La mise en scène et le texte
p. 103-116
Texte intégral
Le théâtre est un art et en même temps peut-être quelque chose de plus qu’un art.
V. Meyerhold, 1914
1L’art de la mise en scène résulte de l’association de plusieurs arts convoqués ensemble sur le plateau. En tout cas, il est le résultat de la collaboration de plusieurs artistes rassemblés. L’alchimie, les proportions, la composition de cette œuvre collective, constituent l’une des grandes questions de l’esthétique théâtrale des XIXe et XXe siècles. C’est Richard Wagner qui, au milieu du XIXe, lance le concept de Gesamtkunstwerk (« œuvre d’art totale » ou « œuvre d’art commune », selon les traducteurs) qui a suscité de multiples commentaires et interprétations. Il parle de « ronde des arts frères » – poème, musique et danse collaborant ensemble dans une nostalgie du théâtre des origines, la tragédie grecque : « L’œuvre d’art commune suprême est le drame [...] elle ne peut exister que si tous les arts sont contenus en elle dans leur plus grande perfection [...] aucun art isolé ne peut se révéler dans le drame au public commun et pour une complète intelligence, que par une communication collective avec les autres arts ; car l’intention de chaque genre d’art isolé n’est réalisée qu’avec le concours intelligible de tous les arts1. » Pour Wagner, il n’est pas question de mélange des arts, mais de ronde alternée de trois arts unis dans leur plein épanouissement, dans leur pureté, pour créer ensemble le Drame.
2Parmi les commentateurs et interprètes de la proposition wagnérienne2, le Suisse Adolphe Appia avancera l’idée de synthèse des arts dans son utopie de « l’Art vivant », seul mode possible d’existence des arts autrement dépravés dans leur existence solitaire et isolée. Sa théorie de l’Art vivant s’oppose au chaos d’un rassemblement superficiel de différents arts et impose une hiérarchie et des choix. Elle implique pour chacun des transformations. Dans cette synthèse des arts qu’est « l’Art vivant », la poésie devient autre : elle n’est plus un art du mot, mais elle devient profondément liée à la musique, l’une conditionnant l’autre.
3Bertolt Brecht, grand critique de Wagner, fustige l’idée de « fusion des arts » qu’il croit saisir, comme beaucoup d’autres, dans le Gesamtkunstwerk et qui lui semble corrélative d’un pouvoir hypnotique sur le spectateur. Il avance l’idée de « collaboration à distance » : « Tous – comédiens, scénographes, sculpteurs de masques, tailleurs de costumes, musiciens et chorégraphes – unissent leurs arts pour l’entreprise commune où ils n’abandonnent pas leur autonomie ». Les arts frères sont invités à se rassembler sans fusionner dans l’œuvre théâtrale et « le commerce qu’ils entretiennent consiste en ceci qu’ils se distancient réciproquement3 ».
Le théâtre est un art autonome
4La représentation théâtrale semble donc être une figure emblématique de l’hétérogénéité artistique, la scène étant le lieu de convocations, concertations, unions, fusions, ajustements, entretiens à distance, communications, montages, interactions, de tous les arts qui collaborent à l’œuvre commune, en se transformant ou non, en visant une création de type homogène ou dissonnant, en rupture. La mise en scène, art nouveau qui marque le XXe siècle, est l’activité artistique qui régule les transactions entre littérature dramatique, jeu de l’acteur, peinture, sculpture, architecture, musique, danse, chant, etc. Les appels à collaboration sont d’ailleurs de plus en plus nombreux, puisque, au fur et à mesure qu’avance le siècle, se voient convoqués dans la ronde des arts frères des arts dits mineurs tels que le cirque, et des arts nouveaux comme le cinéma, la vidéo, les nouvelles images. Comme le dit le grand metteur en scène soviétique Vsevolod Meyerhold : « La mise en scène, c’est la spécialisation la plus large du.monde4 ».
