L’hybride et l’hétérogène
p. 175-188
Texte intégral
1Sans recourir à des exemples « manifestement hétérogènes » mettant en jeu l’utilisation de plusieurs arts ou médiums sensoriels, mais en m’en tenant au travail de l’écriture dans le texte littéraire, j’aimerais revenir sur la distinction entre hybridité et hétérogénéité. La première émane d’une forme, issue de plusieurs types d’interactions, d’un rapport constant et assumé à l’altérité tandis que la seconde présente l’avantage de la dynamique en étant un principe actif vers la forme. La distinction révèle, me semble-t-il, quelque chose de notre place dans le langage : et l’hybride peut signaler le cadre de cette place tandis que l’hétérogène peut apparaître comme sa conséquence poétique, son principe d’expression.
1. L’hybride comme principe formel
2L’hybride, on le sait, provient « du croisement de variétés, de races, d’espèces différentes » (le mulet est un hybride de l’âne et de la jument). Vient ensuite le « mot hybride », formé d’éléments empruntés à des langues différentes (hypertension) ; puis enfin le sens courant : « composé de deux éléments de nature différente anormalement réunis ». Le spectre de l’hybride nous conduit donc de la création (éventuellement monstrueuse ou chimérique) au simple mélange, au composite. C’est là qu’intervient l’hétérogène, défini comme « composé d’éléments de nature différente » ou encore comme « ce qui n’a pas d’unité »1. On le voit déjà, le second terme apparaît, dès sa définition la plus simple, comme une conséquence du premier, qui, lui, suppose une action, une intervention opérée sur la nature. La formation même du mot en fait un exemplaire de ce qu’il décrit puisque en effet, selon Rey, le latin classique ibrida (« bâtard », « de sang mêlé ») est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hubris, « excès ». Il y a ainsi dans hybride une dénotation de type moral favorisant l’emploi métaphorique ou analogique du terme. Et un premier état de l’art, où l’on sort d’un ordre pour entrer dans un autre, grâce à une action délibérée d’augmentation ou de transformation de la nature des choses. On quitte le terrain de la génération pour entrer dans celui de la création, et le débat sur la stérilité des hybrides, si souvent mis en avant aux XVIIe et XVIIIe siècles et rappelé par Jacques Roger dans son livre sur Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle2, trouve des correspondances dans la pensée de l’art. Désordre, absence de raison, gratuité, hétérogénéité, mélange, sont des caractères qu’on peut appliquer à l’un et à l’autre. Plus intéressantes encore sont les analogies applicables au niveau de la matière : il faut pour cela postuler que l’hybride n’est pas l’élaboration d’une forme composite par rapport à une autre qui serait pure, ou plus parfaite (ce que l’on fait lorsqu’on rattache l’hybridité à la tératologie de la chimère ou du monstre), mais admettre que le mélange est une propriété de l’art comme elle l’est de l’hybride. Propriété qui joue à la fois au niveau de la représentation (déplacement par rapport à la réalité, au naturel, au visible habituel) et au niveau de l’opération qui la conduit (utilisation de matériaux hétérogènes, diversifiés, démultiplication des sens).
