Histoire de l’art, pensée de l’art
p. 153-174
Texte intégral
1Parce qu’elle est un objet produit dans un contexte social, parce qu’elle s’adresse à un public, fût-il virtuel, toute œuvre artistique met en jeu une série de transactions. L’histoire de l’art s’est fixé pour tâche de nouer entre elles plusieurs de ces confluences, elle prend en compte le poids des impératifs matériels, les concessions faites au milieu, les influences exercées par d’autres pratiques créatrices, en bref elle s’attache à tout ce qui regarde la genèse et la conduite du travail. Mais, par delà ces croisements imposés de l’extérieur, d’autres transactions interviennent souvent à l’intérieur même d’une œuvre. Hegel semble avoir été le premier à en faire état systématiquement : ses Leçons sur l’esthétique accordent une large place à la dissémination, au développement de relations opposées, à l’accessoire investissant l’essentiel, à l’incongru venant briser la logique d’un ouvrage au point, quelquefois, d’en modifier le sens.
2De bigarré à disparate, de composite à impur, d’hétérogène à hybride, Hegel avait à sa disposition un très large vocabulaire mais il ne s’est servi que d’un terme, die Zufälligkeit, le contingent, l’accidentel1. Peut-être a-t-il évité le piège des mots qui autorise, sous prétexte de nuances, à s’enfermer dans des querelles de définitions. Mais la modestie du terme retenu tenait également au projet qui sous-tendait les Leçons sur l’esthétique, Hegel entendait mettre en évidence les types de création et la loi réglant leurs changements, l’intervention du dissemblable était pour lui un phénomène latéral qui se produisait au déclin de l’art romantique, fin sans doute de l’art tout court, quand l’esprit, ayant surmonté les contingences de la forme, tendait vers l’absolu.
3Une prudence analogue se fait jour dans les recherches d’histoire de l’art, du moins jusqu’au milieu du XXe siècle, les interférences qui marquent de nombreuses œuvres plastiques y sont désignées par des tournures peu marquées : « style composite », « style de transition », « style mixte ». Le renvoi sur l’idée de style réunit ces différentes formules, il évoque les traits récurrents par lesquels on caractérise une manière et ramène implicitement le dissemblable vers l’accidentel. La commune discrétion de Hegel et des historiens sur le problème de l’hétérogène est-elle fortuite ? Il faut, pour répondre, revenir sur les bases théoriques à partir desquelles le travail historique envisage l’homogénéité et la dispersion. En suivant cette piste nous croiserons aussi bien les rapports de l’histoire à l’esthétique que la manière dont l’histoire pense l’art.
Le jeu des dissemblances
4La neutralité du vocabulaire historien complique la situation, elle oblige à chercher dans un autre lexique les termes dont on se servira. Je prendrai ici un substantif qui n’est évidemment pas neutre mais supporte une assez large expansion, celui de dissemblance. Des choses peuvent être dissemblables parce qu’elles ne sont pas destinées au même usage, parce qu’elles ont été conçues indépendamment les unes des autres, ou parce que leur mode de fabrication a été différent. Bien qu’elles n’apparaissent pas dans les travaux historiques, ces trois catégories permettent de mieux cerner les préoccupations des historiens.
5Le premier cas mentionné intervient lorsque deux ou plusieurs enjeux, suffisamment distincts pour qu’on n’ait aucune chance de les confondre, ont été investis sur un projet et gardent chacun leur particularité quand l’œuvre est finie. Sainte Cécile d’Albi en offre le parfait exemple. Un soubassement massif, de hautes murailles dépourvues de saillies, des ouvertures basses, étroites comme des meurtrières, révèlent une forteresse, mais l’étroitesse du bâtiment par rapport à sa longueur, les hautes verrières, le chevet arrondi désignent une cathédrale, l’absence de transept et de bas-côtés interdit de penser qu’il s’agit d’une église cependant que les larges portes ne peuvent appartenir à un édifice militaire. Sainte Cécile parvient à réunir deux destinations antithétiques, guerre et prière, en sacrifiant certaines caractéristiques de chacune d’entre elles, tout en créant une forme où se reconnaissent aussi bien l’architecture religieuse que la construction militaire.
6Unissant des vocations contradictoires, Albi retient particulièrement l’attention mais la transaction, sans toujours revêtir cette ampleur ni atteindre à cette réussite, occupe, dans la création artistique et intellectuelle, une place considérable, nombre de bâtiments, de sculptures ou de peintures marient des objectifs étrangers, les fontaines publiques destinées à alimenter en eau un quartier ont longtemps célébré la générosité d’un mécène, palais, stades et centres culturels servent, la Bibliothèque nationale de France en témoigne, à satisfaire un besoin du public tout en marquant d’un signe fort la future expansion d’un quartier urbain et en perpétuant la mémoire d’un homme politique soucieux d’apparaître en protecteur des arts.
7La dissemblance affiche ici sa double orientation, elle frappe l’observateur parce qu’elle est à la fois plusieurs choses, parce que chacun de ses éléments possède des caractères propres, ce qui laisse la liberté d’en privilégier un ou, plus subtilement, d’apprécier les points où opère la transaction. L’œuvre née d’un compromis ne dissimule pas une duplicité qui lui est constitutive ; dépourvue de mystère, facile à décrire sans recours à une conceptualisation forte, elle ne pose aucun problème à l’historien de l’art qui sait la reconnaître et la commenter. Ainsi John Ruskin a-t-il des pages très denses sur les sculptures de dragons, assemblages de plusieurs animaux, lion et aigle ou serpent et oiseau, et oppose-t-il les compositions « vraies » qui ont « le pouvoir conjoint » de leurs deux éléments aux mélanges « faux » qui rusent en cherchant à masquer leurs origines2.
