Rythme, schème et règle
p. 81-92
Texte intégral
1Réaliser en peinture la sensation, tel était l’objectif de Cézanne : « ... le peintre concrète au moyen du dessin et de la couleur ses sensations, ses perceptions1. » Admettons avec Cézanne que la peinture vise à réaliser la sensation, à inscrire la saillie du réel sur la toile2. L’artiste est un « réceptacle de sensations, un cerveau, un appareil enregistreur », le tableau une « plaque sensible » où « tout le paysage s’inscrira »3. Mais qu’en est-il de la perception du tableau par le spectateur ? Si la peinture de Cézanne est « parallèle » à la nature (et en même temps toujours inférieure, dit le peintre), peut-on considérer que la perception esthétique du tableau redouble cela ? Plaque sensible (l’œil du spectateur) de la plaque sensible (le tableau), elle recevrait l’émergence de la Sainte-Victoire, la saillie du réel ?
2Nous examinerons ici ce qui se joue dans la perception esthétique, face à la peinture et non face à la nature4. Pour cette analyse, nous serons aidés par les nombreux auteurs qui ont écrit sur la Sainte-Victoire de Cézanne, en particulier Maurice Merleau-Ponty, Henri Maldiney, Peter Handke5. Se référer à leurs textes pour préciser le processus de la perception esthétique pose sans doute problème. On peut nous opposer qu’il s’agit là non de la perception esthétique en acte, mais d’ekphrasis, de la description écrite d’une œuvre. Et même, chez les trois auteurs, d’une description réfléchie qui tend à l’essai, à l’analyse philosophique (chez Merleau-Ponty, Maldiney). Faisons l’hypothèse que l’ekphrasis accomplit, approfondit la perception de l’œuvre. Il y a certes des écarts et des différences entre les deux : écrire, décrire l’œuvre d’art appartient au champ de l’écriture. Cette écriture, qui a une longue tradition, a ses contraintes et produit ses propres figures. Elle a exploré diverses rhétoriques et produit ses éclairs de vérité. Ainsi René Char trouve dans la catachrèse une des clefs de la peinture de Paul Klee : « Secrets d’hirondelles », « les signes qui traversent les portes » condensent l’univers de Klee où se mêlent oiseaux, signes algébriques et musicaux, poissons, lettres de l’alphabet6. D’autre part, la pensée esthétique utilise et crée des concepts qui ont une origine et une efficience autres que la contemplation de l’œuvre. Les tropes, les concepts sont des éléments construits, des artefacts. Cependant, il ne faudrait pas établir une frontière trop étanche entre perception et réflexion esthétiques. La perception ne se réduit pas au temps réel de contact visuel, de réception sensible de l’œuvre. Elle se nourrit de réflexions, de mises en relation avec d’autres tableaux, d’autres peintres, d’autres couleurs, elle se poursuit au delà de la présence physique du tableau, sur le mode de la rumination, du ressassement où s’entrelacent les voies de la mémoire, de l’imagination, du savoir, de la réflexion. Et, d’un autre côté, il n’est pas de texte de réflexion esthétique vrai qui ne prenne en charge le choc reçu face à l’œuvre. Nous ferons donc l’hypothèse que ce qui s’écrit sur l’œuvre porte les traces de l’expérience esthétique vécue face à l’œuvre.
3Reprenons donc notre première question à la lumière des textes évoqués précédemment : la perception de l’œuvre est-elle identique à la perception de la nature, sont-elles de même nature ? Si l’on suit Merleau-Ponty, nous trouvons des remarques apparemment contradictoires. Il note : « Quand le peintre classique, face à sa toile, recherche une expression des objets et des êtres qui en garde toute la richesse et en rende toutes les propriétés, c’est qu’il veut être aussi convaincant que les choses, qu’il ne pense pouvoir nous atteindre que comme elles nous atteignent : en imposant à nos sens un spectacle irrécusable. Toute la peinture classique suppose cette idée d’une communication entre le peintre et son public à travers l’évidence des choses7. » La peinture, du moins la « peinture classique », vise à produire « le même spectacle doué de la même sorte d’évidence qui appartient aux choses perçues8 ». Merleau-Ponty souligne cependant que la peinture (classique) n’est pas plate représentation mais création (par la perspective, entre autres moyens). Elle construit un espace pictural. De sorte que c’est de la peinture et non de la nature qui se donne à nous.
