Un drakkar sur le lac Léman
p. 65-81
Texte intégral
1À en croire Thomas de Quincey, quiconque prétendra se faire l’historien de la littérature mondiale ne sera jamais qu’une espèce d’artiste de foire. En refusant de faire le deuil d’une impossible exhaustivité, l’imprudent se condamne, tout occupé qu’il est à masquer ou à justifier ses ignorances, à faire figure d’« équilibriste » ou de « contorsionniste »1. La troisième des Lettres ā un jeune homme dont l’éducation a été négligée, publiée en 1823, vise au premier chef Friedrich Schlegel, dont l’Histoire de la littérature ancienne et moderne a paru quelque dix ans plus tôt. Selon Thomas de Quincey la méthode du critique de l’Athenaum participerait d’une « lecture à vol d’oiseau »2. Si l’expression est belle, elle n’en dénonce pas moins une forme d’imposture. L’ironie de De Quincey est d’autant plus mordante qu’il semble bien qu’il partage à quelque degré ce qu’il appelle « la folie » de Friedrich Schlegel. L’auteur des Lettres ā un jeune homme évoque, en effet, la peine qu’il ressentait, « dans [s]a jeunesse », au moment d’entrer « dans une grande bibliothèque, disons de cent mille volumes », sentiment de détresse qui traduit la conscience aiguë d’une disproportion entre l’homme et le monde3. Et Thomas de Quincey de se livrer à ce genre de calcul décourageant qu’Étiemble, un siècle plus tard, ne nous épargnera pas davantage : combien de volumes peut-on prétendre lire dans l’espace d’une vie ? Cinq mille ? Huit mille ? Qu’est-ce au regard des livres qu’il faudrait avoir lus pour prétendre écrire l’histoire de la littérature mondiale ? Pour Étiemble, comme plus tard pour Franco Moretti, qui reprennent à leur compte, sur de nouvelles bases, le projet romantique de Friedrich Schlegel, il s’agira de ruser avec l’impossible, d’inventer de nouvelles façons de lire : l’idée s’impose de macrolectures (distant reading) qui seraient aux « lectures à vol d’oiseau » dénigrées par De Quincey ce que le plan géométral est aux vues cavalières chères aux géographes de la Renaissance4.
2Si les frères Schlegel – sans oublier, bien sûr, Mme de Staël – doivent être associés à la genèse de la notion de Weltliteratur, telle qu’elle s’invente, au tournant des xixe et xxe siècles, dans un contexte allemand ou, plus largement, germanophile, c’est à Goethe que la postérité en attribue la paternité. Le point de vue de Goethe n’est pas celui de Friedrich Schlegel – point de vue de lecteur professionnel, d’historien de la littérature ; Goethe considère la Weltliteratur du point de vue de l’auteur : moins comme un objet de connaissance que comme un espace de création. L’expression de littérature mondiale, telle qu’on l’emploie aujourd’hui, désigne à la fois une réalité concrète, l’ensemble des littératures nationales, et un processus d’intégration plus ou moins hypothétique : le passage de la littérature en régime mondial. C’est en ce second sens que Goethe entend le mot de Weltliteratur. Quand il en expose l’idée à Eckermann, le 31 janvier 1827, sa voix est enflée par l’élan d’un volontarisme : « Le mot de Littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une époque de Littérature universelle (Weltliteratur), et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque5. » Il faut donc comprendre la Weltliteratur comme une catégorie historique et y voir l’avènement d’une ère nouvelle : au temps des littératures nationales succède celui de la littérature universelle. Le passage d’un âge à l’autre suppose la mise en place d’une véritable dynamique décloisonnante dont le travail de traduction – les travaux d’Antoine Berman l’ont bien montré – est le ressort privilégié mais non exclusif (les activités translatives sont fort nombreuses qui vont du commentaire à la continuation en passant par l’adaptation, la réécriture ou les diverses formes de l’appropriation6). On pourra parler de littérature mondiale quand les littératures nationales, sans cesser d’exister en tant que telles, seront si étroitement liées les unes aux autres que les écrivains de toutes les parties du monde auront le sentiment de partager l’espace commun d’une même sociabilité. Les échanges culturels sont de toutes les époques : l’Europe du xviiie siècle n’en finit pas de s’enthousiasmer à la lecture des Mille et Une Nuits et Confucius appartient au répertoire de figures de la philosophie des Lumières. Ce qu’annonce la notion de Weltliteratur, c’est tout autre chose : l’invention d’une co-présence transnationale. Aussi bien, parce qu’elle suppose des échanges démultipliés et rapides, l’avènement d’une littérature mondiale aura pour préalable nécessaire l’amélioration des moyens de locomotion. Comme le remarque Ernst Robert Curtius, Goethe voit dans les projets de percement du canal de Panama, dont il étudie les plans, et dans les facilités de communication dont dispose l’Europe des années 1820, « le symbole physique d’une littérature universelle en gestation7 ». C’est au siècle du chemin de fer et du navire à vapeur, au siècle du télégraphe et du Tour du monde en quatre-vingts jours qu’il revient de rêver pour la première fois à un régime planétaire de la littérature. C’est en ces termes que Michelet fait l’éloge de son siècle dans le prologue de La Bible de l’humanité : « Âge heureux que le nôtre ! Par le fil électrique, il accorde l’âme de la terre, unie dans son présent8. »
