Flaubert : la prose à l’œuvre
p. 33-53
Texte intégral
1Dans Le Travail du style enseigné par les corrections des grands écrivains (Colin, 1903), Antoine Albalat reproche à Flaubert d’exagérer au fil des œuvres la « rage de perfection » : « C’est ainsi qu’il finit par se stériliser dans la dessication du style. La prose de Bouvard et Pécuchet n’a plus ni chair ni sang ; il ne reste que l’ossature1 » Il est vrai que Bouvard et Pécuchet, la dernière œuvre, porte vers l’épure le travail de la prose, dont Flaubert exprime l’idéal tout au long de sa correspondance, et principalement dans les années de Madame Bovary. Je voudrais partir de ces écrits souvent cités pour aborder ensuite la prose de Bouvard et Pécuchet dans son premier chapitre.
Vers et prose
2C’est avec Par les champs et par les grèves, mais surtout, cela est bien connu, avec la genèse de Madame Bovary que Flaubert découvre le travail de la prose. Il écrit à Louise Colet, le 15 avril 1852 : « Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. complet, par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase. » On peut dire qu’à la crise de vers de Mallarmé répond chez Flaubert une crise de prose. Flaubert invente une littérature-prose, autonome de « l’universel reportage », qui occupe une place équivalente à celle qu’accorde Mallarmé, après Hegel, à la poésie. La réponse de Mallarmé à Jules Huret : « Le vers est partout dans la langue où il y a rythme », « Toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification » peut être transposée à la prose flaubertienne. « Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. » (22 juillet 1852.) La prose apparaît comme l’équivalent, librement choisi, des contraintes de la versification : « Mais pour des vers c’est plus net, la forme est toute voulue. La bonne prose pourtant doit être aussi précise que le vers, et sonore comme lui. » L’autonomie de la prose s’exprime ainsi doublement – par rapport au sujet (le style est défini comme « manière absolue de voir les choses ») et par rapport au vers. Il ne s’agit pas de faire des vers dans la prose mais de donner à la prose la « consistance du vers » par le travail de précision sur la place des mots, sur le rythme et les sonorités. Flaubert écrit à Louise Colet : « Je suis aussi gêné par la place, dans ma phrase, que si je faisais des vers et ce sont les assonances à éviter, les répétitions de mots, les coupes à varier. » (3 janvier 1853.) Et : « Médite donc plus avant d’écrire et attache-toi au mot. Tout le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est la précision qui fait la force. Il en est en style comme en musique : ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son. » (22 juillet 1852.) La justesse du mot et sa sonorité sont posés comme une équivalence : « Ainsi, pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? pourquoi arrive-ton toujours à faire un vers quand on resserre trop sa pensée ? » (À George Sand, 3 avril 1876.)
3La rivalité de la prose narrative et du vers est pensée en même temps dans l’histoire des formes. La prose apparaît comme un art de la modernité, tendu entre un refus des « littératures anciennes » et une littérature à venir. Jacques Neefs a commenté cet idéal de la prose2, travaillé déjà dans Madame Bovary mais aussi projeté vers l’avenir des autres œuvres :
J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feux, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut. (24 avril 1852.)
et :
– Nous sommes, nous autres, venus un peu trop tôt. Dans vingt-cinq ans, le point d’intersection sera superbe. – Aux mains d’un maître, alors, la prose (la prose surtout, forme plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire formidable. Les livres comme le Satyricon et L’Âne d’or peuvent revenir, et ayant en débordements psychiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements sensuels. (4 septembre 1852.)
Cette définition de la prose comme une littérature jeune s’inscrit pourtant dans une tradition de la prose française, celle de Montaigne, de Montesquieu et de Voltaire, par opposition à la mauvaise prose contemporaine de Lamartine et de Victor Cousin :
J’aime les phrases nettes et qui se tiennent droites, debout tout en courant, ce qui est presque une impossibilité. L’idéal de la prose est arrivé à un degré inouï de difficulté ; il faut se dégager de l’archaïsme, du mot commun, avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes, et que ce soit clair comme du Voltaire, touffu comme du Montaigne, nerveux comme du La Bruyère et ruisselant de couleur, toujours. (13 juin 1852.)
« Se dégager de l’archaïsme », « avoir les idées contemporaines sans leurs mauvais termes », l’impératif concerne aussi la question du roman historique, en particulier la confrontation du modèle de poésie à l’antique, pratiquée par Leconte de Lisle, et la modernité assumée de la prose de Salammbô qui s’écrira à partir du présent.
4Ailleurs, l’écrivain exprime son admiration pour Victor Hugo et pour la phrase de Montesquieu, citée par Proust dans son article sur Flaubert :
Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et coupes des maîtres comme « l’ombre était nuptiale, auguste et solennelle » du père Hugo, ou ceci du Président de Montesquieu : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus. Il était terrible dans sa colère. Elle le rendait cruel. » (À George Sand, vers le 31 décembre 1875.)
Il n’en est pas moins vrai que le souci de la sonorité et du mouvement apparaît à Flaubert une nouveauté de la prose. C’est en lisant toujours Montesquieu qu’il écrit :
Mais je répète encore une fois que jusqu’à nous, jusqu’aux modernes, on n’avait pas l’idée de l’harmonie soutenue du style. Les qui et les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains là. Ils ne faisaient nullement attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement, et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. (6 juin 1853.)
Mais la liberté de la prose par rapport au vers s’inscrit aussi dans une histoire longue des formes esthétiques, reliée à l’histoire des hommes :
La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi, depuis les despotismes orientaux jusqu’aux socialismes futurs. (16 janvier 1852.)