4Plus loin, dans le même texte, Merleau-Ponty indique que la perception esthétique ne peut se réduire à un simple choc sensitif. L’œuvre a une dimension historique : elle dialogue avec l’histoire de l’art, elle est proposition pour une nouvelle vision du monde. « Ce qu’ils attendent de l’artiste comme du politique c’est qu’il les entraîne vers des valeurs où ils ne reconnaîtront qu’ensuite leurs valeurs. Le peintre et le politique forment les autres bien plus qu’ils ne les suivent, le public qu’ils visent n’est pas donné, c’est le public que leur œuvre suscitera ; les autres auxquels ils pensent ce ne sont pas les “autres” empiriques, ni donc l'humanité conçue comme une espèce9. » L’œuvre ne vise pas un destinataire ordinaire, l’homme moyen actuel. Elle n’opère pas seulement au plan de la perception naturelle, commune. Elle relève d’une altérité, ouvre un lieu utopique, « entraîne » dans un autre univers de valeurs esthétiques, éthiques que la réalité courante.
5Si telle est l’œuvre (et cela vaut aussi pour la peinture « classique »), elle n’opère pas dans le même plan que la perception sensible, elle ne peut la redoubler. La peinture classique ne cherche pas seulement le velouté des pêches (Chardin), ni la peinture moderne le velouté du tableau (Braque). Dire cela, avec Merleau-Ponty, c’est affirmer une rupture entre le domaine de l’œuvre, de sa perception et celui du monde empirique.
6C’est ce que Henri Maldiney affirme, selon une approche marquée de la philosophie de l’être de Heidegger. L’œuvre instaure un rythme. Le rythme se donne à moi, spectateur, selon un mode pathique. Il n’est pas devant moi, je suis impliqué en lui. Ainsi la peinture de Cézanne ne loge pas des formes à l’intérieur d’un espace-réceptacle, elle génère un champ de forces et son espace propre. Les Sainte-Victoire des années 1880 nous engagent dans les courbes des branches de pins et des collines, les unes redoublent, accompagnent les autres (La Montagne Sainte-Victoire au grand pin, vers 1887, Londres Courtauld Institute Galleries ; ou celle de la Phillips Collection de Washington, 1885-1887). Celles des années 1900 sont maçonneries de touches vertes, bleues, jaunes, écarts de l’une à l’autre, événements de leurs rencontres, chocs, différences. Les blancs laissés par Cézanne participent de la ponctuation du tableau, la relèvent et la relancent. Les touches ainsi juxtaposées, rectangulaires ou non géométriques, épaisses ou proches du trait, horizontales, verticales ou obliques, instaurent un pan/rythme (La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves, 1902-1906, Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art ; ou celle du Musée de Bâle, 1904-1906). De façon encore différente, les Grandes Baigneuses nous plongent dans l’entrelacement des corps et des arbres, de leurs arcades. Les touches mauves, roses, bleues, vertes et les formes se redoublent dans les frondaisons, le ciel, sur les grands corps (Les Grandes Baigneuses, 1906, Musée de Philadelphie). Danse continue et fragmentée de la peinture, des corps, des arbres, des nuées.
7Chacune de ces périodes de la peinture de Cézanne est l’avènement d’un rythme où s’absorbe le spectateur. « Un rythme n’est pas objectivable. Nul ne peut l'avoir devant soi. Nous ne pouvons qu’être impliqués en lui, engagés en lui et par lui dans l’ouverture. Ce à quoi il ouvre est un Ouvert qui, lui non plus, n’a pas de complémentaire. Sauf le Rien, auquel il lui faut justement faire retour pour être. Il est, comme l’événement, un existential qui n’est pas de l’ordre du projet, mais de la réceptivité et de l’attente10. » Le rythme n’est pas un jeu de formes données face au sujet percevant, il est de l’ordre d’un sentir plus originaire, qui précède la relation sujet-objet11. Le rythme est de l’ordre d’un sentir qui précède l’acte perceptif. D’où la thèse de Maldiney : « L’art est la vérité du sensible parce que le rythme est la vérité de l’aisthésis12. » Le rythme n’est pas un temps objectivé, ni spatialisé, il n’est pas une cadence, il est événement, il advient par et dans l’œuvre. Et cela s’applique en particulier à la peinture de Cézanne : « [...] les véritables unités picturales, dans un tableau de Cézanne, ne sont pas des éléments, ce sont des événements – et ces événements sont des rencontres : rencontre de deux couleurs, de deux lumières, d’une lumière et d’une ombre13. » Passages « conscients » entre les touches de couleur comme le notait Bonnard. Ce discontinu advient dans la peinture-Cézanne des dernières années.
