Cartographies de films
p. 53-71
Texte intégral
1Dans cette intervention, l’audition cinématographique sera prise comme un exemple de « transaction esthétique ». Qu’est-ce qui se passe quand le spectateur voit un film ? Comment sont « négociés » les espaces réels et imaginaires de l’audition et de l’image cinématographique ? Le spectateur que l’on dira « moyen », l’honnête personne qui paie son entrée afin d’exercer un travail critique, mais aussi pour « se reposer » sur une durée d’à peu près une heure et demie, se met en transaction. Se laisser aller ou rester vigilant ? Fuir un espace pour entrer en un autre et tâcher de s’y perdre ? Participer à une étrange illusion comique qui se renouvelle à partir de chaque entrée ? En somme, lorsque le spectateur entre dans une salle de cinéma ou se met à « travailler » un film, il y va d’une prise de conscience d’espaces multiples qui seront négociés de manières variées.
2Les enjeux se voient mieux et se compliquent lorsqu’une mappemonde, une carte ou un plan topographique intervient dans le champ de l’image. La faille ouverte entre le spectateur et le film est élargie par la carte qui entraîne de nouvelles lignes de faille : celle qui traverse le film et le sépare de sa véracité ; celle qui traverse le spectateur et dissocie l’hic et nunc de sa lecture et sa propre géographie intérieure, à savoir, sa subjectivité ; celle qui soude et dissout à la fois les lieux et les espaces signalés par le paysage du film, ceux de la salle de projection et les lieux et espaces intérieurs du spectateur ; celle qui construit dans le voir un fondu enchaîné de souvenirs historico-cinématographiques, parfois lézardés d’affects et de charges émotives dans la mémoire du spectateur. Une fois qu’une carte géographique, petit aide-mémoire universel, s’insère dans l’image, le film trahit bien des médiations1.
3La carte incarne l’espace du film, elle le miniaturise, tout en mettant en évidence le fait paradoxal que le film soit là où il n’est pas. On retrouve alors la carte au plus profond de la division entre l’effet de réel du film et son statut de marchandise, ou encore de point de fuite sur l’horizon imaginaire d’un spectateur. Limitons le champ de l’enquête en remarquant ce qu’opère la carte dans un petit nombre de genres et de styles filmiques. Récemment, dans le premier plan de Conte d’automne (Eric Rohmer, 1998) le spectateur voit en écharpe, au bas de l’horizon et surplombant la ruelle d’un village méridional (typé par des toitures en tuiles romaines caractéristiques), un panneau de signalisation routière traçant la carte des environs de Montélimar. Plus tard la région se repère grâce aux deux cheminées d’une centrale nucléaire. Ces cheminées constituent, dans l’espace filmique, un point de focalisation projective. Elles ressemblent au couple du récit. Figées dans le terroir, côte à côte, elles semblent éterniser un désir – inédit et en sourdine dans le récit du film – d’accouplement. Ces repères confèrent à la topographie le signe d’une anticipation et d’une fragilité aussi. Dans les plans suivants, qui montrent en arrière-plan, au-delà des vignobles, le village et les réacteurs, le jeu de l’amour et du hasard se conjugue au paysage. Mais c’est la séparation des personnages d’avec le paysage, soulignée par le couple de cheminées, qui travaille l’espace de la narration.
4C’est d’une tout autre manière que le nord de la France devient une topographie assez particulière dans La Vie de Jésus (Bruno Dumont, 1997). La ville de Lille et la campagne environnante du Pas-de-Calais semblent isolées et dépouillées, bien qu’elles se présentent sous un aspect riche et verdoyant. Le dénuement est tel qu’on a l’impression de se retrouver à la fin de la Première Guerre Mondiale. Des plants de cultures fourragères et de blé poussent sur une mince couche de terre, parcourue par des panoramiques qui soulignent la ligne de Cartographies de films 55 démarcation entre le ciel et la platitude de l’horizon. Le paysage aplati prend aussi place dans l’histoire par le biais des bulletins météorologiques, ainsi que des nouvelles télévisées, vues dans le café qu’entretient la mère du protagoniste, nouvelles qui relatent les massacres d’Afrique Centrale : ces images, visibles au-dessus du bar du bistro où se déroule une bonne partie de l’intrigue, sont autant de cartes qui signalent un monde off dont les turbulences présagent celles qui auront bientôt lieu in. La carte qui cerne l’Artois, c’est l’Afrique. En revanche, et d’une manière bien plus filmique, à la fin d’India Song (Marguerite Duras, 1975) le non-lieu du salon où se déroule presque toute « l’action » du film est trahi et localisé par une carte de l’Inde. La caméra suit le tracé du Gange, concrétisant ainsi l’itinéraire de la mendiante dont la frêle chanson accuse, dès le premier plan du film, combien « le territoire de l’Ambassade ou du Palace [est] celui d’une Inde blanche vouée à l’extra-territorialité », ou bien, combien l’Inde « est, par définition, négation »2. La caméra suit les méandres du Gange, comme s’ils traçaient l’itinéraire de la mendiante dont le chant porte le nom du fleuve.
5Le monde du film ne peut pas se situer sans allusion directe ou oblique soit au monde off, soit au monde dans lequel la fiction se déroule, c’est-à-dire la topographie qu’il est censé représenter. Dès le premier plan une scission s’ouvre entre l’espace du monde et celui du film.
