Conditions d’une « critique mondiale »
p. 99-113
Texte intégral
1L’activité critique est étroitement dépendante de la façon dont on calibre la littérature sur laquelle elle opère. On peut limiter ses lectures critiques à un corpus régional, national, voire continental, par commodité linguistique ou pour des raisons de compétences culturelles ; on peut au contraire faire éclater le corpus et circuler sans complexes, au hasard des rencontres, dans une bibliothèque mondiale totale. Un tel choix a des répercussions profondes sur la façon dont le parcours critique va s’effectuer.
2La première conséquence d’une telle prise de liberté est la mise entre parenthèses des conditionnements culturels de l’œuvre. La critique mondiale ne saurait être érudite. On ne peut connaître sérieusement le monde entier : le commentaire érudit des œuvres restera toujours une affaire de spécialistes. Pour autant, l’impossibilité de maîtriser tous les soubassements culturels d’une œuvre n’interdit pas l’activité critique, à condition d’envisager la critique clairement en la dissociant du commentaire.
3Le projet de « décontextualiser » l’étude des œuvres est le plus souvent associé à des approches théoriques de la littérature : les analyses textuelles sont indifférentes aux données culturelles mais elles relèvent plus d’une activité théorique que critique. Ici encore il importe de distinguer ce que serait une « critique mondiale » de l’analyse, qui relève de l’approche théorique des textes littéraires. Entre le commentaire culturel des œuvres littéraires et les théories littéraires à validité transculturelle, il s’agit de faire une place à une « critique mondiale » qui ne soit ni commentaire ni analyse.
4L’idée que de nombreux auteurs écrivent « contre » leur culture est largement répandue. Le paradoxe est qu’un tel constat ne semble pouvoir être fait qu’à l’aide d’une critique qui tienne compte du jeu de données culturelles dans lequel l’écrivain s’inscrit au départ. Plus encore que les approches « mono-culturelles » des textes littéraires, les approches interculturelles circonscrivent la littérature par la culture. D’un point de vue interculturel, si un auteur ou un texte échappent aux déterminations d’une aire culturelle, c’est pour choisir une autre terre d’accueil, un autre horizon culturel. Alors commence le travail comparatiste interculturel proprement dit : la littérature est considérée comme le médiateur par excellence pour le contact des cultures.
5La notion d’influence, si importante depuis l’origine de la littérature comparée, mériterait à cet égard une analyse approfondie. Selon l’approche culturaliste, une œuvre littéraire porte nécessairement avec elle un monde culturel, de façon explicite ou implicite ; si cette œuvre est lue par un écrivain d’une autre aire culturelle, alors, nécessairement, naît un foyer de contamination. En ce sens la littérature est perçue comme un vecteur d’interculturalité. Les rapports entre écrivains seraient des rapports de fécondation grâce auxquels les cultures réussiraient à s’interpénétrer. Alors se posent au critique « culturaliste » des questions nouvelles portant sur les raisons de la réussite de tel ou tel contact et sur l’échec de tel autre. Pourquoi certaines lectures dégagent-elles une influence alors que d’autres ne le font pas ? Le travail consiste alors à chercher des points de compatibilité ou de complémentarité entre les systèmes culturels tels qu’ils sont enveloppés dans les œuvres littéraires.
6Le travail singulier de tel ou tel écrivain se limiterait à un travail de profilage des données culturelles lié à sa personnalité, à son style, à la nature singulière de sa créativité. Ce type d’approche critique ne se donne pas les moyens d’imaginer l’activité littéraire autrement qu’à l’intérieur de la sphère culturelle ; que celle-ci soit composée d’une ou de plusieurs cultures ne change pas grand-chose au bout du compte. Le risque du commentaire interculturel, qui est aussi celui de toute une tradition philologique, est de se consacrer à l’identification de traits culturels et de ne pas voir la dynamique qui les met en mouvement et les entraîne hors de tout territoire culturel.