8Il faut entrer dans ce rythme, dans cette respiration, s’y impliquer. Maldiney distingue, certes, les cas où le rythme se donne dans la fermeture d’une œuvre close sur elle-même : le spectateur doit se projeter dans son centre, son ordre interne, sa totalité accomplie. Et ceux où le rythme est en liaison directe avec le spectateur et l’oblige en quelque sorte d’« entrer dans la danse ». Ici, l’œuvre ne serait plus objet mais action14. Les rythmes des touches colorées des dernières Sainte-Victoire, arrêtées par le bord du tableau, les taches, troncs et corps des dernières Baigneuses, les entrelacs de Pollock, les moissons et combats de coqs d’Edouard Pignon invitent à entrer dans leur rythme, à le continuer selon d’autres voies que certaines œuvres plus équilibrées, plus centrées sur elles-mêmes.
9Cependant le « rythme », ainsi défini par Maldiney, selon un mode pathique, relevant du sentir, réduit trop la perception esthétique à une absorption, une implication passive dans l’œuvre. La perception esthétique est aussi un procès, une action qui implique une lecture, une activité sensitivo-intellectuelle sans quoi l’œuvre resterait choc sensible, pur rythme. Saisir l’œuvre nécessite de dégager ses lois de construction, ses principes d’organisation, qui ne se réduisent pas à l’enfouissement dans un rythme. Les parcours et séjours de Peter Handke dans la Sainte-Victoire pour tenter de saisir les lois de la montagne et de la peinture sont intéressants de ce point de vue. Handke séjournera deux fois en Provence, la seconde fois avec son amie D., couturière à Paris. Le texte La Leçon de la Sainte-Victoire rend compte de la difficulté à entrer dans la peinture de Cézanne, du moins à écrire l’investigation et l’habitation de celle-ci. Diverses médiations sont nécessaires à l’auteur. Il multiplie les promenades sur les différents versants de la montagne, il multiplie aussi les méditations, les digressions. Parcours et détours, immersions dans le lieu, dans la peinture, pauses réflexives animent sa perception qui devient réflexion esthétique et éthique.
10Détours par d’autres peintres. Courbet est un maître en solidité et en stabilité pour Handke. Ses figures de la vie quotidienne (tamisant le blé, debout devant une tombe, revenant du marché) « forment dans l’imagination une procession continue ». Elles réveillent le souvenir d’une vieille femme qui « s’avançait lentement avec son sac à provisions dans une rue transversale de Berlin15 ». Chez Handke, une œuvre d’art, lorsqu’elle est forte, trouve sa confirmation dans la réalité quotidienne, et inversement. La stabilité et la solidité, Handke la trouve encore dans La Grande Vague de Courbet : « Eau et atmosphère en sont presque les seuls motifs, pourtant les coloris rocheux la font paraître solide et dramatique par la multiplicité des formes qui se répondent16. » Et Handke rappelle la vénération de Cézanne pour Courbet, pour son geste ample. Au Louvre, Cézanne nommait simplement les objets de Courbet : « Là, la meute, la flaque de sang, l’arbre. Là, les gants, les dentelles, les cassures de la soie de la jupe. » Dire la chose, rien que la chose, comme son nom propre.
11Plus loin, dans son texte, Handke évoque La Grande Forêt de Jacob van Ruysdael vue au Musée des Beaux-Arts de Vienne. Masse de la forêt, puissance des troncs : « Peut-être le tableau est-il le détail d’une “grande forêt”, peut-être le regard ne part-il pas de la lisière mais déjà de l’intérieur, comme il est naturel chez un voyageur dans les premières profondeurs de la forêt17. » De même chez Cézanne sommes-nous dans la masse-montagne : la montagne n’est pas située dans le paysage, elle est dans sa présence, frontale (ainsi celle du Musée Pouchkine de Moscou, de 1904-1905). La saisie de la stabilité, de la solidité, de la massivité vibrante des éléments cézanniens passe, chez Handke, par Courbet, Ruysdael et d’autres.