6 Là-bas fuir, nous disent bon nombre de films fêtant les lieux de leur narration. C’est surtout le cas des films programmés dans les vols internationaux : les récits topographiques, qui sont le propre des longs métrages choisis par les lignes aériennes, font partie intégrante de leur économie. Les scénarios sont planifiés afin de donner aux spectateurs l’illusion de changer de lieu ou de culture dans les heures de somnolence passées à dix mille mètres d’altitude. L’Europe, c’est la cartographie des films vus en avion, vers les destinations européennes ; et l’Amérique, c’est le lieu de rêve offert sur les vols à destination de New York, Los Angeles, et autres villes américaines. Le monde du film serait le anywhere out of this world, que cherche le spectateur afin de ponctuer ou d’altérer le rapport qu’il entretient avec le monde environnant. On serait tenté de dire que la complexité du film, due aux conditions de sa réception et de sa production, est ainsi constituée par des nappes de géographies réelles et imaginaires, conscientes et inconscientes. Il arrive souvent que la cartographie concrétise et mobilise cette dimension. Là où, dans le film figurent des représentations de l’espace, ce rapport est bien mis en évidence.
7À cet égard, en abordant le cinéma du point de vue de la deixis, Christian Metz avait parlé d’une « géographie mobile » du film, dans laquelle il est impossible de fixer des positions d’énonciation et d’énoncé. Il dénonçait toute illusion de sens ou de message univoque en raison de la forme divisée du médium : la bande-son scinde le heu d’où est censée venir la bande-image. Inversement, celle-ci renforce l’effet toujours flottant du son dans l’espace improbable figuré sur l’écran3. À la manière d’une écriture dans le champ de l’image, une représentation géographique peut signaler ou trahir tout un réseau de relations complexes entre le monde qui serait l’espace propre de l’imaginaire du film et les mondes dont le film se détache et avec lesquels il marque sa différence ou son décalage4.
8Elle peut en même temps signaler des transactions opérées par le médium cinématographique, par sa rhétorique, avec le monde off. On cerne ici la négociation entreprise par le film en vue de ce qu’il ne peut qu’indiquer. Le monde devient son rival, l’objet qu’il doit écarter ou englober afin de constituer sa géographie propre et, pour ainsi dire, l’idéologie de son droit de cité. On peut observer ce travail cartographique dans Boudu sauvé des eaux (Jean Renoir, 1932), un film qui n’a rien perdu de la fraîcheur de ses origines au bord de la Seine. Ce n’est pas que la carte agisse comme plan de démarcation, suivant l’hypothèse d’un contraste entre le monde clos, sec, et « molaire » (comme le dirait Deleuze) de l’adultère livresque dans l’appartement des Lestingois, près du Pont des Arts, et les eaux qui coulent au-dessous, devant le Louvre, et ouvrent le film sur des formes fugaces et moléculaires5. Ce n’est pas non plus le fait que tous – personnages et spectateurs – soient localisés ou déterminés par les cartes qui leur assignent une place et les invitent à rêver d’une échappée possible. Il s’agit plutôt de prendre en compte ceci : la carte souligne la profondeur du champ imaginaire du film même, notamment lorsque – après l’épisode de sa visite chez le coiffeur (hors de l’appartement, en un lieu signalé par les mots « service antiseptique » inscrits sur une vitre vue en contreplongée) et sa séduction d’Emma – Boudu fume un cigarillo dans le cadre dessiné par le pas de porte de la librairie.
9On le voit déambuler entre le nom « Lestingois » peint sur la porte du magasin de son bienfaiteur à droite et, à gauche, deux cartes topographiques, vraisemblablement de la Belgique et de la Mer du Nord, genre Sanson ou Blaeu de l’époque Baroque, en vente derrière la vitrine. Dans un gros plan oral (et il y en a beaucoup), la lettre majuscule S se trouve toute proche de la bouche de Boudu, de telle sorte qu’il paraît la fumer ou l’introjecter. Une topographie cocasse se met alors en jeu. Les régions d’un là-bas, d’un ailleurs, mais non des mondes totalisants de l’ordre des mappaemundi, se font remarquer. Dans les plans qui suivent, les cartes en vitrine, tirées en l’occurrence du Grand Atlas de Nicolas Sanson, ne représentent rien qui nous guiderait précisément à travers la géographie parisienne, tout au long du quai Malaquais. Pour le personnage sauvé des eaux mais perdu dans la circulation, ni l’effet localisant de la carte ni son efficacité schématique ne sont valorisés. La platitude de la carte est vite trahie par un plan d’ensemble, en contrechamp, qui pénètre l’espace du lieu.
10Ici le paradoxe d’un monde ou d’un tout à capter qui se voit mais reste morcelé ou insaisissable. Dans L’Image-mouvement, Gilles Deleuze suggère que le mouvement, sans lequel il n’y aurait aucune perception du temps ou de l’espace, s’opère à partir d’un ensemble de singularités cernées par rapport à un Tout. « [O]n se donne un Tout, on suppose que “tout est donné”, tandis que le mouvement ne se fait que si le tout n’est ni donné ni donnable. Dès qu’on se donne le tout dans l’ordre éternel des formes et des poses, ou dans l’ensemble des instants quelconques, alors ou bien le temps n’est plus que l’image de l’éternité, ou bien la conséquence de l’ensemble » (1983 : 17). D’où l’observation que le mouvement est une « translation dans l’espace », rendue manifeste par un déplacement de parties dans l’espace ainsi qu’un « changement qualitatif dans un tout » (1983 : 18), de sorte que, « quand Achille dépasse la tortue, ce qui change, c’est l’état du tout qui comprenait la tortue, Achille, et la distance entre les deux » (1983 : 18). Ou encore, tout mouvement se comprend par « un mouvement de migration ou une variation saisonnière » (1983 : 18). L’exemple qu’il tire de Bergson pour illustrer le mouvement de translation semble familier. Toujours suivant Bergson, Deleuze note que l’exemple est si célèbre « que nous ne savons plus voir ce qu’il a de surprenant » (1983 : 19). Lorsqu’on met du sucre dans un verre d’eau l’observateur doit attendre que le sucre fonde, mais à l’aide d’une cuiller la personne « peut hâter cette dissolution » (1983 : 19). L’action de l’ustensile précipite la transformation de l’ordre d’Achille, de la tortue, et de la distance entre la bête et l’homme.