7S’il est indéniable qu’une œuvre littéraire enveloppe nécessairement un ou plusieurs univers culturels, le travail critique ne consiste pas nécessairement à s’attacher à cet aspect. Le risque est de ne plus faire de claire différence entre l’œuvre littéraire et le produit culturel. Le parti pris d’une critique mondiale est que la littérature se fait moins à l’aide de fonds culturels qu’au moyen de poussées de déculturation. Ce sont en tout cas ces poussées que l’on peut chercher à retrouver dans la lecture des œuvres. Un tel parti pris engage un regard très différent. Il y a dans toute œuvre littéraire une dimension qui s’adresse à des « incultes » qui n’ont d’autre souci que d’en faire usage. On lit mal un roman ou une poésie lorsqu’on cherche à se cultiver. L’ouvrage de Gilbert Simondon sur « le mode d’existence des objets techniques » ouvre des pistes valables pour la littérature1. Un livre a beaucoup à voir avec une invention technique et sa propagation ne suit pas simplement les autoroutes de la promotion culturelle mais aussi les pistes plus discrètes tracées par ceux qui en font usage, comme on se sert de la poudre pour dynamiter une montagne et non pour connaître la culture chinoise.
8La question essentielle que la critique mondiale doit poser aux œuvres, n’est pas d’où viens-tu ? mais où vas-tu ? L’enracinement de l’œuvre dans un territoire culturel est une donnée qui nous maintient en amont de celle-ci. Une œuvre ne peut être considérée comme littéraire que si elle produit des effets. C’est peut-être la tâche de la critique mondiale de mettre en évidence ces effets. Dans son article sur Les Affinités électives de Gœthe, Walter Benjamin fait la distinction entre le commentaire et la critique en ces termes : « Dans une œuvre d’art, la critique cherche la teneur de vérité, le commentaire le contenu concret. Ce qui détermine le rapport entre les deux est cette loi fondamentale de toute œuvre littéraire : plus la teneur de vérité d’une œuvre est significative, plus son lien au contenu concret est discret et intime2. » Ce que Benjamin appelle la teneur de vérité, et qui fait l’objet de la critique, est une dimension de l’œuvre solidaire mais distincte du contenu concret. Tout le problème est de faire apparaître ce que l’œuvre « délivre ».
9Les préoccupations théoriques sont constamment à l’horizon de l’activité critique, mais les théories de la littérature servent le plus souvent de référent négatif. Il me semble que l’activité critique se pratique avec des préoccupations théoriques fortes mais contre les théories elles-mêmes. Le principal problème des théories est de constituer des objets : la fiction, le récit, la lecture, le personnage, etc., sont des objets théoriques qui valent pour eux-mêmes une fois qu’ils ont été construits. On a pu constater, pendant les années où le « démon de la théorie » a sévi en France, à quel point l’approche théorique entraînait avec elle la constitution d’écoles. Chaque école, ou chaque chapelle, avait construit son objet d’une certaine façon, et luttait pour affirmer la validité de sa construction. Les constructions théoriques les plus impressionnantes ne sont pas toujours d’un fort rendement critique. Le cas le plus remarquable, justement parce que cet auteur est par ailleurs capable de lectures critiques exceptionnelles, est le S / Z de Barthes.
10Le travail critique consiste à montrer comment une œuvre précise a réussi une percée concrète hors de la sphère théorique, c’est-à-dire hors des domaines de la connaissance. L’apport des sciences humaines dans le travail théorique sur la littérature a été ambivalent. Il a permis une désacralisation qui était évidemment nécessaire et salutaire. Rendre compte du fait littéraire à l’aune des savoirs sur la langue, sur la société, sur l’homme, nous a permis de mieux connaître les mécanismes de la création, mais précisément dans le même temps s’est posée la question de plus en plus lancinante de l’existence de la littérature. Suivant le champ cognitif adopté, l’œuvre littéraire est considérée comme une production linguistique, une production sociale, une production psychologique, etc. Et s’il s’agit de chercher les effets de cette production, on en cherchera les effets linguistiques, les effets sociaux ou les effets psychologiques.
11Le problème de la critique est de retrouver les effets littéraires des œuvres alors même que l’espace littéraire est, semble-t-il, de plus en plus difficile à cerner. Toute la difficulté vient du fait que ce sont les œuvres elles-mêmes qui créent l’espace littéraire alors que l’approche théorique consiste à observer comment elles s’inscrivent dans un espace préalable théoriquement défini. Du point de vue critique, la nature de cet espace ne relève pas de la sphère cognitive. En dehors de tous les effets sociaux, psychologiques, etc., que peuvent produire les œuvres, la critique littéraire a pour tâche d’identifier l’effet littéraire, c’est-à-dire la façon dont elles parviennent à créer un espace littéraire. La difficulté est que la littérature n’est pas une donnée positive, elle est un effet, dont la critique littéraire a pour tâche de prolonger l’écho. Si la critique ne parvient plus à s’imposer face au commentaire, d’une part, et à la théorie de l’autre, alors la littérature court le risque de disparaître. Le commentaire ne peut fleurir qu’à partir d’un consensus sur l’existence du fait littéraire : les commentaires érudits sur des œuvres, les grandes synthèses d’histoire littéraire ne trouvent un public que dans la mesure où l’on ne remet pas en question l’existence de la littérature. Le commentaire n’a alors pas besoin d’être justifié, il découle naturellement de l’évidence de la littérature.