5Les « schémas pour l’étude du spectacle » que fait publier le metteur en scène soviétique en 19195 – première tentative d’ordre scientifique de saisie des modalités de la création d’une mise en scène – montrent clairement l’activité à la fois individuelle et collective de tous les créateurs (auteur, musicien, décorateur, acteur, metteur en scène), les processus de travail, la décomposition (dans le travail de préparation et dans le processus de réception) de chaque art en ses matériaux constitutifs, et le rôle du dernier créateur6, le spectateur, dans l’œil duquel se combine et se fixe l’ensemble des éléments du spectacle – objet éphémère par essence. Les différents schémas placent le texte et le travail sur le texte en des points différents des processus de création et de réception, et parfois même ils l’oblitèrent.
6En fait, l’apparition et le développement de l’art de la mise en scène, qui naît en Europe comme art et comme métier à la fin du XIXe siècle (le mot lui-même apparaît avant que ne prenne forme cette fonction complexe), appellent les artistes qui ont conscience de sa nouveauté et de son importance à définir le théâtre, qui souffre de l’hétérogénéité de ses composants, non plus comme l’union, la collaboration ou la fusion des divers arts qui le composent, mais comme « un art indépendant, au même titre que la musique, la peinture, la danse » qui y collaborent. Telle sera la formule d’Artaud dans Le Théâtre et son double, telle est aussi celle de Meyerhold en 1918 : « Le théâtre est un art indépendant7, il exige la soumission de tout ce qui fait partie de son domaine à des lois théâtrales uniques. Tout art et toute technique engagés au théâtre doivent être perçus d’un point de vue.théâtral8 ». Telle est d’abord, dès 1905, celle de E. G. Craig qui verra « le théâtre de l’avenir » engendrer un art autonome, « Art indépendant et créateur »9, qu’il caractérise d’abord comme un art du mouvement, nuançant cependant cette idée en ces termes :
Voici de quels éléments l’artiste du théâtre futur composera ses chefs-d’œuvre : avec le mouvement, le décor, la voix. N’est-ce pas tout simple ?
J’entends par mouvement, le geste et la danse qui sont la prose et la poésie du mouvement.
J’entends par décor, tout ce que l’on voit, aussi bien les costumes, les éclairages, que les décors proprement dits. J’entends par voix les paroles dites ou chantées en opposition aux paroles écrites ; car les paroles écrites pour être lues et celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entièrement distinctsl10.
7Cette affirmation de l’autonomie de l’art théâtral met le texte de théâtre en danger. Mais à l’époque où émerge en Europe la mise en scène, le texte de théâtre est déjà en crise. En fait, cet art apparaît en même temps que le drame se dégrade. Emile Zola, dans Le Naturalisme au théâtre, constate sa mort ; avant lui, au début des années 1850, les Concourt l’ont déjà fait. Et le renouvellement de l’art dramatique auquel Zola, puis Antoine appellent concerne non seulement le texte, mais aussi les conditions de la réalisation de ce texte à la scène.
8Quand la mise en scène se développe, elle perd son sens initial, organisationnel, qui recouvre le travail du régisseur comme « art de régler l’action scénique sur toutes ses faces et sous tous ses aspects, gestion des décors, des accessoires, des costumes, des comédiens11 ». Dans ses Causeries sur la mise en scène, en 1903, André Antoine distingue dans le travail du metteur en scène une partie « toute matérielle, c’est-à-dire la constitution du décor servant de milieu à l’action, le dessin et le groupement des personnages », et une partie « immatérielle, c’est-à-dire l’interprétation et le mouvement du dialogue12 ». La mise en scène moderne est donc fondée sur la dimension interprétative, sur une vision de l’œuvre – en France, on dira souvent « lecture ». Mettre en scène ne signifie donc plus organiser, diriger des éléments disparates, mais penser le texte, lui imprimer sa vision. Le metteur en scène est celui qui passe l’œuvre au fil de son regard : de Craig, pour qui le plateau doit d’abord donner à voir, à Mnouchkine, la vision scénique est première.