Ce passage d’une lettre, qui s’inscrit entre la définition du « livre sur rien » et celle du style comme « manière absolue de voir les choses », met en relation l’évolution de la forme avec la transformation de la socialité (« liturgie », « règle », « orthodoxie ») et du politique3 (« libre comme chaque volonté qui la produit »). Il introduit une historicité à long terme (des « despotismes orientaux » aux « socialismes futurs »), à mettre en relation avec le moment déjà cité où Flaubert définit le vers comme « la forme par excellence des littératures anciennes ». Ce parallèle entre l’avènement de la prose et l’affranchissement des règles, Flaubert le renouvelle dans une réflexion condamnant le modèle social et politique des républicains :
Les républicains de toute nuance me paraissent les pédagogues les plus sauvages du monde, eux qui rêvent des organisations, des législations, une société comme un couvent. Je crois au contraire que les règles de tout s’en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la Liberté. – L’art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? (4 septembre 1852.)
En opposant la liberté de la prose aux entraves du vers, Flaubert retrouve une tradition ancienne, que rappelle Larousse : « Les Latins, opposant la prose au vers, l’appelaient sermo solutus ou oratio soluta, c’est-à-dire une manière d’écrire affranchie de la versification. »« Oratio prosa, c’est le langage qui va droit et libre devant soi, la prose, que l’on oppose à oratio vincta, le langage entravé ou lié par la mesure, la poésie. » Buffon, dans De l’Art d’écrire, fait en ce sens un éloge de la prose :
On a comparé de tout temps la poésie à la peinture ; mais jamais on n’a pensé que la prose pouvait peindre mieux que la poésie. La mesure et la rime gênent la liberté du pinceau ; pour une syllabe de moins ou de trop, les mots faisant image sont à regret rejetés par le poète et avantageusement employés par l’écrivain en prose4.
Cependant la prose, pour Flaubert, n’est pas sans contraintes et c’est précisément la nouveauté de son projet : créer un idéal de prose-oxymore, tendue entre la liberté d’écrire et le souci de retrouver une forme voulue, dont la nécessité se mesure à la justesse phonique et rythmique :
Dans le vers, disait-il, le poète possède des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, sans certitude [...]5.
De l’épique à la prose romanesque
5Dans cette histoire des formes que nous ouvre Flaubert, l’opposition du vers et de la prose se double d’un autre parallèle, qui a peut-être été moins souligné jusqu’à présent, celui de l’épique et du roman (« La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose »). La prose narrative s’inscrit dans une historicité des genres, même si elle en ruine la pertinence. Elle entretient une relation essentielle avec le genre épique et le genre dramatique, ces deux modes d’énonciation objective dont les modèles, pour Flaubert, sont Homère et Shakespeare. Hegel, que Flaubert a lu6, caractérise l’épopée comme objective face au genre dramatique, subjectif-objectif, et surtout au genre lyrique, subjectif, et il définit le roman comme « l’épopée bourgeoise moderne »7. Si le roman est à l’épique ce que la prose est au vers, on peut prendre au sérieux ce premier trait qui est la relation d’impersonnalité épique de la prose narrative – « la disparition élocutoire du poète »– défendue par Flaubert face aux tentations lyriques de la poésie. « Vous êtes heureux, vous autres, les poètes, écrit-il à Louise Colet, vous avez un déversoir dans vos vers. Quand quelque chose vous gêne, vous crachez un sonnet et cela soulage le cœur. Mais nous autres, pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et à moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui nous retombent sur l’âme. » (25 octobre 1853.) Les mauvais prosateurs comme Lamartine s’épanchent dans leurs œuvres. Pour Flaubert, le mode d’énonciation impersonnel est le genre dramatique où l’auteur est invisible. Mais il est intéressant de voir que l’épique est à la fois tantôt objectif tantôt subjectif. Il est ainsi subjectif chez un penseur comme Schlegel (que Flaubert défend dans sa correspondance contre l’opinion de M. Du Camp8) : cela rend bien compte de la relation spécifique de la narration et du dialogue chez Flaubert, et de la présence d’une voix dans la prose.
6D’autre part, si le roman est bien « l’épopée bourgeoise moderne » qui s’écrit en prose, la prose est aussi prose du monde moderne, liée au prosaïsme de l’état des choses qui s’oppose à « l’état originellement poétique du monde » de l’épopée. « C’est pourquoi, dit Hegel, l’une des collisions les plus habituelles et les plus adaptées pour le roman est le conflit qui oppose la poésie du cœur à la prose des réalités qui se dresse contre lui ou encore à la contingence des circonstances extérieures9. » Ce prosaïsme, on le lit bien au début de Bouvard et Pécuchet, avec la description initiale du canal Saint-Martin et le détail de la botte de paille flottant sur l’eau. Il y a bien l’idée, chez Flaubert, qu’une nouvelle forme peut dire un nouveau point de vue sur le monde, une nouvelle mimesis, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Auerbach qui évoque bien la prise au sérieux du quotidien dans la prose du xixe siècle. « Vouloir donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale ! » (27 mars 1853.) C’est ainsi que Flaubert oppose encore l’antiquité à la prose moderne :
La forme antique est insuffisante à nos besoins et notre voix n’est pas faite pour chanter ces airs simples. Soyons aussi artistes qu’eux, si nous le pouvons, mais autrement qu’eux. La conscience du genre humain s’est élargie depuis Homère. Le ventre de Sancho Pança fait craquer la ceinture de Vénus. Au lieu de nous acharner à reproduire de vieux chics, il faut s’évertuer à en inventer de nouveaux. (15 juillet 1853.)
