L’international, un paradigme esthétique contemporain
p. 51-64
Texte intégral
1Il s’agit d’interroger ici la possibilité ou la réalité d’une revendication contemporaine de l’international en littérature. Faire le choix de ce terme, c’est immédiatement parier qu’il constitue un paradigme esthétique et politique aussi inédit que reconnaissable. L’international n’est pas le « cosmopolite », quoiqu’il le croise par moments, notamment dans sa dernière revendication forte, portée par le Parlement International des Écrivains. Il n’est pas non plus le « mondial », quoique là encore on observe des relations, placées cette fois-ci sous le mode de la tension. Je ne prétends pas pourtant que ces diverses notions soient par nature différentes ou opposées. Mais leur emploi, comme le notait Roland Barthes, après Saussure, révèle un problème de valeur : « Certaines notions, formellement identiques et que le vocabulaire neutre ne désignerait pas deux fois, sont scindées par la valeur et chaque versant rejoint un nom différent : par exemple, “cosmopolitisme” est le nom négatif de l’“internationalisme” (déjà chez Marx). » J’envisagerai donc la relation des trois termes sous l’angle de la valeur, que détermine le référent historique auquel chacun de ces termes se rapporte. Le cosmopolitisme renvoie ainsi à une diachronie longue qui s’ancre dans l’espace grec et ne permet pas toujours d’envisager la modernité dans ses aspects problématiques. Il autorise aussi à se tenir en retrait des termes formés sur le substantif « monde », devenus aujourd’hui complexes. La notion d’« international » renvoie à deux référents assez proches : « l’internationalisme » et « l’internationale », deux mots et deux réalités porteurs des mouvements esthétiques et politiques de la modernité. « L’international » propose cependant une variation différentielle, qui suppose permanence et renouvellement. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une question posée au contemporain et que cette question porte sur la mémoire, l’héritage et la transmission de ce que les termes « Internationale » et « Internationalisme » ont pu signifier, en eux-mêmes, mais aussi lorsqu’ils sont intégrés au vaste champ de la modernité. Cette différenciation orthographique signifie un désajustement temporel et il semble qu’aujourd’hui, ce rapport à l’espace soit avant tout un rapport au temps et plus précisément à l’histoire. Après une partie théorique sur les enjeux d’une revendication contemporaine de l’international dans le champ littéraire, j’en observerai les manifestations dans une œuvre en particulier, celle du Français Antoine Volodine, puis dans un corpus « international » (Don DeLillo, Enrique Vila-Matas, Alain Fleischer) en tentant d’observer quelques récurrences qui pourraient aller dans le sens de la postulation initiale.
Enjeux spéculatifs
2Commençons par inverser le sens habituel de la théorie et de la critique littéraires en établissant une fiction théorique qui précède l’observation des œuvres. Cette fiction résulte des questions suivantes : comment penser ce que les mots « internationalisme » et « internationale » pourraient signifier aujourd’hui alors qu’on est en apparence sorti de la phase de modernité à laquelle ils étaient par nature attachés ? Comment évoquer les thèmes universalistes qu’ils supposent lorsque ces mêmes thèmes sont attaqués de toutes parts et qu’on nous annonce un devenir parcellaire du monde et de la littérature ? Peut-on déceler une revendication littéraire qui montre quelque attachement aux thèmes universalistes dans le champ contemporain ? Bref, si ces thèmes sont liés aux mythes du progrès et de la modernité et qu’on déclare la mort de ces mythes, leur ont-ils survécu d’une quelconque manière ?
