempo de l’énoncé), qui fait vivre des sensations corporelles communes, et parce que la compréhension d’expressions simples comme « Roulements de cailloux » fait partie de la compréhension du langage ordinaire, donc commun.
10Il n’en va pas de même avec l’expression « bruit d’écume » qui paraît relever de l’étrange, l’écume étant plutôt une sensation visuelle et tactile qu’auditive. Cela même qui est beau ici, c’est que cela résiste un temps à la perception. Un deuxième type d’élément doit donc être considéré : c’est ce que nous avons appelé élément indexé, c’est-à-dire une portion de texte dont le sens n’apparaît pas d’emblée mais qui se perçoit peu après, par pression contextuelle, de manière universelle. Parfois quelques traits d’humour ou d’ironie font partie de ces éléments, ainsi que diverses figures de style (comme l’hypallage dans « bruit d’écume »). Dans ce cas, l’expression peut ne pas être comprise d’emblée, mais c’est le contexte qui permet de saisir l’élément indexé. Alors l’interprétation de l’élément est opérée de façon contrainte. Donnons-en un exemple dans Le Colonel des zouaves :
Je prépare une canne de cinq pieds à action rapide, munie d’une soie de 34 terminée par un hameçon de 10 ou de 8 sur lequel je crochète par le dos une sauterelle précédée d’un petit plomb anglais mou. Je rampe dans le pré en silence, nez dans l’herbe, et détends mon bras entre les branches dans le trou en projetant la soie à la volante, crac.
11La lecture de cet extrait permet de saisir qu’il existe une analogie contextuelle entre la pêche et la guerre. Le caractère quasi explicite de la perception de l’extrait repose sur une pression du cotexte, qui oblige à avérer le lien et le rapport d’analogie tressé par le texte même entre les deux activités. On voit en effet qu’il ne s’agit pas d’un glissement d’un champ lexical à un autre, qui serait à imputer à l’association libre du lecteur, mais qu’on a affaire au mélange des deux lexiques pêche/guerre objectivement indexé par le texte. C’est pourquoi, on dira que les éléments indexés sont de nature à être perçus universellement (puisqu’ils sont objectivement ancrés dans la textualité).
12Le constat est que les objets inscrits, comme les objets indexés, apparaissent presque immédiatement et donnent lieu à une perception universelle : ils reposent sur des sens fixes du lexique et de la syntaxe, sur des sensations sonores communes (pour les objets inscrits) ou sur des sens cotextuels dont le décryptage est indiqué en pointillés par le texte (pour les objets indexés).
13Cependant, ce n’est pas tout. D’autres objets se donnent à lire qui confrontent le lecteur à une différence irréductible, à une étrangeté plus radicale : ils résistent à la perception. Parmi ces objets, je classerai les éléments lacunaires à compléter (les éléments intentés), les éléments autocontradictoires ou polyvalents (par exemple, chez Mallarmé, comment percevoir « Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui » ?) et les éléments surréels (comment lire, chez Olivier Cadiot, « je décide d’être plus petit comme je sais le faire » ?). Dans ce cas, les instructions qui permettent de saisir ces passages ne se trouvent pas dans le texte de manière claire. Peut-on en déduire que l’intervention du sujet lecteur est plus forte ? On pourrait faire une telle hypothèse en songeant à la manière très contradictoire dont le vers de Mallarmé a été lu : en effet, Emilie Noulet voit dans « le transparent glacier... » l’absence totale de vol, tandis que Jean-Claude Milner y voit un commencement d’envol, sans total départ9. Ainsi, un tel vers donnerait lieu à des variations individuelles dans sa perception.
14On voit donc se dessiner le problème auquel nous sommes désormais confrontés : la perception de ces points de résistance est-elle subjective ou universelle ? S’il n’y a pas d’instructions cotextuelles qui orientent la perception, la différence entre les perceptions est-elle irréductible ou bien y a-t-il des points communs entre ces diverses réceptions, qui s’éclaireraient par le fait que tous les lecteurs possèdent la même culture ?
15Ainsi, nous avons constaté que se profilent des résistances au sentir, au comprendre et à l’imaginer, dans la première phase de lecture qu’on a appelée perception. Voyons quels processus se mettent en place pour vaincre la résistance du texte : ceux-ci relèvent-ils d’une saisie individuelle ou générale ? Sont-ils fondés sur des schèmes imaginaires ou intellectuels ? Ces schèmes sont-ils constitués de traits de surface ou de caractéristiques profondes ? Sont-ils verbalisables ou non ? Sont-ils à rapprocher de ce qu’est le schème produit par l’imagination chez Kant ?
La perception : errance ou reconnaissance ?