3Il semble finalement intéressant de partir de ce que Michel de Certeau, dans La Fable mystique, dit du Jardin des Délices de Jérôme Bosch, dans la mesure où son commentaire déplace les figures hybrides du tableau, de l’excès, du foisonnement, vers le manque et la perte de sens ; au commencement, notre besoin de déchiffrer et de dégager des signification peut faire de l’œuvre un dictionnaire, mais ensuite, il produit un effet de « soustraction active » : « Le Jardin a pour secret de faire croire qu’il en a un, dicible, ou plutôt de promettre un secret (des significations cachées à l’entendement) à la place d’un autre (des jouissances données à l’œil). Il engendre paradoxalement son contraire, à savoir le commentaire qui mue chaque forme en graphe et qui veut remplir de significations tout cet espace de couleurs pour le changer en une page d’écriture, en un discours analysant.3 » Il en résulte un perpétuel commencement du sens, raison même de la jouissance éprouvée à sa contemplation. Or tout cet univers est dominé par la figure de l’hybride, et en particulier par celle du grylle – les grylles sont des êtres multi-céphales ou acéphales, visages doubles, têtes à jambes, si nombreux dans les tableaux de Bosch – qui tend l’encrier et le porte-plume. Le sens, explique Michel de Certeau, se construit comme une fiction et « le contrat à signer semble un contrat avec le diable, langage trompeur donc autant que tentateur, et enchaînant les captifs d’un destiné à décevoir4 ». L’enseignement de l’hybride est donc d’une indéniable richesse puisque d’une part il concerne des procédés (substitution, inversion, collages) et il entraîne une critique du signe et que, d’autre part, il conduit une forme, marquée quant à elle du sceau de l’hétérogène et dont les caractères sont : l’entre-deux, la coupure, la métamorphose, la combinatoire, l’effraction, l’inquiétude, bref, tout ce qui naît d’un travail d’instabilisation, ou de ce que de Certeau appelle « active contradiction d’un intérieur et d’un extérieur5 ».
4À partir de là, comment définir sa propre hybridité ? Comment reconnaître les mécanismes de son hétérogénéité ? Pour le dire, il me semble important de distinguer deux plans : de la posture et de la détermination d’auteur, d’une part (plan de l’instance de production) ; du texte qui en résulte, d’autre part (plan de l’objet créé). L’hybride et l’hétérogène jouent sur ces deux plans, à considérer tous deux, me semble-t-il, lorsqu’on se trouve engagé, au présent, dans une démarche créatrice ; et mon but ici serait peut-être de connaître si le jeu de ces principes a des conséquences directes de l’un à l’autre plan. Au plan de l’instance de production, l’hybride me semble définir une place dans le langage, déterminée par une position historique et par des choix poétiques – marqués ou non par l’hétérogène. Au plan second de l’objet créé, il caractérise plutôt une forme et des procédés d’hybridation de la forme. Dans quelle mesure cette hybridation de la forme résulte-t-elle d’une hybridité de la posture ?
5Avant de tenter d’éclairer cet aspect, j’aimerais préciser ce que j’entends par forme, afin de connaître de quelle manière elle peut-être affectée par l’hybride. Celui-ci déforme, ou encore il informe autrement : il y aurait donc un excès, ou un décalage, de la forme par rapport à elle-même dans l’hybride. Mais la forme n’est pas une donnée préalable, existant indépendamment de ce qui la produit. Elle est le résultat concret et assumé de l’écriture affranchie progressivement de sa relation au geste et au sujet. Elle se donne à lire, hors toute caractérisation de contenu, comme une réalité matériellement envisageable, à relier à un ensemble plus général qu’on appelle aussi forme. Il arrive alors ceci de paradoxal que l’hybride puisse être une forme, tandis qu’au départ il était le principe qui la détruisait. C’est ce double mécanisme d’in-formation et de dé-formation que j’aimerais examiner ici.
2. L’hybride comme définition d’une place dans le langage
6Je commencerai par prendre en compte la difficulté éprouvée, au présent, à se ménager une place fixe, aussi bien dans une relation à la littérature que dans un rapport à la langue. Trois aspects me retiendront ici : le malaise de la position historique, le malaise à l’égard du genre, et l’ambiguïté psychologique de la posture écrivante.
