Michaux, métamorphoses d’espaces
p. 83-102
Texte intégral
« L’espace, mais vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans-en dehors qu’est le véritable espace. »
« L’espace aux ombres » – Face aux verrous
« Il y a quelque chose de tabou du côté « espace ».
On n’y touchera donc jamais ? »
« Combat contre l’espace » – Passages
1Il ne s’agit ici que d’esquisses, et difficiles à accorder entre elles.
2Les « espaces » chez Michaux – et d’abord ceux, respectivement, de la poésie et de la peinture (si ces deux mots conviennent dans ce cas) – sont peut-être d’une diversité telle qu’elle menace de se propager dans ce qu’on essaie d’en penser.
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3L’œuvre de Michaux nous est donnée à lire et à voir selon un premier partage : les textes écrits (et imprimés), d’un côté, les réalisations d’ordre plastique, de l’autre.
4Bien entendu, nombre d’œuvres de Michaux semblent faites pour rapprocher, voire unir les deux côtés. N’est-ce pas le cas d’un livre comme Émergences-Résurgences ? Au texte publié, et qui parle de l’acte de peindre, Michaux – selon le principe de la collection (mais dont il use à sa manière) – adjoint des reproductions d’œuvres siennes. Ou bien, dans Mouvements, des pages reproduisant des tracés alternent avec des pages où sont imprimés des vers. Dans Par des traits, on retrouve cette alternance, mais on découvre aussi des pages que se partagent des tracés et du texte.
5Cependant, la différence entre l’espace du texte écrit et celui des peintures et tracés ne paraît à aucun moment annulée. Simplement, par ce qu’elles font des espaces ou dans les espaces, les œuvres de Michaux rendent cette différence problématique. Et certains essais d’« écritures », certains tracés pourraient faire penser qu’elle n’aura jamais été définitivement acceptée, qu’elle ne devait pas l’être. Et que, ni annulée, ni fixée, cette dualité aura contribué à faire se manifester et se réaliser davantage l’écrire et le peindre, et à les pousser toujours au-delà.
6Les multiplicités en général sont actives, chez Michaux ; elles sont génératrices de tensions, productrices de mouvements spécifiques. La division, surtout, entre les espaces, loin d’être simplement reçue, est créatrice. Elle se reforme – dans la mesure où elle n’est pas une fois pour toutes acceptée – comme une limite invisible et toujours féconde. Et les espaces de Michaux renaissent de ce qui (frontières ou éclipses brusques, lignes de partage ou distances insaisissables, crêtes brusquement surgies) les distingue.
7Cela est vrai, sans doute, de ce qui est thématisé dans les œuvres. Mais – avec une autre évidence, constante en même temps que moins saisissable – c’est aussi le cas entre l’espace graphique ou typographique et l’espace plastique.
8Cette division-là se trouve réactivée toujours par ce qui semble sur le point de la franchir, ne le fait pas, mais révèle la fragilité sensible, chez Michaux, de toute forme de spatialisation.
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9Dans les seules productions écrites de Michaux, l’espace est multiplement mis en œuvre. Faut-il s’arrêter un instant sur un point qui exigerait la confrontation de nombre – sinon de la totalité- des textes de Michaux ? Ce sera, ici, sans cesser de viser la différence et la liaison entre l’espace dans (ou pour) les écrits et l’espace plastique.
10Des espaces sont dits dans les titres : ceux des recueils – « L’espace du dedans » – ou ceux des textes – « L’espace aux ombres ».
11Des espaces sont également décrits ou suggérés dans les textes – dans les récits de voyages, réels ou fictifs, selon une géographie commune ou naissant par le texte : Ecuador, Un barbare en Asie, Au pays de la magie, Voyage en Grande Garabagne, etc.
12Parfois, c’est dans une contrée lointaine – et donc aussi par de l’espace « entre » – qu’est localisée la voix supposée se faire entendre (et qui est affectée par la distance dans son ton, son débit, ses interruptions) : « Je vous écris d’un pays lointain ».
13Une pareille voix semble n’émerger que pour évoquer la région où elle est supposée se situer. Elle naît, avec une simplicité énigmatique et inoubliable, comme la voix même de la distance ou de la séparation.
14Il arrive encore, dans tels des poèmes-appels de Michaux –dans des vers basculant tout entiers dans ce qu’ils font affluer –, que l’espace soit plutôt invoqué. À la fin du poème « l’Avenir » (où le temps semble se changer en espace mais où l’espace lui-même se fait pure imminence), le blanc sur la page semble répondre immédiatement aux vers et réaliser leur vœu : est-ce pourquoi ils peuvent, en lui, se raccourcir – puis s’interrompre ?
« Oh ! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie de chaque animal, petites vies punctiformes !
Plus jamais.
Oh ! Vide !
Oh ! Espace ! Espace non stratifié... Oh ! Espace, Espace ! »
15C’est donc sur ces exclamations que s’achève ce dernier poème de Mes propriétés dans le recueil La nuit remue.
16Le passé (du « souvenir »), pour ce poème et son élan, ce sont les « petites vies » ; ces points, déjà en arrière dans le temps, se situaient bien dans quelque espace sans doute, mais une espace auquel ils étaient fermés – et de cette disposition le poème aspire à se défaire ; déjà il la laisse en arrière...
17Mais c’est alors qu’il s’arrête, le poème ; sa parole est coupée par ce qu’elle a appelé ; il bée. Ce qui a répondu à l’appel du poème – l’espace, voire l’« espace non stratifié » (en tant, d’abord, qu’espace visible sur la page, délivré des lignes imprimées ?) – l’a livré au silence. L’effectuation de son geste l’éclipse – dans le blanc, croissant, puis total.