16Les éléments qui ne sont pas perçus d’emblée ne peuvent renvoyer ni à des expériences facilement perceptibles par les sens, ni à des expériences analogues à celles qui sont tirées du monde réel, ni à l’expérience qu’est la connaissance de la langue. Ce qui échappe semble radicalement étrange. Pourtant, l’hypothèse que je ferai est que cette étrangeté est perçue comme telle, mais que, dans un deuxième temps, l’esprit du lecteur met en place une accommodation à l’étrange, tel un œil recourant à certains réglages. Ce que je voudrais montrer (par des exemples tirés de mon expérience personnelle, de la perception de quelques lecteurs et d’expériences de lectures venant de critiques littéraires), c’est que le lecteur cherche à percevoir, au-delà du constat de l’étrangeté, une forme de lisibilité, et qu’il faut rattacher ces prémisses de lisibilité à une reconnaissance partielle. En fait, je ne pourrai évoquer ici la perception sans parler en même temps d’écart au connu. L’hypothèse est forte, mais il convient de voir jusqu’où elle peut nous conduire afin d’examiner sa vraisemblance. Nous considérerons donc pour l’instant que toute perception nouvelle est fondée sur un rattachement à une expérience préexistante, que cette analogie entre les deux expériences existe ou que l’expérience nouvelle soit en décalage par rapport aux modèles préexistants. Nous allons analyser ce qu’il en est d’une perception conçue comme rapport à une forme de reconnaissance (celle-ci incluant aussi une saisie de la différence par rapport au connu).
17Il restera dès lors à se demander comment pourrait fonctionner ce processus de reconnaissance, de manière à voir si l’hypothèse proposée peut être étayée ou non. Il faudra aussi s’interroger sur le travail de perception qui se met en place lorsque ces processus de reconnaissance échouent et que la lecture consiste à être saisi par le texte (et non plus à le percevoir).
Outils de la perception
18Lire est une activité qui exige à la fois une capacité à déchiffrer (c’est-à-dire à absorber un message codé et à le transformer en quelque chose d’accessible), une mémoire du lecteur (composée à la fois des expériences, de la culture propres au lecteur et des ressources rencontrées au cours de la lecture et ainsi « apprises ») et une capacité analogique (consistant à percevoir les ressemblances et les différences entre ce qui est lu et ce qui est déjà connu et mémorisé).
19En réfléchissant sur les capacités mises en jeu dans la lecture, on relève des aptitudes dont on peut imaginer qu’elles existent chez tous les lecteurs, et des propriétés qui sont plus individuelles : en effet, on ne voit pas comment le fonds d’expériences engrangées par des lecteurs différents pourrait être semblable. Cependant, il paraît vraisemblable que, même si la mémorisation n’est pas de même teneur pour chaque lecteur, le processus de ressouvenance, lui-même, est sans doute universellement partagé.
Processus de la perception comme reconnaissance
20On a vu plus haut que nombre d’objets littéraires se laissaient percevoir immédiatement (au nombre desquels nous avons rangé les éléments inscrits et les éléments indexés). D’autres au contraire se laissent difficilement saisir. Comment cette approche fonctionne-t-elle ? Comment vit-on l’étrange et s’y reconnaît-on ?
21Si la reconnaissance consiste à comparer une occurrence deuxième à une première expérience mémorisée (sons, mots, éléments simples), alors, dans le cas de fragments, l’opération est simple : l’occurrence 2 est le retour de l’occurrence 1.
22Ainsi, les fragments semblent plus simples à reconnaître. Dans un texte difficilement perceptible, des détails peuvent être facilement reconnus. On s’approprie une totalité qui se dérobe par des fragments qui la constituent, un peu à la manière dont, avec la théorie du punctum de Barthes10, l’espace codique de la photographie ouvre enfin directement, par le détail vrai, par le point de réalité, sur une expérience réelle (le souvenir de la présence effective), semblant abolir du même coup l’arbitraire de la représentation. Cela signifierait, être frappé, dans la lecture, par tel élément qui renverrait, presque sans détour représentatif, à une expérience propre du lecteur. Par exemple, je perçois l’expression « bruit d’écume », parce que je connais, d’une part, le bruit de la mer et que je sais, d’autre part, que la mer est associée à l’écume. Je reconnais les deux fragments séparément, puis je les conjoins dans ma lecture. Mais il est plus difficile de saisir « bruit d’écume » comme une entité globale car l’expression ne correspond pas à mon expérience de la mer. La totalité lue n’a pu être approchée qu’au travers de quelques fragments qu’elle contient.
23On peut aussi supposer que c’est une configuration globale qui est reconnue dans la perception du texte (qu’on a appelée schème, dans le titre de cet article), et qui rappellerait – par analogie – des configurations connues. La question dès lors est de savoir comment est constitué ce schème. Repose-t-il sur un modèle continu ? Est-il constitué de caractéristiques de surface ou profondes ?