12Mais précisément l’activité théorique sape les bases du commentaire en remettant en question cette évidence de la littérature. La question théorique par excellence est célèbre : Qu’est-ce que la littérature ? Tout le problème est que la littérature ne saurait être fondée théoriquement, dès lors qu’on la considère comme un effet. Elle n’a pas d’autre fondement que les œuvres elles-mêmes et il n’existe pas de littérature virtuelle.
13La notion de « critique mondiale » est donc en quelque sorte militante dans le contexte actuel où une suspicion de plus en plus forte pèse sur l’existence même de la littérature. La critique a pour mission de prouver que la littérature existe. Ce n’est pas le travail des écrivains à qui revient la tâche essentielle de la créer, c’est-à-dire de la faire exister. Mais la littérature peut très bien exister sans être aperçue. Entendons-nous bien, l’activité critique (je parle de la critique universitaire et non de la critique journalistique qui relève d’autres impératifs) n’a pas pour mission de dire ce qui est littéraire et ce qui ne l’est pas. Elle ne peut s’occuper d’un texte que pour en montrer la portée littéraire ; une lecture critique qui s’intéresse à un texte auquel elle ne reconnaît aucune portée littéraire relèverait d’un comportement suicidaire, à la fois pour la critique et pour la littérature. Rien n’est plus étranger à l’activité critique que le jugement. Le travail critique est un engagement auprès de l’œuvre, d’une certaine façon il soude son destin à celui de l’œuvre.
14Le critique est donc nécessairement avec l’œuvre sur laquelle il travaille. Il n’occupe aucune position de surplomb. En ce sens il a besoin d’une certaine dose de naïveté pour accepter les postulats qui sont au point de départ de l’œuvre. Là où le lecteur qui ne veut pas être dupe mettra toute sa perspicacité à décoder les postures adoptées par tel ou tel écrivain pour comprendre comment celui-ci tente de jouer avec tel contexte social ou culturel, le critique accepte ces coordonnées énonciatives pour suivre le texte et voir où il l’emmène. L’attitude de défiance par rapport à ce que nous propose le texte risque de nous empêcher de voir ce qui s’y joue. Le pari est que si le texte a une dimension littéraire, ce qui s’y joue n’est jamais ce à quoi l’on pouvait s’attendre.
15Pour toutes ces raisons l’intuition est une qualité critique fondamentale. L’intuition est ce qui va permettre au critique de sentir obscurément que dans tel texte il se passe quelque chose qui entraîne un peu plus loin sa réflexion sur la littérature. L’activité critique ne procède pas par reconnaissance mais par poussées exploratoires. Chaque nouvelle page du texte étudié est un territoire qui risque de donner un nouveau sens à son voyage. Il y a quelque chose qui ressemble au tâtonnement de l’aveugle. Il s’agit d’arpenter les textes au plus près des circonvolutions du récit et de suivre sa pente. Tout l’art consiste à se glisser dans les circuits proposés par le texte. Cela demande de la vigilance car beaucoup de textes sont semés de chausse-trappes, d’embûches et de chicanes. Ce parcours est le seul moyen de faire apparaître l’espace littéraire que le texte crée.
16Ce que cherche à éviter à tout prix ce type de critique immanente3, c’est l’interprétation. L’interprétation des textes ne peut se faire qu’à la faveur d’une lecture surplombante. Le lecteur qui interprète a une vision qui dépasse l’horizon du texte puisqu’en même temps qu’il parle du texte il rend compte de ce à quoi il renvoie. Interpréter, c’est supposer que l’œuvre est le signe d’autre chose, qu’elle parle d’autre chose. C’est encore interpréter, que se représenter la littérature comme autoréférente, c’est-à-dire comme parlant d’elle-même. Le point commun entre les positions apparemment inverses qui consistent à voir la littérature comme renvoyant à autre chose et la littérature comme renvoyant à elle-même est de penser que la littérature « renvoie à » quelque chose. Or, en tant qu’effet, elle ne peut renvoyer à rien.