18Y a-t-il à supposer un au-delà du poème ? Rien qu’un bord non fixé. Le poème s’achève non par ses derniers mots, mais par le blanc (ou le silence). Celui-ci, cependant, est appelé par les vers, il leur appartient encore.
19Maints poèmes de Michaux semblent commencer tout autant que s’achever dans ce dont, un instant, ils produisent l’intensification ou la métamorphose. La respiration ou le battement déjà là (dans les doigts, dans la gorge), ils les reprennent, ils leur donnent puissance. S’ils cèdent enfin, c’est (comme « l’Avenir ») dans une imminence indéfinie ; c’est pour une continuation dès lors abandonnée à elle-même.
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20Les dispositions typographiques ne sont pas décisives seulement chez Michaux. Sans vouloir ici penser à Mallarmé (celui du Coup de dés, bien sûr, mais aussi des proses), on devrait songer à Reverdy (et à ce qu’en dit Anne-Marie Christin).
21Mais ces dispositions ont leur manière de s’imposer selon le désir d’« agir » qui anime tant de poèmes de Michaux. Elles jouent tout leur rôle dans les moments où la présence de l’espace dans les textes de Michaux ne se contente plus de ce qui est dit, et ne peut que passer dans un autre type de réalisation. Elles font partie de l’effort du poème non seulement pour faire ce qu’il dit, mais pour dire de telle manière que le dire se change en un faire jusqu’alors latent et qui, émergeant, serait dès lors autrement puissant.
22Ces dispositions ne miment ni ne redoublent simplement ce qui peut être dit (décrit, raconté) d’espaces divers. Dans le poème « L’Avenir », l’espace était d’abord celui que rendaient sensible et actif, latéralement, sur la page, les vers, leurs interruptions non codifiées, à chaque fois singulières. Rien là, certes, que de très général. Le vide (blanc, silence) – un vide à ressentir, respiratoirement – est comme activé par la succession des vers inventant selon l’avancée du poème leur propre mesure. Mais, plus que chez d’autres poètes du vers libre, l’espace, chez Michaux, devient non pas un double, mais plutôt un partenaire du poème. Comme le vide et la distance qu’une sculpture de Giacometti entaille tout autant que le bronze. Pour les vers de Michaux et leur mesure battante ou respiratoire, c’est un autre souffle qui répond au souffle, l’interrompt, le relance, en rabattant obstinément, l’un après l’autre, les vers...
23Le lien des vers et du vide soufflant-actif se modifie lorsque l’espacement typographique s’impose de plus en plus dans le cours même du texte et fait pression dans des interruptions de divers types. Ponctuations – points d’exclamation, points de suspension –, ou blanc répondant à la brièveté des vers, ou lignes de blanc : l’espacement (avec une béance respiratoire) est pour une part typographiquement réalisé.
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24Des cas ? On aimerait passer par toute l’inépuisable variété spatialisante de Michaux...
25« L’espace aux ombres » est l’un des – longs – textes de Michaux où la réalisation typographique est immédiatement sensible et crée le rythme de l’ensemble du texte : nombreuses sont les lignes de blanc, les lignes de points, redoublées, triplées.
26(On peut d’ailleurs se demander quelle modification – voire quelle perte d’effet – est produite par les nouvelles éditions, ou plutôt les nouvelles mises en page, celle de la Pléiade, par exemple.)
27Le rapport entre cette réalisation et ce que dit le texte – son titre en premier lieu – est à tout moment évident, mais, ici encore, il ne s’agit jamais d’un simple redoublement. Bien plutôt éprouve-t-on les effets de liaisons et de transformations, de changements de niveaux, de métamorphoses du dit en purement visible – les espacements-, et de résurgences du premier à partir du second.
28C’est un espace-temps qui est visible et ponctué sur les pages : celui d’un déroulement où s’inscrivent les phrases. La supposée source de la voix glisse de séquence en séquence, page après page.
29L’entité (une « ombre ») qui se forme en se donnant pour émettrice est dite – se dit elle-même, avec terreur – exposée. Elle ne peut que se dire-former dans la nudité la plus totale – celle des innombrables ombres, celle des « âmes », ou des morts.
30La violence dominatrice à laquelle l’« ombre » est en proie, jusque dans les phrases qu’elle dit, elliptiques, semble être celle de l’espace d’exposition : celui-ci se fait actif, ou ne peut que s’incarner instantanément en entités violentes, condensant dans leurs vols cruels et à peine nommables le « haut », la surveillance ou la prédation.
31La voix est à tout moment interrompue : c’est ce que d’abord marquent les espacements. La communication est supposée coupée entre la source fuyante de la voix et le destinataire, ou l’interlocuteur – « vous » –, qui n’est qu’une attention au bord du texte (mais impliquée de manière immédiate, dans un éblouissement de terreur, à la fin du texte).
32N’est-ce pas dans ces interruptions, lorsque la voix se perd, que le lecteur est, lui, soumis à l’effet le plus direct ? Il éprouve l’espace même dans ces lignes de blanc et de points, dans ces trous du texte. Cependant, il sent, tout autant que l’espace évoqué par la voix, la distance entre cet espace et l’interlocuteur.
