Le Minotaure c’est nous...
De Godard à Pasolini
p. 117-129
Texte intégral
Double et hybride
1Deux figures dont la critique littéraire ou artistique s’est beaucoup occupée récemment, l’hybride et le double, s’éclairent réciproquement quand on les confronte. Toutes deux en effet représentent l’altérité, la relation du sujet à l’autre et la relation à l’autre que chacun porte en soi, dans laquelle il trouve sa propre fondation.
2Je propose de définir sommairement le « double » comme « le cauchemar de l’identité extériorisée à travers la projection du soi hors de lui-même ». Cette projection produit une crise d’identité qui, nous le verrons, n’est qu’apparente. En revanche, on pourrait définir l’hybride d’une façon presque spéculaire, comme « le cauchemar de l’altérité intériorisée dans le moi, qui devient autre à l’intérieur de lui-même ou bien se découvre du point de vue de l’autre, se voit et s’écoute de son extérieur ».
3La figure du « double » est produite par le sujet qui se multiplie en dehors de lui-même, trouvant dans une série de labyrinthes et de miroirs une négation très semblable à une affirmation, et feignant l’égarement pour mieux se retrouver partout. Au contraire, dans l’expérience de l’hybride, le sujet aboutit à une véritable crise quand il découvre dans son incohérence et sa multiplicité sa propre négation : il se rend alors compte qu’il est composé de plusieurs instances, de plusieurs cultures différentes, éloignées l’une de l’autre, ce qui le force à reconnaître le caractère fictionnel et postiche de son identité.
4Ce qu’on a dit à propos du sujet vaut pour l’œuvre d’art : une multiplicité d’œuvres intervient au sein d’une seule œuvre, elles coexistent dans une harmonie apparente (c’est l’image classique, idéaliste de l’œuvre comme totalité équilibrée) ou bien sans harmonie (l’image moderne de l’art comme trahison de l’harmonie extérieure au profit d’une profondeur contradictoire), dans une juxtaposition, sans intégration, de fragments de différents univers qui ne coïncident pas. Dans le jeu du double, en revanche, la mise en abîme produit une multiplication de l’œuvre qui se projette à l’intérieur d’elle-même, faisant de ce qui devrait être une crise d’identité une véritable confirmation de cette identité fictionnelle projetée partout, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’œuvre, dans une simulation d’altérité qui n’est qu’un jeu de l’identité avec elle-même.
5En substance, il me semble que le « Je est un autre » de Rimbaud, où se trouve déjà inscrite l’expérience de l’hybride, se renverse dans le jeu du double en devenant quelque chose comme : « L’autre c’est moi ». Ce qui était une tragique impasse de l’identité, dans la découverte de la différence qui la constitue, devient au contraire, avec la figure du double, un jeu de l’identité qui se reflète elle-même. L’expérience se transforme en jeu, le double pourrait être considéré comme la représentation renversée de l’hybride, la mise en scène dans laquelle la représentation de l’altérité perd toute sa douloureuse dramaticité pour se faire jeu, le jeu du labyrinthe.
6Les œuvres de Dostoïevski, Hoffman, Poe éclairent ce jeu du double comme fausse démolition de l’identité, autodestruction-confirmation du sujet par lui-même, dans une simulation paranoïaque, qui n’a rien à faire avec l’expérience de la différence et de l’altérité. L’explosion paranoïde du sujet est une réaction à la découverte de son essence vide, de son incapacité de se rapporter à l’autre. Dans ce qui se présente comme autodestruction, le moi se projette hors de lui même, créant un labyrinthe de miroirs où il est en même temps prisonnier et roi, seul habitant. On peut considérer les œuvres que je viens de citer comme des critiques de la culture moderne, de son faux dédoublement, de son enfermement sur elle-même qui l’empêche de sortir du labyrinthe. Il faudrait distinguer ces œuvres de celles qui les ont suivies et qui, loin de le critiquer, ont célébré le double. Il me semble donc percevoir un délire d’omnipotence dans le jeu autodestructif du double (« je me détruis par moi-même, mais seulement par moi-même, en me multipliant partout, et il n’y a que moi qui puisse me détruire »), un délire propre à la culture occidentale, à son colonialisme intellectuel (la raison autocrate) et économique, traduisant sa réaction à la découverte du vide qui hante le sujet depuis les réflexions de Kant (pour qui l’âme est déjà la cause de nombreux paralogismes), de Schopenhauer, de Nietzsche. Le double démasque l’Occident, qui a bâti son idée de civilisation sur le concept de sujet héroïque, et sur l’identité comme substance propre de l’homme.