De cette prose du monde moderne relèvent les romans de la modernité, de Madame Bovary à Bouvard et Pécuchet, qui marquent leur relation à l’univers de l’épopée (à l’héroïsme, au monde de l’action, au merveilleux, à l’exotisme), à son style, sous la forme de la parodie10 et de la nostalgie. L’aventure se condense dans la prose : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures et où je ne recueille d’autres fleurs que des métaphores. » (14 janvier 1857.)
7La référence du roman à l’épopée s’exprime aussi par la relation particulière qu’il entretient avec l’idée de totalité (qui est le second trait caractéristique de l’épopée pour Hegel). Pour Lukács, « [l]e roman est l’épopée d’un temps où la totalité extensive de la vie n’est plus donnée de manière immédiate, d’un temps pour lequel l’immanence du sens à la vie est devenue problème mais qui, néanmoins, n’a pas cessé de viser à la totalité11 », et « seule la prose peut saisir avec autant de force la souffrance et la délivrance, le combat et le couronnement, le cheminement et sa consécration12 ». Cette visée jamais atteinte de la totalité, c’est bien ce qui anime la quête de Bouvard et Pécuchet dans l’espace des savoirs. Bakhtine ajoute que le roman « introduit [dans les genres] une problématique, un inachèvement sémantique spécifique, un contact vivant avec leur époque en devenir (leur présent inachevé)13 ».
8Comme l’a bien vu Queneau14, le voyage de Bouvard et Pécuchet à travers les savoirs, une traversée encyclopédique en douze chapitres, est aussi une nouvelle Odyssée. Pour Flaubert, toutes les grandes œuvres sont des encyclopédies de leur temps : « Les livres d’où ont découlé des littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. » (7 avril 1854.) Cette entreprise n’est pas sans rappeler « l’épopée libre » évoquée par Chateaubriand à propos de Shakespeare ou de Dante, « une épopée libre, qui renferme l’histoire des idées, les connaissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque15 ». La prose du roman offre cette liberté à l’épopée des savoirs. Elle porte à son comble la définition par Schlegel du roman comme genre dominant de la modernité, qui peut aussi bien englober les genres de la poésie que devenir un genre à lui seul et remettre en question la notion même de genre16. Mais ce que le roman apporte d’indéniablement nouveau à l’épopée, c’est le comique, assurant la « romanisation » des autres genres », selon Bakhtine17. Flaubert nomme Bouvard et Pécuchet une « encyclopédie critique en farce », et parle de son « comique d’idées », – un « comique sinistre », ajoutera Maupassant18.
9Précisément, cette œuvre inclassable, Flaubert la qualifie de roman, ou d’« œuvre du même tonneau » que Saint Antoine, et il l’oppose au roman simple. En 1880, il évoque son « roman philosophique ». Cette difficulté à situer la prose narrative de Bouvard et Pécuchet, qui travaille plusieurs genres, conduit à s’interroger sur le rapport de cette prose à la philosophie. En quoi la prose de Bouvard et Pécuchet serait-elle philosophique ? Ce n’est pas au sens où elle exprimerait des idées sous couleur de la fiction comme un conte philosophique, ou un roman à thèse, quoique le roman ne soit pas loin parfois de Candide. Ce n’est pas non plus au sens où elle exprimerait des symboles qu’un langage direct ne pourrait dire. Plutôt au sens que retient V. Descombes pour le roman de Proust19, où le langage de la fiction comme art complexe propose une représentation du monde et une interrogation des discours sur le monde, y compris des langages littéraires et philosophiques. L’art complexe de la prose repose sur un emploi du dialogue comme mise en jeu des savoirs, et sur une prose narrative alliant le mouvement et l’abstraction au comique.
10C’est ce travail de la prose narrative que j’aimerais regarder à présent de plus près dans le premier chapitre de Bouvard et Pécuchet, en m’intéressant au début et à la clausule du chapitre.
Prose et genres
11« Voilà ce que la prose a de diabolique, c’est qu’elle n’est jamais finie. » (28 juin 1853.) L’écriture de Flaubert se confond avec le travail de la prose et la rature, tout particulièrement en ce début de Bouvard et Pécuchet : « Je patauge, je rature, je me désespère. J’en ai eu hier au soir un violent mal d’estomac. Mais ça ira, il faut que ça aille. N’importe ! les difficultés de ce livre-là sont effroyables. » (6 août 1874.) La réécriture vise à brouiller la relation à divers genres qui se trouvent absorbés, rendus implicites. Le début du roman transforme plusieurs modèles reçus, comme celui de la rencontre. Un scénario prévoyait de commencer par un incipit romanesque :
Par un dimanche d’été sur le bd Bourdon, à Paris, deux hommes se rencontrèrent.
Quel fut celui des deux qui vit l’autre d’abord, impossible de le savoir car leurs regards se heurtèrent en même temps20.
Flaubert substitue à ce commencement un début qui condense l’impression d’un dimanche d’été, de la chaleur et de la solitude21, et précède la rencontre. Le second modèle, réécrit comme au début de Saint Julien, est celui du conte. Les brouillons évoquent l’univers de la Belle-au-bois-dormant :
On n’entendait aucun bruit, on ne voyaitpersonne. On aurait dit que tous les habitants eussent été endormis, morts ou disparus.
Les choses inaniméesavaientreposaient avec un air de fatigue.
(f° 3 v°.)