33Pour le lecteur, « L’espace aux ombres » est la fiction d’un monde des morts qui, dans la modernité, n’est pas soutenue par une géographie mythologique. C’est le seul acte de dire, ici, qui, dans la détresse de la séparation, projette cet espace autre et en fait surgir une voix (venue de très loin ? ou sourdant de tout près – contre la joue du supposé destinataire ?). Inflexiblement, aussitôt, les dimensions ou les directions mêmes de cet espace se tendent et vibrent comme celles de l’exposition et de la domination, de la terreur.
34Par les blancs, les espacements, le lecteur peut croire communiquer avec l’espace autre – énorme ou minuscule ? éternel ou éphémère ? – tel que le forme le texte. Sans doute ne ressent-il pas moins la distance, elle-même incalculable, et les interruptions de communication entre la voix et son interlocuteur...
35Mais ce que le lecteur ressent, dans ces interruptions visibles sur la page, c’est encore la fragilité de la fiction qui s’esquisse dans les phrases. Cette fiction se trouve lancée face à la réalité brute (ou contre elle, à travers elle) de l’absence des morts. Et les éclipses dites, mais autrement effectuées par les blancs et lignes de points, sont aussi celles de la fiction comme telle lorsqu’elle s’étouffe, renonce.
36Ainsi l’espace – ou l’espace-temps que le poème fait advenir et se condenser – se révèle-t-il avoir toujours été sensible dans la lecture comme celui de l’inscription hésitante du texte même. Lorsqu’il s’impose visiblement dans les interruptions, c’est aussi comme s’il résistait au texte, comme s’il en manifestait la fragilité ou celle (en dehors de tout consensus sur le « monde des morts », en l’absence de toute croyance partagée) de son droit à l’existence.
37 L’Espace aux ombres est l’un des écrits de Michaux où les divers modes de présence de l’espace (ou de l’élément spatiotemporel) se réalisent le plus complètement. Mais, de manière moins déployée, c’est dans tous les écrits de Michaux que l’espace est multiplement en œuvre. Une cascade de « niveaux » de présence de l’espace, avec une effectivité et une immédiateté croissantes...
38Il n’y est pas seulement pluriel. Il exerce ses effets sur le lecteur en passant par divers états – qu’il fait communiquer. Il varie activement entre plusieurs modes de présence. Il s’impose en pulsations, en phases dont aucune n’est son effectuation définitive. Il ne cesse pas d’évoluer, d’être en proie, dans sa manière de s’imposer et d’agir, à d’incessantes métamorphoses.
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39Michaux, en général, écrit ou pense par métamorphoses. C’est la voie que Canetti affirme (dans Masse et puissance) avoir choisie : contre, dit-il, celle du concept.
40Les métamorphoses qui s’imposent d’abord au lecteur de Michaux sont celles des figures que disent, en les formant, en les nommant, les textes : entités fugaces et mobiles, silhouettes qui prolifèrent et s’évanouissent, êtres qui ne sont qu’un geste.
41À la fin de son ouvrage, déjà ancien, sur les Métamorphoses d’Ovide, Simone Viarre, désireuse sans doute d’ouvrir des perspectives sur le présent ou vers l’avenir, cite Michaux. Elle esquisse même des parallèles entre certains passages de Michaux et des vers d’Ovide...
42On est moins conscient, sans doute, des métamorphoses conjointes de l’espace ; et pourtant ces dernières contribuent tout particulièrement à capter le lecteur (si ce mot convient encore).
43Projetées dans l’attention du lecteur, subtilement insinuées ou faisant effraction – telles s’offrent, chez Michaux, les métamorphoses d’entités. Et si elles sont dicibles – nommables, descriptibles–, c’est souvent au prix de faire que le langage, au moins localement, se mette à participer de leur propre plasticité. Elles le décomposent localement, elles l’induisent à se refondre à se reformer. Mais c’est aussi qu’elles auront su le trouver là où il était d’emblée plus disponible et métamorphosable – dans les noms (avec par exemple la création de noms propres) ou dans les adjectifs, et parfois (plus rarement peut-être, mais plus intensément encore) jusque dans la syntaxe.
44Cependant, dans toute l’œuvre de Michaux, les métamorphoses d’entités les plus puissantes sont certainement celles où l’espace – comme un élément spatio-temporel spécifique – est le plus étroitement impliqué. Ce « en quoi » les entités se métamorphosent devient décisif.
45C’est ce qu’on a entrevu, déjà, dans « L’espace aux ombres ». C’était non moins vrai – beaucoup plus tôt – dans « La Ralentie ».
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46Dans « La Ralentie », une voix s’identifie elle-même par un « on » – un « on » avec lequel les accords d’adjectifs ou de verbes (au passif) se font au féminin. Elle progresse, cette voix, en suscitant, par allusions, un espace où elle est supposée se faire entendre. Plus la voix (et sa source énigmatique et lentement mouvante) dit et se dit, plus elle s’expose, impliquant autour d’elle un espace où elle serait non seulement audible, mais visible ou touchable – voire blessable.
47Cette voix se crée peu à peu en un lent déroulement au neutre-féminin. Elle est un soi menacé de ne pouvoir plus l’être, ou tenté de ne l’avoir jamais été. Mal distinct mais têtu, ce « soi » semble souvent cherche à s’absorber, à se lover en lui-même. Mais, alors même qu’il – ou « elle » – tente de se replier, de s’enrouler, il (elle) se trouve, tout au long du déroulement du poème, fatalement exposé(e).