7Borges analyse et incarne en même temps cette impasse ; ses effets de labyrinthisation sont contradictoires dans leur complexité même ; un de ses récits, Le Thème du traître et du héros, nous montre de quelle façon le sujet se renverse très habilement dans son propre contraire tout en gardant son identité ; marque les limites d’une culture qui ne peut sortir d’elle-même qu’en se dédoublant ou en se multipliant, prisonnière de sa propre rationalité au point de faire de la crise d’identité une crise de la raison. En revanche un autre récit, La Maison d’Astérion, dans lequel c’est le Minotaure lui-même qui nous parle de sa propre existence, nous conduit vers une autre perspective : le protagoniste, qui s’ennuie dans le labyrinthe et attend sa mort comme une libération, parle à la première personne et révèle un autre aspect du double, celui qui s’approche de l’hybride ; ici, le sujet hybride qui se reconnaît comme identité multiple est refusé par la société qui l’a enfermé dans un édifice bâti exprès pour lui (comme l’une des maisons de fous étudiées par Foucault). Le Minotaure en tant qu’hybride est la plus grande menace qui pèse sur la société institutionnalisée, il est l’ennemi de la raison solaire (d’Apollon et de Minerve), de l’État établi par Minos, de la démocratie instituée par la déesse d’Athènes, on lui sacrifie chaque année un tribut d’enfants, comme offrande au chaos, à l’univers des ténèbres duquel on est sorti. Il est l’envers du monde ordonné, monde d’égaux, où différence et mixage n’existent pas ou bien doivent être contrôlés, société homologuée hors de laquelle le Minotaure, résidu d’un passé et d’une promiscuité innommables, attend tout simplement la mort.
8La civilisation apollinienne, dont Thésée est le véritable héros, commence son parcours avec l’élimination des monstres hybrides qui symbolisent un rapport encore incertain entre homme et nature. Comme l’a montré J.-J. Bachofen, Thésée est le héros fondateur de la civilisation occidentale qui commence à exister pleinement avec la naissance de la ville, d’Athènes. Il est le héros qui a défait les Amazones (autres hybrides, espèce de femmes-hommes), et qui va tuer le Minotaure, dernière menace pour l’identité propre à la civilisation qu’il va instituer1.
9Revenons alors à Borges. Du point de vue du monstre, minotaure-narrateur, Thésée le tueur porte une fin annoncée et instaure une captivité qui est la réclusion de l’autre au sein de la civilisation même : réclusion indispensable pour l’institution d’une communauté d’égaux, de même que l’esclavage, au dire d’Hegel, était indispensable pour l’institution d’une communauté d’hommes libres.
10Quel serait donc, si on relit le mythe aujourd’hui, le rôle de Thésée dans cette histoire - rôle semblable d’ailleurs à celui qu’il joua dans la victoire contre les Amazones ? Le rôle du libérateur, évidemment, mais aussi celui du nettoyeur, du garant de la pureté qui permet à la ville d’enseigner à ses fils les lettres et les arts dans une atmosphère que ne menace aucune contamination. Sauver la vie est presque synonyme de sauver l’identité. Mais le Minotaure biface n’est pas seulement victime, il est aussi un double de l’homme occidental, lui-même enfermé dans son labyrinthe de miroirs, prisonnier d’une culture de répétition spéculaire qui ne lui ménage aucun rapport ni avec le monde extérieur ni avec la véritable différence. Et pourtant, sous cette identité faite d’images, existe en tout sujet une véritable multiplicité, une stratification insondable de races, de cultures passées, d’héritages lointains ou proches, cachée par la normalisation sociale. Ce que le Minotaure semble nous dire avec son monologue mélancolique est que nous sommes tous des Minotaures.