La version définitive laisse la banalité motivée d’un dimanche d’été : « et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été ». De même, si le texte contient l’idée du coup de foudre entre les deux hommes « retenus par une fascination », les premières versions inscrivaient le mot « enchantement » (f°7), renvoyant à l’univers du conte. Dans la version imprimée, le merveilleux s’écrit en creux d’une aventure qui doit tout au hasard ou à la destinée d’un Jacques. Le banc du boulevard Bourdon apparaît le lieu-symbole d’une rencontre qui défait, en les citant, les stéréotypes du conte et du romanesque pour la prose du monde moderne.
12Un autre domaine de réécriture est l’univers du fantastique, qui intervient à plusieurs reprises et se condense dans des détails anodins. Après le dîner du premier soir, les deux bonshommes vont voir l’appartement de Pécuchet. La description actuelle était précédée dans les brouillons d’un « effet fantastique du clair de lune » (f° 19 v°) où Bouvard était saisi d’une hallucination :
dans l’escalier de Pécuchet, une hallucination troubla Bouvard. Il crut voir la lune monter les étages en même temps qu’eux. C’était le reflet de leur chandelle sur les plaques en fer blanc dont le mur en face était garni, pour envoyer de la lumière dans les chambres qui plongeaient sur l’arrière-cour, étroite comme un puits. (f° 118 v°.)
Le clair de lune, qui évoque la « mélancolique amie » de Faust, se retrouve en clausule du chapitre comme un détail anodin. Flaubert rédige plusieurs versions de cette phrase, prévue avec un « et » de mouvement (f° 69) :
<Mais> tous deux souriaient... & la lune, qui s’élevait alors, en entrant par les fenêtres sans rideaux éclaira leur figure.
Maistous <les> deux souriaient <dans leur sommeil> – & la lune qui se levait alors, en entrant par les fenêtres sans rideaux éclaira leur figure.
Flaubert, en définitive, déplace la coupe :
– et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres.
Le déplacement est à la fois rythmique et thématique. La phrase finit sur un moment comique qui résume et transforme l’idylle en trivialité, et condense la lune et sa mélancolie dans la clausule. « La prose, art plus immatériel (qui s’adresse moins aux sens, à qui tout manque de ce qui fait plaisir), a besoin d’être bourrée de choses et sans qu’on les aperçoive. [...] Il y a beaucoup de troisième et de quatrième plans en prose. » (30 septembre 1853.)
13D’autres détails fantastiques sont supprimés ou transférés, comme les jeux d’ombres, en particulier les ombres de Bouvard et Pécuchet, qui d’abord « se projetaient sur les murs monstrueusement22 » en association avec des toiles d’araignée sur le plafond de la maison de campagne. Ces toiles d’araignée existaient aussi dans une première version au plafond de l’appartement de Pécuchet et elles étaient liées à la mélancolie23. Dans la dernière version, il n’y a plus de toiles d’araignée mais une araignée associée aux ombres sur le mur du jardin : « Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur ; – et les deux ombres de leurs corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. »
14Flaubert décide aussi de rayer d’autres détails : les bruits de pas des déménageurs dans la maison vide, ou les bruits des marteaux clouant les lits, la « figure – moitié sanglier, moitié renard – » du fermier. C’est à la fois estomper le côté fantastique, conte noir, et la dimension métaphysique de la description. Mais on peut dire que la version définitive condense cette atmosphère.
15Lié au clair de lune faustien, il est un autre détail que Flaubert supprime : l’apparition d’un chien, créature diabolique dans Faust, et qui se retrouve quelques chapitres plus loin, chien d’expérience, puis, peut-être aussi charogne rencontrée au détour d’un chemin.
Mouvement de la prose
16Flaubert dit à plusieurs reprises ses affinités avec les idées de Buffon, sur la patience d’écrire, sur la pensée et le style – il faut ajouter sur la nécessité du mouvement dans la prose : « Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, écrit Buffon. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant24. »« La difficulté est de trouver la note juste. Cela s’obtient par une condensation excessive de l’idée » (à Ernest Feydeau, fin novembre 1857), écrit Flaubert de son côté. Cette condensation repose sur un travail de suppression, d’ellipse des détails qui conduit à l’abstraction relative des descriptions. « Il y a bien des détails que je n’écris pas. » (20 novembre 1866.)
17Par exemple, dans les brouillons, la description du canal Saint-Martin comprenait plusieurs notations de matière. En marge d’un folio (f° 4 v°), Flaubert note : « qqchose de métallique et d’endormi ». Ainsi le ciel semble « une vaste coupole d’acier », le canal avait « la rectitude d’un parquet d’ébène », les maisons, des « façades blanches de plâtre » (f° 4 v°). L’eau du canal qui finira « couleur d’encre », seule matière subsistante, est décrite d’abord dans sa pesanteur, « comme un torrent noir figé dans sa pesanteur » (f° 4 v°). « Son eau noire et immobile » (f° 4 v°) « paraissait aussi lourde que les gds murs de ses deux quais la surplombant » (f° 3 v°). L’adjectif lourd s’accole un temps à l’atmosphère, puis disparaît. De même, l’immobilité de l’eau n’est plus nommée directement mais impliquée par la formule définitive : « étalait en ligne droite son eau couleur d’encre ».
18Les brouillons accentuent aussi les formes : les « masses blanches » des maisons, les « plaques d’outremer que rayaient au loin de hautes cheminées d’usine ». Flaubert travaille l’effet de réverbération sur les façades :
[
La lumière faisait saillir le contour des murs, en aiguisaient les<aiguisaient leurs> angles, polissait leur surface], (f° 2.)