48L’espace dit (par le texte, par le « on » dans le texte) révèle par instants des menaces ; des éclats de voix autres y résonnent soudain, semblent lancés de loin : autant d’agressions qui se décochent et viennent se ficher dans le déroulement de la voix. Mais celle-ci (avec l’élasticité de cette chair de chenille que Michaux dit-forme ailleurs) peut inclure, envelopper et presque résorber ce qui pourrait la blesser. Ces blessures mêmes se font saisies de l’espace ; elles se changent en prises sur tout ce qui – multiple, surgissant de la distance, émanant des diverses directions – pourrait arriver de loin et vouloir infléchir ou dominer le « on » ou le « je », son cours lent et obscurément rebelle.
49L’extrême exposition se retournerait-elle en résistance ? S’allumerait-il soudain une lucidité irréductible – regard secret noyé dans un coin de l’espace, foyer d’attention caché dans le creux d’une blessure, savoir localisé mais mordant sur le plus vaste, jugement impitoyable de la déréliction sur ce qui prétend la dominer ? « Le cerveau d’une plaie en sait des choses. Il vous voit aussi, allez, et vous juge tous, tant que vous êtes ».
50Avant même de pareils retournements d’initiative, dès que s’amorce le dévidement de ce grand poème, l’exposition du « on » a intrinsèquement – jusque dans la plus grande faiblesse – quelque chose d’impérieux. C’est sous son effet que de l’espace advient. Il ne cesse de venir pour elle ou contre elle. Il se condense autour d’elle ; il entre en elle ; il est impliqué entre les successifs moments de ce « soi ».
51Ce soi – on-elle – est-il essentiellement discontinu ? Il n’a lieu qu’en des moments que séparent des absences. Il est fait aussi, dans le texte, de ses extinctions de vie, de ses chutes de voix. C’est que les vides mêmes, les absences du « soi » sont comme infusées par cette voix.
52Aussi l’espace n’est-il pas seulement impliqué ou dit par la voix. Il est réalisé dans le texte, sur la page, typographiquement. Les blancs dans la continuité du texte prennent alors une densité d’« entre ». Insérés dans le déroulement, irréductibles sans lui être étrangers, ils y sont du « en dedans-en dehors ».
53Une saveur (une odeur, une propriété sensible sui generis) de cet espace devenant de l’« entre » s’impose au lecteur-spectateur, se fait imaginer ou halluciner – comme émise par un corps qui vivrait ouvert, non refermable. « Je suis né troué », écrit ailleurs Michaux. Des entités dans certains de ses textes poèmes se forment comme purs (cruels ou tendres) abouchements du dedans au dehors.
54 On pourrait penser également aux sculptures d’Henry Moore, où dedans et dehors circulent sans cesse le long de surfaces lisses et brillantes. Dans ces massives réalisations spatiales (à trois dimensions, bien sûr), les faces du corps – ou celles de plusieurs corps et de leurs liens devenant des ramifications ou des refontes – passent les uns dans les autres en créant une continuité sans point d’arrêt.
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55Les écrits de Michaux révèlent tout « soi » qui y émerge – tout « on », « je », « moi », ou « dedans » – comme dissociable, ou de toujours traversé. C’est ce que dit la célèbre « Postface » de Plume, qui commence par ces mots : « J’ai, plus d’une fois, senti en moi des « passages » de mon père. »
56Cette postface cherche à libérer le « on »-« moi » des prestiges de l’unité et de l’unicité : « On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. »
57Ce qui s’impose, dans cette « postface », c’est évidemment la découverte d’une foule (déjà proliférante ou possible) de positions du « moi ». Mais cette postface, comme Plume, révèle aussi l’élément même où ces positions flottent : c’est la puissance de l’« entre ».
58Un « entre soi » ? C’est d’abord l’« entre » en un soi qui ne cherche plus à se réunir, mais qui se livre aux flux de la spatialisation, et qui vit donc autant en ses interruptions qu’en ses positions diverses. C’est aussi bien l’entre soi (au sens plus courant) de plusieurs soi. Entre ces « entre » eux-mêmes, le poème, alors, révèle ou crée des circulations – des « effluves » ou, parfois, des « ondes », un espace qui, en tout cas, se rend de plus en plus sensible. C’est lui qui demande à être dit, lui encore qui veut être effectué, visiblement, typographiquement, sur la page.
59Dans une immédiateté singulière, l’« entre », alors, n’est-il pas aussi bien celui qui s’ouvre pour séparer ou unir l’écrit et la vie ?
60L’acte d’écrire, chez Michaux, s’abouche moins à l’existence ou à l’identité de qui écrit qu’à ce qui, irrésistiblement, l’interrompt. Ces ruptures multiples, légères ou catastrophiques, sont probablement celles qui surviennent entre les états au long du jour : elles béent à l’occasion des impulsions imprévisibles, des positions dans l’espace-temps commun, ou des déplacements les plus minces, des mouvements dans une chambre, des postures sur un lit, des tensions d’un membre à l’autre. Elles se rythment, plus ou moins chaotiquement, avec (pour user de formules de Michaux dans Émergences-Résurgences) les « attitudes intérieures », les « gestes invisibles », les « métamorphoses spontanées, dont l’homme à longueur de journée a besoin pour survivre. »
61Il est décisif, pour les poèmes, de capter les instants où les scissions (non loin de la « scissiparité » dont parle Bataille) se font moins violentes que musicalement fluides. Cette dernière chance semble un instant luire jusque dans « L’espace aux ombres » : elle est le seul espoir que puisse se chuchoter la voix-ombre, lorsqu’elle aperçoit ce que ce pourrait être que de devenir « musicienne de la vérité »... Quelle vérité ? Celle-ci ne serait faite, sensiblement, musicalement, que de certains états rythmiques, ou du jeu des positions du soi – « je » ou voix dans le texte – se libérant et s’accordant à l’« entre » dès lors qu’il échappe lui-même à des emprises qui voudraient souder les existences en unités par là-même dominables.