11Ecouter le Minotaure, celui qui nous parle avec cette voix intérieure qui est nôtre et que nous ne connaissons pas, pourrait bien être le devoir de l’art, son véritable but. Minotaure était en effet le titre d’une revue surréaliste qui se proposait de prendre en compte la différence de l’homme par rapport à lui-même, et sur la couverture de laquelle le vague profil de la bête humaine en révélait toute la mélancolie. On ne peut pas exclure que le récit de Borges ait été inspiré par cette revue2. On doit au surréalisme la découverte de la figure hybride qui, simple provocation dans les autres avant-gardes, dadaïsme en particulier, devient alors un instrument gnoséologique : le monstre en tant que partie inconnue de l’homme, de l’humanité et du monde ; l’hybride comme mixage des identités qui coexistent au sein d’un même individu.
12L’idée du monstre comme mixage d’identités familières revient sous une autre perspective chez Godard, pour qui le cinéma est le regard dirigé vers la différence, la sortie de l’observateur hors de son propre point de vue. Réfléchissant, après Malraux, sur le fait que chacun écoute sa voix de l’intérieur de sa propre gorge, et ne s’entend donc jamais comme l’entendent les autres qui, eux, écoutent de l’extérieur, Godard exprime sa vision du cinéma en termes de regard :
Nous finissons par accepter comme nôtre la voix qui sort du haut-parleur, mais cela n’empêche pas que, par l’oreille, celle-ci soit autre chose, pour être précis, elle est les autres, et il nous reste alors à faire une chose assez difficile, écouter les autres avec leur propre gorge. Ce double mouvement qui nous projette vers les autres au moment même où il nous reporte au plus profond de nous-mêmes définit le cinéma (Godard, « Pierrot mon ami », Cahiers du Cinéma, no 171)
13Il n’est pas difficile de voir ce que cette définition du cinéma a en commun avec l’idée de l’art telle que l’envisage le surréalisme : c’est la recherche de l’autre et du point de vue extérieur à partir duquel, nous regardant nous-mêmes, nous découvrons le monstre que nous sommes. L’hybride tel que le pratique Godard a en effet, je vais essayer de le montrer, beaucoup de choses en commun avec le point de vue surréaliste, voire un point de vue véritablement réaliste, pour lequel la réalité ne peut pas être réduite à l’ensemble des croyances fixées par un code social.
14 Huit et demi (Fellini, 1963) est un de ces films qui se multiplient au sein d’eux-mêmes, le protagoniste en est un réalisateur qui, dans la différence, découvre l’altérité qui l’habite et s’en sert pour rebondir ; dans la dernière séquence, il a honte de lui-même et le passage par la honte lui donnera le courage de recommencer. Toute une partie du cinéma contemporain mise sur une esthétique du jeu attachée à anesthésier le Minotaure ; ce jeu triomphe par exemple chez Peter Greenaway dont la multiplication infinie de peintures et de livres, traités comme des objets, construit un patchwork sans pourtant mettre en discussion l’identité du narrateur ni, par conséquent, celle du spectateur ou celle de la culture présentée comme un entassement de connaissances. On aboutit à un délire d’omnipotence de la culture qui, au lieu de s’ouvrir, se referme sur elle-même et, au lieu de se perdre, se confirme en feignant la perte.
Hybride, art et culture
15On pourrait maintenant, à partir de ces réflexions, s’interroger sur la nature de l’hybride, sur son rapport à l’art et encore sur le rapport entre art et culture.
16Le Minotaure n’est pas seul à représenter l’hybride, Thésée n’est pas seul à combattre. Œdipe, Bellérophon, Persée sont tous impliqués dans cette activité de purification du monde. La Chimère, le Sphinx, la Méduse sont des monstres, l’horreur résultant, chez eux, d’un assemblage de choses ordinaires. La Chimère (lion-chèvre-dragon d’après la description d’Homère) est horrible par la coexistence d’un animal domestique avec un animal sauvage et un animal fantastique. Le Sphinx représente une menace tout à fait semblable, il faudra pour l’effacer qu’un homme prenne sur lui-même cette hantise de l’inconnu, cette horreur de la cohabitation avec l’étranger. Persée élevant la tête du monstre marque l’apothéose des valeurs d’identité et se présente aussi comme image métaphorique du prince de la Renaissance, sublime défenseur de l’équilibre dont se réclame la « renaissance » du monde classique. La tête paralysante de Méduse peut être lue comme symbole du danger écarté par l’homme nouveau, prêt à devenir maître du monde en utilisant la raison technique et en supprimant les monstres, les forces de la nature, ou bien en les utilisant contre les ennemis de la raison. L’époque des Lumières est très proche.