3La dimension universaliste, on le sait, a connu un renouvellement profond avec la modernité, notamment sous les traits de la Welttiteratur. Dans ce débat initié par Goethe et poursuivi par Marx et Engels, c’est la notion de littérature mondiale qui est convoquée, et non celle de littérature internationale. Annie Epelboin montre ici même que l’internationalisme peut être défini comme une nouvelle ère de la littérature mondiale, marquée par des critères de conformité idéologique et esthétique. C’est pourquoi il peut paraître étonnant que la notion de littérature internationale soit aujourd’hui liée au procès révolutionnaire dans son ensemble. Il faut remarquer qu’au cours du xxe siècle cette homologie a été renforcée par la séduction que l’internationale littéraire et l’internationalisme des avant-gardes ont exercées alors que l’adjectif mondial a été, ces dernières années, rapproché de la pensée libérale. Mais l’ensemble de ces notions (Internationale, internationalisme et, au-delà, tous les grands thèmes de la modernité) est entré en crise dès le début des années 1980. Cette crise, pour une part, s’est appelée postmodernité. Ce terme, on le sait, n’a pas une graphie arrêtée : certains l’écrivent avec un tiret en insistant sur la rupture et les thèmes de la fin et du retour qui en sont des corollaires ; d’autres au contraire voient dans la postmodernité une modernité tardive, une permanence dans le renouvellement.
4Dans les deux cas, chacun s’accorde à reconnaître que la phase triomphante de la modernité est derrière nous et qu’il y eut peut-être dans ces années-là une mort, celle d’une époque, et un deuil à faire. Or, face à la mort, deux attitudes se font jour. La première, très majoritaire dans les années quatre-vingt-dix (pour diverses raisons : le spectacle de la chute des statues à Moscou, La Fin de l’histoire de Fukuyama notamment), relève de ce que Jacques Derrida, dans Spectres de Marx, a nommé la « conjuration »1. Elle s’appuie sur une logique du résultat2 dont on peut donner un exemple : la revendication internationale à l’origine de l’internationale littéraire serait liée à l’internationale ouvrière qui ne serait pas sans rapport avec les purges staliniennes. Aussi, la revendication internationale serait liée aux purges staliniennes. Jacques Rancière, dans La Mésentente3, a rapproché cette « logique du résultat » du révisionnisme et même des techniques négationnistes. Le révisionnisme (autre nom de la conjuration) se laisse avant tout penser comme un rapport au temps et à l’histoire qui ne veut « plus rien savoir de ces deux temps si habiles à conjuguer leur double absence. Il ne veut connaître que le temps sans tromperie : le présent et sa conjoncture tel qu’il se compte interminablement, simplement pour s’assurer qu’il est tissé de réel et de lui seul »4.
5De la sorte, si l’on a de l’internationalisme une conception spatiale, sa conjuration, comme celle de tous les thèmes propres à la modernité, relève d’un rapport à l’histoire. Conjugué à la fin de l’histoire et au triomphe du modèle libéral, la « mondialisation » (ou « globalisation »), qui complique très profondément l’appréhension de la notion de littérature mondiale en introduisant une dimension eschatologique, est une révision de l’histoire par la détermination d’un espace qu’on nomme monde. On le verra plus loin, la notion de mondialisation est caractérisée par une forme de présentéisme5 tandis que la revendication internationale est une conscience de l’historicité. On pourrait même se demander si le cosmopolitisme qui évoque une sorte d’âge d’or lointain ne conjure pas lui aussi le passé récent et donc les grands thèmes de la modernité auxquels appartient l’internationalisme.
6Mais face à la mort et au deuil, on observe une deuxième attitude : l’héritage avec transmission. « L’international » serait à l’égard de l’internationale et de l’internationalisme une telle attitude. Ni i majuscule, ni suffixe -isme qui tous les deux caractérisaient la phase triomphante de la modernité, l’international serait le désajustement de ce que les mots Internationale et internationalisme ont pu signifier. Il serait, selon la définition proposée par Jacques Derrida, le spectre de ces deux notions, une permanence, une présence du passé ou un passé présent appelé à devenir futur. La spectralité serait à l’égard du deuil l’inverse de la conjuration. Qu’il y ait eu mort, il ne sert à rien de le nier. Mais d’une mort, il demeure des héritiers. Les héritiers, nous l’avons vu, nient, conjurent l’époque, ou vivent avec ses fantômes, sont hantés par elle. La spectralité ne serait pas le retour : il ne semble pas qu’on puisse évoquer à propos de l’international le retour de l’Internationale ou de l’internationalisme. Mais plutôt son spectre : une superposition, l’imposition d’un calque déformé, l’impression tenace qu’on observe une revendication, à la temporalité complexe. Dans notre cas, une pensée de l’universalisme qui n’en liquide pas l’héritage et juge nécessaire de le porter d’une manière ou d’une autre dans le futur. De la sorte, l’international qui passe pour une postulation géographique relève avant tout d’une posture historique. Il lutte contre le révisionnisme et la négation d’un certain passé et s’oppose à la simplicité idéologique du « présentéisme ». Avant d’en voir les spécificités, constatons qu’il fait partie de ces concepts spectraux (comme le renouvellement, la dimension historique, la pensée politique) qui assurent l’héritage et la transmission des principes de la modernité sans en reproduire les enjeux qui ont évidemment évolué.