3La dimension temporelle d’une notion à première vue toute spatiale a été souvent soulignée, en particulier par Pascale Casanova qui propose de voir dans « la République mondiale des lettres » une géographie polycentrée – le rayonnement des capitales littéraires décrivant autour d’elles un feuilletage complexe de provincialismes – et pourtant ordonnée en fonction d’un « méridien de Greenwich littéraire » qui passerait par Paris9. La distance qui sépare les provinces du centre – les évocations balzaciennes d’Alençon ou de Saumur y insistent à l’envi – s’évalue en décennies autant qu’en lieues ou en kilomètres. De la même façon que le kilomètre zéro est enchâssé dans le parvis de Notre-Dame, c’est à Paris qu’il revient de donner la mesure du présent. Pendant près de deux siècles, une littérature pléthorique – de Baudelaire à Karlheinz Stierle en passant par Gertrude Stein ou encore, bien sûr, par Walter Benjamin – ne cesse de dire et redire cet étrange sentiment, de plénitude mais aussi bien de griserie, que l’on éprouve à être admis dans l’intimité du présent. Une petite scène de genre, crayonnée par Jules Romains au détour d’un des volumes des Hommes de bonne volonté, peut faire office de vignette paradigmatique. Pierre Jallez, assis à la terrasse d’un café, à Montparnasse, observe négligemment les groupes qui gesticulent autour de lui, brouhaha cosmopolite de discussions littéraires et artistiques, à la fois confuses et convergentes, et constate à part lui, in fine : « Ce qu’il y a de moins provincial au monde, et de moins en retard sur l’instant. Car l’instant se décroche ici. L’horloge du méridien zéro est ici. La principale occupation de beaucoup de ces gens est de régler leur montre10. »
4En regard de cette dramaturgie de la co-présence, on pourrait poser, en manière de pendant, l’une de ces histoires fascinantes que racontent si bien Nicolas Bouvier ou Fernand Braudel : l’histoire du hennin, par exemple, cette coiffure féminine dont l’étrange forme conique évoque pour nous « l’automne du Moyen Âge », qui chemina pendant plus de mille ans avant de trouver à se transplanter de la Chine des Tang dans la France de Charles VI. Comme la lumière de certaines étoiles nous parvient après que celle-ci a cessé de briller, la mode qu’introduit en Occident la cour chypriote des Lusignan porte le souvenir d’une société disparue depuis plus d’un millénaire11. L’avènement des navigations hauturières, à la fin du xve siècle, relègue l’épopée du hennin dans une époque révolue ; elles accélèrent soudain le cours du temps en faisant tomber les cloisons qui maintenaient les civilisations à l’écart les unes des autres, prisonnières – ou, si l’on préfère, à l’abri – de chronotopes différents. L’euphorie du décloisonnement, qui préside à l’invention de la notion de Weltliteratur, est partagée par le dix-neuvième siècle tout entier : ses avatars sont innombrables, de l’invention de nouveaux modes de locomotion aux entreprises colonialistes, et figurent en bonne place dans l’imagerie du progressisme. Ernest Renan, dans l’éloge académique qu’il prononce le 23 avril 1885, en réponse au discours de réception de Ferdinand de Lesseps, maître d’œuvre du canal de Suez et promoteur malheureux du canal de Panama, érige le décloisonnement en critère différentiel de la modernité : « On a dit, non sans quelque raison, que, si l’astronomie physique disposait de moyens assez puissants, on pourrait juger du degré plus ou moins avancé de la civilisation des mondes habités, à ce critérium que leurs isthmes seraient coupés ou ne le seraient pas. Une planète n’est, en effet, mûre pour le progrès que quand toutes ses parties habitées sont arrivées à d’intimes rapports qui les constituent en organismes vivants ; si bien qu’aucune partie ne peut jouir, agir, sans que les autres sentent et réagissent. Nous assistons à cette heure solennelle pour la Terre. Autrefois, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Amérique pouvaient traverser les révolutions les plus graves, sans que l’Europe en fût même informée. L’Atlantique, pendant des siècles, divisa la terre habitable en deux moitiés aussi étrangères l’une à l’autre que le sont deux globes différents. Aujourd’hui les bourses de Paris et de Londres sont émues de ce qui se passe à Pékin, au Congo, au Kordofan, en Californie ; il n’y a presque plus de parties mortes dans le corps de l’humanité12. »
5Comme les échanges économiques fournissaient à Goethe, dans les années 1820, un vocabulaire et un paradigme sans lesquels il lui aurait été impossible de formaliser la notion de Weltliteratur, l’institution boursière offre à Renan, à l’autre extrémité du siècle, l’image d’une humanité planétaire parvenue enfin à l’âge adulte. La mise en place progressive d’une économie de marché à l’échelle mondiale fait de la planète un « organisme vivant », une totalité humaine unifiée, sensible et consciente d’elle-même. Désormais, rien ne se produit de notable à l’échelle locale sans influer sur le corps économique tout entier ; de la même façon qu’une blessure au pied, la douleur qu’elle provoque s’impose aussitôt à notre conscience, les troubles régionaux, au lieu de s’enkyster, de tourner en cercle clos, provoquent des ondes de choc qui modifient la totalité des équilibres établis. En même temps qu’il devient sensible, le monde habité devient visible : libéré de la myopie des provincialismes, il s’impose à l’esprit avec cette lisibilité que décrit la notion aristotélicienne d’unité d’intrigue. En perçant des isthmes, en reliant les fleuves et les mers par des canaux, en creusant des « couloirs de communication13 », l’homme, en composant le paysage, accède à une forme nouvelle de conscience de soi. C’est plus ou moins la leçon des Affinités électives ou du Curé de village : descriptions de microcosmes que l’ingéniosité polytechnicienne spiritualise en corrigeant le hasard aveugle des révolutions géologiques14.