Malaise de la position historique
7Le XXe siècle a entériné la perte de la transmission généalogique, la fin des pères. Encore que, pendant tout un temps, les avant-gardes aient eu le mérite d’imposer autoritairement, idéologiquement, le nouveau comme doctrine. La force donnée par le groupe, le manifeste ou la création collective, permettait de rendre visibles des événements artistiques qui, isolés, seraient restés marginaux ou inaperçus. Cela reste vrai jusqu’au nouveau roman : à cela près que, dans le cas du nouveau roman, le groupe et l’avant-garde sont décidés non par les créateurs eux-mêmes, mais par la réception. Qu’une époque ait choisi de nommer d’une étiquette les textes qu’elle considérait comme littéraires, pour les différencier de ceux qui ne relevaient pour elle que d’un usage récréatif du genre romanesque, est déjà surprenant. Qu’elle ait par ailleurs identifié la littérature à ce qui pouvait encore être considéré comme de l’avant-garde, l’est peut-être encore plus. Cela explique en tout cas que ledit Nouveau Roman rassemble des auteurs aussi peu comparables que Sarraute et Robbe-Grillet, et que ses membres aient toujours refusé un embrigadement sous cette appellation, la supposant aussi stigmatisante qu’inexacte. Cela explique aussi que l’on puisse dater approximativement de cette époque la fin des avant-gardes. L’individualisme prévaut ensuite, dans ce domaine comme dans d’autres. Et plus encore, l’individualisation du jugement de goût admettant pour tous le goût de chacun, réfutant en matière de jugement esthétique toute compétence spécifique : en d’autres termes, si je trouve cette œuvre bien, c’est qu’elle est bien. Si je trouve cette œuvre belle, c’est qu’elle est belle. Cette individualisation, nécessaire à l’existence d’une culture de masse, dénie toute forme d’imposition extérieure de critères culturels ou esthétiques ; remplacés le plus souvent par des données économiques – et l’évolution des maisons d’éditions suit naturellement ce mouvement-, ces critères seraient pourtant nécessaires à la différenciation, à une reconnaissance de la littérature au présent qui ne repose pas seulement sur les chiffres du marché du livre.
8Il faut prendre en compte d’autre part, pour étayer les raisons d’un malaise quant au positionnement historique, la disparition du mythe de la modernité ou de la modernité comme mythe (le « mal du siècle » selon Henri Meschonnic). Tandis que pendant toute la première partie du XXe siècle le nouveau s’identifiait au moderne de manière non problématique, le moderne est redevenu une catégorie temporelle (ce qui est d’aujourd’hui), s’est débarrassé de ses acceptions militantes, de ses slogans (le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud) et de ses injonctions (le dérèglement de tous les sens et autres mots et mouvements de la rupture). La modernité n’est plus une quête du sens et la quête du sens qui anime encore, je l’espère, la littérature, ne prétend plus aux ruptures de la modernité. Il en résulte une réelle étrangeté de la posture, où l’identité ne vient ni d’une filiation, ni du groupe, ni d’une séparation éventuellement subversive d’avec le groupe, mais doit constamment s’auto-justifier. Elle a dès lors tous les traits de l’hybride stérile.