Possibles représentations de l’international
7Récapitulons les enjeux théoriques : l’international est un concept spectral, une approche historique de la spatialité littéraire dont le référent principal est la modernité. Il fait partie de ces concepts qui en pensent l’héritage. Mais il faut aller plus loin et tenter d’observer des représentations plus précises rendant visible cette dimension internationale de la littérature.
8Ce travail est plus délicat car l’international contemporain ne relève pas d’un long processus historique rassemblant des auteurs autour d’une idéologie ou d’un projet précis, tel qu’a pu l’analyser Jean-Pierre Morel dans Le Roman insupportable6. L’international semble au contraire relever d’une forme de dessaisissement, d’une perte essentielle qui lui permettrait de se connecter en quelque sorte à l’universel. En ce sens, la revendication internationale n’est pas sans rapport avec cette Nouvelle Internationale que Jacques Derrida appelle de ses vœux : « La Nouvelle Internationale […], c’est un lien intempestif et sans statut, sans titre et sans nom, à peine public même s’il n’est pas clandestin, sans contrat, “out of joint”, sans coordination, sans parti, sans patrie, sans communauté nationale (Internationale avant, à travers, au-delà de toute détermination nationale), sans co-citoyenneté, sans appartenance commune à une classe. […] une contre-conjuration, dans la critique (théorie et pratique) de l’état du droit international, des concepts d’État et de nation, etc. : pour renouveler cette critique [la critique marxiste] et surtout pour la radicaliser7. »
9Je reviendrai plus longuement, en analysant le cas concret de Volodine, sur la dépossession, le dessaisissement, l’absence de toute détermination nécessaire à la revendication internationale. Avant cela, constatons qu’il existe un reste à cette opération de dessaisissement : la dimension eshético-politique du projet littéraire, la critique d’un certain « usage du monde », deux éléments qu’il faut analyser en partie séparément.
La dimension esthético-politique
10En dernier ressort, lorsqu’on a vidé de sa substance l’Internationale et l’internationalisme littéraires propres au vingtième siècle, demeure, inaltérable, la revendication d’une conjonction de l’esthétique et de la politique. Que ce soit dans les Internationales socialistes, surréalistes, situationnistes, dans toutes les avant-gardes qui ont revendiqué la dimension internationale de leur projet, jamais l’art ne s’est pensé en dehors de sa relation essentielle au politique et essentiellement à la Révolution. Dans la phase qui nous occupe, quel est l’enjeu ? C’est une fois encore de lutter contre la logique du résultat. Celle qui, parce que l’esprit de la Révolution a échoué, condamnerait la liaison de l’esthétique et de la politique. On sait bien qu’il ne s’agit pas là d’un épiphénomène et que l’idéologie dominante aujourd’hui rejette massivement la présence d’une quelconque dimension politique dans les projets esthétiques. Maintenir la dimension politique de la littérature est la première exigence du paradigme international. Or, ce qui est affirmé grâce à cela, c’est un des enjeux essentiels de la modernité dont l’international porte l’héritage : la conjonction de l’esthétique, de la philosophie, de historique et de la politique, cette conjonction qui « aurait scellé un pacte fatal entre les pratiques de l’art, les illusions de l’Absolu philosophique et les promesses de la communauté politique8 ». Si la période moderne se traduit par la conjonction, alors le deuxième temps de la postmodernité, le temps idéologique, désarticule les anciennes liaisons (les conjure) puis en propose de nouvelles qui ont pour caractéristique paradoxale de condamner le principe de conjonction. En premier lieu, l’international est une résistance aux grands phénomènes de disjonction caractérisés par la double action de la conjuration et de la logique du résultat. Elle porte avant tout sur la réaffirmation essentielle du lien entre esthétique et politique. Ce qui est porté « spectralement » dans l’avenir, c’est cette liaison, sans que soient obligatoires les déterminations (marxistes ou révolutionnaires) qui y furent liées. L’international est donc essentiellement et avant tout une forme de résistance contemporaine.