D’autres détails concrétisent la vision : le lieu de l’autre côté du canal est précisé, il s’agit des « rares maisons de la rue Contrescarpe », dont les jalousies sont fermées. Sur la berge figurait aussi initialement « un camion de tôle » (f° 4 v°). La version finale propose le mouvement d’une épure :
Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait du loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été.
De même, la description de Bouvard et Pécuchet vise à construire une différenciation entre les personnages, qui joue de la symétrie et de la dissymétrie. On pourrait le montrer à propos des différents fragments de portraits du chapitre. La description finale nous servira d’exemple. Flaubert écrit d’abord ce scénario de la dernière phrase :
<À la fin s’endorment>. Les montrer couchés, – <poses> différent<e>s – pas de rideaux aux fenêtres. – clair de lune sur leur figure. (f° 68.)
La première rédaction construit ensuite une opposition en symétrie (f° 69) :
Dans leur lits. – ils causèrent qq temps encore, puis s’endormirent –
poses différentes. <B <nu tête> sur le dos. Pécuchet <bonnet de coton> de côté en chien de fusil. Mais tous deux souriaient.
puis développe une description parallèle :
« B. dormait <se tenait> sur le dos la bouche ouverte <les bras dehors> & nu tête. P.
ratatinésur le flanc droit.en chien de fusil<les genoux au ventre> affublé d’un bonnet de coton. <Mais> tous deux souriaient... »
Flaubert vise alors à établir une dissymétrie dans la différenciation des personnages. Il raye « ratatiné », dont l’effet descriptif était impliqué par l’expression « les genoux au ventre », puis, dans la version suivante, supprime « les bras sortis », caractérisant Bouvard en symétrie :
Dans-leu-r-s lits<Une fois couchés <Déshabillés & > dans lits> ils causèrent qq temps encore <encore dans leurs lits>, puis s’endormirent. Bouvardest étalé<était> sur le dos,les bras sortis<nu tê>, la bouche ouverte nu tête, Pécuchet sur le flanc droit, en chien de fusil <les genoux au ventre> et affublé d’un bonnet de coton.Maistous <les> deux souriaient <dans leur sommeil> – & la lune qui se levait alors, en entrant par les fenêtres sans rideaux éclaira leur figure.
Il reste en définitive un portrait condensé dans un rythme à deux et trois temps :
Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis s’endormirent ; Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue, Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet de coton ; – et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres.
Le mouvement de la prose ne tient pas seulement au resserrement de la phrase mais au mode de liaison des phrases et des paragraphes, à la question du blanc et de l’alinéa, étudiés par Michel Sandras25. Les brouillons du début du premier chapitre montrent que Flaubert commence par lier les paragraphes entre eux. Après l’incipit et les deux phrases sur le canal vient la rencontre, articulée par un lien d’opposition et de simultanéité. Flaubert oscille entre « mais » et « cependant » :
Cependant, du côté de la colonne de Juillet un homme parut – & en même temps du côté du jardin des Plantes un autre. (f° 4 v°.)
Mais<cependant> <mais> sur le boulevard à la même minute> deux hommesapparurentsur le boulevard en même temps. (f°2.)
<cependant> deux hommes parurent. L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes [...]. (f° 7 v°.)
Flaubert hésite aussi sur l’alinéa après « parurent ». Ajouté, puis supprimé (f°135), il est rétabli sur le manuscrit autographe où l’écrivain raye « Cependant ». De même, sont barrés les connecteurs liant les deux paragraphes suivants :
Etquand ils furent arrivés au milieu du boulevard [...].AlorsPr s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures [...]. (f° 135v°.)
La déliaison accompagne le travail d’alinéas, souvent très brefs tels que : « deux homme parurent ». Elle ne vise pas l’émiettement mais bien la tension de la prose dont le rythme est construit de syncopes, selon le terme que Louis Marin applique à la prose de la Vie de Henry Brulard, c’est-à-dire d’interruptions-reprises26. Le blanc, ici, n’est pas la marque de l’intensité émotive. Il crée une tension rythmique entre la fin de paragraphe et le début du suivant. Le passage à l’alinéa entraîne ici un effet de rejet rythmique, lié aux attaques consonantiques, entraînées par la suppression des connecteurs. La sonorité de la prose flaubertienne passe par les initiales d’attaque et son mouvement tient à ces effets d’ellipse et de reprise. Parlant de son travail de rédaction pour Madame Bovary, Flaubert disait : « C’est une série de paragraphes tournés, arrêtés, et qui ne dévalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dévisser, lâcher les joints, comme on fait aux mats de navire quand on veut que les voiles prennent plus de vent. » (29 janvier 1853.)
19Je donnerai un autre exemple d’enchaînement pris à la fin du chapitre, qui correspond à la suppression des « médiations narratives » que Pierre-Marc de Biasi a étudiées dans Saint Julien27. Flaubert rédige d’abord un petit scénario de transition entre la visite au jardin et le retour à la maison :
– nuit très noire/
gde silence gd douceur... [sic]
– tout à coup un coq chanta
Le brouillard leur piquait les yeux – <&> – ils rentrèrent pr se coucher (f° 67.)
À l’état suivant, il barre la motivation du brouillard :
Au loin un coq chanta.
Le-brouillard leur piquait les yeux. Ils rentrèrent (f° 66.)
La version d’après, « Ils rentrèrent » est à l’alinéa :
Au loin un coq chanta.
Ils rentrèrent.
Leurs deux chambres [...] (f° 71 v°.)
Sur la version définitive (f° 111 v° et manuscrit autographe), « Ils rentrèrent » est supprimé :
Au loin un coq chanta.
Leurs deux chambres [...]