12En même temps, les séjours sur les versants de la montagne, les promenades permettent de repérer telle cassure géologique qui constitue une arête des paysages de Cézanne. Ligne structurante, arête saisie face aux peintures, hantant l’imagination, retrouvée dans le réel :
C’était seulement maintenant, après coup, que me revenait à l’esprit le point autour duquel l’imagination avait tellement tourné. Je levai les yeux vers le dos de la montagne et je cherchai la cassure. Elle n’était pas visible à l’œil nu ; mais je savais qu’elle était marquée sur la croupe par un pylône de ligne de haute tension. Cet endroit avait même un nom : il s’appelait Pas de l’Escalette. Et en dessous, sur des alluvions, se trouvait une petite cabane abandonnée, portée sur la carte comme Cabane de Cézanne.
Quelque chose se mit à ralentir. Plus je regardais mon endroit, plus je devenais certain - d’une solution ? d’une découverte ? d’une conclusion ? Peu à peu la cassure sur la crête lointaine prit place en moi et devint un axe18.
13La structuration du paysage, la lecture de ses lignes de force (sur le site et dans la peinture de Cézanne) se font petit à petit, après des hésitations, des pauses, des impasses. Finalement, Handke saisit la vérité de la construction cézannienne en lui appliquant deux modèles : l’agencement des pans d’un manteau, la construction des toits chinois. Son amie D. lui parle de la difficulté de construire un manteau : articulation des parties, d’une manche au corps du manteau, tensions et amollissements, problèmes de transitions. C’est elle qui évoque l’architecture des toits chinois : « Les reproductions et les plans de construction de toits chinois me passionnèrent tout comme le problème de la diminution des charges par des répartitions convenables. Je vis qu’il y avait partout un domaine de l’entre-deux19. » Agencement des pans colorés de peinture, des pans de manteau, des toits :
La confection d’un manteau [remarque encore D.] exige que toute forme déjà utilisée reste dans la mémoire. Mais je ne dois pas être obligée de l’évoquer, il me faut de suite voir la couleur définitive qui mène plus loin. Dans tous les cas, il n’en existe qu’une seule juste et la forme détermine la masse colorée, elle doit résoudre le problème de la transition.
La transition, pour moi, doit séparer clairement et être à la fois dans l’un et dans l’autre20
14Articulation des masses colorées, transitions et entre-deux : la confection des pans du manteau, les toits chinois sont les médiations, les schèmes qui permettent à Handke de mieux saisir l’architectonique cézannienne. Au fil de la Leçon de la Sainte-Victoire se multiplient les références architectoniques saisies sur le terrain (recherche d’une cassure entre deux couches de roches différentes), nées d’autres savoir-faire (boutonnages et transitions de la confection textile), du souvenir d’autres lieux (seuil entre terrain herbeux et forêt, près de Salzbourg). Les dernières images évoquées par ce court texte sont encore d’ordre combinatoire, architectonique : feuilles de hêtres amassées par le vent qui évoquent des « cartes à jouer accrochées dans les buissons », branches d’arbre déchiquetées par la foudre comme les bandes d’un drapeau, pile de bois et son jeu de formes. L’ultime évocation spatiale est celle d’un « jeté de plis » : plis d’un tissu, plis de la montagne.
15La perception de la montagne est filtrée, schématisée par ces divers éléments21, modèles d’une lecture possible de la peinture-Cézanne. Disons enfin que cette perception ne se réduit pas à une saisie de formes, de structures, d’agencements spatiaux. Cette aisthésis produit pour celui qui la contemple un point d’appui, une lumière, une sagesse, une sérénité. Telle est la leçon que Handke attend de certains peintres comme Poussin, Courbet, Cézanne qu’il oppose à Picasso, l’« éternel joueur », le « virtuose », l’éclectique22. Le paysage aixois vu par Cézanne lui fournit « un but » ; une crête en forme d’auge devient le « col idéal » ; une forme « ferait naître la fidélité »23. Il est des peintres qui donnent un lieu universel où séjourner, des écrivains qui offrent « un chemin de rondins », voie pour cheminer, ne pas se perdre. D’un paysage naît une lumière, une brillance qui n’est ni l’éclat excessif, ni le gris : bref miroitement des gouttes de pluie au soleil sur l’asphalte de la route, éclat jaune comme vitré du massif tout entier. Apaisement des bruits et des lumières sur le plateau. Ces brillances sont proches de la galénè recherchée en Méditerranée par Loser, le héros du Chinois de la douleur24.