Les usages du monde
11Résister, mais à quoi ? L’international affirme un usage du monde et un usage de l’histoire (les deux sont liés, on va encore le remarquer) qui résistent à d’autres usages. Il hérite de l’« ennemi historique » de l’internationalisme, plus vigoureux qu’on ne le pense parfois à l’époque contemporaine : il s’agit de l’enracinement et du provincialisme. On connaît bien cette dimension car c’est elle qui depuis toujours s’oppose aux aspirations internationales : l’humus, le sol, la patrie et de plus en plus fréquemment l’idée d’une patrie linguistique. Il ne faut pas minorer ce réinvestissement de l’enracinement car il évoque un rapport à l’histoire, aux institutions, et au monde. À l’histoire tout d’abord : rappelons que si nous avons évoqué le présentéisme, ce néologisme est fondé sur un autre, le passéisme. Le passéisme n’est rien d’autre qu’une nouvelle immobilisation de l’histoire au profit d’un passé éternel qui est mythifié. Mais de même que le présentéisme, ce qui évoque l’éternité n’est pas sans rapport avec la révision, la négation, et surtout la conjuration du temps historique. Quant au problème institutionnel, l’enracinement est aujourd’hui porté par les institutions politiques qui en inventent de nouvelles formes. Dans un bel article, Antonio Tabucchi évoque ce qu’il en est de l’invention toute récente de la Lusophonie créant de toutes pièces un mythe de la langue9.
12Car contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’enracinement est l’allié objectif d’un nouvel usage du monde, apparu avec les thèmes de la fin : la mondialisation. Le local et le global sont les nouvelles coordonnées de la spatialité qui sont aussi deux pensées du temps historique. Je ne reviens pas sur la négation du temps historique portée par l’eschatologie postmoderne. En revanche, ces coordonnées sont aussi celles d’un nouvel « usage du monde » en littérature. Pascale Casanova, dans un article aussi amusant qu’instructif, intitulé « World fiction », a dressé une typologie de ce qu’on pourrait appeler une esthétique de la mondialisation, de ces « produit[s] littéraire[s] conçu[s] pour toucher un public dénationalisé ». La « mondialité » y est conçue comme un assemblage hétéroclite et improbable où tout est départicularisé et mélangé, internationalisé et dissous pour n’exclure aucun public potentiel, pour que tous les lecteurs du monde puissent s’identifier au moins à une parcelle du texte. Un Allemand de Rome, des moines « aux nationalités imprécises » ; New-York ou Trieste, Singapour et les Philippines... Dans le langage des agents littéraires : description d’un « monde bigarré, violent et chaleureux »10. Bref, une littérature conçue pour répondre aux besoins de la mondialisation éditoriale crée une image du monde et une conception de l’histoire entièrement nouvelles.
13La revendication internationale en littérature résiste à ces deux usages littéraires du monde qui, loin d’être opposés, sont complémentaires. Si l’on résume les caractéristiques de l’international, disons qu’il réaffirme avec force le lien essentiel entre esthétique et politique et qu’il résiste aux autres usages du monde qui sont autant de déformations de l’histoire.