17En revanche, si l’hybride joue un rôle sacré dans la culture égyptienne, c’est justement à cause de cette position ambiguë qu’il tient entre l’humain et le naturel - le dieu Anubis, fils d’Isis, la mère-nature, mais pas d’Osiris, le père-soleil, est un homme à tête de chien, être surhumain mais non surnaturel, intermédiaire entre l’homme et la nature, la partie et le tout, le fini et l’infini ; composé de différents individus qui coexistent, tout en demeurant eux-mêmes, il est un véritable paradoxe, mais un paradoxe essentiel pour le concept de culture. Le principe aristotélicien du tiers exclu vise bien cela, l’élimination des hybrides, de la copulation de différents genres et de différents ensembles. La nature cesse d’être un multiversum pour devenir un universum, mesuré et mesurable par la raison humaine3.
18Tout se passe comme si certaines cultures anciennes avaient peur de l’hybride, peur de retomber dans la nature dont elles s’efforcent de se détacher. Persée, Thésée, Bellérophon sont des purificateurs ( = fondateurs). Les cultures à leur origine ont peur de l’hybride comme elles ont peur de la perte ou de l’absence d’identité, du mixage des espèces et des cultures, d’un mixage qui ne soit pas contrôlé.
19La construction d’une identité culturelle passe donc souvent par l’élimination des montres hybrides, union de deux ou plusieurs individus, ou bien rencontre de l’homme et de la nature, du défini et de l’indéfini. Le seul hybride que la culture occidentale ait conservé est l’ange, intermédiaire « nécessaire », comme le définit Wallace Stevens, entre le fini et l’infini. L’expulsion des « faunes du bois », comme le dit Schiller dans Der Spaziergang, est l’une des dernières étapes de cette libération du monde. Avec la modernité le bois, la nature deviennent moins dangereux, mais aussi bien plus pauvres parce que l’hybride est aussi présence du sacré.
20C’est dans cette perspective que nous pouvons envisager la relation de l’hybride au sacré, surtout, suivant Bataille, un sacré qui ne peut être traduit ou représenté dans le langage.4 Et c’est aussi dans cette perspective que le surréalisme vise la récupération du sacré dans l’art en tant qu’expérience de la différence intraduisible, échappant à la transaction. Qu’on pense à l’androgyne de Bunuel (Un chien Andalou, par exemple) au Rêve-objet aux poèmes-objets et aux pages-objets de Breton, formes diverses d’hybridation, ensembles de peinture et d’écriture qui visent à critiquer la spécificité de chaque art enfermé dans son propre domaine. Qu’on lise dans cette perspective la polémique entre Breton et Apollinaire à propos du Pimandre d’Hermès Trismégiste : si Apollinaire célébrait la ligne comme sortant du « cri inarticulé » et créant le dessin et la forme, Breton au contraire soulignait dans le Pimandre le mélange primitif, le « cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière ». Ainsi notait-il, parlant avec André Parinaud :
Dans la mesure où le surréalisme obéit à des déterminations historiques passant par eux [Hugo, Nerval, Mallarmé, Jarry, Roussel, Kafka, cités auparavant] il ne pouvait manquer de côtoyer l’ésotérisme à son tour. Mais c’est de son propre mouvement, je veux dire porté par des mobiles qui me semblaient alors strictement poétiques, qu’il a été amené à « recouper » certaines thèses ésotériques fondamentales5.
21Les hybrides crées par Max Ernst ou Dali dans les collages, les figures qui semblent sortir de l’ombre et du néant dans les dessins de Masson, de Michaux, les géométries humaines dessinées par Picasso sur la couverture de L’Antitête de Tzara, les mélanges de Tanguy entre organique et inorganique, les monstres de Savinio, De Chirico et Bellmer, les créatures faibles et mélancoliques entre l’être et le « ne pas être » de Jean Cocteau, sont des enfants du Minotaure.