La transition se condense dans le blanc qui fait le lien entre les deux notations.
20Le rythme des blancs accompagne également la scansion du récit par la présence d’espacements plus importants sur le manuscrit, qui n’ont pas été pris en compte par les éditions jusqu’à présent. Ils interviennent pour séparer des temps forts du récit, à la fois mis en relief et fragmentés (comme la nouvelle de l’héritage) mais aussi les divisions d’un mouvement (les étapes vers l’acquisition d’une maison de campagne : l’achat d’instruments horticoles, les voyages de prospection). On a ainsi des unités de prose de divers rangs, unités-paragraphes, unités de texte séparés par les blancs qui contribuent à la « déromanisation » du roman dont parle Genette28.
21Il est, souterrainement, un autre type d’unité primordiale pour Flaubert, celui des pages manuscrites. Elles forment des unités génétiques – narrations, descriptions ou dialogues –, d’un ou plusieurs paragraphes, intégrables parfois à des mouvements plus étendus, caractérisées par l’identité de leur reprise en haut de la page. Ce sont des moments de prose, selon l’expression de Jacques Roubaud dans Poésie : (récit), des unités d’écriture qui sont en même temps des actes temporels de prose : ainsi, pour le premier chapitre, de la description du canal, du portrait de Bouvard par Pécuchet et vice-versa (« L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet »), ou des deux derniers paragraphes.
22Le mouvement de la prose vient aussi du rythme des phrases, de leur phrasé, pour reprendre une notion étudiée par Gérard Dessons29. On s’aperçoit que Flaubert construit des scénarios stylistiques qui inventent très tôt les clausules, ensuite travaillées en relation avec la tension rythmique de la phrase, et au-delà avec le rythme des paragraphes précédents et suivants. C’est ainsi une ponctuation de discours qui est mise en œuvre. Si l’on reprend l’exemple des trois derniers paragraphes, on voit très bien que Flaubert prévoit tout de suite la coupe finale du premier des trois paragraphes : « Au loin un coq chanta. » J’ai déjà cité le passage du scénario (f° 67) :
nuit très noire gde silence gd douceur... [sic]
tout à coup un coq chanta
Flaubert travaille ensuite l’enchaînement, qui aboutit à la version qui joint la coupe asyndétique au « et » de mouvement30 :
Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire, & tout se tenait immobile dans un gd silence, une gde douceur. Au loin un coq chanta. (f° 111 v°.)
Mais parallèlement à cette clausule, Flaubert élabore l’addition des ombres agrandies sur le mur, rédigée d’abord en asyndète :
Qqfois une araignée courait sur le mur. Les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies en répétant leurs gestes (f° 71 v°.)
puis avec « et ». Le texte définitif construit un double mouvement alliant la coupe et la liaison :
Ensuite, ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bourgeons. Quelquefois une araignée, fuyait tout à coup sur le mur, – et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire, – et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin, un coq chanta.
Sur le manuscrit autographe, les deux « et » sont précédés d’un tiret, qui accentue la pause et crée un accent d’attaque et d’intensité sur le « et »31. Celui-ci ouvre le mouvement de clausule de chaque phrase, comme la clausule du chapitre. Il s’ajoute aux accents d’attaque de groupe (« fuyait » est accentué après la virgule) et aux accents prosodiques liés aux reprise consonantiques32 (« les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire, – et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur ») qui mettent en relief aussi bien les verbes que les mots grammaticaux normalement inaccentués (deux, dans), et créent un contre-accent en ouverture et en clôture du dernier mouvement de la phrase (« et tout », « douceur »). En complément, l’alternance des finales vocaliques et consonantiques met en série « agrandies », « rosée », et « immobile », « silence », et « douceur », créant ainsi de diverses manières le mouvement dans la parole.
23Ce rythme fait système avec les coupes du paragraphe suivant. « Je n’ai plus qu’une dizaine de phrases à écrire, mais j’ai toutes mes chutes de phrase » aurait dit Flaubert de Salammbô, d’après les Goncourt33. On s’aperçoit en lisant les étapes successives de rédaction, que Flaubert conçoit très tôt la coupe « ce fut une surprise » : « joie » (f° 6834), « ce fut une joie » (fos 69, 66, 71 v°, f° 111 v°). Mais il prévoit dans un premier temps de lier les phrases par un « Mais » et un « et » :
F° 69
une malle qu’on avait poussé trop fort avait fait sauter lesdeuxclous qui fermaientlauneporte de communication établie entre les deux chambres et masquée jusqu’alors par un papier de tenture<<rentrèrent pr se coucherils ne savaient pasignorant que leurs deux chambres <au 1er étage>communiquaientpar <avaient entre elles> une <petite> porte masquée jusqu’à présent par un papier de tentur>> Mais on poussa trop une malle contre elle on <venait d’en> [faire] sauter lesdeuxclous <et elle se trouva entrouverte> = ce fut une joie
F° 66Leursles deux chambres avaient entre elles unepetite<petite> porte, masquée <dissimulée par> <cachée>jusqu’à présent<jusqu’alors> <sous> le papier de <de la> tenture. – Mais en la heurtanttrop fortavec une malle, on venait d’en faire sauter les clous. – & ils la trouvèrent béante, ce fut une joie.
F° 71 v°Leursdeux chambres avaient entre elles une <petite> <petite> portecachée jusqu’alors par le papier de<que> la tenture masquait.Maisen la heurtant avec une malle, on venait d’en faire sauter les clous,&ils la trouvèrent béante, ce fut une joie.