6Renan rappelle brièvement, pour justifier le choix de l’Académie française, que l’élection de Ferdinand de Lesseps n’a pas toujours été reçue en bonne part par l’opinion publique. On n’a pas manqué d’ironiser sur la minceur d’une œuvre de littérateur qui se signalerait surtout par son insignifiance. C’est que l’on méconnaît la dimension sociale d’une institution qui ne s’est jamais cantonnée dans une vision étroite du fait littéraire. Renan se fait le défenseur de l’Académie en invitant à y voir moins l’actrice d’une histoire de la littérature que d’une histoire de l’esprit : « Nous avons pris le maître par excellence en fait de difficulté vaincue […], le virtuose qui a pratiqué avec un tact consommé le grand art perdu de la vie. » Et Renan de conclure : « Si Christophe Colomb existait chez nous de nos jours, nous le ferions membre de l’Académie15. » Les figures héroïques du décloisonnement sont des protagonistes de plein droit de l’épopée de l’esprit et contribuent, par leur vie d’hommes d’action, à façonner ce que sera la littérature du futur.
7Je voudrais questionner ce scénario optimiste, que je rangerais volontiers parmi les mythes fondateurs de la modernité, en confrontant deux figures d’écrivain : Averroès et Borges. Entendez que je considérerai moins leur œuvre que leur situation dans l’histoire culturelle. Je propose de voir dans le commentateur d’Aristote une figure paradigmatique de la littérature cloisonnée d’avant la Welthteratur. Quant à Borges, il fait partie de la dizaine d’écrivains qui viennent à l’esprit lorsque l’on évoque l’existence de quelque chose comme un régime mondial de la littérature. Il me faut auparavant compléter mon dispositif : c’est à Renan que j’emprunterai le « couloir de communication » qui assurera le passage du philosophe andalou à l’écrivain argentin. Renan est l’auteur d’un Averroès et l’averroisme pleinement inscrit dans la dynamique des grandes découvertes philologiques qui, dans le sillage du romantisme allemand, « enrichissent », comme l’écrit Judith Schlanger, « l’espace mental du xixe siècle d’univers neufs, de gains de connaissances, de problématiques fécondes »16, annexant au monde occidental un archipel de mondes arrachés à l’oubli ou à l’indétermination : en même temps que l’on redécouvre les monuments fondateurs des littératures nationales européennes, quelque chose comme le passé profond de l’Occident, on déchiffre les hiéroglyphes et l’écriture cunéiforme et l’on traduit les épopées sanskrites ou les grands classiques de la littérature chinoise. Le passé se démultiplie et ne cesse de s’étendre selon une perspective télescopique qui recule au fur et à mesure l’origine des temps. En même temps que la Terre – pour reprendre l’expression de Michelet – se trouve désormais « unie dans son présent », elle se trouve, par la grâce du « fil historique et [de] la concordance des temps », dotée de ce que le grand historien romantique appelle « un passé fraternel »17. Aussi bien Ernest Renan et Ferdinand de Lesseps remplissent-ils, le premier dans l’ordre intellectuel, le second dans l’ordre physique, la même fonction décloisonnante : le philologue perce les isthmes de l’esprit à la façon dont l’entrepreneur perce les isthmes continentaux. Si le second œuvre à l’établissement de cette co-présence que Goethe appelait de ses vœux, le premier contribue à établir de plain-pied des passés entre lesquels l’esprit n’avait su jeter jusqu’alors que de fragiles ponts-volants.
8Si Averroès retient l’attention de Renan, c’est, bien évidemment, parce que son œuvre et les lectures qui en ont été faites manifestent l’obsession fondatrice de l’auteur de la, Vie de Jésus, le conflit entre la foi et la raison, la nécessité déchirante de la sécularisation ; mais Averroès s’impose également à lui par sa situation historique, au carrefour des civilisations et des siècles, situation qui en fait une figure exemplaire d’agent de liaison. L’Andalousie des commencements du deuxième millénaire, où se mêlent chrétiens, juifs et musulmans, apparaît, telle du moins que le scénario de Renan nous invite à la considérer, comme l’incarnation même de l’idée de décloisonnement : « Toutes les barrières qui séparent les hommes étaient tombées ; tous travaillaient d’un même accord à l’œuvre de la civilisation commune18. » Sous l’impulsion du calife Hakem II, Cordoue succède à Alexandrie : « L’Andalousie, disent les historiens musulmans, devint sous son règne un grand marché où les productions littéraires des différents climats étaient immédiatement apportées. Les livres composés en Syrie ou en Perse étaient souvent connus en Espagne avant de l’être en Orient19. » Tout se passe comme si le monde littéraire islamique, dans sa diversité culturelle et linguistique, prenait conscience de lui-même en venant s’enrouler dans ce lieu saturé, intensément dense, que devient Cordoue sous l’impulsion volontariste d’un calife qui veut rester dans la mémoire des hommes comme un nouveau Ptolémé Sôter. Averroès représente le crépuscule de ce moment privilégié de l’histoire : quand il meurt, dans les dernières années du xiie siècle, la réaction islamique, nous raconte Renan, est tout près d’éteindre pour plusieurs siècles la tradition rationaliste arabe. On dresse des bûchers sur les places publiques où brûlent les milliers de livres rassemblés à si grands frais. Quelques années après sa mort, Averroès se trouve comme effacé de l’histoire culturelle musulmane. Sa pensée resurgit ailleurs, dans des traductions latines ou hébraïques : elle nourrit, en Égypte, l’œuvre de Maimonide et vient irriguer, à Paris ou à Padoue, la pensée scolastique.