22Ce sont donc peut-être les surréalistes qui ont découvert la puissance négative de l’hybride capable de nous reconduire au-delà, ou en deçà de toute culture. Comme Mary Douglas l’a remarqué, les cultures en général ont peur de l’impur, comme elles ont peur de retomber dans la nature, car la différenciation d’avec la nature est constitutive de toute culture. Pour toute culture, « sacré » et « impur », comme dit Mary Douglas, sont isomorphes, parce qu’il y a dans l’impur une négation de la culture en tant que système d’attributions. Circoncision et excision sont encore aujourd’hui des pratiques de purification, de réduction de la complexité qui est dans la nature (on enlève symboliquement à l’homme son côté féminin et à la femme son côté masculin, on les classifie à jamais dans une catégorie d’individus). La purification se présente comme suppression d’une incertitude et confirmation de l’appartenance à une culture, loin de la nature dans laquelle tout est en communication avec tout6. Si la culture occidentale ne pratique pas ces rites de purification, ce n’est pas qu’elle les redoute (c’est le contraire, qu’on pense à l’Holocauste), mais qu’elle n’en a plus besoin, parce qu’elle combat tout danger d’hybridation avec d’autres instruments, la télévision par exemple et tout autre outil de classement et d’homologation du spectateur.
23Mais l’hybride chassé d’un côté se retrouve ailleurs. C’est encore Mary Douglas qui nous raconte que, rencontrant sa tante, elle s’empressa de lui demander : « Ne dis pas à ma mère que tu m’as vue ici sans chapeau ». On devine par cette anecdote qu’elle vivait une identité multiple, différente cependant de la multiplicité pirandellienne qui est une multiplicité de masques. L’identité multiple du sujet occidental a été bien analysée par Rino Genovese dans le cas de cette jeune Calabraise qui, ayant passé une annonce pour trouver un partenaire sentimental, se présenta au rendez-vous avec sa mère7. Il y a toujours dans la culture un mélange de temps différents, une stratification séculaire, une rencontre de races et de cultures dont l’homme contemporain n’est pas libéré. La multiplicité du sujet correspond au concept de Ungleichzeitigkeit proposé par Ernst Bloch, car dans l’hybride, comme dans l’impur de Douglas, coexistent des identités qui restent différentes et se renforcent en se reconnaissant mutuellement.
24L’hybride nous reconduit au-delà ou en deçà des concepts de culture et d’identité tels que nous les avons appris. Toute culture en revanche cherche un équilibre entre plusieurs instances, on en vient à se demander, suivant la ligne développée par Adorno et Horkheimer dans Dialectique des Lumières, si les campagnes récentes de « nettoyage ethnique », ou jadis l’holocauste, ne proviennent pas d’une obsession de pureté implicitement contenue dans l’idée de culture. La culture comme système auto-identificatoire d’un groupe entre en collision avec l’hybridation comme identification avec l’autre et avec les résidus des autres qui se trouvent au sein du moi, sujet de culture. Il y a, dans la culture, un double mouvement vers l’intérieur (fermeture, définition d’identité) et vers l’extérieur (rencontre avec les autres). C’est ce qu’Hegel veut dire quand, dans la Phénoménologie, il oppose deux concepts de culture, la Kultur, définition des sujets et des objets, et la Bildung, mouvement du sujet vers l’extérieur. Ce deuxième mouvement se développe surtout dans l’art dont la tendance à l’altérité engendre une crise d’identité du sujet à la suite de laquelle, sur les ruines de la précédente, se dessine une nouvelle identité qui à son tour sera bouleversée par une autre expérience de l’altérité.
25On revient à l’idée surréaliste de l’art comme recherche de la différence au sein de l’identité. Toute œuvre d’art a pour nous le visage d’un Sphinx, elle nous présente une énigme, risquant ainsi de mettre en crise la représentation et avec elle le destinataire même. L’art serait donc un mouvement de représentation de l’irreprésentable, la recherche d’une forme sans forme, d’une forme faite de plusieurs formes.
Entre Godard et Pasolini
26Avec ce petit bagage d’instruments théoriques je voudrais analyser les éléments hybrides présents dans les œuvres de Pasolini et de Godard.