11Cet exemple banal et quotidien ne nous rappelle-t-il pas également une séquence de 2 ou 3 choses que je sais d’elle (Jean-Luc Godard, 1966), dans laquelle un homme se met à philosopher sur les espaces du monde ou encore cherche à cerner les rudiments de la cosmographie ? Un jeune homme, penché au-dessus de la tasse de café qu’il contemple, après avoir mis une cuillerée de sucre dans la masse brune, étudie l’effet enivrant des galaxies, ici des agglomérats de bulles qui remuent, tournent et se dispersent dans le courant créé par la cuiller. « Si j’agite », énonce Deleuze en se souvenant, semble-t-il, de cette séquence pascalienne (mimant les « deux infinis » des Pensées) du long métrage de Godard, « avec la cuiller, j’accélère le mouvement, mais je change aussi le tout qui comprend maintenant la cuiller, et le mouvement accéléré continue d’exprimer le changement du tout » (1983 :19). Deleuze finit par définir le tout par Relation (r majuscule dans le texte) ou extériorité ouverte. De là découle la distinction du tout et des « touts » d’avec les ensembles, ou mondes clos ou artificiellement déterminés. Ceux-ci sont plutôt clos et ceux-là plutôt ouverts. On dirait que le verre d’eau ou de café est clos mais s’ouvre lorsque « le tout se crée, et ne cesse de se créer dans une autre dimension sans parties, comme ce qui entraîne l’ensemble d’un état qualitatif à un autre, comme le pur devenir sans arrêt qui passe par ces états » (1983 : 21).
12L’effet exemplifié par la tasse de café, avant que Deleuze ne l’explicite au départ de L’Image-mouvement, renvoie à un rapport quasiment classique qui distingue la cosmographie de la topographie6. Celle-là traite du tout et de l’univers dans la mesure où l’on connaît les parties que l’on peut observer et nommer, tandis que celle-ci se consacre aux détails, aux parties, aux lopins du monde7. Le principe de similitude qu’a illustré Pieter Apian, dans les éditions latines et vernaculaires de sa Cosmographia, a généré une image excédant le discours de l’équation reçue : la représentation du monde (de la terre avec ses continents, ses océans, ses mers et ses dénivellations de masses) se compare au portrait d’un homme barbu, comme un plan de ville se compare au dessin d’une oreille ou d’un œil, alors même que ceux-ci sont des organes sensibles qui enregistrent à la fois la similitude et l’aspect de la ville et du monde. Dans la légende, l’acte de la perception même est supprimé de l’analogie. L’homme qui allégorise « la peinture » – et qui ressemble au portrait du Christ – a le monde (comme cosmographie) devant les yeux. Son point de vue est orienté vers le « tout » de la sphère terrestre. Il y a dans la similitude d’Apian une sorte d’image-perception, dispositif qui fête la naissance de la visibilité de ce qui, avant la mission Apollo en 1969, était entièrement invisible. Le portrait de l’homme serait l’image-affection ou la visagéité même, le mouvement de traduction de l’émotion dans la physionomie d’une relation de deux ensembles ouverts, c’est-à-dire l’homme et le monde circonvoisin.
13Dans l’extrême gros plan de 2 ou 3 choses... les « touts » sont en branle. La tempête brownienne dans une tasse de café signale que Godard, cosmographe en quelque sorte en 1966, anticipait, comme il venait de le remarquer dans son allusion aux cosmonautes américains dans Pierrot le fou de l’année précédente, l’avènement de l’image photographique du globe terrestre vu de la nacelle du satellite. À cet égard les années 1968-1969 étaient des années ptoléméennes par excellence, les plus métaphysiques et concrètement « topographiques » — surtout dans le sens de la géographie politique – aussi. Selon les termes d’une cosmographie où le monde est traité comme sphère terrestre, Godard soulignait à la fois dans 2 ou 3 choses... et dans Pierrot le fou que la relation entre parties (êtres humains) et touts (la nature, le monde entendu comme biosphère) est lacunaire et sans compossibilité (dans le sens leibnizien)8. Comme l’a crié Ferdinand dans un plan d’ensemble où l’on voit un bateau à moteur s’éloigner du port de Toulon vers le large méditerranéen, « je ne suis qu’un point d’interrogation sur l’horizon » de l’univers.
14Sans doute Godard visait-il une tératologie qui fait partie de la tradition carto-cosmographique de la réforme des humanistes du seizième siècle, portés eux-mêmes à penser aux différentes fins du monde et aux derniers jugements, du moins dans le cadre d’une géographie métaphysique. Les points qui rattachent les réformateurs protestants de Genève – pour l’essentiel des géographes – à l’œuvre de Godard sont nombreux. C’est ce que remarque le lecteur à la fin des Simulachres de la mort (1538) de Hans Holbein9. Dans une gravure sur bois, Holbein dépeint une relation cosmographique des plus problématiques. Dans le champ minuscule de l’image de bois (4,76 x 6,35 cm), une femme nue porte une main au ciel, vers le créateur (barbu, un peu renfrogné, et apparemment fatigué du travail en série), tandis que les doigts de l’autre main touchent à la terre sur l’axe d’une sphère armillaire. L’image a ceci de paradoxal que la terre, caressée par la femme et dessinée selon un ordre aristotélicien (comme dans le frontispice de la Protomathesis d’Oronce Finé, six ans avant la parution des Simulachres...), n’est pas un monde, mais une représentation topographique, voire un paysage. Le monde, qu’on aurait dû imaginer d’un point de vue impossible (du moins avant 1969), est tout d’un coup pensable dans les parties constituantes, les détails ramassés, d’une topographie vallonnée où figurent trois collines superposées, un peu accidentées par des haies ou des touffes de végétation, une maison ça et là et le tout sous le siège de Dieu à la fin de l’ère humaine.