Deux voies (entre autres) pour le paradigme international
Devenir absolument étranger : le cas de Volodine
14On est encore loin de se figurer ce que pourrait être concrètement une littérature internationale contemporaine. Dans la mesure où il n’existe plus vraiment ou pas encore de programme autour duquel se rassembler, le paradigme international ne peut être qu’en creux, dans le « sans » (ce qui n’équivaut pas au « rien », loin s’en faut), et exige un travail singulier qui érode toutes les déterminations ne répondant qu’à l’identification à soi d’un groupe, d’un État, d’une nation, d’une communauté, d’une religion, d’une langue ou de tout autre pouvoir institué. Il y aurait ainsi, mais ce n’est qu’une des possibilités de l’international, une forme d’universel de la dépossession qui s’attaquerait en premier lieu au référent national. Comment faire pour lutter contre ces déterminations ? Par exemple en devenant absolument étranger à soi-même. Je m’inspire pour cette proposition de l’œuvre exemplaire en ce sens d’Antoine Volodine qui dit dans un texte essentiel vouloir « Écrire en français une littérature étrangère »11. Rappelons qu’Antoine Volodine, né en 1950, est l’auteur de treize romans qui façonnent ce que l’auteur a baptisé le « post-exotisme », tout à la fois univers de ses fictions et expression littéraire qui le porte. Que signifie « écrire en français une littérature étrangère » ? En premier lieu, dans une perspective marxiste renouvelée, c’est proposer une parole d’où est absente toute pensée nationale, fût-elle simplement philologique. Cette proposition implique deux éléments contigus. D’une part, une pensée de la langue qui ne la rattache pas à un territoire : « Pour simplifier, on peut dire que dès l’origine mes romans ont été étrangers à la réalité littéraire française. Ils forment un objet littéraire publié en langue française, mais pensé en une langue extérieure au français, indistincte quant à sa nationalité. Une langue non rattachée à une aire géographique déterminée, et clairement “étrangère”, puisqu’elle ne véhicule pas la culture et les traditions du monde français ou francophone […]12. »
15Il faut aller plus loin et faire de la langue le creuset d’une dimension universelle. « Pour moi, dit Volodine, écrire en français une littérature étrangère n’est pas seulement s’écarter de la culture francophone, c’est aussi éviter que les points de référence de la fiction renvoient à un pays précis, géographiquement situé sur une carte. Je cherche à explorer et à représenter une culture non pas relativement, mais absolument étrangère13. » Son travail consiste essentiellement à exhiber les dérives référentielles à l’œuvre, et il peut être comparé en ce sens à ce que Deleuze et Guattari ont appelé la « déterritorialisation ». Tout lecteur de Volodine connaît en effet ces noms « Dondog Balbaïan, Jessie Loo, Volup Golpiez » qui interdisent par l’association du prénom et du nom une quelconque localisation géographique. Il s’agit précisément de s’extraire du référent national comme possibilité de centrage sur une réalité reconnaissable : « De façon délibérée, [dit-il], je rends impossible une image nationale de mes narrateurs. Ils deviennent ce que je veux qu’ils soient : des voix et rien d’autre. Des voix décalées, hors de tout territoire et de toute ethnie, des voix internationalistes d’hommes et de femmes en combat contre les réalités désagréables du monde14. » Tous les éléments qui établissent un contrat de vraisemblance sont livrés à ce traitement : les lieux, le temps, les sources et les documents. Tous connaissent ce travail de dérive que, dans ce texte théorique, Volodine relie à un autre élément qui nous intéresse particulièrement : « Je veux déplacer et désincarner tout cela pour que disparaisse toute possibilité de lien national entre le narrateur et la fiction. Je veux enchaîner tout cela à une mémoire qui soit commune à tous les individus quelle que soit leur origine, et, en gros, à tout être humain connaissant l’histoire de l’humanité au xxe siècle. […] Au-delà des individus, bien entendu, et quelle que soit leur expérience réelle des événements, il y a l’expérience historique, sur plusieurs générations15. »
16On retrouve alors ce que nous avions précédemment posé : la conscience d’une spatialité littéraire est avant tout une pensée de l’histoire. C’est parce que l’œuvre de Volodine est une chronique fantasmée du vingtième siècle que le paradigme international lui est aussi essentiel. S’extraire d’une culture nationale précise et écrire la mémoire collective du vingtième siècle sont presque synonymes. « Écrire en français une littérature étrangère », c’est donc bel et bien promouvoir une nouvelle politique de l’écriture. C’est, dans son cas, transformer l’esprit du marxisme. En bref, demeurer politique, configurer des possibilités de mondes qui ne relèvent pas de l’identification ou de l’adéquation, se faire traverser par le monde et le porter dans l’avenir, maintenir la conjonction, « inventer un peuple qui manque »16 (ce qui n’existe pas encore est par définition universel), porter en soi l’histoire de l’humanité sans réel particularisme ni ancrage, voilà ce que pourrait être le paradigme international. C’est en tout cas la solution préconisée par Volodine.