27Comme nous venons de le voir, Godard se propose un objectif paradoxal : écouter les autres de l’intérieur de leur propre gorge et nous écouter nous-mêmes de l’extérieur serait comme un double mouvement de Bildung du sujet sortant de lui-même. Dans le cinéma de Godard la citation est un fragment de texte ou de langage introduit avec un autre contexte, elle a la fonction de briser l’unité factice du texte et du sujet qui le regarde. Dans Pierrot le fou, qui est l’exemple le plus clair, les textes de Balzac, Rimbaud, Céline, Proust, Picasso vivent par eux-mêmes, avec leur langage, ce sont des textes secondaires dans le texte principal qui, révélant ainsi son identité factice, parle avec les mots et les images d’autres textes. Tout le matériel de la citation dans Pierrot le fou n’est pas inerte mais vivant, il ne fait pas partie de l’univers diégétique, il appartient au monde du dehors.
28Qu’est ce qui se passe lorsqu’un texte écrit entre dans l’univers du discours filmique ? Il n’y entre pas comme signe, il reste ce qu’il est dans l’univers profilmique lui-même, présent avec la signification qu’il revêt dans un autre lieu de la même culture. Les signifiés du texte cité commencent à interagir avec les signifiés du texte qui cite, l’univers diégétique du film est perturbé par l’univers de l’œuvre citée, le film s’ouvre à une continuelle métamorphose et cette rétroaction devient une énigme pour le spectateur, elle se pose comme un sphinx moderne8.
29L’emploi de la citation par Godard a souvent suscité, à tort, une comparaison avec l’essai, mais la citation dans l’essai est fonctionnelle. La citation dans Godard n’est pas utilitaire, elle brise l’unité du texte et son espace sémantique, elle casse la diégèse pour renvoyer à une autre diégèse, déstabilise sujet et langage pour ouvrir des brèches d’incertitude (dans quel univers sommes-nous ?). Les mots écrits dans les derniers films directement sur l’image [voir Les Enfants jouent à la Russie, ou bien Histoire(s)], nous renvoient continûment de l’énoncé à l’énonciation, cette énonciation n’étant d’ailleurs que le fragment d’un autre énoncé, il s’agit d’une espèce de mise en abîme à l’envers qui, au lieu de nous faire avancer toujours plus à l’intérieur du monde diégétique, nous renvoie à d’autre intérieurs diégétiques, le texte devient un monstre qui a notre propre visage, une chimère, une méduse qui nous pétrifie en nous montrant notre composition hybride et multiface. Dans Les Enfants jouent à la Russie, Godard intervient lui-même au cours du film : il travaille au montage des images que nous regardons, mais il ne s’agit pas d’un film, plutôt d’une série de fragments, de citations, d’images appartenant à plusieurs contextes ; le train d’Anna Karénine alterne avec les scènes très confuses d’un producteur qui voudrait aller en Russie mais n’a pas d’argent, et avec les pages d’un livre de Dostoievski, Humiliés et offensés.
30Dans le premier film de Pasolini, le protagoniste, Accattone, qui donne son nom au film, parie qu’il peut plonger du Ponte Milvio dans le Tibre sans aucune difficulté, alors qu’un copain ivrogne, le « Santo Barberone », est mort en faisant le même saut. Nous le voyons sur le parapet dans la pose d’un ange qui se lance du ciel dans le monde des hommes. Est-ce un ange ou bien le souteneur protagoniste du film ? Pasolini joue sur cette ambiguïté de la représentation. Lorsque nous venons d’apprendre que Accattone est un fainéant, hypocrite, traître et voleur, la représentation nous le montre comme un saint. En outre, la musique de Bach, la Matthauspassion, qui accompagne toute sa marche dans de nombreuses scènes, semble le rapprocher du Christ. Est-il possible de mettre en acte ici la fonction que la culture nous assigne, celle de l’attribution ? À quelle catégorie appartiendrait donc Accattone, et que serait-il ? Le conflit entre le représenté et les formes de la représentation nous porte hors de nos instruments culturels. C’est donc bien notre culture, notre bagage de définitions, nos catégories de jugement, que le film met en discussion. Pasolini mêle sacré et profane, le sacré ne sert pas à racheter la vie réelle, il n’est pas non plus l’opposé de cette vie réelle, il est bien la même chose. Le résultat est un monstre, dans lequel la confusion des codes nous pousse vers une impasse, nous interdit de juger.
