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Les scènes littéraires

p. 85-97


Texte intégral

1Je partirai de la question suivante : comment faut-il entendre la notion de littérature mondiale pour que cette notion soit pensable et aide à penser ? À quelles conditions méthodologiques raisonnables peut-elle fournir une perspective de réflexion et de connaissance ? Étiemble, avec ses Essais de littérature (vraiment) générale, me paraît un bon point de départ pour démêler des notions et des questions avec lesquelles lui-même est en difficulté.

2On peut noter d’abord qu’il parle indifféremment, comme on l’a longtemps fait, de littérature générale ou comparée ou universelle ou mondiale. Pour nous, depuis que les écrits des formalistes russes sont entrés dans notre horizon, littérature générale et littérature mondiale ne sont plus deux termes équivalents, et les deux notions sont devenues très différentes dans ce qu’elles disent et dans ce qu’elles impliquent. Bien qu’on ait évidemment employé le terme de littérature générale avant les formalistes russes, ils en ont construit la notion. En plaçant au centre de la théorie littéraire la « littérarité », ou ce qui fait qu’un texte donné est ou n’est pas de la littérature, ils ont situé leur interrogation à un niveau général et donc abstrait. Du même coup les œuvres particulières concrètes qui illustrent ce niveau général abstrait peuvent être choisies, et d’ailleurs ont été choisies, dans un cadre très étroit : les exemples proviennent de la haute littérature occidentale moderne, et souvent même d’une seule littérature. Or il est tout à fait légitime de traiter de littérature générale à partir de la seule littérature russe, par exemple, car la catégorie du général est une abstraction qui n’a pas à exprimer la complexité des situations concrètes. En particulier, et c’est un point très important, cette catégorie peut ignorer le problème de la multiplicité des langues.

3Ce qui n’est pas du tout le cas pour une perspective à proprement parler « mondiale ». Pour emprunter à l’histoire des sciences la distinction entre un point de vue « internaliste » et « externaliste » : parler de littérature mondiale, et non de littérature générale, c’est porter un regard externaliste sur la littérature. La littérature générale (ou la littérature en général) n’est pas la littérature mondiale (qui est la littérature partout). Le général fait couple avec le particulier, mais le mondial fait couple avec le local. La notion de littérature mondiale est une catégorie concrète qui veut englober, en droit, l’ensemble des littératures réelles qui existent ou qui ont existé. Elle se place dans le concret des langues multiples et des nombreuses scènes nationales et locales. La question qui se pose alors sera : de quelle pluralité concrète s’agit-il, et quelle approche permettra de la penser ?

4Pour Étiemble, il s’agit d’abord d’une tâche à remplir, et cet objectif intellectuel est aussi, à ses yeux, un objectif éthique et idéologique. Car Étiemble n’appelle pas seulement à modifier la vision du patrimoine littéraire en élargissant le champ, en intégrant des zones lointaines, anciennes ou nouvelles, qui jusqu’ici n’ont pas été prises en considération ; il appelle aussi à reconfigurer la carte en relativisant l’importance des littératures des grandes langues indo-européennes. Son exhortation est double : ouvrir et augmenter le corpus, mais aussi rendre visibles et valoriser les productions littéraires marginalisées par le discours – politique, et donc aussi littéraire – de l’Occident. Comme la terre est couverte de textes, d’œuvres et de points de vue littéraires légitimes, il appelle à un tableau international du patrimoine littéraire global dans toute sa richesse, un tableau où chacun, n’importe où, puisse se reconnaître, au lieu qu’à présent des pans entiers restent ignorés du discours littéraire et donc niés par lui. En intégrant l’information la plus complète possible, on redessinera les statuts du proche et du lointain, du central et du périphérique. En incluant de plein droit dans le tableau littéraire les productions de tous les continents, on relativisera le familier, on décentrera ce qui est spatialement et culturellement proche au profit du lointain, de l’étrange, de l’autre, ce qui donnera enfin la parole aux points de vue des littératures non européennes.