9Si Averroès fait le lien entre les trois grandes religions monothéistes, la postérité voit surtout en lui le passeur à qui la pensée médiévale occidentale doit la révélation de pans entiers de la tradition aristotélicienne. En effet, c’est comme commentateur d’Aristote qu’il a trouvé place dans la mémoire lettrée. Commentateur et non traducteur, comme le voudrait une légende tenace que Renan dénonce. Averroès ne sait pas le grec – personne ne le sait vraiment dans l’Andalousie du xiie siècle il travaille sur une traduction arabe. Renan insiste sur le feuilleté des langues, témoignage d’un âge héroïque de la transmission, épopée embarrassée de lenteurs que l’épaisseur de temps traversé rend confuse et peu sûre : dans la Sorbonne du xiiie siècle, on lit Averroès dans « une traduction latine d’une traduction hébraïque d’un commentaire fait sur une traduction arabe d’une traduction syriaque d’un texte grec »20. S’il passe en Occident pour celui qui a sauvé l’héritage aristotélicien – gloire qu’il partage avec Avicenne –, c’est en raison d’une erreur de perspective qui témoigne d’une profonde ignorance réciproque et manifeste avec éclat les marches d’indétermination qui séparent les mondes. Pour Renan, opinion sur laquelle il reviendra quelque peu sur la fin de sa vie, Averroès doit être considéré comme « le Boèce de la philosophie arabe, un de ces derniers venus compensant par le caractère encyclopédique de leurs œuvres ce qui leur manque en originalité » et qui ont la bonne fortune de voir « leur nom s’attacher aux débris de la culture qu’ils ont résumée »21.
10Son commentaire de la Poétique, constate Renan, accuse « l’ignorance la plus complète de la littérature grecque ». Il serait malvenu de lui en tenir rigueur : Averroès, qui connaît par ailleurs à merveille la poésie arabe, partage cette ignorance avec tous ses contemporains. Si les Arabes héritent de la philosophie et de la science grecques, la poésie d’Homère ou de Pindare leur demeure rigoureusement étrangère : les espaces à traverser sont trop vastes pour qu’ils prennent pied dans un monde formel trop éloigné de celui qui les enveloppe. (De la même façon, observe Renan, que « la Bible paraît aux Chinois un livre d’une souveraine immoralité »22.) Averroès commentera donc la Poétique sans rien savoir ou presque de la poésie grecque. Aussi trébuche-t-il à chaque mot : comment définir ce qu’est une tragédie sans avoir assisté de sa vie à une représentation théâtrale – le monde arabe ignorant la notion même de mode dramatique ? Renan en convient : « [...] les bévues d’Ibn-Roschd [i.e. Averroès], en fait de littérature grecque, sont vraiment de nature à faire sourire. S’imaginant, par exemple, que la tragédie n’est autre chose que l’art de louer, et la comédie l’art de blâmer, il prétend trouver des tragédies et des comédies dans les panégyriques et les satires des Arabes, et même dans le Coran23 ! »
11Si, pendant des siècles, de l’Égypte pharaonique à Napoléon, en passant par Alexandre et Louis XIV, tancé à ce propos par Leibniz, on a caressé le rêve de percer l’isthme de Suez, plus encore que les difficultés matérielles rencontrées, une considération théorique semblait invincible : l’inégalité supposée des deux mers. Le contresens d’Averroès manifeste, dans le domaine de l’esprit, quelque chose du même ordre. Le dénivelé est trop important pour que le sens circule sans dommage d’Aristote à Averroès. Ce serait précisément l’apport de la philologie que de corriger cette différence de niveau en reconstituant les contextes, toutes ces fragiles architectures de nuances que le temps a ruinées. C’est précisément ce que Proust attend d’une édition critique, comme il l’écrit, en philologue amateur, dans l’introduction de la Bible d’Amiens : « pourvoir le lecteur comme d’une mémoire improvisée »24.