Malaise dans le genre
9Le second malaise a aussi un ancrage historique : il provient de la difficulté à s’installer dans un genre. La généralisation de la notion de texte, la compulsion fragmentaire ont défait, dans la deuxième moitié du XXe siècle, beaucoup d’ancrages territoriaux. Imposer un langage ne signifie plus le faire dans tel ou tel genre et la notion d’écrivain s’est substituée aux appellations de romancier, de poète, de dramaturge. Il y a quelque chose dans le fragment, dans l’intermonde entre prose et poème, de jamais fini, quelque chose qui ne se suffit pas et qui n’a pas son contenu pour sens. Composée de deux éléments de nature différente, cette parole inaccomplie nous met au plus près d’une définition littérale de l’hétérogène, elle parvient à porter l’imperfection de l’hybride et, partant, une certaine pureté. Il ne s’agit pas de conclure ici à la disparition des genres, mais de faire état d’un genre intermédiaire (ou ce que Michel Butor appelle « genre complexe », « soit à mi-chemin entre ceci et cela, ou bien qui intègre des parties, des moments qui sont ceci et des moments qui sont cela6 »). Il est évident que la combinatoire, la démultiplication des lignes de récit, la suspension de la voix sur un blanc, l’intercalage du poème peuvent donner au roman des traits hétéroclites, semblent éventuellement le dénaturer. Il me paraît au contraire qu’ils permettent de ménager une place par rapport au langage, une place dans la prose. Je me souviens d’un échange public avec Henri Meschonnic où il opposait le roman au poème, déniant au premier tout le travail du rythme, je lui avais rétorqué que les catégories, dès lors, ne nous suffiraient plus : « Ce que vous appelez poème, c’est ce que j’appelle roman ». Au-delà de la boutade, quelque chose d’important était dit d’une défection des genres dans le rythme, ce que n’achève jamais d’enregistrer l’opposition entre poésie et prose. Très différente de celle qui renvoie dos à dos le roman et le poème, au nom d’autres questions – d’énonciation, de représentation et de fiction-, elle succède maladroitement à la distinction que l’on faisait autrefois entre le vers et la prose, entre le souvenir fixé et l’errance de la mémoire. « C’est ainsi que la poésie tomba dans la prose » écrit Nerval dans Petits Châteaux de Bohême, Nerval en grand deuil de sa Muse, seule elle l’autorisait à s’immobiliser dans le pré carré de la strophe, dans la cheville du vers7. « La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage les traits adorés d’autrefois. » L’inquiétude de la prose, son mouvement perpétuel, ont succédé aux beautés du poème. Orphée pleure la poésie et c’est elle qui se retourne, inversant la dictée mythique, condamnant le poète à la promenade horizontale et sans but, l’absolvant malheureusement de la descente aux enfers, l’empêchant aussi de remonter. Orphée, dès lors, ne pleure plus son amour, mais une histoire, il va de lieu en lieu énonçant sa défaite, il va de lieu en lieu pour collecter du temps. À défaut d’annoncer en vers, il va rêver en prose.
10Si Nerval prend acte d’un passage, avec ce que sa place sur l’autre rive lui fait éprouver de tristesse et de regret, la perte qu’il enregistre prendra chez d’autres la forme d’un désir. Le désir de prose est un désir de temps, de durée dans le temps, de continu. En deçà ou au-delà de la pulsion du roman (affaire d’usage...), le désir de prose pourrait être une façon de gagner du temps. Sur quelque chose de coupant. Le désir de prose réclame la rose du poème, sans ses épines. Il intervient – est-ce un paradoxe ? – quand le temps ne se saisit plus ni n’enveloppe mais se recueille par petits bouts. Temps décomposé. Temps absorbé par l’œuvre, temps qui la prolonge ou la dérègle. C’est Kafka parlant de Picasso à Gustav Janouch : « Il ne fait que noter des difformités qui ne sont pas encore parvenues jusqu’à notre conscience. L’art est un miroir qui “avance”, comme une horloge. Parfois. » C’est Deleuze, dont on peut convoquer l’idée d’Image-temps : « Il faut que le temps se dédouble à chaque instant en présent et passé, qui diffèrent l’un de l’autre en nature, ou ce qui revient au même dédouble le présent en deux directions hétérogènes, dont l’un s’élance vers l’avenir et l’autre tombe dans le passé. » Forme dispersée du continu, l’œuvre de Claude Simon par exemple, en prose par nécessité, en romans par accident, porte un constant témoignage de ce dédoublement. Dans une sorte de co-simultanéité générale, la mémoire, fort éloignée dès lors de la mémoire proustienne de laquelle pourtant on la rapproche parfois, s’inscrit et se défait tour à tour. Prose et poésie ? L’idéal de la prose : la saisie du temps. L’idéal inatteignable de la prose : la saisie du continu du temps.