15Il est clair que Godard jouait sur les fins possibles de l’homme au dénouement de 2 ou 3 choses... L’extinction d’une cigarette, vue en extrême gros plan, signifiait la fin d’un univers-météore. Le plan est en dialogue avec le silence qui allie la mer au soleil après le suicide de Pierrot. C’est la même connotation que nous trouvons dans le titre bilingue de Weekend, où il est question d’une fin banale, celle de la dissolution d’un monde débile ravagé par la gent humaine. Il se peut que Godard ait eu son mot à dire sur l’apocalypse brassée par l’industrie américaine afin d’inaugurer des effets chauds et froids au début de la Cold War, à l’ère nucléaire : la conclusion de Weekend et celles d’autres films entre 1964 et 1968 font allusion à la cosmographie et à la paranoïa américaines de l’après-guerre. Dans White Heat [L’Enfer est à lui (Raoul Walsh, 1949)], une tératologie est simulée par un paysage orthosphérique, où règne Cody Jarret, quelques instants avant son auto-immolation et celle de la planète (« Top ‘o the world, Ma ! »). Cody Jarret se met à tirer au hasard et finit par se faire exploser. Le monde est incendié, mais à la fin, lors de l’apocalypse même, intervient au générique final, accompagnant « The End », le blason des studios Warner. Le monde s’immole, mais Warner perdure. L’événement qui couronne L’Enfer est à lui était une sorte de pressentiment du cinéma que commentent les plans « flamboyants » de Godard dans les années 1964-1968.
16Il suffit de revenir à Pierrot..., à la séquence du vol et du guet-apens de Marianne. Elle descend ses adversaires au moyen d’une carabine munie d’une loupe, en hommage peut-être aux engins des tireurs de High Sierra (Raoul Walsh, 1941) et de L’Enfer est à lui. Quand elle vise sa proie prise au piège dans un filet, l’iris où apparaissent, du point de vue monoculaire de Marianne qui regarde par la loupe, les victimes, est en même temps un monde total, un Tout à la fois intégré et totalement extérieur à l’espace circonvoisin. L’iris reproduit le schéma d’un monde sur le mode de l’orbis terrarum. Dans le contexte de Pierrot... où tout objet est autre qu’il n’est en réalité, on se souvient du support sur lequel est placée la Ford « Galaxy », la voiture que subtilisent Pierrot et Marianne. Il s’agit d’un appareil hydraulique servant pour le graissage et la vidange ; mais c’est aussi une base qui fait de la voiture une sculpture industrielle avant même ou sans qu’elle subisse un travail d’artiste. Or dans la séquence du guet-apens, il s’avère que l’iris est une mappemonde qui correspond – sans correspondre – aux planètes et aux étoiles qui criblent le film. C’est un plan-emblème du « monde » que tient la femme entre ses mains dans une séquence suivante qui se passe à l’intérieur d’une salle de bowling : le globe noir de la boule qu’elle tient serait le pendant de la forme dessinée par l’iris encadrant et figurant une mappamundi médiévale.
17Or on pourrait dire que le monde redevient le sujet du cinéma de la décennie 1990-2000, qui marque ses affinités avec la Nouvelle vague et son legs. Matthieu Kassovitz retourne à Pierrot le fou et à L’Enfer est à lui au début de La Haine (1995), à ceci près que le monde chez lui est moins un objet inscrutable qu’une figure allégorique qui fige ce qui, chez Walsh et Godard, était d’un ordre implicite ou sous-entendu. Dans La Haine, le seul plan en couleurs est celui du monde vu de la mission Apollon. Précédant le générique, le monde spatialise la durée, intolérable, de la conscience d’un monde qui vit ses derniers instants. La bande-son raconte l’histoire d’une personne qui se jette par la fenêtre de l’immeuble qui la retenait prisonnière. Le corps qui tombe éprouve le plaisir de suspension dans le laps de temps qui sépare le début de sa chute de son écrasement. L’écrasement est simulé sur la bande-image par un cocktail Molotov qui chute à travers les espaces infinis, comme un météore, avant de venir frapper la planète et de la faire éclater en morceaux. Dès le premier plan, on assiste à une sorte de big bang, ou d’implosion de fin du monde : dans l’allégorie du film, l’avant-générique semble anticiper sur le petit bang du revolver de Vinz qui mène le drame à sa fin tragique10. La voix off d’Hubert en dramatise l’impact :
C’est l’histoire d’une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien : l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage11.
18Dans cette répétition de l’énoncé (qui va revenir encore deux fois dans le film), le mot « atterrissage » est prononcé à l’instant de l’explosion du monde12. L’accélération de la durée que l’on observe dans cette juxtaposition du temps de la narration (une question de deux ou trois secondes) et de la perpétuité de la Terre dans le système solaire (là où le temps n’est ni successif ni simultané) accuse le mécanisme médiatique du destin. C’est le dispositif déployé dans les intertitres, empruntés à la rhétorique visuelle de 60 Minutes et d’autres programmes télévisuels d’actualités, qui fait que La Haine rend explicite le pouvoir que la télévision du dimanche croit exercer sur le destin du monde.
19À deux reprises ce titre-emblème revient dans la diégèse. Les trois jeunes héros passent deux fois devant une affiche publicitaire qui montre la même image, vue en blanc et noir, au-dessus de la légende qui annonce « Le monde est à vous ». Ainsi que le décrit le scénario, séquence 65, dans une « rue Paris... Ext. Nuit... » : « L’affiche vue au début. La planète avec l’inscription dessous : LE MONDE EST À VOUS. Le trio passe devant sans s’arrêter, puis Saïd revient sur ses pas. Il sort sa bombe, graffite et s’en va, laissant voir ce qu’il a marqué : LE MONDE EST À NOUS » (1995 : 157). Sur le plan de la propagande touristique, la bombe de peinture équivaut au cocktail Molotov. N’importe quel endroit du monde, indique la publicité, est à portée de main du voyageur terrestre aisé13.