12Borges a consacré l’une de ses nouvelles à l’auteur du Grand Commentaire. L’idée lui en serait venue en lisant Renan, comme il l’indique dans la courte méditation génétique qui conclut son texte et comme le suggérait déjà, au seuil du récit, l’épigraphe empruntée à Averroès et l’averroisme : « S’imaginant que la tragédie n’était autre chose que l’art de louer... » Voici comment Borges s’explique, depuis l’explicit de sa nouvelle, sur les ambitions qui furent les siennes lorsqu’il entreprit de l’écrire : « J’ai voulu raconter l’histoire d’un échec. J’ai pensé, d’abord, à cet archevêque de Canterbury qui se proposa de démontrer qu’il existe un Dieu […]. Je réfléchis ensuite qu’apparaîtrait plus poétique le cas d’un homme qui se proposerait un but qui ne serait pas caché aux autres mais à lui seul. Je me souvins d’Averroès qui, prisonnier de la culture de l’Islam, ne put jamais savoir la signification des mots tragédie et comédie. […] Je racontai son aventure ; à mesure que j’avançais, j’éprouvais ce que dut ressentir ce dieu mentionné par Burton qui voulut créer un taureau et créa un buffle. Je compris que mon œuvre se moquait de moi. Je compris qu’Averroès s’efforçant de s’imaginer ce qu’est un drame, sans soupçonner ce qu’est un théâtre, n’était pas plus absurde que moi, m’efforçant d’imaginer Averroès, sans autre document que quelques miettes de Renan, de Lane et d’Asin Palacios. Je compris, à la dernière page, que mon récit était un symbole de l’homme que je fus pendant que je l’écrivais et que, pour rédiger ce conte, je devais devenir cet homme et que, pour devenir cet homme, je devais écrire ce conte, et ainsi de suite à l’infini. (“Averroès” disparaît à l’instant où je cesse de croire en lui)25. »
13Le titre de la nouvelle – « La Quête d’Averroès » – est équivoque : il désigne à la fois les vains efforts du philosophe andalou pour pénétrer le sens de la Poétique d’Aristote et ceux de Borges pour saisir cette figure fuyante que nous ne faisons guère que deviner derrière une épaisseur de temps qui en déforme si bien les traits que nous en sommes réduits à les imaginer en comblant les lacunes, en aboutant les morceaux épars, souvent irréductiblement inconciliables, dont nous ferons en sorte pourtant qu’ils tiennent ensemble, aussi longtemps du moins que l’esprit critique n’en aura pas dissous le liant. Le scepticisme de l’écrivain argentin lui interdit de céder à l’euphorie progressiste du décloisonnement. Les « couloirs de communication » chers à Renan deviennent chez Borges les tours et détours d’un labyrinthe, ce réseau inextricable que grave dans l’air du temps l’ongle noir des Parques. Borges avoue une véritable prédilection pour les histoires éminemment ironiques qui font apparaître la planète comme un cloisonnement de mondes multiples s’ignorant mutuellement. C’est l’argument même de « La Quête d’Averroès ». Le philosophe, délaissant un instant ses travaux, ces pages de la Poétique qui lui semblent une forteresse inexpugnable, décide de se rendre à l’invitation d’un ami, le coraniste Farach, et de passer la soirée à écouter les récits d’un voyageur récemment revenu de Chine : Aboulkassim Al-Ashari. Borges suggère très efficacement les filtres culturels qui rendent intelligible aux auditeurs, quitte à les égarer, le monde inconcevable qui leur est donné à imaginer. Des détails les choquent, qu’ils dénoncent comme un mensonge éhonté, parce qu’ils ne se rattachent à rien de connu. Aussi, soucieux de ne pas décevoir l’attente de ses hôtes, le voyageur en vient-il à inventer des anecdotes, conçues à partir du fonds de topoi de la littérature arabe, qui participent, mieux que ne pourrait le faire la réalité, d’une certaine idée de l’Extrême-Orient. Parmi les histoires qu’Averroès entend ce jour-là, il en est une qui aurait pu lui révéler le sens véritable des mots de tragédie et de comédie ; contournant les difficultés de nomination, Aboulkassim s’efforce en vain de rendre compte d’un spectacle auquel il fut convié certain soir dans la ville de Canton : « – Ils étaient en prison, mais personne ne voyait les cellules ; ils étaient à cheval, mais personne ne voyait leurs montures ; ils combattaient, mais leurs épées étaient en roseau ; ils mouraient, mais ils se relevaient ensuite. – Les actes des fous, dit Farach, dépassent les prévisions du sage. – Ils n’étaient pas fous, dut préciser Aboulkassim. Ils étaient en train, me dit un marchand, de représenter une histoire. »
14S’il nous semble qu’Aboulkassim fait preuve d’une certaine ingéniosité dans ses tentatives pour rendre compte des principes de l’art dramatique – « Imaginons, dit-il, que quelqu’un figure une histoire au lieu de la raconter »–, il échoue néanmoins à susciter la curiosité de son auditoire. L’incompréhension, comme toujours, prend la forme paresseuse du dédain : il n’est pas besoin pour raconter une histoire, lui est-il objecté, de quinze ou vingt personnes mais d’une seule car « un seul narrateur peut raconter n’importe quoi, quelle qu’en soit la complexité ». De retour dans sa bibliothèque, à l’heure où « les muezzins appel [lent] à la prière de la première aube », Averroès se remet au travail et trace – « quelque chose lui avait révélé le sens des deux mots obscurs » – ce contresens fameux que l’épigraphe de la nouvelle nous donnait déjà à lire, en substance.
15Borges a établi son œuvre dans le space between, cet entre-deux incertain qui unit et sépare à la fois26 : son territoire est moins Buenos Aires que le liant, ce lien entre les mondes que l’histoire d’Averroès représente à la manière d’un apologue. Sa culture est cosmopolite : d’ascendance à la fois espagnole et britannique, il grandit à Palermo, un quartier périphérique de Buenos Aires, dans une bibliothèque composée pour l’essentiel d’ouvrages anglais, avant d’acquérir une culture française, mais aussi, à un degré moindre, allemande et italienne, au lycée Calvin de Genève, ville où il se voit contraint de séjourner pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale. S’il fréquente un temps les milieux ultraïstes espagnols, il choisit finalement de regagner l’Argentine, c’est-à-dire de jouer son rôle sur une scène littéraire périphérique, ou, si l’on veut, semi-périphérique, avec tous les dangers de provincialisme que cela implique. Une partie de l’œuvre de Borges doit être lue comme une défense et illustration de la littérature argentine (et, au-delà, sud-américaine) : il en est ainsi, par exemple, de son ouvrage sur Evaristo Carriego ou de ses textes sur la poésie gauchesque, le tango ou la milonga. Il y a chez Borges une forme d’ostentation dans la façon qu’il a d’afficher un pittoresque portègne, pittoresque dont la fonction est tout autant politique que poétique : il s’agit de revendiquer le droit pour Buenos Aires de prendre rang parmi les métropoles littéraires à côté de villes comme Londres ou Paris, de faire ressentir l’appel au large de la pampa, de donner une aura romanesque ou épique à cet espace sans mesure. Le dispositif de clausule de Fictions semble aller dans ce sens : l’antépénultième nouvelle, « La Fin », met en scène Martìn Fierro, le héros éponyme de la grande épopée populaire argentine et « prototype légendaire du gaucho », tandis que la dernière nouvelle, « Le Sud », fait s’affronter les deux mythologies que Borges contribue à édifier : le monde portègne et le monde gauchesque, Buenos Aires et la pampa. Reste à évoquer l’avant-dernière nouvelle qui déséquilibre subtilement cette apparente revendication identitaire : « La Secte du Phénix » esquisse en trois pages ironiquement énigmatiques l’histoire d’une organisation secrète dont les origines se perdent dans la nuit des temps ; ses ramifications relieraient entre elles toutes les époques et tous les lieux, ce qui se comprend aisément puisqu’on est invité, à demi-mot, à voir dans cette secte mystérieuse une représentation allégorique de la génération, de cette longue chaîne de vie que la copulation perpétue à travers les âges. Toute la tension qui porte l’œuvre de Borges est contenue dans ce dispositif qui glisse comme un coin entre deux nouvelles provincialistes un récit qui s’étend à « tous les pays du globe », espèce d’épure de roman policier ou de Quête du Graal à l’échelle de la planète.