16Ainsi, les formes qu’instaure l’œuvre d’art ne sont pas purs jeux plastiques ou sonores, jeux de langage. Elles sont à habiter, à découvrir et parcourir comme un « col idéal », un « chemin de rondins ». L’arête géologique devient « axe » ; ainsi, face à cette ligne repérée dans la peinture et dans la montagne, qui s’appelle « Pas de l’Escalette ». Une forme est intériorisée, elle sert de fondement, d’appui à celui qui la reçoit. Une crête est un axe, chaque arbre de la forêt une « toupie éternelle25 », deux mains tressées deviennent un lien et une unité. Et, de même, une lumière, un éclat sur la route, dans la montagne deviennent source de brillance et de sérénité. L’esprit de la forme œuvre par delà sa configuration spatiale. Telle est la « leçon de la Sainte-Victoire », accomplie progressivement et difficilement par Handke, à travers ses différents séjours, ses promenades et retours en arrière vers d’autres lieux (forêt de Salzbourg), d’autres peintres (Courbet, Ruysdael), grâce à son amie D. qui lui fait partager son idéal du « manteau des manteaux », et aussi ses problèmes de boutonnage, de transitions, d’agencements de pans.
17La perception esthétique n’est pas seulement immersion dans un rythme. Sans doute, dans l’œuvre d’art, un rythme advient26 et je l’habite, il m’investit. Mais la perception esthétique n’est pas qu’un sentir, un mode pathique et empathique, elle est activité sensitivo-intellectuelle. Elle implique un construire et la saisie de l’œuvre à travers des schèmes, des modèles de construction. Le dynamisme du schème est de fournir une règle qui puisse s’appliquer à un objet et en saisir l’organisation. Le schème n’est pas une image figée, close sur elle-même, il révèle l’organisation interne de l’objet auquel il s’applique. Produit par notre imagination et notre entendement, il est opératoire, il a un pouvoir structurant27. Ici, l’agencement des pans du manteau, des toits chinois révèle la construction cézannienne, les problèmes de transition, de passages, d’entredeux auquel le texte de Handke est aussi confronté.
18Sans doute faut-il signaler que l’œuvre génère elle-même des modèles qui en condensent les règles de construction. Tel détail, tel objet emblématisent sa loi formelle, plastique, iconique, narrative. Ainsi, dans Passage de milan, Michel Butor décrit la vie des personnages dans les différents étages d’un immeuble : l’un d’eux, Martin de Vere, peint des tableaux en forme de damiers où se juxtaposent et se croisent dans leurs cases des lettres, des signes. Chez Ingres, un tuyau de narguilé, tel pli dans la draperie résument en les accentuant les courbes sensuelles des corps (Odalisque à l’esclave, 1839 et 1842). Il serait aisé de multiplier les exemples d’œuvres qui proposent une clef de lecture par le biais d’un objet insistant ou d’une métaphore récurrente (la méta-phore produit un déplacement, une translation qui éclaire son objet). Des médiations internes à l’œuvre aident à construire les médiations externes qui schématiseront sa lecture. Si l’on en revient à l’ensemble de l’œuvre de Cézanne, son intérêt pour le jeté des plis et les problèmes géologiques se retrouvent dans les plissements des draps de table de ses natures mortes, dans la manière de dessiner tel habit. Sa Veste sur une chaise (1890-1892)28 avec ses replis et ses cassures est une Sainte-Victoire compliquée.