24Certes, on est capable de reconnaître un tableau qu’on n’a jamais vu (par exemple L’Asperge), ensemble complexe, ou multitude de fragments coordonnés, comme étant d’une part une asperge et, d’autre part, comme ayant des caractéristiques picturales qui en font un Manet. Or, même si l’on connaît nombre d’autres œuvres du peintre, il est patent que la mémoire ne peut reconnaître une occurrence de 1’Asperge. La perception procède en dressant une analogie entre l’occurrence inconnue et les autres occurrences de tableaux de peintres différents. Il faut donc supposer, pour qu’une telle analogie puisse se tisser, qu’une réduction de facticité et de singularité immédiate se fait, dès la perception d’un tableau de Manet, qui permet à l’esprit humain de conserver en mémoire quelques traits caractéristiques de ses œuvres. Puis, il faut supposer que l’esprit cherche à percevoir l’œuvre inconnue en dressant un rapport d’analogies et de différences entre les traits caractéristiques de ce tableau nouveau et les traits caractéristiques qu’il a inconsciemment déduits et « réduits » à partir de sa connaissance antérieure des œuvres de Manet.
25Pour étayer notre hypothèse, disons qu’il ne semble pas possible que l’esprit humain mémorise tous les tableaux de peintres qu’il a vus et qu’il compare le tableau nouveau avec chacune des occurrences de chaque tableau particulier (cela supposerait que nous reconnaissions Manet après avoir passé en revue dans notre esprit tous les tableaux que nous avons vus, et pas seulement ceux de Manet). Cela ne paraît pas satisfaisant car cela supposerait un temps de comparaison infini et une recherche d’analogies dans trop de domaines à la fois.
26Si, donc, nous supposons une réduction de facticité après chaque Manet et donc, après de nombreux tableaux de Manet, cela signifie que l’esprit met en place un schéma sous-jacent de caractéristiques. Chez les joueurs d’échecs, de même, Hubert Dreyfus11 montre que ce n’est pas la totalité de l’échiquier qui est reconnu et mémorisé, mais des tronçons, morceaux de configurations qu’il appelle des chunks. Ajoutons que le schéma qui se met en place est loin d’être encodé verbalement car, si nous pouvons reconnaître un tableau comme étant de Manet, il n’en sera pas moins difficile de verbaliser les traits caractéristiques sous-jacents que nous avons utilisés lors de cette identification. Certes, on peut dire : c’est la texture particulière de la touche que je reconnais, un dépôt de la peinture qui laisse voir les traits déposés par les poils du pinceau, ou bien telle gamme de couleurs fréquemment utilisée (ces pourpres, marron et beiges). Mais la mise au jour de ces caractéristiques demandera un effort, prouvant que le travail de mise en forme verbale n’avait pas été opéré auparavant. On peut en déduire que le schéma de reconnaissance auquel on a eu recours ne repose certainement pas sur une verbalisation.
27Pour conclure sur notre hypothèse de « modélisation » des processus perceptifs, nous avons tenté de montrer que la reconnaissance de fragments peut se fait de manière « directe ». En revanche, la reconnaissance d’une entité totale ne peut reposer sur une comparaison avec toutes les occurrences globales qui existent (cela supposerait un fonctionnement trop long). Or, si la reconnaissance d’une entité totale n’est pas directe, elle suppose que soient mises au jour immédiatement certaines caractéristiques seulement de l’entité qui rappellent inconsciemment des traits caractéristiques appartenant à d’autres entités semblables. Ces caractéristiques retenues ne consistent pas dans la totalité des traits de l’occurrence singulière ; on les appellera donc « schéma en morceaux ». Le schéma perceptif est donc à la fois polygonal (il peut consister soit en une texture, soit en une couleur, soit en autre chose) et discontinu. En outre, un tel schéma n’est pas verbal.
28Il reste à se demander si l’esprit humain met au jour des caractéristiques profondes de tel texte, de tel tableau, de telle musique, ou s’il a mémorisé seulement des extraits (caractéristiques) qui se trouvent réellement tels quels (et donc non abstraits), dans tels tableaux de Manet (pour reprendre notre exemple). Il faut se demander si c’est plutôt un groupe d’extraits (mémorisés et figurant dans telles œuvres précises) ou plutôt des traits (inventés par l’esprit), qui sont retenus comme caractéristiques dans le schéma perceptif.
29En nous appuyant sur des exemples, nous allons successivement aborder deux « modélisations » de la perception littéraire, l’une reposant sur une reconnaissance du texte par ressemblance entre le texte et l’expérience du lecteur, l’autre reposant sur une familiarisation progressive par accoutumance au texte.
Reconnaissance par renvoi à une expérience, à une culture personnelles
30Il s’agit d’une perception qui consiste à reconnaître les traits épars d’une expérience proche de celle qu’on a déjà eue.