62Ainsi le mouvement d’écrire est-il d’une sensibilité suraiguë aux éclipses subtiles de la continuité ; il trouve une part de ses impulsions dans ces suspens ou écroulements (tel « microséisme d’une minute ratée dans un après-midi difficile » dit par exemple Michaux) qui affectent le soi et dont il renaît imperceptiblement autre – déplacé, ailleurs, un peu, toujours...
63Mais écrire, c’est encore créer des anastomoses avec les moments où les interruptions d’un soi sont faites d’intersections aveuglantes avec les écarts entre plusieurs : carrefours qui, soudain, fusent.
64Ce n’est, il faut le souligner au passage, que par négligence qu’on pourrait lire Michaux comme un poète retiré ou rétracté hors du commun. Certes, il se refuse à tout ce qui, en général, dit le collectif, le présente ou le représente, veut parler en son nom (« tu n’auras pas ma voix, grande voix », écrit-il), ou prétend en détenir le sens unificateur. Mais, chez Michaux, l’énergie d’écrire (souvent à peu près égale à l’extrême faiblesse) semble avoir discrètement besoin de circulations non seulement entre des « soi » multiples et anonymes, mais à travers eux. Elle s’expose à des « passages » autres, ou aux éclipses mêmes des autres ; elle communique plutôt par ses interruptions. Elle a besoin de se laisser traverser par des simultanéités non rassemblantes ; elle peut être inopinément interceptée par des plans qui se forment en une seconde (dans les rues, au cinéma, ou à la faveur de la nuit) et où des rapports à soi sans nombre semblent se faire sensibles hors d’eux-mêmes et ne pouvoir que se perdre pour se reformer légèrement transformés, sans le savoir, ou atteints, infimement, dans leur constitution même.
65 La poésie, chez Michaux (c’est-à-dire chez qui elle ne reste pas en place en tant que poésie, voire en tant que littérature), recueillerait-elle (par tact et flair, par écoute ou par respiration) certaines modifications des façons de vivre collectivement ?
66 Singulièrement sensible, mais combien ambiguë, pour la poésie, la désagrégation historique de ce qui (se révélant parfois en se dissolvant) ritualisait les liens et rapports des uns aux autres ou de soi a soi.
67 Où et comment s’est défait – dans le langage, dans les gestes, dans les manières d’être – cela par quoi on s’accordait à croire soutenu (au prix d’un passage par de la transcendance) les différenciations et les interactions entre positions ou entre états – celles ou ceux des uns face aux autres, mais aussi de chacun dans les divers moments de sa vie (âges successifs, rôles sexuels, vie et mort) ou dans ceux, au plus court d’une journée (veille, rêve ou sommeil, moments de retrait, ceux, par exemple, de la pudeur-, moments des divers types d’entr’apparaître) ?
68 La poésie aura traversé la déritualisation générale en connaissant la sienne propre – plus de rôle assigné par rapport au pouvoir ou au collectif, plus de formes transmises, plus de moments d’émulation instituée... Rien de nostalgique ou de coupable, chez Michaux, à l’égard de ces cohérences passées – ou de ce qui s’efforçait de valoir pour tel. Mais c’est surtout ce qui, au vingtième siècle, aura voulu reconstituer des formes et des appartenances (ou édifier tout autrement ce qui paraissait fuir de toutes parts) qui est insupportable à Michaux. L’imprévisibilité qu’il vit avec la poésie, Michaux n’aura â aucun moment fini de l’épuiser ; elle ne lui suffit jamais. Il sent toujours se reconstituer des emprises – et toujours à nouveau dans la langue, en tant qu’instituée et contraignante, voire dans le fait même du langage.
69Fluidité neuve de l’« entre » – non sans coûts, ni sans dangers (en particulier lorsqu’elle suscite de violents renversements, des brutales ressaisies). Cet « entre » est particulièrement réel pour la poésie. Il passe directement de la vie et des vies (ou d’entre les vies) dans les poèmes. L’œuvre de Michaux en aura été et en demeure inséparable.
70C’est aussi cette effervescence transparente qu’il faudrait mieux prendre en compte pour revenir – en d’autres termes qu’illusoirement techniques – à la différence des modes de présence de l’espace ou de l’espace-temps dans les écrits de Michaux, et surtout aux passages permanents et multiples entre l’espace dit et l’espace (ou les espacements) que réalise la typographie.
71Et c’est encore sans oublier tout cela qu’on pourrait plus interrogativement revenir à la différence entre écriture et peinture, entre espace typgraphique et espace plastique.
72À vrai dire, l’attrait pour l’« entre » se manifeste tout autant dans la peinture de Michaux. Dans « En pensant au phénomène de la peinture » Michaux écrit : « Je voudrais pouvoir dessiner les effluves qui circulent entre les personnes. J’aimerais aussi peindre l’homme en dehors de lui, peindre en espace. Le meilleur de lui qui est hors de lui, pourquoi ne serait-il pas picturalement communicable ? » La plupart des formules que Michaux applique ici à sa peinture ne pourraient-elles valoir pour son écriture ?
73Mais du coup, l’« entre » littérature et peinture pourrait bien se réduire à une extrême proximité, à un parallélisme, à travers la différence des domaines ou des moyens, et donc à un redoublement : version pauvre de l’« entre ».