9L’ouvrage de Louis Becq de Fouquières, L’Art de la mise en scène13, publié en 1884 est révélateur : constatant la naissance de l’art de la mise en scène, il en souligne simultanément les menaces pour l’œuvre écrite (rappelons le contexte de dégradation du drame, d’indigence des textes, de déploiement du spectaculaire, avec le concept de « clou ») et s’attache à énoncer un certain nombre de règles, pour la préserver des violences visuelles de la mise en scène. Il veut ranger cet art neuf sous la tutelle de l’écrit : « Dans la représentation d’une œuvre dramatique, tout ce qu’au-delà d’une certaine limite un directeur ajoute, pour le plaisir des yeux ou pour celui de l’oreille, détruit l’intégrité d’un plaisir qui n’aurait dû être destiné qu’à l’esprit ». Selon une approche normative, la première réflexion construite sur la mise en scène s’appuie donc sur une conception textocentrique, propre à l’Occident, plus particulièrement à la culture française, et qui sévit d’ailleurs encore aujourd’hui. Becq de Fouquières tente de la contenir dans des normes acceptables (justesse, proportion, hiérarchie, non priorité). Loin d’être l’apologie d’un art qui naît, son livre en énumère les risques, tente de « légiférer », affirme que chaque mise en scène n’a pour but que de disparaître, d’être oubliée. Mais paradoxalement, au détour de certains paragraphes, il en perçoit tout l’avenir fécond, puisque cet art serait capable, à certaines conditions, « d’agrandir la superficie dramatique ».
Le théâtre et l’écrit. Transformation ou suppression du texte
10La mise en scène met donc en crise le texte de théâtre, et plus radicalement cette mise en crise ira jusqu’à faire envisager son éviction, et suggérer la possibilité d’un théâtre sans texte. Craig écrit en 1905 : « Il n’y aura (it) plus de pièce au sens où vous l’entendez.aujourd’hui14 » « Est-ce à dire, demande l’amateur de théâtre, qu’on ne devrait jamais jouer Hamlet ? À quoi bon l’affirmer !, répond le régisseur, on continuera de le jouer quelques temps encore et le devoir de ses interprètes sera de faire de leur mieux. Mais viendra le jour où le théâtre n’aura plus de pièces à représenter et créera des œuvres propres à son.art15 » En 1908, dans l’article « Des pièces, des littérateurs et des peintres au théâtre », Craig parle d’un art du théâtre si élevé qu’il « ne nous présentera pas d’images définies telles que les créent les peintres et les sculpteurs, mais nous dévoilera la pensée, silencieusement, par le geste, par des suites de visions. [...] le Théâtre n’a rien à faire avec le peintre ou la peinture, pas plus qu’avec l’auteur et la littérature16 ».
11Dès 1905, il propose la série plastique des Steps, drames du silence, par opposition au drame du langage. Il ne s’agit de rien de moins que de libérer le théâtre de la tyrannie de la littérature. Cette expression vient également sous la plume de Meyerhold, comme sous celle d’Artaud qui, dans tous les textes du Théâtre et son double, s’oriente vers « l’idée d’une pièce faite sur la scène directement ». Il écrit : « C’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite », et il condamne « un théâtre qui soumet la mise en scène et la réalisation [...] au texte », comme « un théâtre d’idiot, de fou, d’inverti, de grammairien, d’épicier, d’anti-poète et de positiviste, c’est-à-dire d’occidental17 ». Sous le double choc de la révélation du théâtre oriental et des possibilités de la mise en scène, il remet en question « le théâtre tel que nous le concevons en Occident (qui) a partie liée avec le texte et se trouve limité par lui. Pour nous, au théâtre, la Parole est tout et il n’y a pas de possibilités en-dehors d’elle ; le théâtre est une branche de la littérature18 ».