5Ici, le devoir professionnel proposé par Étiemble se double clairement d’un devoir progressiste. Son propos est ancré dans les valeurs libérales du moment où il parle, les valeurs de la décolonisation et du tiers-mondisme. Son projet trouve ainsi sa place dans la série des grandes vagues successives de réflexion sur la dimension mondiale de la littérature, chaque fois chargées de motivations idéologiques et de valeurs extra-littéraires. Une première fois, avec Goethe et les Schlegel, la notion de Weltliteratur veut échapper aux nœuds politiques de l’Europe contemporaine grâce à l’immense élargissement de la donne culturelle qu’apportent la philologie et les trésors extra-européens qu’elle révèle ; et dans une optique idéologique différente, cette notion appuie des revendications nationales en valorisant les créations populaires des passés européens. Une seconde fois, à la fin du xixe siècle, puis entre les deux guerres, c’est un espoir de réparation, et peut-être de réconciliation, qui accompagne l’idée de la littérature comparée, et plus tard celle de la littérature européenne. La troisième vague, dans laquelle se situe Étiemble, celle de la décolonisation, nous porte encore. Toutefois, à présent, c’est une quatrième vague, née de la notion économico-politique de globalisation ou de mondialisation, qui donne au terme de littérature mondiale une première apparence, une première vraisemblance de sens. Il n’y a rien de nouveau, ni de négatif, à ce que les grandes perspectives de réflexion sur la littérature aient des motivations extrinsèques, liées dans chaque cas à des intérêts d’époque.

6Si la pensée d’Étiemble est embarrassée, c’est, me semble-t-il, moins par ses valeurs et par le pathos polémique avec lequel il les exprime, que par une réflexion insuffisante sur le type de savoir possible de la planète littéraire. « L’ensemble des littératures nationales, dit-il, forme la littérature, sans adjectif. » Cette littérature sans adjectif, cette littérature déprovincialisée, comment sera-t-elle connaissable ? Le livre d’Étiemble dessine, comme malgré lui, la conscience malheureuse de la polyexpertise. Ce livre est une incitation à enrichir le corpus, à gonfler l’inventaire, à nourrir le répertoire, en ajoutant, en repérant encore tel et tel secteur très important omis par le point de vue étroitement européen et occidental de la littérature comparée. Le plaidoyer est véhément : il y a beaucoup plus de richesses, il y a des choses très importantes qu’une conception bornée et provinciale ignore ; on n’a pas le droit de prétendre parler de la littérature dans son ensemble sans intégrer des pans entiers de phénomènes majeurs... Ajouter, accumuler, rassembler. Il appelle à un tableau complet des richesses, dans une perspective qui rassemble, embrasse, totalise.

7Pour ouvrir l’envergure, Étiemble fait du repérage (« voyez, il y a aussi... »). Cela le place dans une situation d’inventaire assez confuse, parce qu’il plaide pour trois niveaux de connaissance à la fois, sans distinguer nettement entre eux :

  1. au minimum, avoir une connaissance indicative et signalétique de l’existence des richesses littéraires, en avoir conscience, en avoir l’idée ; et par exemple ne pas ignorer qu’il existe une poésie coréenne, des épopées tibétaines ou géorgiennes, etc.
  2. mais aussi, constituer sa bibliothèque personnelle à travers ses cheminements propres, ses affinités et ses préférences. Avoir donc de plusieurs zones une connaissance d’amateur et de consommateur culturel éclairé (s’être intéressé à la poésie japonaise, lue et fréquentée en traduction, en nourrissant ce goût par les livres écrits sur la question ; éventuellement apprendre la langue). Cela par intérêt et par plaisir, dans différents domaines, en fonction de ses goûts et curiosités.
  3. quant à la connaissance de l’expertise, la connaissance professionnelle du spécialiste, elle place le désir de savoir devant une aporie. Le grand essor philologique du xixe siècle, avec son idéal de sérieux scientifique, nous a habitués à lier la connaissance de la langue et celle de la littérature. Mais si la compétence littéraire doit s’appuyer sur une compétence philologique, comment serait-il possible d’englober tous les champs à la fois ? Que serait une polycompétence, linguistique et autre, qui inclurait au niveau de l’expertise toute la diversité littéraire dans un esprit ? Et comment une exigence aussi extrême pourrait-elle se traduire pratiquement dans une formation universitaire, un cours d’études, un métier, des travaux ?