16De fait, l’univers de Borges nous apparaît moins enraciné dans une mémoire nationale que dans une mémoire universelle. S’il est reconnu aujourd’hui comme l’un des écrivains mémorables du xxe siècle, Borges le doit moins, en effet, à son entreprise de constitution d’un patrimoine littéraire national qu’à la façon inimitable qui est la sienne d’investir le liant, cet espace transnational qui fait le lien entre les mondes. L’adjectif universel ne doit pas s’entendre, bien sûr, comme un synonyme de mondial : Borges n’a pas plus que quiconque embrassé du regard la littérature mondiale (une mémoire aussi merveilleuse que celle de Funes n’y suffirait pas). Sa culture est relative, circonscrite, comme toutes les cultures, dans un cercle relativement étroit, configurée par un nombre limité d’expériences de lecture fondatrices, déterminée par ce mélange de hasard et de nécessité qui préside à la formation de tout sujet. Toute culture, c’est une évidence, se déploie à partir d’un substrat local : nous sommes tous enracinés, même les plus cosmopolites d’entre nous, si ce n’est dans un pays, du moins dans une enfance. Aussi bien, la culture de Borges, pour être polycentrée, est-elle colorée par des prédilections qui vont à un petit nombre d’écrivains, britanniques pour la plupart. C’est une culture d’Occidental – les littératures européennes font l’ordinaire de ses lectures – mais un Occidental hanté par les curiosités de l’orientalisme : les Mille et Une Nuits tiennent le premier rang parmi ses livres de chevet, tout comme, aussi bien, le Colloque des Oiseaux du mystique persan Ibrahim Attar. Les centaines d’articles, de notes, de comptes rendus qu’il a écrits dans la première moitié de sa vie témoignent de la diversité de ses curiosités mais aussi, en négatif, de ses partis pris, de ses injustices et ignorances. Sa bibliothèque est éclectique, elle témoigne d’un trajet personnel, ā sauts et ā gambades, dans la littérature universelle. Nul souci chez lui de totalisation, de dénombrement. Au contraire d’un Schlegel, d’un Étiemble, et autres figures héroïques de l’inventaire, Borges s’accommode très bien des vides, des blancs, des lacunes. Il jouit et dispose, en artiste créateur, de la diversité du monde, jouant avec virtuosité de ses ignorances et de celles de ses lecteurs, tirant parti de la fascination qu’exerce l’idée de terra incognita. L’article qui referme le recueil Autres Inquisitions, consacré à la notion de classique, exprime en toute sérénité une acceptation pleine et entière du caractère relatif et transitoire de nos connaissances, hiérarchies et catégories, eu égard à la diversité vertigineuse des œuvres que renferme l’idée de littérature mondiale : « Est classique le livre qu’une nation, ou un groupe de nations, ou la durée, ont décidé de lire comme si, dans ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d’interprétations sans fin. Il va de soi que ces décisions varient. Pour les Allemands et les Autrichiens, Faust est une œuvre géniale ; pour d’autres, c’est une des formes les plus mémorables de l’ennui […]. Des ouvrages comme le Livre de Job, La Divine Comédie, Macbeth (et pour moi quelques-unes des sagas nordiques) laissent présager une longue éternité mais nous ne savons rien de l’avenir, si ce n’est qu’il différera du présent. […] ma méconnaissance des lettres malaises ou hongroises est totale, mais je suis sûr que si le temps de les étudier m’était donné, j’y trouverais tous les ingrédients que réclame l’esprit27. »
17Si les perceurs d’isthmes du xixe siècle, dont Borges est un lecteur assidu, nous ont légué un monde décloisonné, nous restons impuissants à en prendre la mesure, faute de temps, faute d’une mémoire suffisamment vaste pour l’accueillir. La connaissance que nous en avons est irrémédiablement partielle. Nous sommes frôlés de toutes parts par des mondes que nous n’avons ni la curiosité ni la force de crocheter. Les littératures malaise ou hongroise demeureront à Borges aussi étrangères qu’à Averroès la tragédie grecque. Seulement, désormais, précisément, ces mondes nous sont offerts, ils sont disponibles : certains de plain-pied, quand ils ont bénéficié d’un travail de translation, d’autres au prix d’un apprentissage plus ou moins long ou pénible. Nous avons l’habitude de composer avec une pluralité d’univers, avec une pluralité d’horizons, de temporalités, de passés, d’héritages, pluralité qui nous constitue, nous traverse. La situation d’Averroès était radicalement différente : la Poétique d’Aristote devait lui rester fermée parce que l’état général des connaissances dans le monde méditerranéen du xiie siècle ne lui permettait pas d’en pénétrer le sens. Si l’on peut parler aujourd’hui d’un régime mondial de la littérature, c’est dans le sens où toute œuvre est virtuellement susceptible de trouver un public hors du cercle culturel dans lequel elle a été conçue (avec les inégalités statistiques que l’on sait, selon que cette œuvre appartient à une « grande » ou à une « petite » littérature, à une région « centrale » ou « périphérique »). Aussi bien est-il impossible de considérer comme égale, même si le scepticisme de Borges y invite, la myopie d’Averroès et celle de l’écrivain argentin. La démarche elle-même, qui consiste à se couler dans une mémoire autre, témoigne d’une conscience nouvelle de l’altérité, d’une intériorisation de la pluralité des mondes rendue possible par ce lent travail d’appropriation des passés et des présents multiples de la planète, qui commence avec les Grandes Découvertes de la Renaissance.