11La prose, sans être un concept, est une abstraction. Et d’autant plus lorsqu’aux « genres de la prose » succèdent des formes, réglées par elles seules et par leur seul effort. Ni art poétique ni traité ne les norment, on ne décide pas de leur marche à leurs pieds. Ainsi, sans égards pour cette substitution, distingue-t-on encore le roman du poème quand il serait plus juste de séparer le roman du roman, le poème du poème. Le roman dont la prose est un art du roman dont la prose est une « nature », le roman comme art du roman comme genre. Alors seulement pourrait-on se libérer du carcan récréatif de la prose, de sa puissance commerciale, de son oubli de la prose. Je trouve alors les lieux communs de la poésie et de la prose : la vie antérieure, l’énumération (lister la vie), l’ombre qu’elles font au réel, les battements de la langue. Leur lieu disjoint : le temps. La nostalgie du continu, l’instant pur. Des lieux communs, mais pas d’indistinction puisque aussi bien l’opposition entre prose et poésie n’a de sens – historique ou formel – que lorsqu’elle devient problématique. On ne distingue que ce qui mérite de l’être ; on sépare ceux que la différence éclaire, ceux que des ressemblances ou des visées communes prennent soin de confondre parfois. Quand on quitte le système des genres pour faire entrer la littérature tout entière dans le champ de l’esthétique, on la confronte à ses contradictions (Jacques Rancière). Soit une première proposition : toute la littérature tient dans la poésie ; une seconde : le seul lieu où elle pourrait jouer désormais serait le roman (ou Flaubert comme super-Mallarmé !). Voilà, très rapidement, pour l’histoire. Il en résulte une communautés des fins masquée derrière la séparation des formes, derrière les jeux de formes : ni vers ni prose (Gleize), poème de prose (Stefan), prose en poème (Deguy), prose coupée (Bailly), prose en ligne (Beckett)... La politique seule règle désormais les positions antagonistes, de l’isolationnisme et du strictement confondu, protections en miroir contre la violence des liaisons, l’effraction des passages, l’ironie des traversées. Et aussi cette angoisse de la forme que les lieux communs (au sens fort) ne l’affaiblissent, ne deviennent des lieux communs (au sens commun).
12Michel Deguy posait un jour cette question troublante : en quoi est le poème ? La prose est en prose, la poésie est en poème, mais en quoi est le poème ? Le problème nous reconduit de la forme à la matière de l’art, d’autant plus troublante qu’elle ne peut s’objectiver que dans les termes même qui la constituent. Comment tenir dans sa main la matière de la poésie et de la prose ? La théorie crut régler définitivement la question en diluant la question des formes sous le terme d’écriture et sous l’individualisation des langages. Qui peuvent certes délivrer des mesures de la littérarité mais refusent de penser conjointement la matière et la forme. La seule façon, sans doute, de réfléchir à ces œuvres séparées et liées semble être par le biais de leurs catégories : la disposition de leur espace, qui constitua très longtemps la perception banale de leur distinction ; leur inclusion du temps, explosion ou dépliement variables de leurs temps. Et il faut y réfléchir, car si le poème ne disparaît pas de la poésie, et ce quelle que soit sa matière, la prose comme système du sensible, la prose comme temporalité singulière mise en œuvre dans le jeu d’une matière et d’une forme, la prose trop souvent disparaît de la prose.
Ambiguïté psychologique de la posture
13Écrire des romans, ou de la poésie, vise dès lors non seulement à instrumentaliser autrement le langage, mais à découvrir de lui un secret que la langue du savoir ne délivre pas. Si tout pouvait être préhensible par la raison ou par la pensée conceptuelle ou encore par le commentaire, je n’éprouverais aucune nécessité profonde au roman ou à ce que je viens de décrire comme prose. Il y a déjà là, au commencement, un hybride de la langue poétique que décrit fort bien Pascal Quignard : « (La langue ou Chimère : poitrail de lion, ventre de chèvre, queue de dragon, crachant le feu, tétant la semence des hommes, déchirant leur corps. La Chimère peut-elle dévorer les Abstractions ?)8 ». L’hybride, sans doute, permet là encore de donner image à une reconfiguration, qu’on peut parfois percevoir comme abusive, du monde dans le langage.