La spectralité comme paradigme esthétique international
17Ce n’est évidemment pas la seule, et je souhaite pour finir en proposer une autre, à titre d’hypothèse. L’international, rappelons-le, ne s’oppose pas forcément au national mais doit répondre aux deux conditions suivantes : le maintien d’une dimension esthético-politique et la résistance à certains usages du monde. De la sorte, rien n’empêche qu’on le repère dans certaines littératures dont l’ancrage national est évident. Cela dit, et on retrouve la dimension méthodologique, on peut, à titre expérimental, observer quelques récurrences dans les littératures en provenance d’aires géographiques et culturelles différentes pour les soumettre à l’épreuve de « l’international » (et non du mondial). On ne compte plus par exemple dans les œuvres du temps présent les revenants, les spectres, en compagnie desquels on vit, avec lesquels on négocie, qui fournissent même une poétique. Cette observation, dans le cadre d’une étude qui fait de la spectralité une modalité d’appréhension de l’histoire sans conjuration, qui fait de la spectralité la forme par laquelle les concepts de la modernité trouvent la possibilité d’un avenir, fût-il désajusté, ne manque pas d’étonner. On pourrait alors se risquer à l’hypothèse suivante : dans le temps présent, le seul élément à défendre politiquement et esthétiquement serait le rapport à l’histoire, à la mémoire, à la transmission. Entre hypermémoire (dans les commémorations officielles) et oubli volontaire, il y aurait une autre voie qui proposerait un rapport à la modernité sans complexe. La récurrence des fantômes en serait la trace. En l’absence de réel contenu esthético-politique international, son mode opératoire, la spectralité, pourrait devenir, au moins pour un temps, ce paradigme international. Évidemment, il s’agit d’images, de figures, de postures, parfois même d’allégories, mais on ne peut en sous-estimer la force de vérité. Pour étayer cette hypothèse, je prendrai quelques exemples, fort différents, mais que la spectralité rassemble.
18Body Art de Don DeLillo17 (2001) se situe dans ce groupe de romans de la spectralité qui sont avant tout des romans sur le temps, le deuil, la mémoire et l’histoire. Un cinéaste culte des années soixante-dix se suicide. Il vivait alors entre New-York et la Nouvelle Angleterre avec son épouse, plus jeune que lui de trente ans et performeuse de body art. Lauren demeure seule dans leur maison de campagne et développe une attention particulière aux sons, à la vision, à son corps. Elle entend des bruits à l’étage de leur maison et comprend peu à peu qu’il y a chez elle un intrus. Tout prend alors une allure fantomatique (le mot est récurrent dans le texte) et particulièrement l’intrus, excessivement étrange, à qui elle se lie en dépit de son étrangeté. Son expression est très réduite, mais peu à peu elle commence à entendre son époux défunt parler en lui, et, plus que son époux, leurs propres dialogues. Le temps qui traverse l’intrus est exactement un temps spectral qui accompagne le deuil de Lauren. Elle vit alors avec le fantôme jusqu’à ce qu’il lui ait en un sens permis de lier le futur au passé et au présent entremêlés : « Le lit était vide. Elle savait depuis le début qu’il était vide mais elle s’y faisait seulement maintenant. Elle regarda le drap et la couverture rejetés de son côté à elle du lit, qui était le seul côté utilisé. Elle entra dans la chambre et alla à la fenêtre. Elle l’ouvrit. Elle ouvrit vigoureusement la fenêtre. Elle ne savait pas pourquoi. Puis elle le sut. Elle voulait sentir la saveur forte de la mer sur son visage et le flux du temps dans son corps, pour qu’ils lui disent qui elle était, (clausule) »
19Que les personnages soient respectivement cinéaste et danseur est loin d’être indifférent. Je suis tenté d’y voir un rapport à l’art moderne et à la nécessaire assimilation que doit en faire la littérature contemporaine. Je constaterai simplement qu’un des plus grands auteurs américains, pour qui, on le sait, l’histoire compte, a écrit un livre sur la spectralité, pour y déterminer un rapport au temps.