Expérience reconnue
31Telle expérience extratextuelle comme l’enfance peut être aisément reconnue, même si elle est transposée dans l’écriture. Ainsi, le début de La Maison de Claudine de Colette parvient à créer une atmosphère aisément identifiable qui ramène chaque lecteur à ses propres souvenirs de jeu dans les jardins, de cachettes, d’appels des adultes. Un début d’ouvrage commençant par le titre « où sont les enfants » contribue à orienter la reconnaissance. La suite, d’une écriture jouant savamment la naïveté, continue à baigner chacun dans l’atmosphère d’une enfance retrouvée. C’est, par exemple, l’anthropomorphisme de la maison et de ses dépendances, qui semblent une mère et ses enfants :
La maison était grande, coiffée d’un grenier haut. La pente raide de la rue obligeait les écuries et les remises, les poulaillers, la buanderie, la laiterie, à se blottir en contrebas autour d’une cour fermée.
32En continuant la lecture, on découvre le je de l’actant humain, qui rend plus aisée encore une projection dans le récit :
Accoudée au mur du jardin, je pouvais gratter du doigt le toit du poulailler. Le Jardin-du-Haut commandait un Jardin-du-Bas, potager resserré et chaud, consacré à l’aubergine et au piment, où l’odeur du feuillage de la tomate se mêlait, en juillet, au parfum de l’abricot mûri sur espaliers.
33J’ai pu observer la perception de ce texte en demandant à une soixantaine de lecteurs âgés de dix-huit ans et habitant en Provence de me dire ce qui les avait marqués dans leur lecture. La plupart ont insisté sur le bonheur que produit l’évocation de l’enfance et un tiers d’entre eux a pensé qu’il s’agissait d’un jardin typiquement provençal (ce qui, sur le plan purement factuel, est faux, mais s’explique aussi bien par l’allusion au piment que par le processus même de la réception textuelle).
34En cherchant à expliquer la perception de ces lecteurs, on aboutit au schéma suivant : à travers l’allusion aux jeux de jardin et à la naïveté, je reconnais l’enfance. Or, moi, lecteur, j’ai eu une enfance en Provence ; donc le jardin de Colette est un jardin de Provence. De manière plus générale, cette fausse inférence peut s’expliquer ainsi : je reconnais les prémisses (jardin + jeux + naïveté), j’en déduis par analogie une configuration globale (l’enfance), puis je joins à cette configuration globale tous mes propres schèmes morcelés préexistants (enfance = Provence). À partir des prémisses, réduits à quelques traits isolés, j’ai fait exister une totalité, puis je l’ai confondue avec mon propre schéma mémorisé. Il apparaît donc que les prémisses et les corrélats d’une configuration fragmentaire semblent conservés ensemble dans la mémoire et que la perception d’un ou de quelques traits de la configuration avive tout l’ensemble et substitue au schéma morcelé lu (et « reconnu ») celui du lecteur.
35On peut en déduire que la reconnaissance de la totalité d’un « scénario » fonctionne de manière globale et immédiate, mais qu’elle joue sur une constellation de fragments. En outre, la perception apparaît comme fondée à la fois sur des traits transsubjectifs et sur des corrélats individuels.
Forme d’une expérience reconnue
36Mais outre le scénario total qui se donne à lire grâce au schéma constellé de la perception, on voudrait insister également sur la possibilité que le lecteur reconnaisse la forme d’une expérience, même si le détail de l’expérience lue diffère de son propre vécu.
37Certains constituants du texte pourraient militer pour la reconnaissance d’un schéma abstrait. En effet, dès la perception d’un système de narration qui passe par je, le lecteur reconnaît un type d’expérience psychique par laquelle le sujet se rapporte immédiatement à lui-même. L’utilisation du je désigne intuitivement pour chacun une expérience de proprioception et de connaissance de soi-même qui n’est pas la même pour tous, mais que tous partagent, comme le montre François Récanati12. On peut en déduire que tous les lecteurs ont ainsi en commun le pouvoir de se reporter à eux-mêmes par le langage, à travers l’usage d’une énonciation à la première personne, qui désigne directement l’expérience corporelle et psychique qu’ils ont d’eux-mêmes. C’est ainsi que nous sommes capables de comprendre qu’une phrase comme « j’ai froid » figure dans un livre, alors précisément que nous n’éprouvons pas cette sensation à ce moment-là.
38Ce que nous percevons dans l’usage de je, c’est une référence à l’intimité de soi-même dont nous avons aussi fait l’expérience. Ainsi, la perception de l’énonciation suppose une réduction de singularité qui permette de comprendre ce qu’il en est de l’usage du je dans une expérience de lecture, ce je qui n’est pas nous, mais cet embrayeur qui pourrait être nous. Cela milite donc en faveur de l’idée que la perception d’analogies ne repose pas seulement sur des extraits d’expérience réellement vécue, mais sur des traits seulement analogues à l’expérience directe. Ici, il s’agit simplement de reconnaître la forme d’une expérience.