8La dissemblance est encore, en un autre sens, l’amalgame d’éléments étrangers les uns aux autres, rencontre aléatoire ayant pour principal enjeu une expansion aussi vaste que possible dans la variété et le contraste. Le paradigme en serait la Sagrada familia. Ailleurs, à Astorga en particulier, Gaudi a réalisé des ensembles architecturaux homogènes et parfaitement intégrés, l’arbitraire qui sert de règle à son église de Barcelone ne tient pas aux aléas d’une entreprise interminable, il résulte d’un choix de l’architecte qui dessina et modifia son projet à mesure que la construction avançait et, refusant d’établir un plan précis, laissa à ses continuateurs la tâche de modifier, d’ajouter, de surcharger. La Sagrada familia récuse la cohérence qui devrait être celle d’un lieu de culte au profit d’une inventivité permanente, chaque décrochement, chaque sinuosité, chaque hérissement, au lieu de s’accorder à l’ensemble, vaut pour lui-même, les arcs se multiplient sans nécessité, les statues abandonnées à l’initiative des sculpteurs se juxtaposent sans se répondre, l’édifice se transforme à mesure qu’il grandit. L’accumulation infinie que seule la mort risque d’interrompre, progresse à la limite du bricolage, modeste et laborieux au Palais du facteur Cheval, agressif et impérieux à Barcelone.
9L’inachèvement résolu est la marque de ce type de dissemblance qui n’a pas de fin mais peut s’interrompre instantanément - et ceci, en passant, écarte tout risque de confusion avec le baroque qui frise parfois l’étrange mais tend vers la complétude. Un lieu commun de la critique veut qu’une œuvre soit davantage que l’assemblage de ses parties et que les détails se révèlent à travers leur intégration au tout. Il convient probablement d’emprunter le chemin inverse pour juger les œuvres intentionnellement hétéroclites, l’ensemble compte peu, chaque morceau vaut en lui-même, par la surprise qu’il provoque, par le contraste qu’il établit avec d’autres morceaux qui lui sont étrangers. Certains édifices de ce genre, tel le monument à Victor-Emmanuel de la piazza Venezia, à Rome, font sourire à cause de leur éclectisme outrancier, sans pourtant devenir anodins, le défi aux habitudes ou au bon goût que posent des objets n’obéissant qu’à leurs propres règles est tellement manifeste qu’il provoque presque sûrement la curiosité. Les œuvres nées du refus de toute transaction, relativement peu nombreuses, inclassables, ont rarement une utilité pratique, leur caractère exceptionnel fait qu’elles n’embarrassent pas une histoire de l’art capable de les recenser et de cataloguer les fragments dont elles sont composées.
10À ces deux formes de dissemblance s’ajoute une troisième qui n’est ni la confrontation de deux projets, ni l’absence résolue de projet, mais la juxtaposition, sur un programme unique, de procédures différentes. Là où deux manières, deux styles se joignent autour d’une même intention (et non sur deux projets distincts comme à Sainte-Cécile), l’historien se trouve embarrassé. Soit la cathédrale de Chartres. Comme bloc construit, inséré au milieu d’autres blocs, elle est homogène. Elle l’est encore comme lieu de culte, vaisseau large et bien éclairé, orienté vers le célébrant, les architectes qui l’ont construite en une trentaine d’années, bien qu’ayant changé de règles en cours de route, n’ont pas eu le sentiment de modifier leur programme. L’amateur d’art, en revanche, est sensible au caractère composite d’une église dont les deux tours de façade, inégalement élevées, sont de conception différente, dont le portail principal est bas, peu saillant, quand les portails latéraux sont élevés et profonds, dont certaines statues semblent enchaînées aux colonnes qui les portent quand d’autres paraissent complètement autonomes. Il n’y aurait rien d’absurde à envisager Notre-Dame de Chartres comme un tout, comme un édifice unique, formé d’éléments dissemblables, trouvant néanmoins une cohérence dans une fonction que servent également les deux techniques employées tour à tour par les architectes. Mais l’approche historique, qui se formule en termes d’unités stylistiques, ne peut voir à Chartres un seul ensemble aux facettes multiples, sa démarche essentiellement analytique l’amène à traiter la cathédrale dans deux chapitres séparés.
Une science des régularités
11Pourquoi l’une des formes de la dissemblance, celle qui concerne les variations stylistiques internes à une œuvre, a-t-elle été longtemps négligée par l’histoire de l’art ? Il faut, pour le comprendre, revenir aux origines d’une discipline apparue récemment, dans le deuxième tiers du XIXe siècle. Bien entendu on parlait d’art avant cette époque mais, de l’antiquité grecque au XVIIIe siècle, la notion se réduisait aux deux idées d’œuvre et d’artiste. Pausanias, passant en revue les monuments de Delphes, raconte par le menu leur origine, mentionne, quand il les connaît, le nom et la biographie de leur auteur, mais ne tente pas d’établir la moindre relation entre les objets qu’il décrit. Le procédé se transmet aux guides des grands sanctuaires, nombreux et populaires jusqu’au temps modernes, où se juxtaposent des notices sur les bâtiments qu’un pèlerin doit visiter. À l’aube de l’époque contemporaine, trois touristes célèbres, Chateaubriand, Goethe et Stendhal ignorent les filiations, les continuités, les rapprochements stylistiques, Chateaubriand perçoit les ruines antiques comme un seul ensemble reflétant la vanité et l’inéluctable déclin du paganisme3, Stendhal juge édifices ou tableaux en des termes purement intuitifs, « ridicule », « curieux », « joli », « brillant », « magnifique », « sublime » « admirable »4, Goethe, attentif aux trouvailles archéologiques, les passe individuellement au crible des textes sans s’attarder sur ce qui peut les relier entre elles.
12Il n’est pas surprenant que cette juxtaposition aléatoire d’objets isolés ait fini par choquer une époque soucieuse de classifications ni que des érudits aient voulu promouvoir une démarche plus systématique (plus scientifique, pensaient certains d’entre eux) en confrontant les unes aux autres différentes pratiques, en situant les œuvres dans le milieu d’où elles étaient issues, en se penchant à la fois sur les thèmes récurrents et sur les techniques employées. La question demeure, en revanche, de savoir pourquoi cet effort de mise en ordre, qui impliquait un autre regard sur la création artistique, prit très vite la forme d’une analyse historique. La raison n’en serait-elle pas l’influence d’une réflexion philosophique entreprise largement un siècle avant la naissance de l’histoire de l’art ?