20C’est aussi le cas de l’œuvre entière d’Alain Fleischer – et particulièrement de son roman Les Angles morts18 – qui désigne des plis temporels, lieux de coexistence et de passage des époques évoquées. Trois anciens amis hongrois (la Hongrie étant l’espace autobiographique fantomatique de l’auteur), dispersés à travers le monde, se retrouvent pour fêter le trentième anniversaire de leur baccalauréat. Il manque lors de ces retrouvailles un quatrième ami que sa fille représente. Ils se retrouvent dans de vastes plaines hongroises, sortes de hors-lieux et surtout de hors-temps, où les époques résistent à leur disparition, leur double disparition puisqu’on se trouve aussi sur les lieux du désastre de la seconde guerre mondiale. Le narrateur initie la jeune fille aux plaisirs charnels, retrouvant en elle celle avec qui il a vécu un amour malheureux. Comme chez DeLillo, la coexistence des temps trouve dans l’acte sexuel une métaphore efficace. Dans les angles morts, c’est l’histoire de la Mitteleuropa qui apparaît, celle aussi de ce peuple juif condamné à l’exil, dont Alain Fleischer descend. On se trouve alors dans un espace temporel moins intermédiaire qu’en superposition, où la spectralité est la règle. Les objets et les êtres disparus du champ de vision seraient peut-être présents dans les angles morts du temps. L’apparition du récit est d’autant plus spectrale que les nœuds narratifs, ces objets du temps perdus, sont en fait imprimés sur la rétine des personnages. L’écriture est chez Fleischer projection des fantômes.
21Le cas de Enrique Vila-Matas est probablement plus complexe à interpréter bien que les figures du double et du fantôme soient des constantes de son univers. Plus complexe car elles pourraient signifier exactement l’inverse de ce que je tente de pointer. Dans son précédent roman, Bartleby et Cie, Montano, le personnage principal, mène une enquête sur tous ceux qui ont choisi de ne pas écrire. Dans ce roman de Vila-Matas, Le Mal de Montano19, on retrouve le personnage principal et l’on découvre que son père, devenu narrateur (avant que ne soit révélé que cette filiation est un simple artifice fictionnel), diagnostique comme le « mal de Montano » ce qui n’est rien d’autre que le mal de la littérature. Les fantômes sont omniprésents dans cette œuvre, et ce sont essentiellement les fantômes que la littérature et les œuvres d’art produisent, ces personnages à la présence étrange qu’on appelle parfois « les êtres de papier », avec lesquels il faut bien vivre dans une réalité multipliée. On pourrait croire à une telle emprise de la littérature sur la vie que non seulement elle l’empêche mais qu’elle empêche aussi toute littérature future. Ce serait mal comprendre le projet de l’auteur, hanté par la modernité littéraire dans un délire productif qui en autorise le renouvellement. Il y a dans l’écriture et la narrativité des romans de Vila-Matas toute la virtuosité du roman sud-américain, toute la force théorico-pratique du Nouveau Roman, mais prises dans un temps sans rupture. Sa poétique n’est pas œcuménique, elle hérite de l’aventure de la modernité pour essentiellement la transmettre. Les fantômes en sont le signe. Les personnages de Vila-Matas les rencontrent et vivent physiquement avec eux. Ils en deviennent les doubles dans un mélange curieux d’expérimentation et de tradition qui exprime la dimension politique de son projet esthétique. Le Mal de Montano dit comment survivre grâce à (mais aussi contre) la littérature, comment en faire un objet de résistance. Contrairement à ce qui pourrait apparaître à la première lecture, c’est bien le pouvoir des mots et de leur agencement qui est affirmé, en premier lieu parce qu’il provoque une coexistence des temps et des époques. Voilà ce que semblent dire les fantômes de Vila-Matas.