8C’est dans ce champ fiévreux que se débat Étiemble. Son premier souci (proche de celui de Queneau) est un souci d’inventaire, de repérage et de bilan. Aussi s’intéresse-t-il aux entreprises contemporaines qui cherchent à cartographier la planète littéraire. Elles sont de deux sortes. Les unes sont des entreprises de recensement : elles veulent établir un tableau encyclopédique de la littérature, un état complet de la situation, sous forme par exemple de rubriques bio-bibliographiques ; les autres sont des entreprises éclectiques qui dégagent, en 100 titres ou en 2 000 titres, une liste représentative du meilleur. Dans les deux cas, les critiques d’Étiemble portent sur la pondération, sur les distorsions introduites par le point de vue local, sur les disproportions qui favorisent le proche aux dépens des chefs-d’œuvre lointains, sur les lacunes dues à l’étroitesse provinciale des choix qui exclut des mondes sans le savoir.

9Ce qui fait obstacle, à ses yeux, c’est que le point de vue qui commande une entreprise intellectuelle (et éditoriale) de cet ordre soit forcément local. « Nul n’a désormais le droit de se mêler de Welthteratur, ou mieux de littérature, s’il n’a fait effort pour échapper au déterminisme de sa naissance. » Mais un point de vue délocalisé, désincarné, peut-il être une condition préalable ? Est-il même possible ? Serait-il même intéressant ? Avoir « échappé au déterminisme de sa naissance » ne peut constituer ni une demande préliminaire, ni une prescription éthique. Chacun de nous, né et formé quelque part, n’est-il pas nécessairement provincial au départ ? Qu’on cherche à étendre l’information, à élargir les connaissances, à découvrir les merveilles d’ailleurs, le point de vue n’en restera pas moins ancré en fonction d’une expérience littéraire formatrice. On ne peut ni annuler ni condamner cette donne, car la naissance du point de vue propre, la naissance du sujet pensant, se rattache justement à cette topographie personnelle.

10Cependant, Étiemble se réfère d’entrée de jeu à ce qu’il considère comme une grande réussite : celle de Dumézil. Dumézil est pour lui le modèle par excellence d’une connaissance universelle dont les termes se retrouvent dans des zones différentes. Il s’agit d’une prise transversale qui est concrète en chaque point (Dumézil analyse plusieurs sociétés particulières, locales), et qui est aussi universelle, au sens où est universel un dispositif, celui des trois fonctions, qui se retrouve dans plusieurs centres indépendants et y fonctionne de la même manière. Étiemble admire Dumézil mais il pourrait aussi mentionner Caillois et dans une certaine mesure Queneau (ainsi que Leroi-Gourhan, voire Lévi-Strauss) : autrement dit, il se réfère à un courant français du milieu du siècle qui cherche à penser l’universel non pas à travers des catégories englobantes ou totalisantes, mais à l’aide de zébrures transversales. Non pas en embrassant, mais en traversant, c’est-à-dire en circulant entre les domaines, entre des zones déconnectées ou même disparates, pour les mettre en rapport d’une manière imprévue, en écharpe, en biais, en oblique. Il s’agit à la fois d’une esthétique de la diagonale et d’une rationalité très particulière, qui veut établir entre la diversité et l’unité un rapport d’un type neuf. C’est l’exemple de Dumézil qu’Étiemble veut appliquer à son problème : pour étudier la littérature mondiale, conclut-il, formons des généralistes ; formons des étudiants et des chercheurs qui connaîtront plusieurs langues disparates, prises par exemple dans trois aires géolinguistiques différentes. Comme si, à partir de la superposition de trois domaines choisis au hasard, des compétences linguistiques à distribution écartelée devaient produire, par elles-mêmes, des Dumézil littéraires d’une portée universelle, et « une théorie enfin générale de la littérature »...

11Je laisse Étiemble recouvrir au plus vite cette étonnante utopie de ruades pamphlétaires, auxquelles il se plaît et qui le laissent plus à l’aise. La tempête, la chaleur, la revendication, l’indignation, comme souvent, voilent l’impasse. Je voudrais pourtant m’arrêter un court instant à l’impasse méthodologique de ce livre : pourquoi Étiemble, avec un tel désir de gagner la dimension mondiale de la littérature, n’arrive-t-il pas à projeter sur cet idéal une forme de travail possible ? Pourquoi n’arrive-t-il à aucune représentation vraisemblable du type d’approche, de réflexion et de savoir qui permettrait d’avancer ?