12L’éviction du texte annoncée et désirée par Craig est la phase radicale des transformations que le metteur en scène peut imposer au texte. C’est ce point d’utopie théâtrale qui éclaire l’histoire du théâtre du XXe siècle, soit qu’elle suscite des réactions ironiques comme celles d’Antoine19, soit qu’on le prenne au sérieux pour réfléchir aux différents modes de création scénique, soit qu’on la réalise en partie : ainsi Robert Wilson et son « théâtre d’images ».
Le régime du texte de théâtre : un statut de variabilité
13Nous nous intéresserons ici non à ce point ultime, mais aux différentes marques du processus d’ébranlement de la position du texte par la mise en scène qui installe l’écrit dans un devenir, une variabilité de principe, le déstabilise, l’ouvre ou cherche à « l’augmenter ». Craig écrit : « Admettons que la pièce écrite ait gardé pour nous une certaine valeur ; nous ne voudrons point la laisser se perdre, mais, au contraire l’augmenter. Ce sera donc comme je vous le disais, par de vastes effets d’ensemble, par le moyen de la vue d’abord, que nous accroîtrons la valeur de ce que le grand poète nous avait légué de précieux20. » La réaction des auteurs qui veulent préserver l’intégrité de l’œuvre écrite conduit à des résistances que Gabriel Boissy en 1923, après la tournée du théâtre soviétique d’Alexandre Taïrov, résume en un cinglant : « Nous plaçons le texte avant tout prestige matériel. Nous ne nous laisserons pas envahir ni évangéliser par vos désordres esthétiques21 », que Gaston Baty concentre dans sa déférence à l’égard de « Sire le mot », et que Michel Vinaver aujourd’hui résume en définissant la mise en scène comme « la mise en trop ». Ce sont les – certains – auteurs qui résistent : le texte, lui, voit son champ élargi ; on fera « théâtre de tout » (pièce, poésie, prose adaptée, etc.) selon l’expression d’Antoine Vitez. Il voit son statut transformé. Artaud écrit :
[...] Il ne s’agit pas de supprimer la parole au théâtre mais de lui faire changer sa destination, et surtout de réduire sa place, de la considérer comme autre chose qu’un moyen de conduire des caractères humains à leurs fins extérieures, puisqu’il ne s’agit jamais au théâtre que de la façon dont les sentiments et les passions s’opposent les uns aux autres et d’homme à homme dans la vie.
Or, changer la destination de la parole au théâtre c’est s’en servir dans un sens concret et spatial, et pour autant qu’elle se combine avec tout ce que le théâtre contient de spatial et de signification dans le domaine concret ; c’est la manipuler comme un objet solide et qui ébranle des choses, dans l’air d’abord, ensuite dans un domaine infiniment plus mystérieux et plus secret mais qui lui-même admet l’étendue [...]22.
14Les artistes-réformateurs du début du siècle dont la modernité demeure curieusement absolue aujourd’hui (Craig, Meyerhold, Artaud) ont remis en cause la place centrale du texte au théâtre, ouvrant ce dernier au fil de l’épée du regard. Meyerhold écrit en 1907 : « Gestes, poses, regards, silences déterminent la vérité des relations réciproques entre les hommes. Les mots ne disent pas tout. [...] Et ce qui distingue l’ancien théâtre du nouveau, c’est que dans ce dernier la plastique et les mots sont soumis chacun à leur rythme propre et divorcent même à l’occasion23. » Ce qui est donné à voir (gestuelle, jeu, décor, etc.) ne doit pas refléter le texte. Car pour devenir metteur en scène, « il faut cesser d’être illustrateur », affirme Meyerhold24. Le jeu des acteurs, des objets, de l’espace, est posé contre le texte (création d’un sous-texte, d’un contre-texte). La transaction entre les deux va chez un Meyerhold dans le sens d’un contrepoint, voire d’une dissonance, non d’une redondance accumulatrice telle que la pratique le naturalisme.