20On trouve une allusion directe à la même formule dans Scarface (Howard Hawks, 1932) où une affiche porte le slogan « The world is yours ». L’ambition galopante du criminel-protagoniste (Paul Muni) est soulignée par l’affiche qui sert de fond à plusieurs plans d’ensemble. Ici il est impossible d’écarter la référence sous-jacente à deux autres films de la même époque. La Vie est à nous (Jean Renoir, 1934) traite de la vie quotidienne des exclus et des victimes de la Grande Dépression. Ce film partagerait avec La Haine une même dimension politique, à la différence que là où La Vie est à nous projetait sur un plan collectif la vision d’un avenir collectif, Renoir voyant une issue dans le socialisme du Front Populaire, le film de Kassovitz induit de l’amertume ou encore le sentiment de la futilité des choses, face à un monde marqué par le chômage et les conflits sociaux. L’écho du Ciel est à vous (Grémillon, 1944) se fait aussi entendre. Dans ce film qui traite de l’avenir de la France sous l’Occupation, les citoyens d’un village rural (où le Maréchal Pétain est comme l’avatar du Front National et de l’idéologie des skinheads) regardent dans le ciel strié la matérialisation de leur désir de voler. Le rêve de planer au-dessus de la terre va contre l’immobilité de ce bas monde. Or cette immobilité est repliée dans la référence implicite à Grémillon. Dans les trois films, une cartographie est marquée dans la différence du « monde » ou de la « vie » avec l’habitant de la terre. Il est impossible d’accomplir le vol d’Icare qui permettra à l’individu de gagner un point de vue qui serait au-dessus de la terre. Cette contradiction travaille la politique de chaque film de façon variée, tantôt par une vague d’utopisme, tantôt par ironie grinçante, tantôt par un camouflage équivoque.
21Dans La Haine, le retour de l’affiche publicitaire est lié à la topographie présentée dans une séquence qui le précède immédiatement. Il s’agit du moment signalé par l’intertitre « 2:57 a.m. » dans la version américaine, où les trois jeunes hommes pensent à leur destin après avoir manqué le dernier métro pour la banlieue. Ils regardent du haut d’une colline le paysage de la ville. La Tour Eiffel est située au point de fuite du plan d’ensemble. Flubert raconte l’histoire de l’homme qui tombe de l’immeuble de cinquante étages. Dans un plan moyen, entre la tête d’Hubert et celle de Vinz (vues de dos), les lumières de la tour – emblème de la ville vont bientôt s’éteindre et disparaître dans la nuit, progressivement, de haut en bas. La « chute » de la lumière a pour effet d’entériner celle de l’histoire d’Hubert. La rotondité du crâne de Vinz suggère un monde proche qui est la contrepartie du paysage lointain. Le globe-tête met en jeu la ressemblance de Vinz avec les skinheads qu’il déteste, soit aussi celle du Juif (qu’il est) avec ses mortels ennemis. Force est de constater que la contradiction la plus surprenante du plan se trouve dans le jeu de distances, entre un « monde » proche et un paysage portant l’emblème du pays au loin. La tête de Vinz est donc une espèce d’analogon du « monde » vu dans le générique et dans l’affiche du plan suivant. Elle lie les deux plans en même temps que sur la bande sonore se répète la même histoire de chute.
22Dans le dialogue, Saïd, spécialiste-ès-graffiti et chroniqueur pour qui la bombe remplace la plume, offre un morceau de poésie à un Vinz perdu dans une pensée qui ressemble aux deux infinis de Pascal. Il lui dit « Voici un poème » (le texte anglais en sous-titre traduit la réplique de manière moins poétique : « Check out this shit ») :
Le pénis de Le Pen
À peine il se hisse.
23Hubert ajoute : « Si Dieu te fait chier, c’est lui qui fait pousser le caca ». On en déduit donc que Dieu habite les boyaux de Vinz. La dimension métaphysique du film, à vrai dire le propre de sa cosmographie, fait retour un peu comme le refoulé, à la séquence inaugurée par l’intertitre marquant 5h04. Ici le globe terrestre de l’affiche « Le monde est à vous » se voit au-dessus des trois promeneurs. Saïd macule le V de vous et inscrit au-dessus un N. Un gros plan insiste sur l’effet de différence (si le sous-titrage équivaut à une interprétation de ce qu’il traduit, le spectateur anglophone verra pour une deuxième fois, mais ici en caractères gras, la formule tirée de Scarfacé).
24Il y va de la chute des personnages et du monde dans lequel, perdus, ils circulent. Mais la lettre N dirige le sens du film un peu ailleurs. La lettre transcrit le vocable du titre – N = haine – tout en laissant tomber l’article qui définirait l’allégorie du titre, dans la mesure où le film aurait comme sujet « la » haine en général. Avec l’affaissement du sens, effet de la marque de la lettre N qui instaure une « cacographie » dans l’écriture de l’affiche, il est licite de lire dans les espacements du texte « le monde est à nous » les questions suivantes : Est-il à nous ? À n où ? Le sens du film bascule entre nous et vous, entre v et n, entre deux lettres, l’une imprimée et officielle, l’autre greffée ou plutôt barbouillée au-dessus. Dans la perspective de l’histoire de cette expression, le jeu signale que l’avenir tel qu’il était perçu dans le film des années trente est passé et ici mis à nu, sans prétention politique mais tout en se situant dans l’économie restreinte d’un réseau d’allusions aux films classiques et proto-noirs de l’entre-deux-guerres, d’autant plus si l’on pense au travail de la lettre dans M. le Maudit de Fritz Lang14. Le graffito ouvre sur un univers d’affiliations si enchevêtrées que l’on pourrait dire avec Gilles Deleuze que « l’image est lisible autant que visible15 ».