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74Ce que devient l’espace dans l’écriture de Michaux est-il comparable, voire identique, à ce qui lui advient dans la peinture ? Est-ce de la même manière que, dans l’un et l’autre cas, de l’espace est suscité par ce qui s’y forme avec sa propre multiplicité, et s’y détache, mais non sans le faire participer de ses rapports et de son rythme ?
75Plus peut-être que pour tout autre poète, le passage semble naturel – à partir d’œuvres écrites où l’espace joue un tel rôle – vers diverses expérimentations picturales.
76Dans les peintures, dessins ou encres de Michaux, on retrouve, bien sûr, la tension et la liaison (la consubstantialité évanouissante) entre les figures qui se forment – silhouettes, gestes, quasi-corps, schèmes se métamorphosant – et l’espace. Ne dirait-on pas que la peinture est pour Michaux, le moyen de réaliser davantage, plus naturellement, des pratiques de l’espace vers quoi l’écriture poétique le portait ?
77Michaux peignant ou traçant joue volontiers avec le support. Spécialement dans l’aquarelle (et l’usage du papier mouillé). Il crée aussi des hésitations – superpositions, redoublements – entre support et fond pour les formes que tracent ses gestes. N’y a-t-il pas là un parallélisme avec le rôle qu’il donne, dans ses écrits, à l’espace des pages ?
78Ne s’inscrit-il pas d’ailleurs dans un double mouvement, plus général, décelable à la fois dans toute une part de la peinture et dans une part de la poésie depuis plus d’un siècle ? On a beaucoup, et peut-être trop, parlé de la concurrence entre musique et poésie. Que dire de celle qu’on pourrait déceler entre poésie (et spécialement en vers libres, ou en prose) et peinture ?
79Quand Michaux trace des séries de silhouettes, il leur donne souvent un fond spécifique, qu’il superpose à un fond plus ample, plus proche. Il les fait se détacher – comme si elles y étaient à la fois accueillies et repoussées, relancées plus loin – sur un déroulement (une bande orangée ou brunâtre, par exemple, ou une traînée légèrement terreuse). Ces dispositions peuvent alors sembler évoquer des lignes tracées pour guider une écriture, ou des portées musicales.
80Mais dans les pages des textes – pages d’écriture imprimée (et il n’en est pas d’autre chez Michaux) – il ne saurait se trouver de création de fond. Seul s’offre aux phrases un support : celui du papier du livre. Le choix de ce dernier (en même temps que celui des formats, de la réalisation des livres) semble avoir été en général laissé par Michaux (à la différence de ce que tenta, par exemple, Segalen) aux éditeurs. Quelle est la portée de cette différence ?
81Certes, on peut penser que la peinture effectue plastiquement ce qui dans la mise en page du poème est laissé à l’imagination du lecteur – trop, peut-être, alors que le blanc typographique, s’il change de dimension, ne varie pas en intensité.
82Certes encore, on voit encore des tracés venir sur les pages de livres, sans création de fond, sans jeu véritable avec le support devenant plus ou moins fond. Ici, donc, la frontière semble sinon abolie, du moins poreuse. N’y a-t-il pas quelque chose comme de l’écriture, dans les peintures de Michaux, et qui alors réaliserait plus activement son rapport à l’espace ?
83Ce qui, pourtant, ne franchit pas cette frontière, ce sont les mots. Jamais de « mots dans la peinture » (comme dit Butor) chez Michaux.
84 Parlant de Miro, Queneau (Bâtons, chiffres et lettres – p. 315-316) remarque que « le graphisme y est assez poussé pour que l’écriture même apparaisse sur certaines (de ses) toiles ». Et il cite le peintre : « je ne fais aucune différence entre peinture et poésie. Il m’arrive d’illustrer mes toiles de phrases poétiques et vice-versa. Les Chinois, ces seigneurs de l’esprit ne procédaient-ils pas ainsi ? »
85 Chez Klee, l’écriture joue un rôle plus complexe – et, peut-être, plus intéressant... Ainsi des phrases écrites et quasi dessinées – « calligraphiées » – apparaissent-elles non pas dans le tableau mais plutôt en position de titre, ou, mieux, avec l’allure de partenaires (tels des esquisses de poèmes en suspens) du tableau. Et quand des mots sont lisibles dans l’espace même du tableau même, ce n’est jamais sans y répondre à des différenciations internes, ni sans révéler ou créer des tensions dans la limpidité qui s’y trouve enclose...
86Faut-il dire alors que l’« écriture » dans la peinture de Michaux n’est que fictive ? Et qu’elle reste décidément de l’ordre du plastique ?
87Aussi bien la différence et les passages entre ce qui, de l’espace, est dit ou impliqué par les phrases et ce qui s’en réalise typographiquement et visuellement sur la page ne peuvent-ils avoir d’équivalent dans les œuvres picturales. C’est qu’il n’y a rien, dans les œuvres plastiques de Michaux, qui soit de l’ordre du verbal, et qui impose une tension entre le lire et le voir.
88Michaux, du moins, ne recourt-il pas, dans ces œuvres plastiques, à des tracés qui tendent à l’écriture ? Sans doute. Mais jamais jusqu’à ce qu’ils deviennent une écriture à significations, liée à du langage.
89Michaux ne s’est jamais résigné à une simple séparation entre écriture et peinture. Et pourtant, s’il avait créé une unification du graphique et du purement visuel, il aurait renoncé à une difficulté pour lui essentielle.