19Le travail de perception de l’œuvre, car il s’agit d’un véritable travail impliquant des compétences et opérations diverses, un procès complexe, relève ainsi de niveaux différents : sentir et construire, s’abandonner à un rythme chromatique, formel, textural et en saisir la loi. Le rythme, le schème, la règle aident à nommer ce qui se joue à différents niveaux. L’œuvre institue un rythme dans lequel se prendre, s’engager. Le schème, élaboré par le travail de déchiffrage du spectateur aidé par les éléments médiateurs internes à l’œuvre, saisit son ordre. Les pans de manteau, l’architecture des toits chinois servent de modèle à Handke pour percevoir et penser la vérité architectonique de la peinture cézannienne. Le schème peut rendre compte du rythme, dans la mesure où un modèle construit peut traduire, figurer un sentir. Les deux plans ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Enfin, l’œuvre d’importance n’est pas pur jeu formel, elle ne produit pas seulement une expérience plastique, l’ordre qu’elle institue propose à qui l’habite et le médite un « axe », une mesure. Les formes génèrent une règle, une métrique qui n’est pas seulement d’arpentage. Un rythme peut générer une sagesse, une sérénité ou bien un trouble, un dérèglement, une démesure.
20La richesse de l’expérience esthétique résulte de ses différents niveaux sensitifs, réflexifs. Elle est passive et active à la fois. Selon les œuvres, selon les spectateurs l’une ou l’autre voie sera privilégiée. Ainsi la peinture combine choc rétinien et spéculation. Les pommes de Cézanne, ses Sainte-Victoire sont l’une et l’autre et, face au tableau, chacun choisit sa voie. Celle-ci parfois, par le biais d’une rêverie continuée, peut nous mener au-delà du tableau vers un paysage archétypique, un « arrière-pays »29. La perception du tableau sera aiguillée en deçà et au-delà de sa réalité pigmentaire, sur le mode de la présence et de l’absence. Certaines peintures font rêver. Cette aspiration, ce glissement, cette aimantation, produits de notre imaginaire, de sa géographie, complique encore l’expérience de l’œuvre. Elle l’ouvre sur un fond d’images, de lieux imaginaires. L’expérience esthétique est dans cette relance infinie qui combine et ordonne différemment pour chacun le choc sensitif et la réflexion, la couleur et le songe.
Notes de bas de page
1 Lettre à Émile Bernard du 26 mai 1904, reproduite dans Conversations avec Cézanne, édition critique présentée par P.-M. Doran, Macula, Paris, 1978, p. 28.
2 Voir J.-P. Mourey, chapitre « La saillie du réel », Le Vif de la sensation, Université de Saint-Étienne, CIEREC, 1993, p. 55 sq.
3 Propos de Cézanne retranscrits par Joachim Gasquet, op. cit., p. 109.
4 Il existe, certes, une perception esthétique de la nature.
5 Parmi les textes les plus importants, notons ces trois textes de Merleau-Ponty : « Le doute de Cézanne » (publié dans Fontaine, l’année même où paraît la Phénoménologie de la perception, mais rédigé trois ans plus tôt en 1942) dans Sens et non-sens, Nagel, 1961 ; « Le Langage indirect et les Voix du silence » (texte de 1952) publié dans La Prose du monde, texte établi par C. Lefort, Gallimard, coll. « Tel », 1995 ; L’Œil et l’Esprit, Gallimard, coll. « Folio », 1988. L’Œil et l’Esprit est le dernier texte écrit par Merleau-Ponty, en 1960, lors d’un séjour au Tholonet, non loin d’Aix, dans les lieux de Cézanne.
Maldiney consacre plusieurs écrits à Cézanne. Parmi ceux-ci : « Le monde en avènement dans l’événement de l’œuvre. Cézanne et le paysage », dans Art et existence, Klincksieck, 1985 ; « L’Esthétique des rythmes » (1967) et « L’Art et le Pouvoir du Fond », dans Regard Parole Espace, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973 et 1994 ; « Cézanne et Sainte-Victoire. Peinture et vérité », L’Art, l’Éclair de l’être, Ed. Comp’Act, 1993 (1re éd. dans le catalogue Sainte-Victoire. Cézanne. 1990, Réunion des Musées Nationaux et Musée Granet, 1990).
Quant à Flandke, il écrit La Leçon de la Sainte-Victoire, trad. par G.-A. Goldschmidt, Gallimard, coll. « Arcades », 1985 ; 1re éd., 1980.
6 « Secrets d’hirondelles. Paul Klee », Recherche de la base et du sommet, 1re éd. 1955 ; Gallimard, coll. « Poésie », 1983, p. 70.