39Mais qu’en est-il de textes ouvrant sur l’irréel, le fantastique, la science-fiction, ceux qui semblent partager une moins grande communauté avec une expérience réelle ?
Expériences irréelles reconnues par transposition d’une expérience ordinaire
40En approfondissant l’idée que l’analogie suffit à la reconnaissance (et qu’il n’est pas nécessaire qu’une expérience exactement semblable fasse retour), on peut comprendre ce qu’il en est de la perception de l’image irréelle, ou de la mise en texte d’une propriété inexistante dans le réel...
41Dans Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, les personnages passent l’aspirateur d’une manière étrange. Il leur suffit d’envoyer une poudre métallique, pour que toutes les saletés soient instantanément magnétisées et que la pièce soit nettoyée. Ce schéma fragmentaire consistant à enlever la poussière ne correspond à rien de connu. Et pourtant, il est facilement compréhensible, car le schéma de surface inclus dans l’image irréelle contient de la poussière métallique (que nous associons facilement à l’expression faire la poussière) et la propriété physique selon laquelle certains métaux, par champ magnétique, attirent des objets. Le lecteur peut donc s’y reconnaître et percevoir ce qu’il a lu, même dans l’univers étrange qu’il a découvert.
42Donnons-en un autre exemple dans le texte d’Olivier Cadiot : « Mon ombre se projette dangereusement sur l’eau, je décide d’être plus petit comme je sais le faire. Le paysage devient plus grand, sauf certains objets proches qui restent à mon échelle pour que ça ne ressemble pas trop à un cauchemar. » Finalement, quoi de plus naturel que de se reconnaître dans un univers qui brise les lois réelles ? Qui n’a fait l’expérience de grandir (on peut donc imaginer l’expérience inverse) ? Qui n’a fait celle de lire Alice au pays des merveilles, ou, plus récemment, qui n’a vu un de ces films jouant sur le rétrécissement, la transposition d’un univers à une autre échelle (dont le film Fourmiz est un exemple) ? En recourant à l’inversion d’un processus corporel physique (le fait de grandir, pour un enfant), en faisant allusion à toutes les images dont notre monde est rempli (images culturelles des contes ou effets spéciaux filmiques), Olivier Cadiot crée un univers dans lequel nous pouvons nous insérer en imagination et qui se laisse ainsi percevoir, certes dans son étrangeté irréductible, mais aussi comme une de ces variantes infinies produites par l’imagination à partir des modèles de base dont toute notre expérience d’êtres humains est tissée. Nulle expérience n’est à proprement parler re-connue, mais une lisibilité s’entrevoit qui reste cependant mystérieuse, attirante et pleine d’humour (ici, faire diminuer sa taille est une décision volontaire qui choisit des limites à sa mesure : il ne faut pas que cela ressemble trop à un cauchemar, tout de même !).
43Dire de ce repérage qu’il a pu être opéré par la simple transposition de ce qui est connu montre qu’on entend la perception comme reconnaissance en un sens large ; elle implique une adaptation véritable à ce qui échappe, elle nécessite le jeu de l’analogie et du déplacement. C’est envisager la possibilité que la perception esthétique arrive à reconnaître l’étrange, paradoxe qui s’explique à condition de voir, là encore, des persistances de fragments schématiques qui peuvent être inconnus mais reconnus, parfois, sous des formes diverses, qui sont des variantes de schèmes premiers, mémorisés par l’expérience ou la culture du lecteur.
Reconnaissance par imprégnation
44En même temps que le premier mode de lecture, il en existe un autre, où l’expérience de lecture ne renvoie à rien d’antérieur à elle et où la familiarité permettant la reconnaissance se noue tout entière au fil du texte. Il ne s’agit plus, pour le lecteur, de se référer à sa propre vie, ni à sa culture, mais de se laisser imprégner par l’imaginaire du texte.
Expérience reconnue : le retour de fragments élémentaires
45Le lecteur assimile peu à peu un certain nombre de récurrences dans le texte, grâce à un processus mémoriel. Ainsi, le sonnet de Mallarmé en YX et en OR est tout entier constitué sur les rimes et les retours d’assonances de ces deux syllabes. Peu de lecteurs ne percevront pas ce retour, tant il se fait lancinant et audible. Semblablement, Danièle Wieckowski note, dans La Poétique de Mallarmé13, le retour de mots qui deviennent de véritables leitmotivs dans la production mallarméenne : oubli, pur, nul font ainsi partie de ces mots foyers qui diffusent dans nombre de poèmes.