90Le désir qui anime les tracés de Michaux se sera cherché lui-même sans se laisser capter par rien de préexistant ou de « reçu ». S’agissait-il, pour ces « traits » en quête d’eux-mêmes, ne se réalisant que pour se relancer, de devenir une écriture, mais d’un autre type que celle dont il use dans ses textes ? Ou de faire advenir autre chose qu’une écriture ?
91« Des langues et des écritures. Pourquoi l’envie de s’en détourner » : tel est le titre du texte clair et difficile (et qui laisse place, sur le tiers – environ – supérieur de chaque page, à des tracés) par lequel s’achève le tardif (Fata Morgana, 1984) Par des traits.
92Ce qui, en tout cas, ne migre pas dans les espaces plastiques de Michaux, c’est – plus généralement que les mots – tout recours à des unités élémentaires identifiables, reçues d’un quelconque code, préexistant à l’acte de tracer, et partagées par un nombre indéfini d’usagers. On ne trouve ni dans les peintures ou les dessins de Michaux, ni même dans ses encres, aucune forme d’unités qui seraient disponibles et relativement stables – et qui seraient entre elles combinables. Voilà qui ne se trouve jamais réalisé, chez Michaux, dans l’ordre du plastique.
93Même si certains de ses dessins tendent aux tableaux classificatoires, il n’y fixera jamais des unités élémentaires qu’il pourrait ailleurs répéter et réarranger ensemble ; il ne logera pas dans les cases qu’il esquisse autre chose que des figures singulières et fugitives. Et s’il parle de « catalogues » – ou d’idées de catalogues-, c’est à propos de ces « attitudes intérieures », de ces « gestes invisibles », de ces « métamorphoses spontanées » qu’on a déjà rencontrées.
94La généralité – dont le désir, dans les œuvres plastiques de Michaux, a pu se manifester parfois par des ébauches de « tableaux » et quadrillages – ne se réalise jamais au prix de réduire les singularités. Elle semble plutôt faite pour libérer la pullulation de ces dernières : elle leur ouvre des espaces où elle ébauche des places, elle suggère des positions possibles pour de nouvelles singularités... À moins encore que les tracés de ces tableaux d’apparence scientifique – avec leur effectivité plastique qui ne se laisse pas oublier (la moindre des variations d’épaisseur d’une ligne ou son tremblé se mettent alors doucement à compter) – n’en viennent eux-mêmes à appartenir, non sans un surcroît de fragilité, aux singularités et à leurs aériens foisonnements.
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95Il n’y a pas, à ma connaissance, de calligraphies de Michaux (contrairement à ce qui a été écrit parfois) – quel que soit d’ailleurs son intérêt pour l’écriture chinoise (Idéogrammes en Chine, Fata Morgana, 1975). Et jamais il ne donne à voir des phrases ou des mots tracés de sa main (sinon à titre de présentation de documents – sous forme de pages photographiées – dans ses ouvrages liés aux drogues).
96 Rien qui ressemble, par exemple, aux poèmes tracés par Blake. Mais c’est sans doute avec Dubuffet – ses écritures à la main ou bien, parfois, ses jeux typographiques – que la confrontation serait éclairante – surtout si l’on s’avançait dans la constitution des espaces de ce peintre-écrivain.
97Serait-ce que l’exhibition de l’écriture à la main rattacherait excessivement l’œuvre écrite à l’auteur ? Est-ce que l’autographie publiée relèverait de complaisances de l’auteur, d’un engluement dans sa propre identité, et renforcerait ce mensonge d’un soi un, stable, unique, que Michaux souvent a voulu dissoudre en une multiplicité mobile de positions liées et interagissantes mais irréductibles les unes aux autres ?
98Cependant des tracés à la main, qui rappellent l’écriture, trouvent place dans les œuvres plastiques. Cette possibilité dépend-elle de ce qu’ils ne sont pas liés au langage, à ses unités et ses combinatoires, et à ses significations ? À la manière, en effet, dont Michaux les pratique, ils n’unifient pas le langage, l’écriture, la typographie, les tracés plastiques – et c’est sans doute leur force. Ils sont, dans leur singulière évidence, créateurs ou recréateurs de différenciations, mais telles qu’aucun de leurs termes n’est lui-même stable.
99Que réalisent ou que cherchent à faire pressentir les lignes continues de Michaux ou les séries de silhouettes pour (ou par) lesquelles l’espace ou l’« entre » est lui-même actif ? Des avancées libres aussi bien de toute unification que de toute dissociation en termes définis pour eux-mêmes.
100Ils suggèrent leur propre métamorphose – jamais atteinte – en des déroulements ou des séries qui s’inventeraient à mesure. Le « sens », là, ne serait pas absent, mais sans pouvoir ou devoir se détacher ; il se formerait et se reformerait au gré des moindres inflexions des tracés, au fil de leurs incidents imprévus (ceux-ci répondant de surcroît à des intersections, à tout ce qui afflue d’« entre » tout).
101 N’y a-t-il pas une analogie entre ce que créent ces tracés par rapport à l’écriture et ce que les poèmes font au langage ? Celui-ci, dans l’écriture poétique de Michaux, paraît souvent devoir être amorcé et mis en phase avec des battements et impulsions, avec des souffles, avec de la « danse buccale », avec leurs rythmes.
102 Toutes ces manifestations apparaîtront souvent comme antérieures au poème – qui peut rappeler en s’amorçant qu’il aura été attendu ou induit par elles. De plus, elles ne cessent pas d’être latéralement impliquées, dans le blanc ou silence qui s’allie aux vers. Elles courent encore sous ou à travers les poèmes ; alors, du langage qui s’articule dans les poèmes, elles ne laissent subsister les diverses déterminations que fragiles, excessives ou soudain refusibles (et communiquant alors avec des moments cruciaux de l’« entre »).