12En imaginant une future discipline littéraire qui puisse devenir enfin complète, c’est-à-dire mondiale, Étiemble se heurte à l’exigence impossible de la polyexpertise. La planète littéraire est trop riche pour être contenue dans un seul esprit. Mais il ne critique pas son idéal romantique d’inclusion. Tout en se référant à Dumézil, il accepte tel quel le rêve du savant de la Renaissance ou du savant romantique, qui totalise en lui l’ensemble des œuvres littéraires de la planète et les embrasse toutes. Étiemble a ce calcul merveilleusement adolescent : vous avez au maximum 50 ans de lecture, soit 18262 jours pour lire autant de chefs-d’œuvre. « Par rapport au nombre de très beaux livres qui existent, qu’est-ce que 18262 titres ? Une misère. » Ainsi parle l’impuissance faustienne, plus propice aux élans et aux polémiques qu’aux programmes de travail. En romantique, Étiemble croit que l’universalité doit être subsumée dans une conscience. En positiviste, il croit que la recherche consiste à accumuler les données. L’urgent et l’essentiel, pour lui, est d’établir l’inventaire. La tâche majeure est de cartographier l’ensemble des productions littéraires de la planète, présentes et passées, dans le souci de ne rien oublier d’important nulle part. Une fois l’objet complètement repéré et circonscrit, on pourra comparer, dégager, approfondir (il faut d’abord connaître toutes les épopées, dit-il, pour pouvoir bien parler d’une épopée). C’est parce que l’objet de la discipline littéraire lui paraît clair au point d’être invisible qu’il s’interroge tant sur les moyens : comment construire une discipline où chacun pourra parler sérieusement de tout ? Comment s’assurer un corps renouvelé de grands lettrés passionnés et curieux ? Comment former des générations d’étudiants qui aient l’esprit ouvert et des compétences exotiques multiples ? Les impasses logiques et pratiques auxquelles il aboutit (à propos de l’éclectisme, à propos de la multiexpertise linguistique) ne le renvoient jamais à s’interroger sur la conception, le questionnement, la problématique littéraires.

13Peut-être confond-il deux choses : tout ce qu’il y a, et comment en parler. Le caractère mondial de la littérature, comme phénomène, comme champ – et l’étude de la littérature mondiale, ou encore la « littérature mondiale » comme discipline et comme profession. Une discipline peut avoir un objet immense, complexe et englobant, sans que ses praticiens soient obligés d’entrée de jeu d’avoir couvert tout le terrain, de tout savoir à son sujet, de mimer en eux-mêmes son immensité. Si c’était un préalable, quand commencerait-on à réfléchir ?

14Il est permis de penser que la littérature peut être considérée à son échelle mondiale, ou sous son régime mondial, sans qu’il soit nécessaire d’en avoir d’abord établi le bilan complet, ni de la posséder tout entière et d’être devenu soi-même un expert sur tout. Ce ne sont pas des conditions méthodologiques préalables, ce ne sont même pas des objectifs raisonnables. Après tout, et dans tous les domaines, on avance en fonction des questions qu’on pose ; et le questionnement, la problématique, intermédiaire entre l’objet brut et ce qu’on peut en dire, entre le fait de son existence et son traitement intellectuel, ne suppose pas l’omniscience : au contraire, le questionnement successif est ce qui construit ou constitue le savoir. Est-il donc possible ici aussi, à partir d’une connaissance moyenne et limitée, de poser des questions intéressantes ? Est-il possible, sans avoir couvert le terrain, de tracer pour ainsi dire quelques nervures de sens ?

15Je pense qu’il est possible d’éviter les apories d’Étiemble, et en particulier d’éviter aussi bien l’éclectisme que la nécessité impossible de tout connaître et de tout englober. Cela suppose qu’on cesse de se demander, avec Étiemble, quelles sont les qualités spéciales requises de la personne qui s’occupera professionnellement de l’ensemble de la planète littéraire, et quelles exigences et quelles obligations pèsent sur elle. Et qu’on commence à se poser des questions qui ne reflètent pas directement les caractères du phénomène à étudier, mais qui permettent d’avancer.