46On a donc affaire à une perception toute parcellaire, d’éléments et de morceaux qui reviennent à l’identique. Et cette expérience propre à la lecture du texte semble être caractérisée par une universalité, puisqu’elle repose sur la mémorisation de phénomènes de surface qui se donnent à l’identique, à intervalles réguliers. Même si l’on peut admettre que tout le monde ne percevra pas les assonances ou tous les phénomènes sonores, chacun cependant reconnaîtra certains d’entre eux. Ainsi, il n’y a pas réellement réception identique, mais des formes semblables de perception pour des données textuelles approchantes.
47Pourtant, s’il est facile de repérer le fragmentaire par imprégnation, comment percevoir les entités plus complexes qui ne se laissent pas réduire à des fragments ?
Expérience reconnue par transposition à partir d’une expérience de lecture antérieure
48Comment percevoir les expressions sonores ou significatives plus globales, si ce n’est sous une forme, certes différente, mais proche d’une expérience déjà connue ? Ainsi, une image qui paraît étrange de prime abord, devient progressivement familière pour peu que l’œil parcoure le texte en arrière ou que la mémoire (aidée de la capacité aux analogies) y reconnaisse un motif antérieur, repris et transposé.
49Dans le texte d’Olivier Cadiot, les expressions suivantes présentent une apparence qui pourrait appeler leur lecteur à pratiquer ce type de perception : « Épaules disparues dans les herbes géantes. Viande perdue à travers les précipices de chardons. » La seconde phrase semblerait totalement impropre à être reconnue, si l’on ne s’avisait, avec un temps de retard, qu’elle est là comme une réécriture de la première, et sous une forme à la fois plus générale et décalée produisant l’humour (épaules devient viande) et plus précise (herbes géantes devient chardons). S’il est difficile de percevoir qu’on a affaire au même thème imaginaire sous deux formes différentes, cependant, cette perception reste, sans doute, possible pour certains lecteurs. Le texte avive l’étonnement esthétique et suscite le désir de reconnaissance, qui consiste ici à feuilleter les expressions, à les déployer dans les deux sens (d’une plus grande généralité, et d’une plus grande précision). Il ne s’agit pas, dans cette analyse, de négliger l’effet d’une présentation décalée, mais de supposer que l’humour contenu dans la présentation n’est perceptible qu’à supposer une forme de reconnaissance préalable.
50Donnons un autre exemple de cette accoutumance au texte, laquelle permet de saisir les ressemblances, au-delà d’apparences parfois dissonantes ou neuves. N’y a-t-il pas, dans le sonnet de Mallarmé Le Vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, une parenté entre les deux expressions « [...] des vols qui n’ont pas fui » et « l’horreur du sol où le plumage est pris » ? C’est comme la déclinaison d’une même perception qui se laisse saisir ici, à travers l’aspiration à un vol possible (que traduisent les champs lexicaux vol et plumage) tandis que tout ce qui fait obstacle à l’envol, loin de disparaître, rappelle sa présence importune et lourde (tel le plumage gelé dans le sol, rendant toute fuite impossible).
51Si les images se renvoient ainsi l’une à l’autre (l’impossible vol et l’horreur du sol), c’est qu’elles gardent en commun un ensemble de traits fragmentaires et schématiques qui les constituent toutes deux. Elles peuvent être perçues, précisément parce qu’elles sont reconnues comme proches, dans leurs différences, l’une étant comme l’écho éloigné de propos déjà tenus par l’autre.
52Parfois, cependant, la récurrence de ressemblances ne peut être saisie : elle semble au-delà du perceptible, même si les deux entités différentes reposent sur des schémas morcelés sous-jacents qui se révèlent, à la réflexion, identiques.
Impossible reconnaissance : une lecture errance
53Dans le même sonnet de Mallarmé, le vers « Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui » n’est-il pas fondé sur une même image que celle qui soutient un vers du poème en yx : « [...] se fixe/De scintillations sitôt le septuor » ? Car il s’agit dans les deux cas d’un mouvement, et de ce mouvement (vol, scintillations) qui se fige. Le vol n’a pas fui, la scintillation se fixe. Un mouvement large et un mouvement imperceptible, certes, opposés donc, mais tous deux saisis dans le geste qui les arrête et les fige. Cette fois-ci pourtant, la parenté entre les deux expressions est plus difficilement perceptible. Ces deux vers conservent ainsi une forme de retrait par rapport à la perception ; ils ouvrent sur une expérience esthétique du mystère qui échappe. Ils ne peuvent se déployer qu’au-delà de la première lecture, dans un travail analytique sur le texte ou dans le jeu de l’association libre, car, a priori, nulle communauté n’apparaît entre un envol et une scintillation. Pourtant, c’est à travers la cessation du vol comme de la scintillation que se dit la parenté (le mouvement répétitif et clignotant de l’aile ou du septuor étoilé), mais une parenté cachée, lointaine, dissoute, qui ne se laisse pas percevoir et qui confronte le lecteur à un étonnement muet, à la perception de ces deux images diverses qui conservent leur secret miroitant. L’expérience esthétique peut résider d’abord dans le fait d’être saisi par ce mystère. Celui-ci peut rester inexpliqué – perception de l’étrange –, mais peut s’accroître aussi, grâce à la mise au jour, par l’esprit, des parentés cachées que recèle l’image.