15Mais la transformation du statut du texte va plus loin encore. Meyerhold écrit en 1912 : « Les paroles au théâtre ne sont que des broderies sur le canevas des mouvements25 », renversant la conception-cliché, et faisant jaillir dans le pré-jeu les paroles du mouvement, non l’inverse. Comme Craig, il fonde le théâtre sur le mouvement, sur sa construction à partir de 1’analyse de l’action dans le texte dramatique qui peut être même dans un premier temps joué de façon muette. Le texte n’a plus de place privilégiée. Ainsi dans le cas d’un spectacle en langue étrangère comme Loups et brebis d’A. Ostrovski, mis en scène par Piotr Fomenko, les réactions de compréhension et de complicité du public français (Avignon, 1998), privé de l’aide du surtitrage, montrent que, indépendamment du texte russe, une grande partie de l’information et des émotions passent par les mouvements, les expressions, les rythmes, les intonations, les sons, la musique, la lumière. Et L’Invité de pierre d’A. Pouchkine qui ne comporte qu’une dizaine de pages de dialogues dure dans la mise en scène du même Fomenko une heure et demie...
Une « mise en ordre » instable
16Craig se définit comme quelqu’un qui cherche à « mettre les choses en ordre »26, c’est-à-dire à déterminer les conditions des transactions artistiques dans l’œuvre de théâtre. Contrairement à Wagner, il affirme que ces relations ne vont pas s’établir entre les arts, mais entre leurs matériaux constitutifs, entre les moyens d’expression et, à l’opposé d’Appia, il nie toute hiérarchie, mais prône la combinaison. À l’union des arts, il substitue donc celle de leurs divers moyens d’expression – mouvement, lumière, espace, couleur, son, tous situés sur le même plan. Le Tchèque Jindrich Honzl, dans la lignée de Jan Mukarovsky, considère pour sa part que l’union des arts dans l’art dramatique est dangereuse, que le théâtre n’est pas « l’entrepôt des autres arts », que l’œuvre théâtrale est une construction dont les facteurs sont reliés par le signe dynamique de l’interrelation et non pas le signe statique de l’addition. Il souligne la mobilité du signe théâtral, où le son peut devenir texte, le texte son, la musique image, etc. ; il insiste sur la transformabilité de l’ordre hiérarchique des composantes qui constituent l’art théâtral, dans le développement de l’action dramatique qui les unifie, les transformant en « conducteurs » d’un courant unique, le sien27. « Ce courant (l’action dramatique) ne passe pas par le conducteur à résistance la plus faible (l’action dramatique n’étant pas toujours concentrée dans la prestation de l’acteur) ; et la théâtralité naît fréquemment quand la résistance s’opposant à l’expression d’un moyen théâtral déterminé [...] se trouve dominée, comme un filament électrique brille parce qu’il oppose de la résistance au courant28. »
17Pour monter un texte classique, Craig préconise une méthode de malaxage des éléments, qui fait comprendre, dès la période de travail préparatoire, les mouvements futurs du « courant » décrit par Honzl : « Supposons que vous prépariez la mise en scène de votre pièce, et que vous pensiez à vos décors. Sautez à un autre sujet : songez au jeu des acteurs, aux mouvements, à la voix. Ne décidez rien encore, et revenez à quelque autre idée faisant partie de cet ensemble. Pensez au mouvement, indépendamment de toute idée de décor ou de costume, au mouvement en soi. Puis introduisez le mouvement d’un individu dans le mouvement d’ensemble que vous imaginez sur la scène. Mettez et ôtez tour à tour la couleur. Reprenez le tout depuis le début. Ne pensez qu’au texte. Déroulez-le et l’enroulez autour de quelque grande vision irréalisable, puis ramenez votre vision à votre texte. Voyez-vous où j’en veux venir ? Envisagez votre sujet à tous les points de vue, sous tous les aspects, et ne vous hâtez pas d’entamer votre besogne, jusqu’au jour où une forme s’imposera à votre esprit et vous contraindra de.commencer29 ». Lorsqu’en 1910, Craig donne à William Butler Yeats la petite maquette qu’il a fabriquée d’une scène susceptible de toutes les transformations et capable de tout exprimer, le poète irlandais se réjouit d’accéder à une nouvelle manière d’écrire, en jouant des formes et des lumières comme d’un instrument : « Ainsi je puis tout faire, tandis que j’écris ma pièce [...] déplaçant ici et là de petites silhouettes de carton dans le jeu gai ou solennel de l’ombre et de la lumière : la scène fait naître les mots, et les mots font naître la scène30. »