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103« Se détourner », comme dit Michaux dans Par des traits, « des langues et des écritures » ? Il ne parle alors, il est vrai, que d’une « envie ».
104Les tracés plastiques de Michaux, en fait, ne se détournent pas simplement des langues et des écritures. Ils ne cessent pas d’en être contemporains (par frôlements et refus, par déprises ou espoirs de métamorphoses). Ou même, ils les visent, latéralement.
105Quand les tracés se font silhouettes-signes, ils semblent souvent s’entr’appeler dans l’espace plastique. Mais, du sein de cet espace même, ne s’adressent-ils pas aussi, latéralement, à l’existence simultanée – dans d’autres œuvres de Michaux, ou dans d’autres pages des mêmes livres, ou parfois sur la même page – des écritures et de leurs propres rapports à l’espace ? Cependant, à travers cette confrontation (allusive, mais toujours recommencée) entre tracés et écritures, c’est encore les langues (dans leurs liens aux écritures) qui sont visées ; et c’est le langage même (avec son articulation d’unités stabilisées et uniformément identifiables).
106 Ces tracés font également signes, par instants, vers un abord enfantin du langage (Dans les commencements), vers ces temps où tout, en résistant, se fait sensible, où rien ne peut être abordé qu’horizontalement, dans un mélange de fascination et de désorientation (le nez au ras des réalités adultes instituées – comme une tête d’enfant de Cremonini le visage à hauteur d’une table), mais où peut-être aussi auraient pu s’amorcer des possibilités bientôt évanouies.
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107Michaux ne s’impose pas un « interdit » d’écrire plastiquement. Mais ce qu’il cherche, à travers ses expériences et pratiques des divers espaces, ne peut se réaliser dans une unification du langage, de l’écriture, de la peinture tels qu’ils existent.
108Dans Par des traits – avec ce mélange d’audace et de timidité que l’on sent dans ces courts ouvrages tardifs, avec la liberté que donne l’épuisement-, il revient à l’hypothèse de stades archaïques de l’écriture, du langage et des signes, dont certaines virtualités se seraient effacées, ou auraient été écartées.
109L’utopie fragile mais obsédante qu’il évoque – comme un avenir qui n’a pas eu lieu-, semble être celle d’un en-deçà des écritures et des langues telles qu’elles se sont réalisées.
110Ainsi évoque-t-il une « préécriture pictographique » dont « l’envie », « après des millénaires », n’aurait « toujours pas disparu ». La pictographie dont il croit éprouver le désir n’impliquerait certes pas la croyance à des signes trouvés dans la nature et manifestant à l’homme un ordre cosmique où il pourrait, écrivant, s’inscrire. Si sa communication avec le réel devait être immédiate, ce serait plutôt avec certains instants, avec du fugace pourtant crucial, avec ces « attitudes intérieures », « gestes invisibles », « métamorphoses spontanées, dont l’homme à longueur de journée a besoin pour survivre », avec ces afflux d’« entre » que l’on a plusieurs fois recroisés.
111Ainsi encore Michaux écrit-il, sous forme d’appel, encore, ou de nostalgie :
Pas vraiment une langue, mais toute vivante, plutôt des émotions en signes qui ne seraient déchiffrables que par la détresse et l’humeur ; signes, dont le manque nous fait vivre maintenant en état de frustration.
112Ce pas en arrière (ce retour, presque, « au ras », où Michaux aura si souvent cherché une ressource) est impossible, sans doute. Michaux ne l’aura pas fait. C’est in extremis, ou presque, qu’ont été écrites les phrases de Par des traits qui évoquent l’hypothèse d’une autre orientation historique de l’humanité où auraient été différentes l’écriture, les langues ou le langage, le jeu enfin des tracés, la puissance des « traits ».
113Rien, là, qui lève la différence, pour les pratiques de Michaux – et jusque dans le détail des pages de Par des traits – entre le graphique (typographique) et le plastique, entre les poèmes qui s’écrivent (et s’impriment) et les peintures, les encres ou les dessins, entre l’espace de la page pour un texte et celui, support et fond, qui accueille des figures et des tracés.
114La force de ces pensées tardives – plus fragiles que jamais, mais non dépourvues de rage en même temps que d’humour-, c’est de remettre en suspens, sinon tout le passé humain, du moins l’inscription des pratiques de Michaux dans des champs de réalisation hérités et partagés.
115Les tracés de Michaux ne sont jamais restés en place dans leur réalisation en des espaces plastiques. On a vu qu’ils tendaient à migrer jusque dans les pages des livres, mais sans jamais attirer à eux du langage ou sans prétendre se faire écriture.
116Quoiqu’appartenant toujours aux réalisations plastiques, ils n’ont pas cessé, avec leurs violences ou leurs légèretés dansantes, de provoquer, latéralement, l’écriture et le langage institués et reçus.
117Ces tracés restent pour nous une des manifestations de ce qui, chez Michaux, remet toujours en suspens tout ce qui a été fait – dans son œuvre double comme dans l’histoire. Ils cherchent à retrouver des amorces d’alternatives. Ils ont en eux la résistance de œuvre double de Michaux à sa réalisation même. Ils ne nous laissent pas oublier le goût de celui qui ne se voulait pas exactement un poète ni un peintre (et qui n’acceptait pas tout à fait d’être titulaire d’« une vie » – « je crache sur ma vie » – ni d’une « œuvre ») pour des chances inaperçues ou perdues.
Auteur
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