18Les dernières années de la vie de Borges sont marquées par un certain nombre de décisions symboliques qui tendent à assurer à ses ouvrages un statut d’exterritorialité. L’écrivain de Buenos Aires invite notamment à voir dans l’édition de ses Œuvres complètes dans la « Bibliothèque de la Pléiade » la version autorisée de ce livre de livres qu’il a composé au long de six décennies28. L’idée que cette édition soit une traduction française le séduit non seulement parce qu’il voit dans la France le pays de la littérature, le pays à qui l’on doit, a-t-il prétendu, l’invention de Borges, mais plus profondément sans doute parce que son œuvre se trouve dès lors participer pleinement des aventures de la translation, elle qui se trouve ainsi traversée, de part en part, par la dimension transnationale du fait littéraire. Son œuvre sera libre désormais de jouer pleinement son rôle dans l’espace des métamorphoses, ce jeu ouvert de la translation auquel Borges a consacré de si nombreux textes, invitant à y voir la vie véritable de la littérature. La préface qu’il rédige pour l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » est écrite à Genève, la ville de son adolescence, où il passe les dernières années de sa vie et décide de se faire inhumer, interdisant que son corps soit rapatrié en Argentine, pour des motifs inséparablement politiques et littéraires. Il repose au cimetière de Plain-Palais, à quelques pas de Calvin. L’emplacement de sa tombe est marqué par une stèle qui témoigne de la prédilection de Borges pour un canton reculé de la littérature mondiale, ces sagas nordiques dont il devint une manière de spécialiste – il fut titulaire des années durant d’une chaire de littérature norroise le côté face du monolithe représente des guerriers affrontés tandis qu’au revers a été gravé un drakkar29. Parmi les histoires de mondes cloisonnés qu’affectionnait Borges, il en est une qui revient dans son œuvre avec une particulière insistance : la découverte du Nouveau Monde par les Vikings, découverte aussitôt recouverte par l’oubli, comme seront oubliées pendant des siècles ces sagas qui, selon lui, préfigurent de façon si troublante certaines formes du réalisme moderne30. Borges a choisi de reposer au bord d’un lac, au plus épais de l’Europe, dans ce cercle de montagnes qui entourent le lac de Genève, loin des grandes routes maritimes, des navigations hauturières qui décloisonnent le monde. Mais, dans le même temps, il a tenu à se placer sous la protection équivoque d’un peuple voyageur. Sa tombe est celle d’un chef viking. Elle se dresse, insolite, dans le cimetière calviniste de Plain-Palais, comme un aérolithe tombé de nulle part, de la mémoire même de Borges, édifice éclectique, fait d’un équilibre précaire, éminemment personnel, de cloisonnements et de décloisonnements. Tout se passe comme si Borges avait voulu ajouter un apocryphe à la longue liste des « épitaphes de vikings […] disséminées à travers le monde31 », du Groenland aux comptoirs de la Mer Noire. Cette stèle apocryphe nous sollicite comme un hiéroglyphe qui voudrait signifier quelque chose du lien entre les mondes dont est faite l’idée de littérature mondiale. Si les Vikings ont été les véritables découvreurs du continent américain, cette aventure oubliée, laissée sans suite, la mémoire universelle ne l’a guère retenue qu’à titre de curiosité, comme l’une de ces impasses du temps qui gardent trace de possibles avortés, d’intrigues inabouties. Si les Vikings ont contribué à façonner le monde, c’est bien plutôt en se coulant dans l’édifice de la civilisation européenne, en se glissant le long des fleuves et rivières, de la Bretagne à la Sicile et jusqu’aux portes de Constantinople. De la même façon, si Borges s’impose à nous comme une figure de la littérature mondiale, c’est en raison de la place qu’il occupe dans une multitude d’intrigues locales, intrigues qu’il a contribué à reconfigurer en apportant avec lui, ce qui est capital, le souvenir des espaces traversés. En même temps qu’il repose à Genève, Borges voyage vers cette Amérique qui est sienne, lui qui descend d’une lignée illustre de Conquistadores et de Libertadores, mais c’est à bord de l’un de ces drakkars transatlantiques que l’eau du Léthé a effacés, façon ironique d’affirmer une présence universelle et d’en affirmer la vanité au regard de l’infini qui rend toutes choses égales ; façon de représenter, aussi bien, la topologie complexe des mémoires lettrées, de ces mémoires qui actualisent, par la lecture, par l’écriture, les passés-présents d’une littérature virtuellement décloisonnée, de cette littérature en régime mondial dont Goethe annonçait l’avènement.