Le metteur en scène-auteur
18Au XXe siècle, le texte de théâtre a donc tendance à devenir un matériau à traiter, comme la lumière ou le son : un élément du flux scénique où s’opèrent des interactions, un élément de la complexe matière théâtrale sonore et visuelle que traite le metteur en scène devenu « auteur du spectacle » comme V. Meyerhold se désigne en 1926 sur l’affiche de son Revizor. Matière théâtrale où entrent mot, son, mouvement, couleur, forme, facture, tessiture, rythme, espace... et où la musique devient pour le théâtre un facteur de construction essentiel. Ces interactions font dire aux mots ce qu’ils ne disent pas, les approfondissant, les contredisant. Dans les pays de l’Est la mise en scène sera l’un des arts dissidents les plus rusés, dans la mesure où la censure de l’écrit sera incapable de la contrôler.
19Tchekhov écrit des textes où des pauses nombreuses trouent les dialogues, les distendent et tiennent une place aussi importante qu’eux. Pour le metteur en scène Meyerhold, La Cerisaie s’apparente à une symphonie de Tchaïkovski, avec ses rythmes, ses soupirs et ses silences, ses leitmotive. L’auteur lui-même efface les paroles, les raréfie, au profit d’autres modes d’expression. Plus tard, en 1920, un des principaux slogans de l’Octobre théâtral en Russie soviétique est la désacralisation du texte de l’auteur : il peut être réécrit, coupé, monté, remonté, adapté. Le poète Vladimir Maïakovski donne un exemple de cette attitude avec son propre Mystère-Bouffe, dont il fournit deux versions en deux ans, avec des scènes modifiées encore pendant les représentations, au jour le jour. Maïakovski s’adresse d’ailleurs aux générations futures : « Vous tous qui allez jouer, mettre en scène, lire, imprimer le Mystère-Bouffe, changez le contenu, faites-le contemporain, actuel, présent. » Le texte de théâtre, loin d’être intangible, est proclamé tangible par principe et par nécessité : il ne peut exister autrement, c’est une « route »31. Des travaux récents ont mis en évidence la multiplicité des variantes textuelles des pièces d’exil de Bertolt Brecht, au point qu’il est impossible de considérer les publications allemandes ou françaises comme fiables32.
20V. Meyerhold, metteur en scène-auteur du spectacle, est dramaturge au sens allemand du terme. Il intervient sur les textes classiques et contemporains, au risque parfois de conflits violents. Il pratique le montage, le collage, la compilation des variantes, ou entraîne l’auteur à réécrire un acte, comme c’est le cas pour N. Erdman, qui lui a donné son Mandat (1925), en fonction des orientations de la mise en scène. Plasticien au départ, T. Kantor joue avec les textes des auteurs polonais dont il s’inspire et compose ses propres partitions théâtrales. On connaît son célèbre : « Nous ne jouons pas Witkiewicz, nous jouons avec Witkiewicz33. » Le texte est un partenaire pour le metteur en scène, voire une charge prête à éclater. Plasticien lui aussi, M. Langhoff crée le dispositif scénique et le fait réaliser avant d’entrer en répétitions. Le moment de la création du dispositif est au centre de sa création. Par la répartition et la multiplication des espaces de jeu, il propose d’infinies possibilités de déploiement, de « réalisation » du texte, à l’égard duquel il demeure à la fois très rigoureux, s’interrogeant sur chaque mot, et très libre (remaniements, ajouts, suppressions, fusions). Il le prend au pied de la lettre, dans l’exubérance et dans une incessante invention du jeu et des situations.