17Il est toujours possible d’interpréter un texte, et l’on peut ramener beaucoup de belles choses dans son filet interprétatif, mais ce que le texte crée restera dans l’ombre. Lorsqu’on interprète, on montre ce que le texte déguise, ce qu’il déplace, comment il met en forme, mais la réalité interprétée est forcément ailleurs, au-delà du texte. Mon propos n’est pas de dire que les textes renvoient à la littérature, mais qu’ils la créent, ce qui signifie que la littérature n’existerait pas sans eux. L’activité critique n’est pas une interprétation mais une expérimentation. Il s’agit de faire l’expérience de la littérature en traversant les textes.
18On aura sans doute reconnu dans ces propos sur le sens de l’activité critique l’empreinte du philosophe Gilles Deleuze. Ses ouvrages sur Proust et sur Kafka, qui sont des ouvrages de philo-Sophie, sont aussi d’exemplaires travaux critiques qui continuent à faire référence dans les milieux littéraires. On pourrait en dire autant de ses deux ouvrages sur le cinéma. Les ouvrages de Sartre sur Genet ou de Foucault sur Roussel sont à la fois des œuvres philosophiques et des textes critiques. Si, pour reprendre les termes de Benjamin, la lecture critique consiste à dégager la « teneur de vérité » d’un texte, on comprend les liens étroits qui unissent critique et philosophie.
19Une façon commode de voir les choses consisterait à dire que le commentaire relève d’une approche « littéraire » des textes (rappelons que le commentaire littéraire n’a de sens que si l’on considère que la littérature est un fait acquis), que la théorie relève d’une approche scientifique et la critique d’une approche philosophique. Bakhtine nous met sur la voie de ce type d’approche lorsqu’il nous dit que sous la vision du monde propre à chaque personnage il y a une Idée. Derrière sa conception du dialogisme il y a une vision de la littérature comme lieu où des idées sont au travail sous l’enveloppe des discours. D’une certaine façon les écrivains portent moins avec eux des mondes que des pensées du monde le plus souvent vertigineuses.
20Ce que la philosophie nous donne les moyens de mieux apercevoir, c’est précisément la nature de ce mystérieux espace littéraire que l’œuvre crée et qui est de l’ordre de la pensée. La critique philosophique envisage la littérature comme un lieu de pensée. On comprend mieux pourquoi la littérature ne peut jamais être considérée comme acquise : elle est la pensée qui à l’intérieur de l’œuvre est en train de se faire. La tâche critique consiste alors à formuler en termes philosophiques cette pensée. C’est sans doute cette cohérence philosophique de l’œuvre que Benjamin appelle sa teneur de vérité. N’en déplaise aux théoriciens du postmodernisme, il n’y a pas de pensée qui ne porte avec elle sa vérité ou, plus précisément, qui ne fasse de la vérité un objet de création. C’est justement parce qu’elle ne cesse de fabriquer de la vérité que la littérature a une telle puissance de subversion. On comprend mal l’impact que pourrait avoir une littérature vouée à la destruction de toute vérité : elle resterait à l’état de mots jetés sur le papier.
21C’est sur le plan de cette création de pensée que des œuvres peuvent se rencontrer, autour d’une problématique que la lecture critique fait apparaître. Jean Starobinski n’a cessé de creuser le problème de l’être et du paraître à travers des œuvres venues d’horizons divers. En ce sens le comparatisme est étroitement lié à l’activité critique. Les œuvres sont rapprochées en fonction de la façon dont elles vont configurer leur réponse à un problème philosophique. Ce sont moins les différences culturelles entre les œuvres qui intéressent le critique que la tension qui peut exister entre deux résolutions différentes d’un problème philosophique.
22Il y aurait finalement au moins deux motivations possibles assez différentes pour mener une comparaison entre des œuvres. La première serait de faire apparaître des différences culturelles dans le souci de mieux connaître la spécificité de telle ou telle culture. C’est, me semble-t-il, la vocation des études interculturelles, si florissantes aujourd’hui. Il est question de se servir de la littérature pour en apprendre plus sur les hommes. Les études littéraires ont alors une vocation anthropologique.