54De la même manière, la comparaison qu’invente Olivier Cadiot entre un barrage et une tronçonneuse est peu accessible au lecteur dans une perception première du texte : « Le barrage fabrique un son de bonbonne de gaz en fuite éternelle, avec les mêmes changements infinitésimaux de pression que le ralenti d’une tronçonneuse au fond des bois. » D’ailleurs, la complexité de la ressemblance est patente : il ne s’agit pas d’un parallèle entre un barrage et un ralenti de tronçonneuse, mais d’une comparaison tierce entre les variations d’intensité de la propriété seconde du bruit fait par le barrage comme par la tronçonneuse. On voit que la perception de la ressemblance (qui joue non sur des traits caractéristiques visuels, ni sur des ressemblances sonores, mais sur des variations de sons) est d’une complexité telle qu’elle ne peut se donner à la perception. Le texte se moque bien de notre recherche de la perception et de la ressemblance à tout prix lorsqu’il ajoute, juste après l’extrait proposé : « Tout ressemble à tout. » D’ailleurs, il fait passer une métonymie probable (la présence simultanée du bruit du barrage et de celui de la tronçonneuse) pour une métaphore, brocardant ainsi à la fois le fonctionnement de notre perception, fondée sur la recherche de ressemblances, et notre désir de trouver du sens.
55Dans l’exemple du texte de Mallarmé, comme dans celui de Cadiot, on voit bien ce qui est en jeu à travers l’impossible perception des images : c’est qu’elles sont fondées sur des traits caractéristiques communs suffisamment cachés pour n’être accessibles ni à la seule mémoire ni à la capacité analogique. Elles reposent sur des analogies entre des propriétés secondes – et donc profondes –, qui peuvent être saisies par la réflexion mais non par le jeu naturel de l’analogie. Le rapprochement mystérieux proposé par le texte a priori a constitué l’expérience esthétique dès la saisie initiale ; cependant, ici, il est peu probable que la perception d’une parenté entre images soit possible. L’image n’étant pas reconnue, le mystère reste entier et le texte farouche.
56Mais, dira-t-on, nombre de textes restent ainsi rétifs à la perception. Il s’agit souvent de textes littéraires où les sonorités, les images ne se donnent pas à lire au premier accès.
57Cela prouve à quel point le travail de la perception, qui est saisie d’une différence, puis recherche d’une ressemblance immédiate, ne rend pas compte de la complexité de l’objet esthétique. Devant un tel objet, on constate souvent un impossible repérage, une radicale étrangeté à la reconnaissance.
58Dès lors, dans l’expérience esthétique, la perception comme reconnaissance peut être prolongée par d’autres opérations du sujet lecteur. Si l’objet littéraire reste opaque à la perception, il faut concevoir, au-delà du moi percevant, de nouveaux rapports au texte, où le lecteur peut se laisser envahir par l’étrangeté (sans entr’apercevoir les parentés qui lui échappent). Il peut être saisi par le texte, grâce auquel, par le jeu de l’invention, il se trouve au cœur d’un « barrrage-tronçonneuse », d’un « vol-scintillation ». Mais, que les pages enténébrées s’éclairent par la perception ou restent sombres et envoûtantes, il y aura eu rencontre esthétique dès lors que sons, images, rythmes, ensemble, créent cette expérience de l’étrangeté qui touche. La rencontre esthétique ne réside-t-elle pas dans le ravissement venu de ces fragments qui se heurtent et semblent n’avoir rien en commun, mais dont le texte fait miroiter la coprésence étrangement, sans la justifier de manière patente ?
59Ainsi, l’expérience esthétique peut ne pas saisir les rapports, les ressemblances ; elle peut demeurer dans l’étonnement car il y aura eu mise en rapport de fragments éloignés. Elle peut aussi, ultérieurement, commencer à percevoir, parce qu’elle aura reconnu. C’est pourquoi la perception est approche de la différence qui se saisit comme ressemblance, tandis que l’expérience esthétique peut être approche d’une différence – muette –, qui ne saisit pas l’objet, mais qui est saisie par l’inattendu, par ce qui résiste. Que ces zones de résistances s’effacent par la perception et l’analyse seconde ou qu’elles demeurent comme fortes et vagues à la fois, dans tous les cas, il y aura eu expérience esthétique, dès lors qu’il y aura eu étrangement initial.