F° 111 v°
Leurs deux chambres avaiententre ellesentre elles une petite porte, que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut unejoie<surprise>.
Après trois réécritures, la dernière version choisit une asyndète à la Montesquieu (« on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante », un exemple de « style en arceau » selon Proust) dans un souci de continuité et de différenciation rythmique. « Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance » écrivait Flaubert en 1854.
24Proust avait bien défini la spécificité du rythme flaubertien : « La conjonction “et” n’a nullement chez Flaubert l’objet que la grammaire lui assigne. Elle marque une pause dans une mesure rythmique et divise un tableau. En effet partout où on mettrait “et”, Flaubert le supprime35. » La dernière phrase est construite, ainsi, sur la tension entre coupes asyndétiques et le « et » final :
F° 69
Dans leurs lits <Une fois couchés <Déshabillés & > dans lits> ils causèrent qq temps encore <encore dans leurs lits>, puis s’endormirent. Bouvardest étalé<était> sur le dos,les bras sortis<nu tê>, la bouche ouverte nu tête, Pécuchet sur le flanc droit, en chien de fusil <les genoux au ventre> et affublé d’un bonnet de coton.Maistous <les> deux souriaient <dans leur sommeil> – & la lune qui se levait alors, en entrant par les fenêtres sans rideaux éclaira leur figure.
F° 66
Déshabillés & [couchés]<Désh & > dans leur lit, ilscausèrent encore qq temps<causèrent> <cont. la conversation qq temps> puis s’endormirent. – Bouvard, sur le dos, la bouche ouverte&nu2 tête. Pécuchet, sur le flanc droit,en chien de fusil<les genoux au ventre>&<et> affublé d’un bonnet de coton. Tous les deux souriaient <& ils souriaientdans leur sommeil. – <et> La lune qui se levait[alors],en entrant par les fenêtres, [sans rideaux], éclaira leur figure. <sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres, <<sans pers>>.
F° 71 v°
Déshabillés et dans leur lit, ils continuèrent la conversation qq temps, puis s’endormirent Bouvard sur le dos,nu tête<tête nue>, la bouche ouverte – Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet de coton – & ils ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par la fenêtre.
F° 111 v°
Déshabillés et dans leur lit, ilscausèrent<continuèrent la conv.><bavardèrent> qq temps – puis s’endormirent. Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue, Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre,&affublé d’un bonnet de coton et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres.
Comme précédemment, Flaubert supprime le « mais » (« Mais tous <les> deux souriaient <dans leur sommeil> », f°69), en relation avec le « et » de fin de phrase (« et le clair de la lune... »), avant de trouver la clausule définitive : « et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres ». Il hésite aussi à lier les groupes « la bouche ouverte & nu2 tête1 », <les genoux au ventre> & <et> affublé d’un bonnet de coton » (f° 66). Dans un souci de dissymétrie, Flaubert coordonne le second groupe, puis choisit l’asyndète. D’autre part, l’ordre des mots est modifié : la coordination étant supprimée, « la bouche ouverte & nu tête » devient pour des raisons rythmiques : « nu tête, la bouche ouverte », puis « tête nue, la bouche ouverte ». C’est à la fois intercaler un groupe bref, créer un contre-accent avec une finale vocalique marquée, et éviter la proximité phonique de « tête » et « ouverte ». La prose est indissociablement une question de nombre, de place, et de rythme accentuel.
25Voici ce qu’en dit Flaubert, cité par Maupassant :
Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur une ligne, mettre une idée en relief entre autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur36.
La place des mots est liée à la problématique flaubertienne des assonances (nom générique pour les répétitions phoniques) qui est complexe. D’une part, le refus des assonances n’est jamais coupé de la signifiance. Ainsi Flaubert remplace « souriaient dans leur sommeil » par « ronflaient », moins proche phoniquement de « sous le clair de la lune », mais aussi plus synthétique et plus trivial. Mais d’autre part, si Flaubert rejette les répétitions (il préfère ainsi : « bavardèrent quelque temps » à « continuèrent quelque temps la conversation » ou « ils causèrent quelque temps », ou bien souligne dans un brouillon du début : « entre les rares maisons de la rue Contrescarpe »), il fonde bien le rythme des phrases sur le point d’appui des reprises consonantiques. C’est le cas de l’initiale : « Déshabillés et dans leur lit », préférée pour des raisons de sens, de rythme accentuel, et de cadence (4/4) : le groupe binaire s’allie à l’impair du ternaire, comme la cadence finale allie deux fois six et sept syllabes : « et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune qui entrait par les fenêtres ».
26Le manuscrit de Bouvard et Pécuchet fait entendre tout particulièrement le rythme flaubertien en raison du caractère suspensif de sa ponctuation, qui n’est pas encore normalisée par un copiste. Flaubert ponctue très souvent d’un point suivi d’un blanc et d’une minuscule qu’on peut transcrire tantôt par un point-virgule, tantôt par une virgule, selon le rythme de la phrase.
27Le manuscrit crée une ponctuation privée, véritablement rythmique, qui allie à la pause, plus ou moins forte, la continuité du discours. Il laisse entendre une diction qui n’épouse pas seulement les mouvements du souffle mais inscrit une rythmique du discours. Dans sa Préface aux Dernières chansons de Louis Bouilhet, Flaubert évoquait la nécessité du gueuloir : « Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie37. » Maupassant rapporte aussi ce mot : « Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut38. » Mais la ponctuation flaubertienne inscrit, avec les nécessités de la respiration, une sémantique du rythme. Elle marque la présence d’une voix, d’une subjectivité sans lyrisme, qui s’exprime dans les jeux d’intensité rythmique, les tirets, le travail des coupes, et des blancs.