21La dernière pièce contemporaine montée par le Russe A. Vassiliev a impliqué que son auteur V. Slavkine partage avec la troupe plusieurs années de vie commune, pour en écrire le texte avec les acteurs et pour eux. Présentée à Paris en 1988, la pièce (Cerceau) est louée, mais perçue indépendamment du spectacle, dévalorisé, sans que la critique française saisisse le long processus de son écriture en phase avec le travail scénique. Or la méthode de création suivie est pour Vassiliev « la seule façon aujourd’hui d’écrire une pièce contemporaine34 ». Les échecs des autres mises à la scène du Cerceau qui, avec la troupe de Vassiliev, avait remporté un succès presque général en Europe, montrent bien l’étroite interdépendance du texte et d’un jeu qui fait partie du texte.
22Dernier exemple : Tambours sur la digue au Théâtre du Soleil (1999) a connu vingt-sept versions textuelles (il faudrait mentionner le rôle de l’ordinateur et les facilités de modifications qu’il apporte à l’écriture). Les mots d’Hélène Cixous ont subi de multiples transformations et réélaborations au cours des répétitions avant de trouver la forme nécessaire à la représentation. Au Soleil, le texte n’est pas fait pour être entendu « nu », il est sans cesse irradié, porté par le jeu qui le précède, le suit ou l’accompagne, par la lumière, par la musique qui le sous-tend, l’impulse, le nuance, dialogue, respire avec lui ou le contredit, par les couleurs des soies qui tapissent le mur du fond et qui, une à une, tombent, comme en s’effeuillant. Ici, l’écriture est contrainte par les autres arts au lieu de leur imposer sa loi. Ainsi l’auteur de théâtre qui ne se raidit pas sur ses positions retrouve le statut qui était celui d’un Molière : au même titre qu’un acteur, il fait partie d’une troupe, il sait collaborer, retravailler, constamment déstabiliser l’acquis au profit de ce qui advient sur la scène, laisser l’écrit ouvert, à disposition35.
23Enfin, le texte de théâtre peut ne plus avoir aucun statut ferme : le travail de Robert Lepage fait du texte une matière en constante mutation au gré des voyages et des tournées d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre. Il existe alors des versions numérotées des textes des différentes variantes du même spectacle, et en donner un état écrit devient impossible. Seule l’édition électronique permettrait de rendre compte du mouvement sans limite de ces Works in progress.
24Si l’hybride est bien le lieu d’une interaction entre des éléments différents pour faire advenir une réalité nouvelle, une nouvelle langue, un nouvel art, la mise en scène est, dans son autonomie, un art de l’hybridation. Malgré son histoire et les chefs-d’œuvre qui ont jalonné l’histoire du théâtre du XXe siècle, il n’est toujours pas reconnu en France, où on lui oppose sans cesse celui de l’auteur, dans un couplet dépassé, et il n’existe toujours pas de formation à la mise en scène en tant que discipline artistique36. On s’autoproclame encore metteur en scène dans un théâtre qui reste globalement sous la coupe de la toute-puissance du texte écrit depuis longtemps contestée. Mais lorsqu’on reproche à A. Mnouchkine la prétendue faiblesse du texte du spectacle Et soudain des nuits d’éveil..., elle répond : « C’est le corps des acteurs qui produit le texte [...]. La poésie est ailleurs37. »
Notes de bas de page
1 R. Wagner, « L’œuvre d’art de l’avenir (1850) », cité par D. Bablet, « L’œuvre d’art totale et R. Wagner », L’Œuvre d’art totale, CNRS Editions, coll. « Arts du spectacle », Paris, 1995, p. 25.