23La seconde serait de faire avancer la formulation d’un problème philosophique en montrant comment un certain nombre d’écrivains ont pu proposer des résolutions différentes dans leurs œuvres respectives. Le travail comparatiste ne saurait donc faire l’économie de lectures critiques minutieuses. Le rapprochement entre différentes œuvres ne peut-être fait qu’après-coup si l’on veut éviter les contresens. Car ce n’est pas au niveau des thèmes mais des mouvements de pensée que se fait le rapprochement. Les démarches monographiques et comparatistes ne sont pas contradictoires. L’important est que des liens se tissent entre les monographies, que leur juxtaposition fasse avancer un problème. C’est le travail critique qui établit la connexion entre deux espaces littéraires.
24La notion d’influence devient alors secondaire dans cette perspective. Elle relève de l’histoire littéraire qui n’est, on l’aura compris, pas mon propos. Plutôt que d’influence, il faut parler ici d’interconnexion entre des écrivains sous la plume du critique. C’est le critique qui réalise ce que Genette a appelé l’utopie littéraire4. On me reprochera peut-être d’accorder une place trop importante à l’activité critique, mais rien ne saurait être plus néfaste à la pratique quotidienne de la critique que de ne pas placer au plus haut ses ambitions. C’est sans doute parce que la critique est une activité aussi importante que la création littéraire elle-même, parce que leurs destins sont liés, que les écrivains sont si souvent d’excellents critiques. Les influences dont ils se réclament nous mettent sur la voie des problèmes que leur littérature explore, les analyses critiques qu’ils font des écrivains qu’ils aiment sont toujours d’excellentes introductions à leurs propres œuvres. Lorsqu’un écrivain se réclame d’un autre écrivain, c’est toujours une démarche critique qui est à l’œuvre.
25Au bout du compte, l’enjeu est d’essayer de faire apparaître le devenir de la littérature. Dire de la littérature qu’elle n’a aucune existence positive, qu’elle ne peut être que l’horizon créatif des œuvres elles-mêmes, qu’elle est un pur effet, c’est ne lui accorder d’autre existence que dans l’ordre du devenir. Voilà pourquoi les histoires littéraires ne semblent exister que pour être immédiatement critiquées et remises en question au nom de la littérature. On sait à quel point les histoires de la littérature contribuent à instituer la littérature en fait positif, qui se retrouvera partie prenante d’autres processus historiques.
26En reprenant à leur compte, dans leur ouvrage sur Kafka, la traduction controversée que Marthe Robert fait de kleine Literatur par « littérature mineure », Deleuze et Guattari cherchent à tirer profit de la présence dans cette traduction du concept de minorité. Pour eux la minorité n’est pas un état, mais une affaire de devenir : on n’est jamais une minorité, on est engagé dans un devenir minoritaire, c’est-à-dire qu’on tend à sortir du champ de visibilité de la majorité. D’une certaine façon, parler de littérature mineure revient à parler de littérature du devenir. Il est remarquable qu’on ne puisse utiliser le pluriel à propos de la littérature mineure alors que le pluriel est sans cesse employé lorsqu’il s’agit des littératures majeures. Le mot clé du sous-titre de Deleuze et Guattari est peut-être une qui doit être pris comme adjectif numéral plutôt que comme article indéfini. Il y aurait contresens à penser que l’on puisse parler de littératures mineures au pluriel sous prétexte qu’il existe plusieurs minorités.
27Le pluriel qui s’accorde avec les littératures majeures vient de la pluralité des champs littéraires. Il existe des champs littéraires régionaux, des champs nationaux, des champs internationaux qui ont des rapports de juxtaposition, d’interpénétration, voire d’intégration. Ce qu’on appelle aujourd’hui la « littérature mondiale » s’appuie sur un champ spécifique dont un ouvrage comme celui de Pascale Casanova tente de montrer les caractéristiques5. La meilleure définition de ce que Deleuze et Guattari appellent la littérature majeure est peut-être de dire que c’est la littérature telle qu’elle est perçue par rapport à un champ littéraire. Elle s’inscrit dès lors dans des rapports de pouvoirs. Une littérature dont on peut décrire l’état entretient toujours quelques rapports avec la littérature d’État. Dès lors qu’on met un pluriel au mot littérature, on se pose des questions d’états, on se lance dans des diagnostics et des bilans : quel est l’état de la littérature russe ? quel est l’état de la littérature africaine ?, etc.