28Cette voix flaubertienne, marque de subjectivation dans l’écrit, accompagne le mouvement d’une prose complexe, qui déconstruit le nombre oratoire, et se fonde sur l’ellipse et la condensation du détail, sur la tension des accents et des coupes. Cet art de plus en plus abstrait, selon Maupassant, crée les conditions d’une interrogation philosophique du monde moderne.
Notes de bas de page
1 Rééd. Colin, Paris, 1991, p. 69.
2 Jacques Neefs, « L’idéal de la prose », dans Pratiques d’écriture, sous la direction de Pierre Laforgue, Klincksieck, Paris, 1996.
3 Ibid.
4 Buffon, Discours sur le style suivi de De l’art d’écrire, Climats, Castelnau-le-Lez, 1992, p. 41.
5 Maupassant, « Gustave Flaubert » (1884), dans Chroniques, 3, UGE, Paris, 1980, p. 114.
6 Le Cours d’esthétique de Hegel, traduit par C. Bénard, fait partie de la liste des lectures du Carnet 15, du 30 septembre au 23 octobre 1872 (Carnets de travail, Balland, Paris, 1988, p. 509).
7 Hegel, Cours d’esthétique, trad. fr., Aubier, Paris, 1997, tome III, p. 368.
8 « Maxime tonnait l’autre jour contre H. Heine, et surtout les Schlegel, ces pères du romantisme qu’il appelait des réactionnaires [szc]. » (30 septembre 1855.)
9 Cours d’esthétique, op. cit., tome III, p. 369.
10 Voir en particulier Michel Crouzet, « Le style épique dans Madame Bovary », Europe, 1969.
11 Georg Lukács, La Théorie du roman (1920), trad. J. Clairevoye, Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », Genève, 1963, p. 48.
12 Ibid., p. 52.
13 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. fr. Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1978, p. 444.
14 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1965.
15 Cité par Jean-Claude Berchet, Préface à l’édition des Mémoires d’Outre-tombe, 1989, tome I, p. liii. J.-C. Berchet fait remarquer (note 50) que l’Iliade et l’Odyssée ont 24 chants, l’Énéide a 12 livres, la Jérusalem délivrée et le Paradis perdu, 12, Les Martyrs, 24.
16 Voir Peter Szondi, Poésie et esthétique de l’idéalisme allemand, Gallimard, coll. « Tel », Paris : « La théorie des genres poétiques chez Frédéric Schlegel », p. 139 et 143.
17 Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 444.
18 « Gustave Flaubert », art. cit., p. 90.
19 Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Minuit, Paris, 1987.
20 Bibliothèque municipale de Rouen, ms. g 2261, f° 1. Les additions linéaires ou interlinéaires sont notées entre <...> ; les additions marginales sont notées entre <<...>>.
21 Les scénarios prévoient les composantes diégétiques et stylistiques de la première phrase et des paragraphes sur le canal Saint-Martin : « La rencontre a lieu sur le bd Bourdon un dimanche d’été, chaleur solitude » (Rouen, ms. gg 10, f°6). Sur l’incipit de Bouvard et Pécuchet voir mon article, « Étude génétique de l’incipit de Bouvard et Pécuchet », Équinoxe, n° 16, printemps 1999.
22 F° 65 : « Il y avait <dans les coins> au plafond des toiles d’araignée, le carrelage manquait en beaucoup d’endroits. » En marge : « Les ombres de leurs corps se projetaient sur les murs monstrueusement ».
23 F° 18.
24 Buffon, Discours sur le style, rééd., Climats, Castelnau-le-Lez, 1992, p. 19.
25 Michel Sandras, « Le blanc, l’alinéa », Communications, 19.
26 Voir Louis Marin, La Voix excommuniée, Galilée, Paris, 1983, et L’Écriture de soi, PUF, Paris, 1999.
27 Pierre-Marc de Biasi, « Flaubert et la poétique du non finito », Le Manuscrit inachevé, Éditions du CNRS, Paris, 1986.
28 Gérard Genette, » Silences de Flaubert », dans Figures I, Seuil, Paris, 1966, p. 243.
29 Gérard Dessons, « La phrase comme phrasé », La Licorne, « La phrase », Poitiers, 1997.
30 Appellation de Thibaudet dans son Gustave Flaubert, Gallimard, Paris, 1935, p. 264.
31 Voir Gérard Dessons, « Rythme et Écriture. Le tiret entre ponctuation et typographie » dans Mutations et sclérose : la langue française, 1789-1848 (sous la dir. de Jacques-Philippe Saint-Gérand, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1993), et Henri Meschonnic et Gérard Dessons, Traité du rythme (Dunod, Paris, 1998, p. 143).
32 Voir Henri Meschonnic et Gérard Dessons, Traité du rythme, op. cit.
33 Journal, 1862, Laffont, coll. « Bouquins », Paris, tome I, p. 781.
34 F° 68 : « un accident, une malle qu’on pousse trop fort fait que le papier de tenture collé <masquant> sur une porte <de commtmication entre les deux chambres> qui avait été condamnée se brise. – joie. »
35 Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert » (1920), dans Sur Baudelaire, Flaubert et Morand, Complexe, Bruxelles, 1987, p. 71- 72.
36 Maupassant, « Gustave Flaubert », art. cit., p. 114.
37 Cité dans Pour Louis Bouilhet, sous la dir. de Alan Raitt, University of Exeter Press, 1994, p. 35. Ce passage est cité par Maupassant, « Gustave Flaubert », art. cit.
38 Maupassant, ibid.
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