13L’esthétique comme pensée de l’art avait été, au XVIIIe siècle, un transcendantalisme pur, soucieux de définir l’essence du beau ou celle du goût indépendamment de leurs aspects concrets. Mais l’hypostase de la beauté, élevée au rang d’absolu, faisait des œuvres singulières autant de tentatives visant un idéal nécessairement hors de portée, le beau devenait un horizon en deçà duquel s’épuiseraient toujours les réalisations concrètes. Récusant cette ontologie, Hegel bouleversa l’approche de la création intellectuelle en regroupant les arts par types et par systèmes5 ; le titre de Leçons sur l’esthétique sous lequel ses cours nous sont connus a été choisi par des disciples après la disparition de leur maître mais, davantage que d’une esthétique, il s’agissait d’une philosophie de la création et de l’évolution artistiques. En isolant les unes des autres les formes artistiques, la démarche risquait cependant de conduire à un relativisme que Hegel conjura en suivant, au fil de l’évolution artistique, le progrès de l’esprit vers l’adéquation à soi. On s’expose à ne pas comprendre le cheminement de l’esthétique comme celui de l’histoire de l’art si l’on ne garde pas présent à l’esprit le double refus de la transcendance et du relativisme : un siècle après Hegel, un théoricien comme Wilhelm Worringer trouvait encore urgent de dénoncer l’idée selon laquelle l’art aurait le beau pour visée6.
14De Hegel à Benedetto Croce7, les théories esthétiques ont privilégié, contre l’évidence transcendantale, l’historicisme, c’est-à-dire la loi du devenir. Et ce choix théorique fort, influençant les autres domaines de recherche, a fourni leur cadre méthodologique aux historiens. Sans jamais se recouper, esthétique et histoire se sont confortées l’une l’autre, en s’ancrant à l’idée que les productions culturelles participent d’un ensemble social fini et cohérent, pourvu d’une unité de sens interne, dont elles manifestent la Weltanschauung. En quelques cent vingt ans, jusqu’au milieu du XXe siècle, l’approche historique a connu de nombreuses variations, elle a visé, en particulier, une définition toujours plus nuancée de son objet mais, y compris chez des novateurs comme Worringer ou Heinrich Wölfflin8, elle n’a jamais abandonné la conviction, réaffirmée en 1955 par Erwin Panofsky, qu’il lui fallait s’attacher à « la mentalité de base d’une nation, d’une période, d’une classe, d’une conviction religieuse ou philosophique - particularisée inconsciemment par les qualités propres à une personnalité - et condensée en une œuvre unique »9.
15L’avènement de l’historicisme lié, dans la réflexion sur l’art, à la notion de Weltanschauung, résulte-t-il du choix initialement opéré par Hegel ? Ou bien est-il le retour, par un autre biais, de l’ontologie ? Le temps, en Occident, a été généralement envisagé comme un présent en acte, point insaisissable entre deux horizons infinis, autrement dit comme une oscillation entre l’avant et l’après. L’historicisme, alternance de périodes d’essor et de périodes de déclin, de décadence et de renouveau, n’est qu’un avatar de la métaphysique. Le mouvement de balancier était déjà sensible chez Hegel quand il établissait un parallèle entre, d’un côté, les progrès et les reculs de l’esprit tendant vers son être absolu et, de l’autre, les étapes que l’art parcourait dans sa quête d’un stade supérieur10, ou bien quand il suivait les vains efforts et l’inévitable épuisement de l’art symbolique, l’avancée et les limites d’un art classique capable d’accorder fond et forme et enfin, avec le romantisme, l’accession de l’art à une réalisation qui signait son dépassement11. Sa rigueur, son élégance, ont donné une sorte d’évidence à cette trajectoire que des générations d’historiens ont admise sans la discuter au point que, en 1934 encore, Henrich Wölfflin la reprenait presque littéralement12.
16Naissance, âge d’or, crépuscule, le vitalisme n’est pas loin. « Au Cinquecento l’art italien est parvenu à sa maturité (ist reif geworden) » : Wölfflin, en écrivant cette phrase13, n’entendait pas déprécier les époques antérieures à la Renaissance mais il ne parvenait pas à les envisager autrement que comme le « pas encore » d’un aboutissement qu’elles recherchaient14. L’âge adulte présuppose une adolescence et un vieillissement, l’art archaïque grec était une phase d’hésitation sur la voie qui allait conduire au classicisme, l’époque précédant la Renaissance devenait, dans la version proposée par Jacob Burckhardt, un moment de latence15, le post-impressionnisme était la trace affaiblie d’un grand essor antérieur. Le rapport Roman/Ogival offre un exemple frappant du manque par lequel se caractérise l’enfance : le Roman, que son immense diversité empêche de ramener à quelques traits saillants, fut longtemps défini par l’épaisseur des murs, les paliers de son élévation, la discrétion des ouvertures et de l’éclairage - en d’autre termes par ce qui lui faisait défaut, l’ogive, il était, affirmait toujours Hegel, « die vorgotische Kunst »16.
17Neutre en apparence, la métaphore biologique dissimulait un jugement de valeur, la maturité évoquée par Wölfflin n’était pas une simple avancée en âge, elle marquait un changement qualitatif, la sculpture grecque classique accomplissait ce que la sculpture archaïque n’était pas parvenue à réaliser, les vases à figures rouges l’emportaient sur les vases à figures noires, la perspective sur le traitement des figures à plat. L’exemple du Gothique s’impose à nouveau. Hegel encore : avec l’ogive, « le libre élancement domine tout » favorisant « le recueillement intérieur et l’élévation de l’âme vers Dieu »17. Verticalité, luminosité, légèreté : le passage du Roman à l’ogival prit très tôt la dimension d’un immense progrès architectural et spirituel. L’alternance de lentes gestations et de brusques épanouissements fournit à la réflexion sur l’art ses cadres et ses outils de classement ; Hegel, le premier, scinda la peinture hollandaise en deux périodes différentes18, Ruskin, dans sa belle étude sur la construction privée à Venise, jugea indispensable de répartir l’art vénitien en trois étapes successives19 et, cent ans après, Wölfflin souligna l’importance d’un partage entre des époques caractérisées chacune par un style qui leur est propre20. Il s’agissait, surtout chez Wölfflin, de propositions souples, utiles pour distinguer plus que pour unifier, mais les étiquettes exercent un redoutable pouvoir attractif et, de simples suggestions, elles deviennent, à la longue, indiscutables. Ainsi deux siècles de sculpture grecque ont-ils fini par se confondre sous l’enseigne du « classicisme » qu’on a également appliquée à l’art italien depuis le Cinquecento, à celui du XVIIe siècle, à des peintres aussi éloignés que David et Ingres, « Renaissance », « Baroque », « Romantisme » ont coiffé des ensembles variables de dates ou de pays unis par la seule vertu d’une commune appellation21.