7 « Le langage indirect », La Prose du monde, op. cit., p. 70-71.
8 Ibid., p. 71.
9 Ibid., p. 121.
10 « Vers quelle phénoménologie de l’art ? », L’Art, l’Éclair de l’être, op. cit., p. 330.
11 « [...] il faut se défaire d’une illusion théorique, de/'illusion théorique, qui consiste à croire que toute l’expérience humaine est structurée par la polarité sujet-objet. La relation d’un sujet qui s’objecte le monde, et se distingue par là même de ce monde, n’est pas niable. Mais il s’agit là d’une situation seconde par rapport à cette situation première qu’est la situation sensible. La relation Moi-Monde dans le Sentir n’est pas réductible au rapport Sujet-Objet. “Le Sentir est au percevoir, ce que le cri est au mot” [E. Straus]. Or le mot n’est pas la vérité du cri. Ni la perception celle de la sensation. La sensation est fondamentalement un mode de communication et, dans le sentir, nous vivons, sur un mode pathique, notre être-avec-le-monde. Or, c’est à un tel monde, donné dans le rapport de communication (et non d’objectivation), qu’appartiennent les éléments fondateurs du rythme. Ils ne sont pas posés objectivement comme faits ou phénomènes d’univers. Ils ne sont pas non plus simples vécus matériels de conscience. Ils appartiennent à ce monde premier et primordial dans lequel, pour la première fois et en chacun de nos actes, nous avons affaire à la réalité, car la dimension du réel c’est la dimension communicative de l’expérience. » (« L’Esthétique des rythmes », Regard Parole Espace, op. cit., p. 153.)
12 Ibid., p. 153.
13 Ibid., p. 169.
14 Ibid., p. 171-172.
15 La Leçon de la Sainte-Victoire, op. cit., p. 29.
16 Ibid., p. 30.
17 Ibid., p. 102.
18 Ibid., p. 97.
19 Ibid., p. 100-101.
20 Ibid., p. 101.
21 Le besoin handkien du modèle architectonique se retrouve ailleurs, dans sa perception de Poussin : « Il [Poussin] avait suivi l’antiquité classique, appliqué sa méthode de la construction du corps à la composition picturale en l’organisant de sorte que chaque partie qui portait était en même temps celle qui pesait. » (Formule de Kurt Badt reprise par Handke dans L’Histoire du crayon, 1re éd. 1982 ; Gallimard, 1987, p. 199.)
22 Ibid., p. 193.
23 La Leçon de la Sainte-Victoire, op. cit., p. 34, 45 et 63.
24 1re éd. 1983 ; Gallimard, 1986. La galénè désigne « la surface de la mer peu agitée, doucement brillante ».
25 La Leçon de la Sainte-Victoire, op. cit., p. 98.
26 Claude Simon remarque qu’écrire c’est trouver une cadence ou des « idées de cadence » (entretien accordé à la Nouvelle Critique, cité par L. Dallenbach dans « La question primordiale », Sur Claude Simon, ouvrage collectif, Éditions de Minuit, 1987, p. 85, note 9).
27 Nous retrouvons ici le sens donné à « schème » par A. Roger : « 1° Le schème est une règle, un procédé générique et générateur ; d’où le soin qu’apporte Kant à le distinguer de l’image (Bild). 2° Il fonde une application (Anwendung) ; d’où sa dignité transcendantale. 3° Il est un produit de l’imagination, opération énigmatique, on l’a vu, et dont le vrai mécanisme sera toujours difficile à percer. » (Nus et paysages. Essai sur la fonction de l’art, Aubier, 1978, p. 16.) Le « schème » permet à Roger de penser l’artialisation de l’art par rapport au réel, ici il éclaire l’acte perceptif et spéculatif face à l’œuvre.
28 Mine de plomb et aquarelle sur papier blanc, 47,5 x 30,5 cm (reproduit dans le catalogue Cézanne, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1995, p. 357).
29 Yves Bonnefoy évoque et part à la recherche de cet ailleurs, ce pays autre évoqué par le tableau, semblable et différent de la peinture (L’Arrière-pays, Skira, Genève, 1re éd. 1972).
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Le Temps d'une pensée
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Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
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2000