25Dans la séquence 28 de La Haine, Vinz traverse en plein jour la cour de l’ensemble des HLM où habitent ses parents et les familles de ses copains. Tout-à-coup, il aperçoit une vache Holstein qui traverse la cour extérieure. Ainsi que l’indique le scénario : « En bas, Vinz et Saïd marchent dans la rue, eux aussi écoutent la musique, les yeux levés pour essayer d’identifier d’où vient le son. Vinz baisse les yeux. Devant lui, à une vingtaine de mètres, une vache blanche passe avec dédain pour disparaître derrière un immeuble » (1995 : 88). Vinz s’exclame « Téma ! », et par là-même, semble mettre le doigt sur le thème cartographique du film. Saïd veut savoir ce que son ami vient de voir, et Vinz lui répond, « La vache, elle était là ! ». La remarque entraîne la raillerie de Saïd, « Ta gueule avec ta vache... C’est toi la vache » (1995 : 88).
26S’agit-il d’une vision de type melvillien, un peu comme celle de la baleine blanche à l’horizon de Moby-Dick ? De l’irruption du sacré dans le quotidien dégradé ? Ironie d’un bovin, autrefois littéraire si l’on pense aux romans de Flaubert, qui traverse le plan d’un lieu quelconque ? Est-ce un jeu de mots qui joue sur l’image de la vache et l’exclamation de Vinz « Téma ! » en lieu et place d’un banal mais plus attendu « Oh ! la vache ! », qui amène le spectateur à croire que Vinz voit une carte du monde sur la peau de la vache ? La vision est construite un peu à la manière de l’œuvre de Claudio Parmigginai, Tavole zoogeografiche (1968, date synchrone de l’image au générique), qui substitue aux taches noires sur fond blanc de la peau de vache, les cinq continents du monde16. Vinz est fou, mais il est aussi clairvoyant que le spectateur du générique qui voit le monde d’un point de vue lunaire. Sa vision double la cosmographie vue au début de La Haine. Or Vinz devient cartographe en fusionnant dans la topographie de la banlieue à la fois fragments et totalité, lopins du monde et le monde même. Le mélange de mers et de continents qu’il voit sur la peau de vache constitue, comme le remarque Saïd, la vision d’une personne au bord de la psychose.
27Sur un plan thématique maintenant, la vache n’a pas de lieu dans le lieu où elle se promène. Comme les personnages qui chôment, et qui le deviennent à leur manière, elle figure la bête dans une jungle de béton armé. Avec elle se rappelle à notre bon souvenir le paysage où broutent les bovins, mais aussi le souvenir d’un espace off dans lequel, ailleurs, les humains s’entre-parasitent. Le rapport entre la partie, ici figurée par l’image d’un tout, et un grand ensemble ne saurait être plus clair. « À chacun son métier et les vaches seront bien gardées », nous rappelle Vinz (61 : 156), indiquant que la vache qui chôme n’est guère la vache qui rit. Le globe terrestre inaugurant la réflexion sur l’espace lacunaire et fragmentaire de la banlieue ouvre le film aux conflits de classes, de générations, et de races que la métaphysique et la cosmographie pascaliennes ne sauraient ni apprivoiser ni résoudre. La cartographie du film mobilise sa politique tout en restant, comme le réseau de ses allusions aux cinémas de l’entre-deux-guerres et de la Nouvelle vague le montre, dans une tradition classique17.
28En voie de conclusion il nous reste à voir comment la carte, en tant qu’objet inséré dans le film – ou même en tant que film, dilate, comprime, oriente, « abysme », reconfigure ou dégage une contradiction incontournable : que le film n’est pas le territoire qu’il exhibe. En premier lieu le spectateur dirait que l’inconnu autrefois appartenait aux domaines de la cartographie et de l’esthétique en quête de la maîtrise du monde dans lequel il restait de la terre à défricher ou de la mer à naviguer. Depuis l’ère de la locational imaging, des GPS (global positioning systems) ou des GIS (global information systems) qui dépendent de la circulation de satellites omnivoyants, il n’y a rien de si romanesque que le terme même. Ici il suffit de penser à Balzac. L’inconnu fait partie du nom de Raphaël de Valentin dans La Peau de chagrin. C’est le nom que porte le protagoniste au début du roman, lorsque le protagoniste à venir est au bord du suicide. Il s’appelle inconnu avant qu’il n’obtienne un talisman, morceau de peau d’onagre qu’il découvre dans un magasin de curiosités (dans lequel s’entassent, pêle-mêle, du bric-à-brac et tout le « fumier philosophique » du monde). Traitant du rétrécissement du monde sous l’emprise d’une circulation forcenée d’énergies libinales, La Peau de chagrin signale que l’inconnu n’est que de l’histoire passée, et que la découverte d’un nouvel espace est une illusion perdue.
29Le cinéma classique nous offre, à l’instar du texte de Balzac, des simulacres d’inconnu. Ceux-ci se voient dans des articulations spatiales et cartographiques assez variées et parfois imprévisibles. Pourrait-on dire que l’inconnu est doublé par l’invisible ? L’invisible serait la cartographie implicite dans un monde dans lequel l’inconnu a disparu. Le spectateur du cinéma serait tenté de voir l’invisible à la manière de l’interstice dans la taxinomie filmique de Gilles Deleuze. Selon Deleuze, à l’ère de l’image perçue comme temps, l’intervalle, ce qui appartenait au mouvement, cède la place à l’interstice. L’invisible serait la suite de l’inconnu. Suivons l’analogie de plus près : l’inconnu fait partie moins de la géographie que de la psychogenèse et de la subjectivation, tandis que l’invisible serait de l’ordre d’un monde dépouillé de tout espace inconnu. Mais il nous semble que Godard, romantique et mélancolique (au sens créateur à la Renaissance) voudrait ouvrir des espaces autres que ceux que le film hollywoodien avait inventés et imposés. Il reconnaît et dénie la stratégie tout à fait contemporaine de l’emblème du studio dans le plan flamboyant qui capte la fin de White Heat (L’Enfer est à lui). Comme nous l’avons vu, le bouclier dans lequel sont tracés les W et le B (de « Warner Brothers ») blasonnant le générique de la fin est un écu qui survit, comme l’amiante, à une conflagration nucléaire mondiale. Tout film de cette souche serait destiné à survivre à toute apocalpyse ou à n’importe quel holocauste. Le film incendie le monde qu’il représente, qu’il cartographie, mais dont il se protège et qu’il projette afin de se renouveler après la fin de toute image filmique.