18Esthétique et histoire organisèrent la réflexion sur l’art, au XIXe siècle, en science des régularités. Pour rompre avec l’amateurisme, sans verser dans l’abstraction transcendantale, les théoriciens associèrent l’algorithme essor/déclin qui leur venait de la métaphysique et le rapport au contexte que suggérait l’histoire. Postulant la cohérence interne de périodes nettement différentes les unes des autres ils mirent sur pied un système de reconnaissance fondé sur des caractères stylistiques rigoureusement définis, offrant ainsi aux agents sociaux des cadres de pensée, des références, des outils de communication : il n’est guère de personnes, aujourd’hui, qui ne sachent pas employer à bon escient les mots « Gothique, Impressionnisme, Cubisme ».
19Dans cette mise en ordre où chaque époque était rigoureusement définie, la dissemblance ne pouvait occuper qu’une place restreinte, elle ne fut pas ignorée mais marginalisée. Etudiant le Duomo de Pise, Ruskin analysait avec une précision remarquable les effets de dissymétrie qui travaillent la façade22 pour conclure que la rencontre d’éléments hétérogènes fondait l’harmonie globale du bâtiment. Le terme d'accidentel proposé par Hegel n’était pas employé au hasard : par rapport aux grandes lignes d’une évolution qui obéissait à la loi de l’alternance, le dissemblable était une variable intéressante parfois, mais secondaire, et les études traitant d’œuvres hybrides se cantonnaient à la périphérie des vastes synthèses embrassant dans toute son ampleur le destin de la création artistique.
Une histoire de l’art absurde ?
20Avec le sous-titre choisi pour son dernier livre, Contemporary art, preposterous history23, Mieke Bal a su, en une demi-ligne, exposer tout un programme. Non seulement elle oppose contemporary à history mais elle joue sur le mot preposterous. Elle l’utilise, pour une part, dans son acception proprement étymologique, comme synonyme d’inversé, de mis à l’envers : notre lecture des œuvres anciennes ne va pas simplement du passé au présent, pre et post s’influencent réciproquement, ce sont les productions actuelles qui orientent notre compréhension des productions passées et toute tentative visant à replacer les œuvres anciennes dans leur époque est illusoire. Ce qui permet à Mieke Bal de revenir au sens actuel de preposterous : l’histoire est absurde.
21Instruire le procès de l’histoire de l’art est un exercice facile, les métaphores vitalistes sont désormais passées de mode et les grandes catégories englobantes apparaissent comme des inventions tardives, Anita Brookner n’a aucun mal à prouver, par exemple, que le « Romantisme » a été édifié après coup par la « romanticisation » d’une partie des idéaux professés pendant les premières décennies du XIXe siècle24. Davantage que son caractère linéaire, la démarche historique se voit reprocher le conservatisme qu’elle induit dans l’opinion. Pendant plusieurs décennies la connaissance des grands courants artistiques, de leur évolution, des liens les unissant a constitué une forme hautement légitime de culture, elle a procuré à un nombre impressionnant de curieux des repères qu’ils ont facilement assimilés. Bien que, aujourd’hui, elle soit devenue historique, cette conception de l’histoire, familière à un large public, est encore fortement présente dans l’enseignement scolaire, les ouvrages de vulgarisation, les catalogues de musées et c’est elle qui assure une audience massive aux expositions25. Les amateurs de régularités, d’écoles, de définitions, sont déroutés par des œuvres « modernes » pour lesquelles ils ne disposent d’aucun repère, leur habitude des classements établis par les historiens fait écran et les rend indifférents, sinon hostiles aux tendances nouvelles de la création.
22L’historicisme est devenu la bête noire des critiques dont les charges un peu vaines contre les nostalgiques du passé prennent parfois un accent moralisant, comme si la nouvelle approche de l’art était évidemment supérieure à l’ancienne. Les deux démarches tiennent de leur époque et, plutôt que de la condamner, il n’est pas inutile de comprendre pourquoi la méthode qui s’était imposée pendant un siècle semble maintenant dépassée.
23Les historiens, inconsciemment peut-être, ont joué un rôle politique. Certaines dates parlent d’elles mêmes. Dans son ouvrage sur la Renaissance italienne publié en 1860, année où fut proclamé le royaume d’Italie, Burckhardt n’hésitait ni à intituler un chapitre : « Das Italien der Patrioten », ni à soutenir que « der Geist der Nation » se manifestait dans l’art de cette période26. Au printemps de 1914, Heinrich Wölfflin, suisse d’origine, affirmait, dans une conférence donnée à Berlin, l’existence d’une « manière artistique » allemande27 Naissance et développement d’une histoire de l’art accompagnèrent l’essor de nationalités européennes soucieuses de découvrir dans leur passé une culture et des traditions. Un symptôme important d’une « invention des origines » fut le remplacement des collections artistiques, rassemblées selon la fantaisie de leur propriétaire, par les grands musées nationaux28. En réaction contre l’admiration exclusive que provoquait le modèle italien, on exalta des « écoles » anglaise, espagnole, française, hollandaise désignées par des propriétés tellement vagues qu’elles étaient capables de tout englober : les Hollandais, affirmait Hegel, se reconnaissent à « la sûreté de leur conception », « la magie de la couleur », « un degré de vérité et de perfection » qui ne peut être dépassé29, les Italiens à la conscience réflexive d’une âme aimante, au sens de « l’intériorité, de la clarté et de la liberté »30. Constructions à visée politique, les écoles nationales ignorèrent particularismes et phénomènes de clientèle, les ouvrages consacrés à « l’Art français » annexèrent Bretagne, Alsace, Catalogne et oublièrent que, depuis le XVIe siècle, la production artistique s’était concentrée autour de la cour puis du marché parisien.