28Il ne faut donc pas comprendre l’adjectif « mineure » comme une spécification introduisant une catégorie supplémentaire dans le domaine pluriel des littératures, mais comme la proposition d’un nouveau point de vue sur la littérature. Voilà pourquoi il me semble possible de parler d’une critique mineure. Il s’agit de transférer à l’activité critique ce que Deleuze et Guattari recommandaient aux écrivains, et de faire un usage mineur d’une littérature majeure6. Les trois critères de la littérature mineure : une littérature déterritorialisée, une littérature collective, une littérature politique, deviennent alors les conditions d’une lecture critique.
29La question de la déterritorialisation concerne les rapports que la littérature entretient avec la culture. La critique mineure ne considérera pas la culture comme un socle ou comme un territoire. Il n’y a pas de socle culturel stable, il n’y a que des traits culturels que l’on pourra retrouver dans les œuvres en situation déterritorialisée. La critique mineure s’intéressera aux transformations que la littérature fait subir aux faits culturels. Il ne s’agira pas de comprendre comment la culture conditionne l’écriture littéraire, mais plutôt comment l’écriture littéraire parvient à déstabiliser la culture. Dire de la littérature qu’elle n’a de chance d’être créée que depuis le dehors de la culture, c’est remettre en question la notion très discutable de socle culturel. S’il est indéniable que la littérature travaille avec des traits culturels, nous ne sommes pas obligés d’en conclure qu’elle s’écrit depuis un socle culturel. Autrement dit, la « critique mineure » ne s’intéressera pas à la façon dont les processus de construction identitaire peuvent faire usage de la littérature. Rien de plus étranger à la « critique mineure » que la question des littératures nationales ou ethniques.
30Le deuxième critère de la critique mineure serait sa dimension collective. Il faut comprendre l’adjectif collectif dans son rapport à la foule et à l’anonymat. Ce que la critique mineure fera ressortir, c’est ce qui, dans le texte étudié, est le plus anonyme. Les « agencements collectifs d’énonciation » dont parlent Deleuze et Guattari7 sont anonymes en ce sens qu’ils ne peuvent être ramenés à une addition des différentes instances d’énonciation impliquées, mais génèrent des énoncés qui ne sauraient être assignés à aucune des personnes présentes dans le groupe. La notion d’« agencement collectif d’énonciation » est un outil formidable pour remettre en question l’évidence linguistique d’une nécessaire solidarité entre l’énoncé et l’énonciation. Il existe des énoncés qui ne viennent pas d’une énonciation mais d’un « agencement », ces énoncés ont toute chance d’être littéraires. Derrière l’idée d’agencement, il y a toute l’instabilité (Simondon parlerait de « métastabilité ») du devenir. Deleuze prend l’exemple des habitués d’un café pour expliquer ce qu’est un agencement collectif d’énonciation. Un wagon de métro coincé pendant plusieurs heures entre deux stations permet un agencement : un mode singulier d’expression va progressivement émerger qui fera bouger toute la langue. De la même façon un quartier, un village, un groupe de villages, un pays et, pourquoi pas, un continent. Les « agencements collectifs d’énonciation » sont de toutes tailles, s’interpénètrent en permanence dans tous les sens, et n’ont aucun sens de la hiérarchie.
31Le porte-parole d’un groupe est un énonciateur très intéressant de ce point de vue puisque sa personne doit être sacrifiée au profit de cet agencement collectif d’énonciation. En ce sens un porte-parole est nécessairement anonyme. Cela ne signifie certainement pas que le bon porte-parole doit être impersonnel, bien au contraire. La personnalité de son discours est d’autant plus forte qu’elle est en phase avec le collectif. Dire d’un porte-parole qu’il doit être anonyme, c’est lui ôter la prétention de parler au nom d’’un groupe ; la parole collective du groupe doit le traverser : de là son discours tire toute sa personnalité. Dans les périodes pré-révolutionnaires, les plus vibrants porte-parole sont souvent des individus dont la police s’efforce de retrouver l’identité après les avoir vus à l’œuvre, non qu’ils se réfugient dans la clandestinité (on voit mal comment un porte-parole pourrait être clandestin), mais parce que leur discours a fait corps avec l’anonymat.