2 Voir la table des matières de L’Œuvre d’art totale, op. cit.
3 Petit organon pour le théâtre, paragraphes 70 et 74.
4 Écrits sur le théâtre, tome 4, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1992, p. 334.
5 Voir Shemy dlja izucenia spektaklja, TEO Narkompros, Petrograd, 1919.
6 Très tôt en fait, dès 1907, Meyerhold parlera du spectateur comme du « quatrième créateur ».
7 C’est moi qui souligne dans les deux cas.
8 « Programme des cours de maîtrise de mise en scène », dans Vremennik TEO, Moscou, 27 août 1918, p. 17.
9 « De l’art du théâtre », Berlin, 1905 (Premier dialogue entre un homme du métier et un amateur de théâtre), De l’art du théâtre, Circé, Belfort, 1999, p. 156.
10 Ibidem, p. 158.
11 Voir la définition d’Arthur Pougin, Dictionnaire du théâtre, Firmin Didot, Paris, 1885 ; reprint Éd. d’Aujourd’hui, Plan-de-la-Tour, 1985.
12 Dans Antoine, l’invention de la mise en scène, Anthologie, Actes Sud/Centre national du Théâtre, 1999, p. 113.
13 Publié en 1884, cet ouvrage est réédité pour la première fois en 1998 aux Éditions Entre/Vue, Marseille.
14 « De l’art du théâtre », art. cit., p. 157.
15 Ibidem, p. 140-141.
16 Dans De l’art du théâtre, op. cit., p. 127.
17 « La mise en scène et la métaphysique », Le Théâtre et son double, Gallimard, coll. « Folio/Essais », Paris, 1964-2000, p. 61.
18 « Théâtre oriental et théâtre occidental », Le Théâtre et son double, op. cit., p. 105.
19 « [Craig] », L’Information, 8 décembre 1920, publié dans Antoine, l’invention de la mise en scène, op. cit., p. 166-168.
20 « Du décor et du mouvement », De l’art du théâtre, op. cit., p. 54-55.
21 Dans Comoedia, Paris, 8 mars 1923.
22 « Théâtre oriental et théâtre occidental », art. cit., p. 111.
23 Écrits sur le théâtre, tome 1, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973, nouvelle édition revue et complétée, 2001, p. 111.
24 Écrits sur le théâtre, tome 1, op. cit., p. 232.
25 Écrits sur le théâtre, tome 1, op. cit., p. 177.
26 The Theatre advancing, Boston, 1919.
27 Voir « La mobilité du signe théâtral » (1940), Travail théâtral, no 4, Lausanne, 1971.
28 « La mobilité du signe théâtral », art. cit.
29 E. G. Craig, « Du décor et du mouvement », art. cit., p. 60-61.
30 Cité par D. Bablet, E. G. Craig, L’Arche, Paris, 1962, p. 161.
31 V. Maïakovski, « Mystère-Bouffe », Théâtre, Fasquelle, Paris, 1957, p. 97.
32 Voir Brecht, période américaine, thèse d’Irène Bonnaud (Littérature comparée), Paris III-Sorbonne Nouvelle, janvier 2000.
33 T. Kantor, « L’objet devient acteur », Le Théâtre en Pologne, 1975, no 4-5, p. 36.
34 B. Picon-Vallin, postface à N. Erdman, Le Mandat, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1998, p. 207.
35 Cette pratique se développe : T. Ostermeïer en Allemagne, R. Cantarella en France ont intégré des auteurs dans leur équipe.
36 Les grandes institutions d’enseignement théâtral s’ouvrent enfin cette année à cette formation.
37 [que dans le texte]. Cité par B. Picon-Vallin, « Les longs cheminements de la troupe du Soleil », dans Théâtre/Public, no 152, Gennevilliers, 2000, p. 5.
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