24Il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur l’importance d’un discours légitime consacré à l’art dans une époque où l’enseignement secondaire, ouvert à une minorité de la population occidentale, devait, en formant leur goût, donner aux élèves les moyens de se « distinguer ». En revanche il est peut-être intéressant de rappeler l’aspect économique de la classification historique : la hiérarchie des écoles et, à l’intérieur de ces vastes catégories, la cascade des maîtres, des disciples, des épigones, définissant la valeur relative des œuvres, ont permis de mettre sur pied un marché international des objets artistiques.
25L’histoire de l’art, dont le rôle social était autrefois clairement défini, n’est pas soudain devenue absurde, elle se trouve simplement en décalage par rapport à une époque, la nôtre, où les individualités nationales sont mises en cause, où l’enseignement général a un faible pouvoir sélectif et où l’importance des objets d’art dépend non de la manière dont ils sont classés mais des sommes investies pour les acquérir. Postulant une succession réglée de phases nettement définies et la permanence d’œuvres-phares, l’approche historique traditionnelle s’adapte mal à une période où les choses séduisent telles qu’elles s’offrent dans l’immédiat, où ce qui éveille le regard devient par là même artistique, où tout mérite attention si l’on est capable de voir, et où rien n’a vocation à la postérité.
26Nous avons souligné le partage de l’esthétique entre historicisme, transcendantalisme pur et relativisme. Aucune de ces orientations n’est adaptée à l’éclectisme contemporain, le transcendantalisme, avec son projet d’évaluer en général les formes du beau ou du laid, est devenu inaudible, l’historicisme parait englué dans le passé, le relativisme reste trop soucieux de valeurs, même s’il les veut transitoires et discutables, pour ne pas sembler retardataire. L’art actuel est inséparable du happening, il surgit dans l’événement, bien souvent ne lui survit pas, les pratiques artistiques se veulent éphémères, sans antécédents, éventuellement sans avenir, le geste de l’amateur tire un objet au premier abord indifférent de l’anonymat où restent plongés d’autres objets cependant très proches.
27L’accidentel, auparavant marginal, attire dans la mesure où il ne pèse pas. Indifférent à la durée, le goût actuel n’ignore pas les productions antérieures, il se passionne au contraire pour le caractère pre-posterous des manifestations artistiques, il fait de la confrontation, du mélange, du va-et-vient d’avant en arrière les instruments d’un renouveau de la création, il se passionne pour la porosité, les plis, les effets de miroir, pour la relation inversée, le détail incongru qui, si l’on y prend garde, envahit une image et modifie son apparence comme, dans l’un des exemples proposés par Mieke Bal, la saleté perceptible sous les ongles de certains personnages de Caravaggio qui, une fois prise en compte, fait basculer toute la mystique dont, auparavant, on chargeait ses tableaux.
28L’histoire, parce qu’elle s’énonce du lieu où se trouve l’historien, ne peut ignorer complètement le changement des pratiques artistiques, tout un pan de la recherche, au lieu de privilégier les continuités stylistiques, s’attache désormais aux dissemblances, à ce qui brise la logique des séries et met en cause leur hypothétique cohérence. Imprévisible (sinon il renforcerait l’unité de l’œuvre), l’accidentel ne se définit pas a priori. L’historicisme s’appuyait sur de vastes programmes - Panofsky nous en a offert un exemple - qui cernaient l’objet à étudier, la démarche actuelle, ouverte aux dissonances, se place au plus près des œuvres et n’a pour système que l’attention à la diversité. En dehors d’une curiosité vigilante et prête à reculer sans cesse les frontières de l’enquête, il n’y a pas de « projet » moderne puisque toute définition préalable serait une limitation. J’ai retenu, à titre d’exemples, deux recherches différentes dans leur objet et leur cheminement mais ces deux cas particuliers ne suffisent pas à caractériser ce qui est une forme de questionnement, non une méthode.
29Deux toiles de David inspirées par Tite-Live, Le Serment des Horaces et L’Enlèvement des Sabines, furent exécutées l’une avant, l’autre après la période révolutionnaire. On y trouve les traits de ce que, faute de mieux, on nomme le classicisme du peintre : le thème est totalement représenté à l’intérieur du cadre, des personnages affrontés, père et fils dans un cas, Romains et Sabins dans l’autre, appellent le regard du visiteur vers le centre du tableau, les corps masculins, traités avec une rigueur anatomique, sont autant de musculatures tendues pour le combat. Une différence majeure sépare néanmoins les deux œuvres. David, en général, ménage autour de ses sujets un vaste espace qui leur confère davantage d’emphase et renforce leur centrement. Le Serment des Horaces ne fait pas exception, un solennel arrière-plan, symétriquement théâtral, y redouble l’encadrement, les gestes virils des Horaces dessinent de savantes parallèles qui se recoupent au milieu géométrique de la toile, là où le père brandit les épées, tandis qu’un groupe de femmes éplorées, créant à droite un léger vide, renforce l’allure guerrière des quatre hommes.
30Avec L’Enlèvement des Sabines, en revanche, la surcharge est manifeste, une masse confuse de corps gesticulants envahit le milieu de la toile et, tandis que les quatre Horace se joignaient en un faisceau insécable, les guerriers romains ou sabins, refoulés vers les bords, abandonnent le champ aux femmes et aux enfants, l’ordonnance dite classique fait place à la confusion des formes et des corps. L’anecdote racontée par Tite-Live pourrait justifier sinon le désordre, au moins le recul des soldats, mais certainement pas le traitement des personnages posés en plein centre. Roses, joufflus, bouclés, potelés, les enfants sont des angelots inexpressifs et asexués directement empruntés à une crèche ou une enfance du Christ, la décoration religieuse opère ici une curieuse offensive, annulant la virilité casquée des militaires. Les femmes, elles, n’évoquent aucun modèle antérieur, échevelées, dépoitraillées, agitées, elles anticipent par leur chair abondante les odalisques d’Ingres, par leur véhémence certaines figures féminines de Delacroix. Un tel rapprochement avec des œuvres encore à venir n’a évidemment aucun sens, il tend seulement à souligner l’aspect surprenant, inclassable des personnages féminins. Trois registres étrangers l’un à l’autre, rigueur « classique », mièvrerie ecclésiale, érotisme agressif se croisent sur le tableau sans se conjuguer, David questionne sa propre manière en empruntant à une tradition qui lui est étrangère et en inventant des formes inédites. Tentation repoussée, vacillement provisoire ? Le peintre, en tout cas, reviendra bientôt, avec son Bonaparte franchissant les Alpes, à la pose solennelle et héroïque, au sujet centré, à l’espace largement ouvert qui signalent son « classicisme ».