32La critique mineure a pour vocation de montrer la puissance d’anonymat de la littérature. Il est possible de considérer les écrivains comme des porte-parole à condition de tenir compte de l’anonymat du porte-parole. Le pseudonyme ou le nom de plume que se donnent de nombreux écrivains porte la trace de cet anonymat consubstantiel à l’activité littéraire. La critique devra nécessairement se faire elle aussi apersonnelle. Elle acquiert d’autant plus de personnalité que la personne du critique se fait oublier. Il ne s’agit pas de prétendre à une critique « objective », qui passerait par un retrait du critique, mais au contraire d’une lecture tellement engagée dans le texte qu’elle a pour ambition de faire corps avec lui. Je n’imagine pas un travail critique qui ne soit une rencontre avec un écrivain, c’est-à-dire avec une parole collective dans la perspective d’une littérature mineure. À son tour, et grâce au texte littéraire, le critique a la possibilité de trouver une énonciation collective. Il n’est pas maître du parcours qu’il propose à l’intérieur du texte étudié, il s’efforce de suivre des lignes que le texte lui impose. Ces lignes tirent leur force de ce qu’elles sont le fruit d’une énonciation collective, c’est-à-dire émise par un porte-parole auquel il ne sert pas à grand chose d’apporter la contradiction, à moins de soupçonner qu’il ne s’agisse d’un manipulateur, ce qui relève de tout autre chose et nous fait sortir de la littérature.
33Tout ceci ne signifie pas que la littérature ne doive s’occuper que d’affaires publiques et que la sphère privée soit totalement exclue du domaine littéraire. Une telle affirmation serait totalement indéfendable. Si l’intime, le personnel, le privé, ne comportait une dimension collective, personne ne s’intéresserait à l’autobiographie. C’est le plus souvent au cœur même de l’intime que se fait sentir le plus souvent la pression du collectif. C’est peut-être lorsque je vais le plus loin dans les recoins de ma propre intimité que je trouve le plus grand anonymat. La démarche de Virginia Woolf me semble aller dans ce sens. La dimension collective de la littérature apparaît évidente dès lors qu’on envisage le sujet comme un lieu qui ne saurait avoir de fond. L’écriture de l’intime tire sa force de là. L’autobiographie de celui qui aurait l’impression d’avoir tout compris sur lui-même et d’avoir fait le tour de sa personne serait proprement insupportable. L’entreprise autobiographique est au contraire le plus souvent liée au sentiment que le moi est un lieu tellement mouvant que le contact intime entre l’écriture et ce moi débouchera sur de grands enjeux collectifs.
34Le lien entre le caractère collectif de la littérature mineure et sa dimension politique apparaît dès lors clairement. La question politique revêt une importance particulière du point de vue d’une « critique mineure ». Avec l’essoufflement de la critique marxiste, tout se passe comme si l’approche sociologique de la littérature était désormais devenue le dernier refuge d’un travail militant sur la littérature : dénoncer les positions de pouvoir dans le monde des lettres, démasquer les discours dominants et les soutiens institutionnels qui leur permettent de coloniser la littérature, combattre pour la légitimation d’une parole dominée. La critique postcoloniale, par exemple, qui est extrêmement sensible aux enjeux politiques de la littérature, attache une grande importance à l’analyse sociologique des champs littéraires.
35Cependant, il me semble important de faire une distinction entre une critique politique et une approche militante de la littérature. Il est difficile de concevoir un acte militant qui ne réponde à un engagement personnel fort. Une approche militante de la littérature consistera à mener un combat à l’intérieur du champ littéraire pour faire avancer certaines positions. Il y a dans l’arène littéraire des combats à mener. Les études littéraires sont un des leviers d’un combat politique plus vaste. S’il n’est pas question de remettre en cause ici l’importance du combat militant, je voudrais insister sur le fait qu’il est une autre façon d’intervenir sur le terrain politique, au cœur même de la littérature, par le biais de l’activité critique.
36Dire que, pour la littérature mineure, « tout est politique », ne signifie pas que les textes littéraires doivent nécessairement tenir un discours politique mais c’est assigner pour la littérature un espace de nature politique. L’espace littéraire en devenir est politique à la mesure de son anhistoricité. De la même façon que l’Histoire enregistre les retombées factuelles des élans politiques révolutionnaires, l’histoire littéraire enregistre les retombées textuelles des dynamiques politiques de l’élan littéraire. Parce que la littérature engage des « agencements collectifs d’énonciation », parce qu’elle ouvre l’expression à des entités collectives apersonnelles, elle est au cœur de toutes les dynamiques politiques. Il y a énormément d’affinités entre une personnalité politique et un personnage de roman, l’un et l’autre parviennent à se maintenir à flot par leur charisme. Pour qu’un récit soit capable de nous tenir en haleine, il faut lui imaginer une dimension charismatique.