16Si l’on considère la situation d’une manière synchronique, dans sa seule actualité, on peut sans doute parler d’une uniformisation planétaire du littéraire. Dans l’ensemble des pays non occidentaux on semble écrire actuellement le même type de fiction : un récit de facture moderne bien rodée, qui raconte une expérience locale particulière, soit individuelle, soit collective. Autrement dit, il s’agit de romans régionalistes, au même titre que les romans berrichons ou lorrains d’autrefois. En ce sens le roman moderne régionaliste est le Big Mac de la littérature, le produit d’un monde globalisé, la conséquence littéraire évidente de l’occidentalisation. Il se définit d’ailleurs en fonction de l’idée occidentale moderne de la littérature. À la question : pourquoi écrire ?, la réponse que je désignerai rapidement comme « flaubertienne », celle qui unit la génialité de l’écrivain à la sacralité de la Littérature, paraît dominer aujourd’hui la conscience de création de la fiction.

17En revanche, dans une perspective diachronique pour laquelle la masse mondiale de la littérature englobe l’ensemble du passé, ce n’est pas la conception occidentale moderne de la littérature qui peut rendre compte de cette masse. Si on considère la production littéraire de la planète dans son ensemble, depuis le début de l’écrit, et sans oublier ce qu’on recueille d’oral aujourd’hui, ainsi que ce qui n’est pas la haute littérature, on a affaire à un tout autre tableau, avec d’autres reliefs et proportions. Et avec d’autres motivations. L’intention d’être un artiste n’a reçu que très récemment son isolement triomphant. Le pouvoir, la cour, et bien entendu la religion, ont longtemps été un moteur aussi important que l’est devenu le marché. Beaucoup d’œuvres admirables à nos yeux n’ont pas été produites pour être belles, ni même pour être des œuvres (c’était un des thèmes de Caillois).

18Castoriadis faisait remarquer que, dans le monde développé, les pays ne se différencient pas aujourd’hui par leur présent mais par les restes de leur passé propre. Je reprendrai cette idée et en l’élargissant, pour observer qu’on peut mieux comprendre le présent littéraire si on le regarde, dans chaque cas, comme l’aboutissement d’une histoire propre. Soit l’image d’un terrain volcanique ou lunaire dont les multiples poussées, chacune spécifique, sont devenues autant de cratères à la surface : l’actualité littéraire n’est pas seulement plurielle parce qu’elle parle et se joue dans plusieurs centres, mais aussi, plus profondément, parce que ces centres ou ces scènes se trouvent chacun à l’issue d’une histoire ou d’une aventure différente qui les diversifie.

19La littérature ne se présente pas alors comme l’accumulation et le dépôt des œuvres littéraires, comme un corpus énorme et inerte, comme un musée. Elle apparaît plutôt comme une activité extrêmement volontaire qui se joue dans de multiples scènes locales, en fonction des situations concrètes, à travers des milieux chargés de désirs, de contentieux, de conscience d’obstacles et d’objectifs. Et ce sont ces situations de parole (situations historiques, politiques, sociologiques, idéologiques, idéales ou traditionnelles) qui peuvent devenir un objet d’étude propre. Bien mieux que les productions littéraires, bien mieux que les œuvres, les auteurs ou les genres, ce sont les scènes littéraires, considérées dans leurs scénarios et dans leur histoire, qui peuvent devenir les unités de sens.

20Que voit-on de la planète littéraire si on délaisse la philologie pour l’histoire ? Si on compare non pas les textes, les livres ou les œuvres, mais les aventures, les scénarios historiques, les intrigues passées dont le poids pèse sur les situations de parole. Car ce sont ces différents types de situations de parole qui rendent aujourd’hui les multiples scènes à la fois différentes et comparables.

21Les scènes littéraires sont nombreuses et spécifiques, mais elles ne sont pas légion et elles ne sont pas confuses ; elles se prêtent au regroupement typologique et à l’analyse descriptive comparée. Comme la littérature a connu et connaît un grand nombre d’aventures, certaines d’entre elles se ressemblent dans leur type et leur filière et se laissent interroger à certains égards ensemble ; on peut dégager des aspects (scénarios, épisodes, ressorts...) communs à quelques cas et pas à d’autres. Un autre comparatisme devient alors possible, un comparatisme toujours incomplet mais largement ouvert, qui ne rapproche pas les œuvres littéraires, mais qui met en relation les aventures locales, les scénarios locaux, les situations locales.