31Surgissement du doute dans une carrière déjà avancée, le croisement d’approches différentes marque également les premiers moments d’une recherche. Velázquez adolescent se forme en reprenant les thèmes bibliques auxquels le public était alors habitué. Ses toiles, cependant, rompent avec la représentation canonique, le renversement étant particulièrement manifeste dans Le Repas d’Emmaüs31. Une servante s’affaire au premier plan tandis que, à l’arrière-plan gauche, on aperçoit, coupé par le bord du tableau, le repas dont on ne voit que le Christ et l’un des pèlerins. La présence d’un inconnu pris par sa tâche est une banalité dans les scènes religieuses et la face disgraciée de la domestique annonce les visages grimaçants, les corps déformés qui tiendront, par la suite, une place importante dans le travail de l’artiste. Ce qui surprend, en revanche, est la juxtaposition de deux traitements picturaux. Une attention soutenue à l’illusion de volume marque la servante et les objets qui l’entourent, les pots sont rebondis, les plats profonds, la blouse de la femme fait des plis, l’ombre creuse ses orbites, souligne son nez, ses doigts paraissent s’avancer sur la table. L’épisode évangélique, en revanche, n’a aucune profondeur, les silhouettes immobiles et plates font penser à une gravure pieuse, elles apparaissent à travers une ouverture qui peut être soit le cadre d’un tableau, soit l’encadrement d’une baie donnant sur la cuisine, seul le regard de la femme, tourné vers l’arrière-plan, suggère qu’elle s’intéresse à ce qui se passe là-bas et que l’arrière-plan n’est pas une image. La liaison ainsi marquée entre les deux parties de l’œuvre interdit de considérer celle-ci comme une production hybride, l’impression de volume et de proximité cohabite avec l’à-plat et le lointain, le tableau associe, de force, deux factures apparemment contradictoires.
32Les deux cas ici évoqués ont ceci de commun qu’ils concernent une ouverture sans lendemain. Ni David ni Velázquez ne persévéreront dans cette voie, leurs expériences correspondent à un moment particulier de leur carrière et, en ce sens, elles relèvent de l’analyse historique. Les historiens supposent à bon droit que David, jacobin convaincu, un temps membre du Comité de sûreté générale, a traversé une période de doute profond au terme d’une Révolution qui avait d’abord remis en cause les valeurs viriles auxquelles il était attaché, puis avait versé dans la Terreur : l’hétérogène, sur sa toile, révélerait son trouble face au retour de l’ancien monde religieux et face à l’annonce d’un univers nouveau, plus sensuel qu’héroïque32. Dans un contexte moins tragique, Velázquez hésite entre l’atemporalité d’un cycle liturgique reprenant indéfiniment les mêmes épisodes bibliques et la fugacité du temps vécu, la confrontation à laquelle il se livre manifeste son refus d’insérer les scènes évangéliques dans un décor moderne, l’hétérogénéité, ici volontaire, désigne une tension dont le peintre se libérera en s’écartant de la représentation religieuse33.
Là où s’arrête l’historien
33La nouvelle pratique des historiens, telle que nous l’avons survolée, s’apparente à une herméneutique. Ignorant les évolutions à long terme elle débusque des irrégularités, des rencontres improbables à partir desquelles elle interroge les rapports qui ont pu se nouer entre des artistes, des publics et une époque. Le passé cesse d’apparaître comme une succession réglée de périodes caractérisées chacune par un style, la continuité des temps est abandonnée au profit de convergences entre des moments différents que l’hésitation ou les dissemblances aperçues dans une œuvre autorisent à mettre en relation. La démarche est historique puisqu’elle scrute avec rigueur des époques anciennes mais, procédant par auréoles, elle n’hésite ni à entrecroiser les époques, ni à anticiper parfois jusqu’au présent.
34Les exemples cités concernent les tensions internes perceptibles sur deux tableaux où se croisent, et parfois se heurtent, des formes stylistiques étrangères les unes aux autres. Les historiens, s’ils balisent un vaste champ ouvert, avec Velázquez, sur l’économie chrétienne du salut, avec David sur un futur dont le peintre n’avait pas l’idée, se soumettent toutefois aux limites fixées par l’érudition, leur enquête ne déborde pas ce que soutient un savoir extérieur garanti par des documents, elle s’arrête au seuil de ce que serait une analyse immanente - analyse que l’esthétique, elle, peut engager. La peinture de David, par la rigueur du trait et de la couleur, par l’attention prêtée aux symétries, semble figer le temps et faire de l’histoire une suite d’instants immobiles : au Sacre de Napoléon à Notre-Dame la couronne a l’air suspendue pour l’éternité au-dessus de Joséphine. Or le croisement de modes différents dans L’Enlèvement des Sabines a des résultats inattendus, les trois manières de peindre ne se fondent pas, fixité et mouvement, rigueur et débordement se juxtaposent sans s’harmoniser, le temps se révèle à la fois changeant et immuable. Indifférent au contexte, un observateur qui ne connaîtrait pas David laisserait de côté les signes d’époque mais s’arrêterait aux discordances manifestes du tableau. Sur un tout autre registre la toile de Velázquez confronte, dans un espace référentiellement unique, les possibilités expressives de l’à-plat et du modelé, les deux factures restent distantes l’une de l’autre mais leur rencontre souligne le caractère conventionnel de tout dessin : s’il s’agit seulement de représenter, les deux modes sont également efficaces et la préférence accordée à l’un d’eux, ou le refus de choisir relèvent de décisions purement esthétiques.