37Au même titre que l’espace littéraire, l’espace politique est un effet, il a besoin d’être produit et n’est jamais un fait acquis. J’ai dans l’idée que la constitution de l’espace littéraire est un élément déterminant de la constitution de l’espace politique. Si dans la littérature mineure « tout est politique », on peut aussi considérer que dans la politique « tout est littéraire ». Les questions politiques ne se réduisent pas aux intrigues de palais, aux manœuvres d’appareils ni aux manipulations du pouvoir, tout comme les questions littéraires ne se réduisent pas aux combats à l’intérieur du champ littéraire. Si les politologues et les littéraires qui ne veulent pas être naïfs ne prêtent plus attention qu’à ces manipulations, ils risquent de diluer leur propre objet : la politique et la littérature deviennent le point aveugle de leurs analyses.
38Le point commun entre la littérature et la politique est que ni l’une ni l’autre ne sont une affaire de sujets mais de courants. Les politiciens cyniques mais habiles l’ont compris qui cherchent des vagues sur lesquelles surfer ; de la même façon celui qui veut faire carrière dans les lettres cherchera des courants porteurs, dont il espère profiter un moment. Ces courants politiques, ces courants littéraires ne sont rien s’ils ne sont que le regroupement de quelques individus, aussi brillants soient-ils. La politique comme la littérature ne sont pas l’affaire de groupes de pression mais d’énergies créatrices qui exercent une poussée sur les états de choses. Il faut donc renverser les coordonnées : ce ne sont pas les appareils qui transmettent leur force à la politique, mais la politique qui communique sa force aux appareils ; ce ne sont pas les champs littéraires qui portent la littérature à bout de bras, mais la littérature qui insuffle son énergie aux champs.
39Faire un usage mondial des littératures nationales, régionales ou ethniques : tel est l’objectif de la critique mondiale. L’idée d’une littérature mondiale est l’occasion de se débarrasser de la dictature des corpus qui enferme l’activité critique dans des domaines de compétence et en fait une affaire de spécialistes. Le décrochement radical de la critique mondiale consiste à considérer que la littérature n’est pas un objet de connaissance mais qu’elle a une valeur d’usage. À cette condition la littérature retrouvera tout naturellement sa dimension politique et plus aucun écrivain ne ressentira le besoin de se déclarer « engagé ». Parce que la littérature est l’expression même de l’énergie qu’un texte cherche à libérer, parce que la libération de cette énergie passe par des inventions aussi techniques que le marteau ou la roue, la littérature a une vocation mondiale.
40De quelle nature est cette énergie politique ou littéraire ? C’est la difficile tâche de la critique mineure d’essayer de le préciser. L’arpentage critique des textes littéraires est à mon avis la meilleure façon de tenter de cerner de façon précise les mécanismes complexes de la création.
Notes de bas de page
1 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1958.
2 W. Benjamin, Œuvres I, trad. de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Gallimard, « Folio », Paris, 2000, p. 274-275.
3 Je maintiens l’expression « critique immanente » malgré la remise en question récemment effectuée par Gérard Genette au nom de la nécessaire transcendance du signe (« Peut-on parler d’une critique immanente ? », Poétique n° 126, avril 2001). On aura compris que je défends l’idée que la littérature n’est pas une affaire de signes.
4 G. Genette, « L’utopie littéraire », Figures I, Éditions du Seuil, « Points », Paris, 1976, p. 123-132.
5 P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris, 1999.
6 La formule de Deleuze et Guattari concerne l’usage que les écrivains mineurs font de la langue : « Faire un usage mineur d’une langue majeure. »
7 Sur la notion d’« agencement collectif d’énonciation », lire Kafka. Pour une littérature mineure, Éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 31-33.
Auteur
Est professeur à l’Université Paris 13 où il enseigne la littérature africaine dans une perspective comparatiste. Il a publié : La Magie dans le roman africain (PUF, 1999) ; L’Éclat de la figure. Étude sur l’antipersonnage de roman (Peter Lang, 2001) ; Le Récit superficiel. L’art de la surface dans la narration littéraire moderne (Peter Lang, 2004).
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Le Roman du signe
Fiction et herméneutique au XIXe siècle
Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen (dir.)
2007
La Transversalité du sens
Parcours sémiotiques
Juan Alonso Aldama, Denis Bertrand, Michel Costantini et al. (dir.)
2006