30Dans le cinéma de nos jours, ainsi que dans le monde publicitaire qui revient des enfers de WhiteHeat, les paysages que nous avons sous les yeux ne sont guère des vues topographiques propres à mobiliser le regard ou la pensée en quête de l’inconnu. Ce sont plutôt des paysages criblés de bruits et d’ondes sonores, qui ne recèlent plus aucune espèce d’énigme. Le ciel de ces espaces est strié de traces d’avions et de satellites, marqué par les signes d’un panoptisme que Paul Virilio appelle orbital18. Ces paysages sont des écrans cinématographiques qui nous invitent à confondre la géographie pelliculaire ou émissive (s’il s’agit de la télévision) avec le monde vécu. Dans la confusion, dans l’ambiance d’idéologies non plus dominantes ou dominées, mais sempiternelles, mondialisantes et globalisantes, le paysage devient le territoire même. C’est une « atmosphère délétère » marquée par « le déclenchement d’orages magnétiques à répétition » (Virilio 25). Le cinéma qui projetait des paysages parsemés de lieux inconnus est maintenant un espace de promotions visibles et invisibles19.
31Pour terminer cette séance inaugurale de notre séminaire, au moment où les émeutes dans les rue de Seattle accompagnent la réunion de l’OTM, qui préconisait une globalisation du cinéma commercial allant de pair avec celle du capitalisme démocratique, disons que maintenant, si transaction artistique ou pensée de l’art il y a, selon les termes empruntés à la cartographie, elle devrait comprendre la tâche d’affronter la disparition de ce que l’on appelait topographie (opposée à d’une cosmographie) et paysage (distinct de l’ensemble d’où il était tiré ou inventé). Comme toujours, la monnaie de la transaction semble être d’une espèce douteuse, qui circule mal dans nos circuits mondialisés. L’enjeu de la pensée de l’art doit négocier l’espace global dans lequel la négociation a pour but, semble-t-il, de supprimer tout espace qui ferait penser à ce qu’est la négociation.
32Il nous reste à articuler des stratégies ou, mieux, des tactiques transactionnelles qui feront penser aux principes de base de toute transaction. Dans les séquences des films évoqués ci-dessus, une scission s’ouvre entre l’espace représenté dans le film (ses paysages, ses topographies) et le lieu d’où le spectateur le voit (dans une salle de cinéma ou dans un séminaire Boulevard Jourdan ou rue d’Ulm). La carte dans le film et du film même n’est pas le territoire. Dans la ligne de rupture nous suivons la trace d’une transaction esthétique et politique. Celle-ci est d’une efficacité précieuse, car avec le cinéma il s’agit d’un médium dont les contours distinguant l’esthétique du médiatique ou l’objet critique d’une commodité sont de plus en plus estompés.
Notes de bas de page
1 Ici la bilocation du spectateur est mise en jeu. Pour ce qui concerne la bilocation en cartographie, voir Christian Jacob, L’Empire des cartes, Albin Michel, Paris, 1992, p. 427-33
2 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Le Texte divisé, Presses Universitaires de France, Paris, 1981, p. 206 et 208. Pour une lecture cartographique du film hollywoodien voir mon livre, Film Hieroglyphs : Ruptures in Classical Cinema, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1991, xxvi et p. 87-90.
3 À l’encontre d’un échange où il existe un énonciateur et un « énonciataire » et où il y a de la « communication », le jeu du cinéma nous offre « des directions intérieures à la géographie du films, des orientations » à déceler par le travail de l’analyse, in L’Énonciation impersonnelle ou le site du film, Méridiens Klincksieck, Paris, 1991, p. 34-35. Metz trahit un mouvement qui voudrait stabiliser le parcours d’une déstabilisation. Ce dernier se voit dans le va-et-vient de ses propos, là où le je est en jeu : « Je vais donc regagner le terrain... » en revenant aux textes de base (35) ; « Je vais donc parcourir le champ de ces figures d’énonciation [...], la géographie changeante des angles sous lesquels le texte se présente à son spectateur... L’itinéraire que j’ai choisi me fera visiter [...] une petite centaine de sites énonciatifs. » (p. 35-36).
4 Il serait fécond – mais ici ce n’est pas le lieu – de rattacher la deixis dans le cinéma à ce que Francis Wolff appelle le « rapport du dire au monde ». La littérature, dit-il, « plus qu’aucune autre expérience du parole... nous donne l’image de cette totalité infinie qu’est la parole-monde. Elle représente l’espace où se réalisent tous ses possibles », ce qu’il dénomme plus loin « l’expérience partielle de ce tout » qu’est le monde, dans Dire le monde, PUF, Paris, 1997, p. 180. Dire, c’est instaurer une espèce de cartographie locationnelle.
5 Dans « Le cinéaste de la vie moderne : Paris as Map in Film, 1924-1934 », dans Michael Sheringham (sous la dir. de), Parisian Fields, Reaktion Books, Londres, p. 71-84, j’ai tâché d’articuler l’effet d’atmosphère (« moléculaire ») qu’incarne le film sur son travail cartographique. Emprunté à Deleuze, le concept dégage un rapport liant science (cartographie) et affect (effet d’eau et fluidité).