Notes de bas de page
1 Th. de Quincey, Lettres ā un jeune homme dont l’éducation a été négligée, trad. S. Marot, José Corti, Paris, 1991, p. 70.
2 Ibid., p. 69.
3 Ibid., p. 59.
4 Étiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, Gallimard, Paris, 1975, p. 29 sq. ; trad. de R. Micheli : F. Moretti, « Hypothèses sur la littérature mondiale », Lausanne, Études de lettres, 2001/2, p. 9-24.
5 Conversations de Goethe avec Eckermann, trad. de J. Chuzeville, nouvelle éd. revue et présentée par Cl. Roëls, Gallimard, Paris, 1988, p. 206.
6 A. Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Gallimard, Paris, 1995, p. 17 sq. Berman a étudié la genèse de la notion de Weltliteratur dans « Goethe : traduction et littérature mondiale », L’Épreuve de l’étranger, Gallimard, « Tel », Paris, 1984, p. 87-110.
7 E.R. Curtius, « Éléments de l’univers de Goethe », Essais sur la littérature européenne, trad. Cl. David, Bernard Grasset, Paris, 1954, p. 74.
8 J. Michelet, La Bible de l’humanité, Éd. Complexe, Paris, 1998, p. 9.
9 P. Casanova, La République mondiale des lettres, Éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 127.
10 J. Romains, Comparutions, dans Les Hommes de bonne volonté, éd. O. Rony, t. IV, Flammarion, « Bouquins », Paris, 1988, p. 489.
11 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen ā l’époque de Philippe II, t. I, UGE-Armand Colin, « Le Livre de Poche références », Paris, 1990, p. 183-184.
12 E. Renan, « Réponse au discours de réception de M. de Lesseps (23 avril 1885) », Œuvres complètes, t. I, éd. H. Psichari, Calmann-Lévy, Paris, 1947, p. 802-803.
13 Ibid., p. 814.
14 L’homme, écrit Renan, se fait le « maître de la planète qu’il habite » en « redress[ant], en vue de ses besoins, les combinaisons souvent malheureuses que les révolutions du globe, dans leur parfaite insouciance des intérêts de l’humanité, n’ont pu manquer de produire. Les événements les plus importants de l’histoire se sont passés avant l’histoire » (ibid., p. 802). Sur la valorisation balzacienne du canal, de la circulation des fluides, telle qu’elle apparaît notamment dans le Curé de Village, je renvoie aux travaux de J. Neefs (« Figure dans le paysage : Le Curé de village », Littérature, n° 61, 1986, p. 34-48) et de L. Dällenbach (La Canne de Balzac, José Corti, Paris, 1996, p. 103-136). Ce dernier a montré comment la prétention unitaire de Balzac trouvait à s’exprimer dans la thématique de la canalisation, qui joue dans certains textes le rôle d’une métaphore totalisante.
15 E. Renan, loc. cit., p. 802.
16 J. Schlanger, La Vocation, Éditions du Seuil, « La Couleur de la vie », Paris, 1997, p. 177.
17 J. Michelet, op. cit., p. 9.
18 E. Renan, Averroès et l’averroisme, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 25.
19 Ibid., p. 24.
20 Ibid., p. 58.
21 Ibid., p. 23.
22 Ibid., p. 55.
23 Ibid., p. 55-56.
24 M. Proust, « Préface », La Bible d’Amiens, UGE, « 10 / 18 », Paris, 1986, p. 10.
25 J.L. Borges, « La Quête d’Averroès », trad. R. Caillois, L’Aleph, dans Œuvres complètes, t. I, J.P. Bernes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1993, p. 622-623.
26 Voir S. Budick et W. Iser (éd.), The Translatability of Cultures. Figurations of the Space Between, Stanford University Press, Stanford, 1996. La remarquable contribution de K. Stierle à cet ouvrage collectif a été traduite par G. Mouchard et M. Rueff : « La Renaissance et la Translatio Studii », Po & sie, n° 104, 2003, p. 147-159.
27 J.L. Borges, « Sur les classiques », trad. J.P. Bernès, Autres inquisitions, dans Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 818.
28 « Ce livre est fait de livres » (J.L. Borges, « Préface », Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. X).
29 On trouvera une reproduction du côté face de la stèle dans J.P. Bernès, Album Jorge Luis Borges, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1999, p. 204.
30 Voir notamment l’Essai sur les anciennes littératures germaniques, écrit en collaboration avec María Esther Vazquez, trad. M. Maxence, Christian Bourgois, Paris, 1966, p. 169 : « Pour l’histoire universelle, tout se passe comme si les guerres et les livres Scandinaves n’avaient pas existé. Tout demeure dans l’isolement. Rien ne laisse de traces, comme si ces choses n’arrivaient que dans un rêve, ou dans ces boules de verre que scrutent les voyants. Au xiie siècle, les Islandais découvrent le roman, l’art de Cervantès et de Flaubert ; cette invention est aussi secrète, aussi stérile pour le reste de l’univers que leur découverte de l’Amérique. »
31 Ibid., p. 131-132.
Auteur
Est maître de conférences à l’Université Paris 13. Il a publié un livre sur Jean Giono (Ellipses, 1998), des articles sur les cycles romanesques des xixe et xxe siècles et sur la critique littéraire de l’entre-deux-guerres, ainsi qu’un roman, La Souterraine (Verdier, 2005).
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