31Pasolini retrouve cet usage du mythe dans ses adaptations des tragédies grecques : Œdipe et Médée. L’hybridation entre mythe et réalité, temps sacré et temps historique, montre que pour lui, à la différence de Vernant qui, dans les mêmes années, en proposait une lecture métaphorique, le mythe ne peut expliquer ni la vie réelle ni les structures sociales : il est là comme la partie sacrée de la vie réelle même, oxymoron, « lumière obscure », comme dit Hölderlin dans son poème Andenken. Pasolini ne projette pas le mythe sur le réel pour le comprendre, mais pour l’obscurcir. Œdipe est un homme tout à fait moderne et ancien, réel et virtuel, il est et il n’est pas le même ; Médée, magicienne et prophétesse dans son monde, est une femme commune dès qu’elle passe avec Jason dans la société patriarcale grecque, tout en restant prophétesse et magicienne : garde-t-elle ou non toute sa puissance ? Il y a dans le film deux scènes de la mort de la fille de Créon, l’une réelle, l’autre imaginaire, et elles donnent à penser. Pourquoi d’abord s’échappe-t-elle avec le vêtement de Médée qui la brûle quand ensuite nous la voyons se jeter du haut des murs de la ville ? Le centaure interprété par Pierre Clementi nous explique bien l’essence du redoublement : le temps présent et le temps passé coexistent dans le présent, de même que le centaure-pédagogue est un homme normal et un monstre hybride. L’hybride est la substance effective du monde réel que la conscience cherche toujours à simplifier pour résoudre le problème d’identité sur lequel la culture est fondée. Peut-être la fonction même de l’art est-elle de récupérer le sacré dans un monde qui ne peut pas l’accepter.
32La culture rationaliste se propose non pas comme une culture, mais comme la culture tout court et, parvenue à son âge technique qui fait de l’argent une autre face de la logique (« la logique est l’argent de l’esprit », Marx, Manuscrits Economico-philosophiques de 1844), elle refuse le mélange. C’est contre cette méconnaissance des autres que se bat l’art hybride. L’emploi de l’allégorie que fait Pasolini dans ses œuvres est contraire à la logique comme instrument d’échange et de production de sens (c’est la même chose) et nous ramène à une époque, le Moyen Âge, où toute identité était encore ouverte, où l’existence de monstres était acceptable.
33Toute œuvre d’art est une provocation, mais évidemment toute provocation n’est pas une œuvre d’art. Les artistes et l’art sont « encore ici », Nous sommes tous encore ici, comme l’indique le titre du film réalisé par Anne-Marie Miéville (1998), pour nous rappeler l’incertitude du sujet et nous rappeler qu’au cœur de l’identité, spécialement de celle qui se veut la plus « pure », il y a un mixage profond d’instances différentes et que toute culture est une surface que l’art cherche à racler (l’écriture selon Michel Butor et le style ne sont que raclure...) jusqu’au fond noir où nous trouverons peut-être tout sauf ce que nous appelons « Je ».
Notes de bas de page
1 Voir J.-J. Bachofen, Das Mutterrecht. Eine Untersuchung ueber die Gynaekokratie der alten Welt nach ihrer religiosën und rechtlichen Natur, Stuttgart, 1861, § 23-27.
2 La revue dura de 1933 à 1939 ; la publication du recueil de L’Aleph, qui inclut La maison d’Astérion, est de 1949 mais le récit est antérieur ; on peut, je crois, supposer une influence de la revue sur le conte de Borges où apparaît un Minotaure triste, qui s’ennuie en attendant la mort.
3 Remo Bodei, Multiversum. Tempo e storia in Ernst Bloch, Bibliopolis, Naples, 1979, p. 13-20.
4 G. Bataille, Le Sacré, dans G. B. Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1971, vol. I, p. 559-563.
5 A. Breton, Entretiens (1913-1952), Marie-José Hoyet (sous la dir. de), Lucarini, Rome, 1989 p. 276.
6 Mary Douglas, De la souillure, trad. fr., Maspéro, Paris, 1966.
7 R. Genovese, La Tribù occidentale, Bollati, Milan, 1995.
8 Voir M.-C. Ropars, « Christian Metz et le mirage de l’énonciation », dans « Christian Metz et la théorie du cinéma », Iris, no 10 spécial/avril 1990, p. 105-118.
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