6 Voir la première phrase du premier livre de la Geographia de Ptolémée (ca 145 A.D.)
7 Voir Lucia Nuti, « Le langage de la peinture dans la cartographie topographique », dans Catherine Bousquet-Bressolier (sous la dir. de), L’Œil du cartographe et la représentation géographique du Moyen Âge à nos jours, CHTS, Paris, 1995, p. 54, qui fait une analyse fine et détaillée de la fortune de l’axiome de Ptolémée, surtout en ce qui concerne la peinture et la topographie.
8 Voir Gilles Deleuze, Le Pli, Minuit, Paris, 1988, chapitre 3.
9 Les Simulacres & historiees faces de la mort, Lyon, 1538, facsimile, éd. Werner Gundersheimer en tant que The Dance of Death: 41 Woodcuts by Hans Holbein the Younger, Dover, New York, 1971, p. 55.
10 Le Policier du toit (vu depuis la séquence 11, qui se passe sur le toit d’une HLM dans la banlieue où résident les trois protagonistes) tire sur Vinz après avoir crié, « Regardez comme il chie dans son f... », dans Jusqu’ici tout va bien... : Scénario et photographie autour du film La Haine, Actes Sud, Paris, 1995, p. 181. Le texte est celui du scénario avant tournage. Le lecteur notera que le texte du film est d’un aspect encore plus cru que la version imprimée. Toute référence au film fera allusion à cette édition.
11 Il semble y avoir trois versions du commencement. Dans le texte du scénario avant tournage, « C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un building de cinquante étages. À chaque étage, au fur et à mesure de sa chute, il se répète... », etc. (J1995 : 17). Dans la version française du film, « C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète... » etc. (je tiens à remercier Jenny Lefcourt qui a transcrit le texte de la version française du film). Pour le public international, c’est la société qui choit ; pour les auditeurs français ou francophones, il s’agit d’un homme, qui sera, dans la version ultime, marqué en tant que mec qui tombe non d’un immeuble mais d’un building de cinquante étages. Chaque version a un effet et une symbolisation particuliers.
12 Il faut noter encore que dans le scénario la phrase, « mais l’important, ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage », est absente. Le scénario insiste sur le fait que l’image du monde est une affiche, « une photographie collée sur un panneau publicitaire » qui s’enflamme au toucher du cocktail Molotov. Dans la version française « c’est l’atterrissage » (voix-off) accompagne l’image de l’explosion. Les modifications font croire que le générique a été soigneusement développé, et pour des raisons que l’on voudrait encore expliciter.
13 Ici c’est la première allusion explicite faite à l’affiche. À la différence du scénario écrit qui ne l’indique pas, l’affiche se voit de façon fugace lorsque Sam, Saïd et Vinz roulent en voiture (1995 : 57).
14 La version écrite de la séquence est loin de celle du film. Dans le texte, le trio regarde Paris de la perspective des toits. Un gros plan capte « un paquet de feuilles à rouler OCB. Vinz finit de rouler un joint et le passe à Hubert qui l’allume » (1995 : 155). Hubert et Vinz regardent les étoiles pendant que Saïd « est en train de taguer les cheminées avec sa bombe récupérée ». La métaphysique de la séquence est trahie par la réplique de Vinz qui dit, le regard porté sur les étoiles, « On se sent peu de chose, pas vrai ? » (1995 : 156). Hubert s’en prend à Vinz en raison de son air philosophique : « Tu en as d’autres, des phrases à la con comme ça ? » Vinz répond en citant des proverbes qui masquent ou qui corrigent son penchant métaphysique : « “Petit-à petit l’oiseau fait son nid”, “à chacun son métier les vaches seront bien gardées”... j’en ai des tas comme ça ». Pour ceux qui s’intéressent aux sources et variations de La Haine, deux éléments ressortent de la différence entre le texte et le film. Premièrement, la cosmographie et l’aspect « pensée » se voient des toits de la ville, mais sans l’évidence de l’icône de la Tour Eiffel. À sa place il y a la formule « Liberté, égalité, fraternité » énoncée par Hubert. Dans la version textuelle le dialogue véhicule la contradiction avant la récitation de l’histoire de la chute de l’immeuble. En second lieu, l’allusion aux « vaches bien gardées » est reliée, comme nous allons le voir, à la vision « cartographique » de Vinz.
15 Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983, p. 24.
16 La vache en tant que carte est un topos, voire un thème qui rattache la science de la mensuration du monde à la fantaisie de l’artiste. Voir l’illustration de la vache de Parmiggiani et une analyse de ses éléments dans Jacob (1992 : 385-87) et figure 39.
17 Une analyse plus développée du rapport entre la vue partielle et la cosmographie se trouve dans « A Web of Hate », South Central Review, « spécial issue on “Cinéma engagé” » [17.3 (automne 2000) 79-103], surtout dans les pages traitant de l’équivoque sur « police » et « polis » (96).
18 L’Art de déception, Galilée, Paris, 1999, p. 24.
19 Ici il est possible de mettre en question le concept d’une communauté spectatorielle – quelque chose du bon vieux temps – en raison de la difficulté que nous éprouvons, dans l’espace des événements cinématographies, à opérer n’importe quelle transaction esthétique. Reformulant une phrase de Roger Odin, dans « La situation, comme lieu du sens » [Après Deleuze : Philosophie et esthétique du cinéma, Jacques Serranno (sous la dir. de), Éditions Place Publique, Paris, 1996, p. 112], Jean-Pierre Esquenazi remarque : « Le sens trouvé à une “image” (un film, un tableau, etc.) résulte d’une transaction entre la grammaire de l’“image”, et celle de l’habitus culturel d’une communauté interprétative particulière. [...] Elle a [...] le mérite d’induire l’idée que le sens est le fruit d’une construction, liée à la situation d’une rencontre, celle entre une “image” et une communauté interprétative [...]. Le sémiologue semble ne pas tenir compte du fait que les stratégies spatiales, voire cartographiques, dans le cinéma de masse imposent les lois interprétatives et, du coup, la communauté interprétative paie cher le droit d’entrer dans cette communauté. »
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