22D’une manière générale, la création littéraire naît en relation à une scène (nationale, communautaire, culturelle, symbolique, idéale) ; ce cadre de référence et d’activité peut avoir une présence concrète forte et dense ou être au contraire extrêmement évanescent (la scène absente ou perdue pèse lourd) ; il est d’ailleurs le plus souvent traversé d’éléments « trans-nationaux » : idéaux, modèles ou normes ; mais cet ancrage local, qu’on s’en réclame, qu’on le rejette, qu’on le vise, qu’on l’ait fui, est ce qui rend la création littéraire plurielle.

23Il y a dans toute scène culturelle un aspect extrêmement volontariste. Je l’exagérerai ici pour mieux le rendre sensible, en disant que dans tous les cas la scène littéraire veut exister et veut être soi d’une manière forte et si possible durable ; elle veut se poser comme une scène légitime en se justifiant par rapport à d’autres scènes littéraires, celles de son passé propre, celles avec lesquelles elle rompt et dont elle se dégage, celles qui l’entourent et qui lui paraissent fascinantes ou dangereuses, supérieures ou inférieures, à émuler et à évincer ; elle veut prendre la parole et l’initiative de la parole, en particulier en décidant de la langue à laquelle elle s’identifie ; elle veut des productions qui nourrissent sa conscience de soi et sa surface comme institution ; elle veut constituer et transmettre une mémoire formatrice pour gagner l’avenir.

24Une perspective centrée sur les scènes culturelles placerait, par exemple, la question du bilinguisme au cœur de la question linguistique de la mondialité littéraire. Au passé et au présent, le bilinguisme est si répandu qu’il est normal et qu’il est peut-être même une norme, par rapport à laquelle c’est l’assise unique du monolinguisme qui devient problématique du point de vue de la création littéraire. Les cas de figure et les variables de cette question dans l’espace et le temps, que je ne veux même pas commencer à énumérer ici, ouvrent sur bien d’autres questions connexes : ambivalence des relations entre grandes et petites scènes (et avantages de visibilité interne qu’offre la petite scène) ; conscience de soi propre aux scènes culturelles à passé lettré, conscience de soi propre aux scènes culturelles à passé ethnologique ou traditionnel ; rapports complexes au passé propre, selon que les revendications de rupture et de renaissance réagissent ou non à une conscience de décadence, selon aussi qu’elles se réclament d’un corpus propre d’origine (écrit ou oral) ou de modèles empruntés, etc. Ce type de questions, dont l’importance et l’actualité sont évidentes, en abordant l’ordre littéraire non par ses textes mais par ses ressorts, renvoient aux scènes où la création littéraire, un peu partout, se joue.

25Il y a dans la création littéraire un ancrage nécessairement local, et c’est ce que j’ai tenu à souligner. Local signifie irréductiblement pluriel, mais sans qu’il y ait nécessairement confusion : c’est une tâche possible que de circuler, regrouper, comparer, comprendre les situations et les scènes dans lesquelles naissent les œuvres. Et c’est une tâche d’analyse qui ne passe pas par cette exigence d’expertise linguistique et philologique indéfinie qui paralysait la pensée d’Étiemble.

26Cependant nous savons bien que même dans les cas extrêmes où la conception de l’œuvre est circonscrite par sa scène au point d’être définie par elle, après coup notre appréciation esthétique peut s’emparer de l’œuvre au-delà de son ancrage. Une fois que l’œuvre est là, il peut arriver qu’elle devienne visible et qu’elle se mette à exister pour des lecteurs et appréciateurs non prévus au départ. Avec l’occidentalisation, une forme désormais très recherchée du succès littéraire consiste justement, pour l’œuvre, à échapper à sa scène pour être intégrée au corpus de la littérature en général.

27Face aux très nombreux romans régionalistes que je mentionnais plus haut, la mondialisation conduit-elle à créer délibérément une fiction délocalisée, produite en vue d’être un best-seller international vendable partout ? Nous regardons ce phénomène récent sans enthousiasme, et en même temps sans inquiétude, car s’il est voyant dans la sociologie de l’édition et de l’actualité littéraire internationale, à nos yeux il ne concerne pas la mémoire mondiale de la littérature, et c’est cette mémoire qui est l’enjeu véritable de la littérature. Tout se passe comme si l’on supposait qu’un écrit produit dans une optique essentiellement commerciale (la plus large possible, donc « globale »), et non pas dans une optique esthétique et poétique, n’avait aucune chance d’entrer dans la mémoire de la littérature. Et cela pas vraiment à cause du caractère impur de son éventuel succès commercial, mais plus radicalement à cause de l’impureté de sa motivation, qui est extérieure à la littérature.