3. L’hybride comme résultat formel
14Conséquence des ambiguïtés de la revendication littéraire, l’hybride peut également apparaître comme un résultat formel, et se donner à lire par diverses procédures dans les textes. Procédures antithétiques et pourtant souvent conjointes de l’écriture avec (l’emprunt) et de l’écriture contre (la séparation) : avec, pour conséquence poétique, l’hétérogénéité comme principe dynamique.
L’emprunt
15Écrire avec la bibliothèque, en la faisant apparaître, est une manière de rappeler l’extérieur à soi, de coller quelque chose de la vie dans l’art. La citation, diverses formes de collages et de bricolages ont ainsi pour but non seulement de s’accompagner d’une mémoire de la littérature, mais encore de brouiller les frontières entre fiction, art et réalité.
16Tout est dit mais je redis ce que je veux. N’est-on pour autant que copiste ? Nous résignons-nous, comme Bouvard et Pécuchet, à copier « tous les manuscrits et papiers imprimés » qui nous tombent sous la main ? Plusieurs attitudes découlent en fait de ce constat. La posture mélancolique, qu’on pourrait définir brièvement et à la suite de Freud comme « une suspension d’intérêt pour le monde extérieur », consiste à ne voir dans la littérature qu’un miroir de la littérature, dans lequel elle se réfléchit sans fin. La conscience de la répétition débouche sur le ressassement et le triste sentiment d’une perte : l’esthétique post-moderne, dans le brassage qu’elle fait de l’ancien, l’exprime à longueur de pages. Pour Michel Schneider, qui fait remonter plus loin, dans Voleurs de mots, cette impression de vanité, « l’œuvre d’art, à l’époque moderne, semble retenir un rapport foncièrement nostalgique avec celles du passé. Elle n’est pas en accord avec elle-même, avec son auteur, avec son temps, elle est l’ombre portée des œuvres qui, à l’âge classique, brillaient dans cet accord. Si neuve soit-elle, elle est un souvenir. Elle fait signe vers le révolu. Nostalgie qu’éprouve le tard venu pour une époque, peut-être mythique, où l’œuvre d’art existait sans trouble, sans pourquoi9 » (p. 328). La perception de soi comme « tard venu » semble être ainsi la clé de l’attitude post-moderne, avec cette nostalgie si bien exposée ici d’une antériorité mythique où toutes les voies ouvertes projetaient l’écrit vers l’avenir ou loin devant. Ressasser, comme l’indique son premier sens (mouvement de passer le grain au sas, au tamis, rouler les mêmes formules dans une circularité incessante), semble le seul destin du mélancolique. Ce n’est pas forcément une attitude neuve. « Devrions-nous considérer le recours à la citation, s’interroge Jean Starobinski à propos de Montaigne, comme une conséquence de l’autodépréciation mélancolique ?10 » Le narcissisme mélancolique est porté à son comble dans la fiction de Flaubert, par un monstre littéraire dont l’auteur a pu seulement mettre le projet en scène, sans pouvoir l’exécuter. C’est la conclusion de Bouvard et Pécuchet : « Ainsi tout leur a craqué dans les mains. Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent – De temps à autre, ils sourient, quand elle leur vient ; – puis se la communiquent simultanément : copier. » Lorsque disparaissent toute disponibilité, toute attention au monde extérieur, la solution paraît se trouver dans les livres, dans le miroir offert par les livres.
La séparation
17En même temps qu’elle continue de s’écrire avec une mémoire, la littérature tente d’ajouter toujours quelque chose à cette mémoire. C’est ce quelque chose qui dérange le présent et qui ne fait jamais de l’écrivain un exact contemporain, une mémoire du présent qui l’écarte de son présent, le rend hétérogène à son présent.