35La dissemblance, sur les tableaux dont on vient de parler, naît du heurt entre des façons de peindre différentes. Les discordances, cependant, ne se réduisent pas à la juxtaposition de plusieurs manières, elle sont éventuellement construites par l’œuvre elle-même, quand l’artiste fait jouer contradictoirement sa propre technique. Sur de nombreuses « marines » de Turner, telles que Désastre en mer ou Grosse mer avec épave plusieurs factures se rencontrent sans se conjuguer. La première toile se divise approximativement le long d’une diagonale ; il n’est pas impossible de deviner, à droite, d’énormes vagues roulant des cadavres - mais alors que faire de la gauche où il faudrait voir une mer d’huile ? La droite est traitée en rose et en brun, avec de multiples et brèves touches de peinture quand à gauche, où domine le bleu, la couleur s’étire en longs traits de pinceau. Qu’on cherche ici une représentation ou qu’on s’attache avant tout au traitement de la matière, on se heurte de toutes façons à l’antagonisme des deux parties du tableau.
36Turner, par bien des traits, annonce une peinture soucieuse du rapport des lignes et des teintes davantage que de la représentation, prenons donc un artiste tenu pour « classique », Chardin34. Si l’on néglige sa thématique au profit de son travail, on remarque des arrière-plans ni sombres ni clairs, ni bruns ni gris, traités en petites touches d’une brosse qui ne suit aucune direction particulière, des fonds évanescents, brouillés, qui n’offrent à l’œil aucun point d’appui. Les choses qui semblent évidentes et simples partent de l’indéfini, la manière dont elles ont été construites, loin de se ramener à un traitement uniforme des couleurs, a été une suite de contradictions, le peintre a commencé avec un pâle lavis, recouvert ensuite d’une couche plus sombre, huilée puis râpée par une brosse sèche qui a parsemé la surface brillante de minuscules zones opaques. L’analyse, quand elle prend ce tournant, oublie les contenus, la période, les échanges et les influences, elle traque le métier pour montrer comment l’œuvre s’organise dans la négation d’elle-même et la contradiction : Chardin défait ce qu’il vient de faire, instaure des contrastes pour mieux les annuler, érode, use, atténue et renforce, la dissemblance, telle qu’on la découvre avec lui, ne s’historicise pas, elle est affaire de métier, de reprises, de recommencements menés sur une longue période, elle ne se prête à aucune étude autre que technique.
37Le parallélisme involontaire mais très fort qui s’était instauré avec l’historicisme est maintenant interrompu, approche esthétique et enquête historique évoluent loin l’une de l’autre, leurs parcours ne se recoupent pas, leurs visées sont distinctes, l’esthétique, indifférente à l’idée d’évolution, aborde les œuvres avec une liberté que s’interdit une histoire attachée à ses références et à ses preuves. Les deux disciplines développent néanmoins, sur des modes différents, une profonde curiosité pour la dissemblance. La disparité qui marque certaines œuvres a été depuis longtemps reconnue, il ne s’agit pas d’une découverte qu’aurait faite la seconde moitié du XXe siècle. Simplement ce qui, dans une perspective à long terme, était perçu comme un accident, passe désormais pour un point d’ancrage : là où l’unité d’un style semble rompue, les chercheurs, au lieu de le suivre dans son évolution, s’interrogent sur l’art et sur ses fondements.
38Mais de quelle pensée de l’art s’agit-il ? Le fait que des démarches bien distinctes aient, simultanément, abandonné un historicisme fondateur et qu’elles se penchent également sur le dissemblable pose une sérieuse question : quelle est l’origine de leurs problématiques ? Le temps linéaire, lié aux rythmes de l’industrialisation et de l’impérialisme, a été éclipsé par l’instantané et les objets actuels, qu’ils soient artistiques ou utilitaires, ont perdu leur privilège de durée. Tandis que, au XIXe siècle, elles participaient d’un mouvement d’ensemble, esthétique et histoire accompagnent aujourd’hui le changement quotidien tout en maintenant la notion d’un rapport aux œuvres antérieures, leur pensée est celle d’un temps sans continuité, étoilé, contemporain et révolu, un temps qui se renouvelle au lieu de s’écouler. Pensée d’un art au gré du temps prenant la place d’un art dans le temps.
Béatrice BLOCH.
L’ŒUVRE « MANIFESTEMENT » HÉTÉROGÈNE ?
Propositions pour un débat
Constat
Au cours de cette recherche, on a appelé « œuvre manifestement hétérogène » des choses différentes. Il s’est agi de :
• l’utilisation de plusieurs « arts » ou médiums sensoriels par une même manifestation, la pièce de théâtre, la performance, le tableau-objet, la poésie-peinture, etc. ;
• l’imitation feinte d’un art par un autre, à l’intérieur d’un autre, ainsi pour Henry James, L’auteur de Beltraffio, ou Balzac dans le Chef d’œuvre inconnu, ou encore l’hypotypose chez Baudelaire évoquant les musiciens (« Les Vocations », Le Spleen de Paris XXXI) ;
• l'intention protéiforme de l’artiste ou l’utilisation multipolaire qui est faite de son œuvre, comme on la repère chez Gaudí – la Sagrada Familia – ou telle cathédrale-forteresse.
Interrogation I
Une fois défini ce qu’on entend par « œuvre manifestement hétérogène », y compris par une définition plurielle, il faudrait se demander :
• comment agit cet hétérogène ?
est-ce que la « greffe » prend, c’est-à-dire est-ce que l’hétérogène devient un hybride au sens biologique du terme ? Et si elle ne prend pas, pourquoi ? Y a-t-il conservation, absorption et/ou interaction des composantes, invention d’un nouveau point de vue, tiers terme, nouvelle entité ?
• pour qui agit-il ?
– pour le spectateur ? L’hétérogène est-il scandale, consonance ou création d’un hybride greffe ?
– pour le créateur ? L’hétérogène est-il jeu d’attraction/répulsion/construction ? Est-il expression de l’artiste ?
– pour la création ? L’hétérogène est-il jeu d’attraction/reflet altéré et altérant d’un art par un autre ?
• quel est le principe de jugement quant à la manière dont agit « l’œuvre manifestement hétérogène » : n’y a-t-il pas retour à la question de la perception de l’œuvre, quand il s’agit de juger comment fonctionne l’hétérogène, alors qu’il était décidé de ne pas se placer du côté de l'aisthèsis ?
Interrogation II
L’œuvre hétérogène est-elle révélatrice du fonctionnement ordinaire de toute œuvre d'art ou du seul fonctionnement de l’œuvre d’art moderne ?
• Est-ce que l’hétérogène met au jour l’altérité interne constitutive de toute œuvre ?