28Je ne sais pas si cette assurance est fondée. Assurément l’intention proprement poétique et esthétique a changé de statut. Alors qu’autrefois ou ailleurs cette intention était profondément mêlée à d’autres déterminations, dans l’entreprise moderne de la haute littérature elle est passée au premier plan et possède désormais un pouvoir d’auto-légitimation qu’on a pu nommer aussi auto-suffisance ou même autonomie. Mais de même que la pureté et l’élévation des intentions poétiques ne garantit pas l’œuvre, pourquoi des motivations simplement commerciales assureraient-t-elles en droit le caractère non littéraire du résultat ? N’arrive-t-il pas aussi que le caractère littéraire d’un livre soit attribué après coup et de l’extérieur, comme c’est le cas pour les grands textes religieux, les grands poèmes rituels, auxquels nous trouvons une beauté qui n’était pas leur objectif ?

29En tout cas, l’existence même d’une fiction produite expressément pour le marché mondial renvoie à cette tout autre mesure de la réussite littéraire qu’est la mémoire des livres. J’ai rappelé avec insistance que les conditions de production de la littérature étaient locales, que la naissance des œuvres était locale. Mais la mémoire littéraire, elle, se pose en droit comme universelle, ou plutôt c’est ce qu’elle voudrait être. Dans la littérature c’est essentiellement la lecture qui veut pouvoir disposer de l’ensemble de la planète littéraire et y circuler librement. C’est la lecture qui a vocation à être internationale, à franchir les frontières, les barrières, les obstacles régionaux comme aussi les horizons d’époque. Ce n’est pas seulement que la notion occidentale du littéraire, certes particulière et récente, a gagné actuellement l’ensemble de la création de la fiction (le cas de la poésie est différent) ; c’est aussi et surtout que cette conception aspire à l’universel et vise l’universel de la mémoire et de la lecture. L’idée de la littérature fait désormais d’une telle universalité son horizon normatif. On voit bien que cette universalité souhaitée, qui est mentale (bien que son support matériel soit indispensable...), se distingue clairement de l’omniprésence planétaire, pour une saison, d’un best-seller bien promu.

30Bien qu’il n’y ait pas de système mondial de la littérature, puisqu’il n’est pas question de totaliser le corpus, néanmoins par la lecture il y a bien un régime mondial de la littérature. C’est ici qu’on pourrait évoquer, sinon le modèle même de Dumézil, du moins la rationalité du transversal à laquelle il se rattache ; comme Caillois d’ailleurs, qui, lui, prenait explicitement l’univers en écharpe pour y rencontrer des connections intéressantes, imprévues et fécondes.

31La lecture littéraire rêve d’être universelle, et donc, sinon de tout lire, du moins de lire librement et de pouvoir explorer partout. Ce qui fait obstacle à cette aspiration, c’est justement le concret du monde, ce terreau mondial, mondain, ces circonstances locales complexes dans lesquelles est ancrée partout la création littéraire. C’est le babel des langues dans lequel se débat l’indispensable traduction, une tâche aux mille têtes dont le rôle réel pour la mémoire littéraire dépasse de très loin son statut. C’est le babel de l’éducation et de la formation, ce centre opaque de la lecture cultivée. L’humanisme demande qu’une telle lecture puisse continuer dans ses valeurs et dans ses rêves, qu’il y ait d’autres lectrices et lecteurs autour de nous et après nous, et de préférence de plus en plus. Mais savons-nous reproduire les lecteurs, engendrer la curiosité, donner le goût et les moyens d’explorer, transmettre le désir de lire qui pousse plus loin et ailleurs ? C’est tout le babel politique du globe, qui atteint souvent si douloureusement l’actualité littéraire. La lecture n’est pas limitée, comme le pensait Étiemble, par le fait que nous disposons de trop peu d’années, mais par le fait que le monde n’est jamais au service de la littérature. Que la littérature soit pourtant irréductiblement mondiale, c’est ce qui empêche la lecture littéraire d’être universelle.

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