60Ainsi, on voit que l’expérience esthétique inclut et déborde la perception, mais que la perception d’un objet esthétique, parfois, « relève »14 l’expérience esthétique comme étonnement. La perception est du côté de l’étrangeté qui peut se vaincre. L’expérience esthétique est du côté de l’étrangeté qui demeure telle ou qui parfois cède devant la reconnaissance, c’est-à-dire devant la perception.
Conclusion
61Comment fonctionne la perception par reconnaissance ? Elle suppose la mémorisation de fragments qui sont conservés dans une configuration polygonale où l’un des fragments peut raviver la présence de tous les autres. Ce qui est mémorisé, ce sont des traits inventés par le sujet, réduits et déduits, à partir de sa première rencontre avec un objet esthétique (ou à partir de son expérience de vie) mais qui sont sans doute des traits de surface (toutefois non concrets), plus que des caractéristiques profondes. Ainsi, lors d’une perception par reconnaissance, une analogie est rapidement calculée avec des fragments ou des configurations de fragments mémorisés. La reconnaissance de quelques fragments isolés suffit parfois à vivifier toute une configuration. Ainsi a lieu une reconnaissance de l’inconnu, qui ne partage avec le connu que de rares fragments ou quelques formes de configurations approchantes. Enfin, l’analogie peut ne pas apparaître, surtout lorsque les objets esthétiques partagent entre eux des caractéristiques profondes et qui ne sont dès lors accessibles que par une association libre ou une recherche intellectuelle. Dans ce cas aussi, le texte peut rester opaque et garder son mystère en échappant à toute perception analogique.
62Notre hypothèse concernant cette phase initiale de l’expérience esthétique a fait apparaître la complexité de ce qui s’y joue. On a d’abord noté une phase toute première de reconnaissance universelle des sons et des sens inscrits dans les textes lus, concomitante (et c’est paradoxal) de l’expérience d’être saisi par l’étrangeté esthétique. Ce moment initial de la rencontre et de l’étonnement ne représente que le début de la perception textuelle. Le travail ultérieur et le creusement de la perception elle-même est ce que nous avons appelé « perception par reconnaissance », où l’étrange s’apprivoise peu à peu, par le jeu d’une analogie externe entre le texte et le vécu, ou d’une analogie interne, tout entière prise dans les pages du texte, dans laquelle ce sont les résonances entre les constituants du texte qui forment un tissu d’échos reconnus. Parfois, cependant, l’analogie n’est pas perceptible et l’expérience esthétique demeure dans l’étrangeté et l’obscur (elle peut ouvrir alors vers l’association libre ou vers une écoute analytique de l’inconnu). On voit donc que l’expérience esthétique est feuilletée en de multiples strates au cours desquelles la perception seconde peut ou non se mettre en place. Ainsi la perception initiale, comme reconnaissance allant de pair avec un étrangement premier, a toujours lieu, tandis que le second temps de la perception (celui qui repose sur le jeu de l’analogie) peut s’effacer devant une expérience d’un autre ordre, celle où se joue l’acceptation de l’obscur.
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, S/Z, Seuil, coll. « Points », 1970.
2 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, tr. fr. 1978, éd. orig., 1972.
3 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Minuit, 1986.
4 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, 1992.
5 Olivier Cadiot, Le Colonel des zouaves, POL, 1997, p. 26 et 27.
6 Selon François Récanati, dans « La polysémie contre le fixisme » (.Langue Française, no 113, mars 1997, p. 107 à 123), la tradition fixiste considère que les sens sont fixes car déterminés par des conventions, tandis que la tradition contextualiste pense que le sens varie systématiquement en fonction du contexte et n’est pas fixé une fois pour toutes.
7 Béatrice Bloch, Le Roman contemporain, liberté et plaisir du lecteur, L’Harmattan, 1998.
8 C’est ce qu’Umberto Eco appelle des prérequis indispensables à la compréhension de la lecture dans Lector in fabula, Livre de Poche, 1979, tr.fr. 1985.
9 Émilie Noulet, Dix poèmes, Giard-Droz, 1948. Jean-Claude Milner, Mallarmé au tombeau, Verdier, 1999.
10 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, « Cahiers du cinéma », Gallimard, Seuil, Paris, 1980.
11 Voir Introduction aux sciences cognitives (sous la dir. de Daniel Andler), coll. « folio essais », 1992, p. 352-373.
12 Voir à ce sujet la démonstration que fait François Récanati dans Direct Reference (From Language to Thought), Blackwell, Oxford, 1993, p. 61 à 90, et qui porte, en particulier, sur le rôle de l’embrayeur je.
13 Danièle Wieckowski, La Poétique de Mallarmé, SEDES, 1998.
14 Au sens hegelien de conservation et de dépassement.
Auteur
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