22On pourrait donc poser, à titre d’hypothèse et pour conclure, que la spectralité est une incarnation contemporaine du paradigme international. Son existence n’est plus théorique mais possible car elle appartient à un ensemble de notions rassemblées sous le nom de modernité, que la période actuelle, contrairement à ce que l’on dit parfois, ne tente pas dans sa globalité de conjurer. Au contraire, il semble que ce qui était affirmé dans l’internationale littéraire et l’internationalisme – en premier lieu la conjonction esthético-politique et la résistance à certains usages du monde – ait non seulement une actualité, mais surtout un avenir.
Notes de bas de page
1 J. Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993.
2 Théorisée par A. Badiou dans son Abrégé de métapolitique, Éditions du Seuil, « L’ordre philosophique », Paris, 1998. On en trouve les prémisses dans le fameux article de G. Deleuze intitulé « À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général », repris dans Deux régimes de fous, textes et entretiens 1975-1995, Éditions de Minuit, « Paradoxe », Paris, 2003.
3 J. Rancière, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995.
4 J. Rancière, L’Inoubliable, dans Arret sur histoire, éditions du Centre Pompidou, « Supplémentaires », Paris, 1996, p. 47-48.
5 J’emprunte le terme à F. Hartog, Régimes d’historicité, présentéisme et expériences du temps, Éditions du Seuil, « La librairie du xxie siècle », Paris, 2003.
6 J.-P. Morel, Le Roman insupportable, L’internationale littéraire et la France, Gallimard, « Bibliothèque des idées », Paris, 1985.
7 J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 142.
8 J. Rancière, « La communauté esthétique », dans P. Ouellet (dir), Politique de la parole, singularité et communauté, Le Trait d’union, « Le soi et l’autre », Montréal, 2002, p. 145.
9 A. Tabucchi, « La patrie de la langue et l’exil de l’écrivain », Autodafé, n° 1, Automne 2000, Denoël, Paris.
10 P. Casanova, « Worldfiction », in Revue de littérature générale, n° 2, « Digest », P.O.L., Paris, n° 2.
11 A. Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », in Chaoid, n° 6, « International », www.chaoid.com, article non paginé.
12 A. Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », art. cit.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 L’expression est de G. Deleuze et se retrouve dans plusieurs de ses livres, notamment Critique et clinique, Éditions de Minuit, « Paradoxe », Paris, 1993.
17 D. DeLillo, Body art [The Body Artist], traduit de l’anglais (États-Unis) par Marianne Véron, Actes Sud, Arles, 2001.
18 A. Fleischer, Les Angles morts, Éditions du Seuil, « Fiction & Cie », Paris, 2003.
19 Enrique Vila-Matas, Le Mal de Montana, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Christian Bourgeois, Paris, 2003.
Auteur
Enseigne à l’Université de Toulouse-le-Mirail, où il a soutenu en 2003 une thèse sur l’œuvre d’Antoine Volodine et les relations entre esthétique et politique dans la littérature contemporaine. Il est l’auteur d’un essai, Le Dénouement (Verdier, 2005) et d’une dizaine d’articles en France et à l’étranger. Il est également le co-fondateur de la revue littéraire internet Chaoid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Roman du signe
Fiction et herméneutique au XIXe siècle
Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen (dir.)
2007
La Transversalité du sens
Parcours sémiotiques
Juan Alonso Aldama, Denis Bertrand, Michel Costantini et al. (dir.)
2006