• Ou bien, est-ce que l’hétérogène entretient un rapport particulier à la modernité, que ce soit par son insistance sur l’éphémère moment poïétique, ou sur le rôle du créateur – mais après tout, nous rejoignons là une attitude romantique –, ou en montrant qu’il n’y a plus d’altérité dans l’expérience de vie d’aujourd’hui ? N’y a-t-il pas, dans les œuvres actuelles, une transformation de l’art, un changement de centre de gravité ou un seuil vers autre chose ?
Interrogation III
L’altérité interne de l’œuvre d’art, lorsqu’elle est modélisée, repose-t-elle sur la présence de la réflexivité ou du contrat de réception, voire de la réception ?
Interrogation IV
Y a-t-il une différence entre les arts concernés par l’œuvre hybride : une œuvre hétérogène contenant du texte verbal (ayant ainsi une part référentielle) n'est-elle pas différente d’œuvres hétérogènes où nul art référentiel n’apparaît, par exemple la musique ? Y a-t-il aussi, dans le cas d’arts non référentiels, possibilité de voir dans la réflexivité une des composantes essentielles de l’altérité interne de l’œuvre ou bien cette altérité repose-t-elle sur autre chose que sur la réflexivité ?
Notes de bas de page
1 Vorlesungen über die Ǟsthetiksthetik dans Werke, t. 13-15, Suhrkamp, Francfort sur le Main, 1970, t. XIV, p. 220.
2 Modem Painters in Works, Londres, G. Allen, 1903, t. IV, 3e partie, § 83. En dépit de son titre ce recueil d’études traite de tous les arts et de toutes les époques.
3 Voyage en Italie, dans Œuvres romanesques et voyages, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1969, p. 1447-48.
4 Rome, Naples et Florence dans Voyages en Italie, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1973, p. 317-319, 347-48 et Promenades dans Rome, ibid., p. 617, 621.
5 Un bouleversement dont Hegel était parfaitement conscient et qu’il a défini au seuil des Leçons, voir Vorlesungen, t. XIII, p. 99-101.
6 L’Art gothique, traduction française, Gallimard, Paris, 1941, p. 7.
7 Un historicisme que Croce défendra jusqu’au bout, voir « Estetica », dans Ultimi saggi (Laterza, Bari, 1948), p. 137-140 : « L’histoire est la seule et véritable critique ».
8 Pour Worringer voir note 6. Pour Wölfflin et sa conviction que les formes artistiques correspondent à « la conception de l’univers » et au « sentiment de la vie propres à une période » voir Die Klassische Kunst. Eine Einführung in die Italianische Renaissance, Bruckmann, Munich, 1924, p. 290.
9 L’Œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « Arts visuels », 1955, traduction française, Gallimard, Paris, 1969, p. 41.
10 Vorlesungen, t. XIII, p. 103
11 « Die Vollendung der Kunst ». Pour une synthèse par Hegel des étapes que parcourt l’art, Vorlesungen, t. XIV, p. 127.
12 Dans un article repris dans Gedanken zur Kunstgeschichte. Gedrucktes und Ungedructes, Benno Schwabe, Bâle, 1940, il oppose (p. 49) l’art archaïque (art symbolique de Hegel), où la forme prime, à l’art ultérieur où s’accordent fond et forme.
13 Die Klassische Kunst. p. VIII.
14 Merci à Michel Costantini qui m’a proposé cette expression.
15 Die Kultur der Renaissance in Italien, Deutscher Klassiker Verband, Francfort sur le Main, 1989, p. 137-140
16 Vorlesungen, t. XIV, p. 346.
17 Vorlesungen, t. XIV, p 332-334.
18 Vorlesungen, t. XV, p. 127-128.
19 The Stones of Venice, 1851, Works, t. IX.
20 Gedanken, p. 27 et 35
21 Le cas de « Renaissance » mérite une halte. Le terme, qui implique une période antérieure de déclin, oriente toute notre conception de l’art européen aux XVe et XVIe siècles, nous ne pouvons pas l’ignorer et pourtant son invention est tardive. En 1817 Stendhal publiait son Histoire de la peinture en Italie, démarque souvent littérale de la Storia della pittura in Italia dopo il Risorgimento delle belle arti de Luigi Lanzi. Stendhal traduisit risorgimento par renaissance, le terme fut repris par d’autres commentateurs et l’ouvrage de Burckhardt l’imposa définitivement à partir de 1860.
22 The Seven Lamps of Architecture, Works, t. VIII, ch. 5.
23 Quoting Caravaggio. Contemporary art, preposterous history, Chicago University Press, 1999.
24 Romanticism and its Discontents, Viking, Londres, 2000, p. 27.
25 Au printemps 2001, voulant donner un titre qui attirât le public à son exposition d’un peintre peu connu, Jean Puy, le musée de Roanne fit jouer trois lieux communs culturels : « L’après-midi d’un fauve ».
26 Die Kultur der Renaissance, p. 135-136.
27 Conférence réimprimée dans Gedanken, p. 72.
28 Le Louvre est transformé en musée par la Révolution, le Rijksmuseum est fondé en 1808, le Prado devient musée en 1818, le British Museum est construit en 1824, la National Gallery en 1833.
29 Vorlesungen, t. XV, p. 130.
30 Ibid., p. 113.
31 L’œuvre, dont il existe deux versions conservées l’une à Dublin, l’autre à Chicago est connue sous trois titres différents dont aucun n’est de Velázquez : Le Repas d’Emmaüs, La Servante, La Mulâtre. Je retiens le premier titre qui désigne clairement le tableau de Dublin. Le fait que la servante soit mulâtre ajoute au caractère hétérogène de la toile mais il n’est pas possible de s’étendre ici sur tous les aspects de cette œuvre.
32 Ewa Lajer-Burcharth, Necklines. The art of Jacques-Louis David after the Terror, Yale University Press, 2000.
33 John Drury, Painting the Word. Christian pictures and their meaning, Yale University Press, 2000.
34 Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin, Thames and Hudson, Londres/New York, 1998; Pierre Rosenberg et Renaud Temperini, Chardin, Prestel, Londres, 2000; Pierre Rosenberg ed., Chardin, Royal Academy of Arts, Londres, 2000.
Auteur
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