18Écrire contre, ou autrement, voilà la conséquence de la séparation, associée aux sentiments d’appartenance et de perte des pères à la fois. Ce n’est pas seulement affaire de style ou d’écriture, mais de déplacement du sens dans le langage. Ne pas seulement écrire les impressions communes, ce que tout le monde reconnaît, ne pas peindre simplement des personnages stéréotypés aux identifications trop aisées, mais prendre le risque d’une différence. Le courage du nouveau correspond à cela : non à l’originalité pour l’originalité, mais à une présence de l’hétérogène qui surprend, déplace et met en œuvre une vision nouvelle. La surprise du nouveau vient de là : non pas lire en se disant, de la représentation, des situations ou des images, « c’est tout à fait ça », qui suppose que cette représentation, ces situations ou ces images étaient déjà connues et qu’elles n’avaient donc plus besoin d’être inventées, mais lire en découvrant qu’on peut voir autrement, en se disant : « je ne l’avais pas vu comme ça, mais ça peut être ça ». L’hétérogène dépend ainsi d’un point de vue, ou plus généralement de la réception. Au caractère répétitif et somme toute régressif du déjà connu, on peut alors substituer le bouleversement infiniment plus dérangeant du nouveau ou du renouveau. Ainsi, au-delà des avant-gardes, le pouvoir réitéré de la modernité apparaît dans cette capacité de la littérature, et de l’art dans son ensemble, à reconfigurer des éléments du monde. De là, sans savoir avec certitude si une œuvre qui nous est contemporaine a des chances d’exister à l’avenir dans la mémoire des œuvres, il nous est possible de soupeser le déjà connu et le nouveau, beaucoup plus rare.
19La généralisation moderne de l’hybride, l’adhésion créative et réceptive à toutes les formes d’hybridation, la possibilité acquise de passer d’un plan à l’autre, de les saisir ensemble, séparément ou simultanément, ont sans doute profondément modifié le rapport que nous avons à la forme. Par l’excès qu’elle promet désormais (l'ubris de l’hybride), dans lequel il semble impossible de ne lire qu’abâtardissement, l’inquiétude née des différents malaises que j’ai évoqués est inséparable d’une grande liberté.
Notes de bas de page
1 L’adjectif hétéroclite, souvent considéré comme synonyme d’hétérogène, est seulement employé à propos des mélanges ou des comportements artificiels : « composé de parties appartenant à des styles ou à des genres différents » ; « qui est constitué d’éléments variés peu homogènes ».
2 Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle, Armand Colin, 1963, voir notamment p. 80 sq, p. 389 sq., p. 572 sq et le chapitre concernant les monstres, p. 397 sq.
3 Michel de Certeau, La Fable mystique, I, Gallimard, coll. « Tel », 1982, p. 74.
4 Ibid., p. 79.
5 Ibid., p. 87.
6 M. Butor, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, De la distance, Le Castor Astral, 2000, p. 41.
7 Les lignes qui suivent sur prose et poésie reprennent certains éléments d’une réflexion que j’ai publiée dans Action poétique, no 160-161, septembre 2000, sous le titre : « Car la prose trop souvent disparaît de la prose ».
8 R Quignard, Petits traités I, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 253.
9 M. Schneider, Voleur de mots, Gallimard, 1985, p. 328.
10 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, coll. « Tel », p. 17.
Auteur
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Le Temps d'une pensée
Du montage à l'esthétique plurielle
Marie-Claire Ropars-Wuilleumier Sophie Charlin (éd.)
2009
Effets de cadre
De la limite en art
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et Michelle Lagny (dir.)
2003
Art, regard, écoute : La perception à l'œuvre
Pierre Sorlin, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Michele Lagny et al. (dir.)
2000